MADAME VIGÉE-LE BRUN

PEINTRE DE MARIE-ANTOINETTE

 

V. — 1802-1842.

 

 

LA rentrée de Madame Vigée-Le Brun fut, dans le Paris du Consulat, un petit événement. Les artistes s'en réjouirent, le monde en parla, et les gazettes l'annoncèrent : Madame Le Brun, disait le Journal de Paris, est de retour depuis la fin du mois de nivôse, après une absence de neuf ou dix ans. Elle a retrouvé sa charmante maison, rue du Gros-Chenet, dans l'état où elle l'avait laissée. Son mari avait eu l'attention de conserver le même ordre dans l'arrangement des meubles, des tableaux, des gravures ; ses chevalets, ses palettes, ses pinceaux, tout était à la même place. Cette intéressante artiste peut ainsi continuer, si elle veut, l'esquisse qu'elle avait commencée il y a dix ans.

Ce mari si attentif avait pris, au cours de 1794, la précaution de divorcer ; l'acte qu'il obtint résultait de la séparation de fait entre les époux, par l'abandon du domicile commun depuis plus de six mois sans nouvelles. Ce fut une mesure de prudence, sans conséquence pour les rapports d'affection et qui donna désormais à Madame Le Brun la libre disposition de ses biens. M. Le Brun tout à ses affaires, à ses voyages, à son commerce qui prenait une extension extraordinaire, ne devait plus jouer de rôle dans la vie de sa femme, jusqu'à l'année 1813, date de sa mort.

Madame Le Brun se retrouvait dans une ville où tout était changé, et où les mœurs différaient beaucoup plus de celles de l'ancien régime que ne s'en éloignait la vie mondaine des capitales qu'elle avait habitées. Elle s'y accommoda assez vite, entourée, fêtée comme elle le fut, ne s'étonnant pas du mouvement qui emportait la génération nouvelle, mais seulement de voir si vieillis les hommes et les femmes de la sienne.

Dès le surlendemain de son retour, elle fut au bal chez Madame Regnault de Saint-Jean d'Angély ; peu après, à une soirée de musique chez Madame de Ségur. Elle vit une société distinguée, brillante, et beaucoup de jeunes femmes, qui ne lui semblèrent pas moins belles que celles d'autrefois. D'autres émigrés, récemment rentrés, n'acceptaient pas sans amertume de trouver leurs places prises et partout des figures inconnues : Vous devez être furieusement désorienté, disait Madame Le Brun au comte d'Espinchal ; vous ne connaissez plus personne dans les loges de l'Opéra et de la Comédie. Pour elle au contraire, ce chapitre de ses Souvenirs, malgré quelques confusions de mémoire et la couleur royaliste de tout l'ouvrage, donne bien le sentiment qu'elle sut prendre sa part de cet heureux moment de la vie française.

L'amitié lui procurait encore de douces joies. Madame de Bonneuil était restée aussi jolie, Madame de Verdun, la marquise de Grollier, aussi bonnes, les Brongniart aussi dévoués. Ses vieux confrères Hubert Robert, Greuze, Ménageot, se montraient charmés de la revoir. C'était de bien petites gens après tant de fréquentations illustres ; mais la vanité, qui lui troublait souvent l'imagination, n'altérait rien de son excellent cœur. Elle s'intéressait aux progrès des Arts, à ce Muséum du Louvre rempli de merveilles, au succès des jeunes talents, comme Guérin, Girodet et Gérard. Son petit ami Gros lui avait donné de grandes espérances ; elle n'en fut pas moins étonnée de retrouver l'enfant homme de génie et chef d'école. Gros, si attachant par sa franchise et l'originalité de son caractère, entra vite dans son intimité. Elle ne voulut pas la renouer avec David : les idées de ce jacobin, et les actes qu'on lui reprochait pendant la tourmente, la dispensèrent de toute reconnaissance.

Bientôt elle reprend ses soupers d'artistes, elle donne un bal, elle fait dresser chez elle un théâtre pour jouer la comédie : Je m'empressais, dit-elle, par ces réunions, de rendre aux Russes et aux Allemands qui se trouvaient à Paris quelques-uns des plaisirs qu'ils m'avaient procurés dans leur pays avec tant de grâce et tant de bienveillance. Je passais ma vie avec eux. Je voyais surtout, presque tous les jours, la princesse Dolgorouky, qui avait été si parfaite pour moi à Saint-Pétersbourg ; le séjour de Paris lui plaisait assez, et elle était parvenue promptement à se former une société des plus aimables gens de nos salons. La princesse fut présentée à Bonaparte. Je lui demandai comment elle avait trouvé la cour du Premier Consul : Ce n'est pas une cour, me répondit-elle, c'est une puissance. Madame Le Brun évite d'entrer en contact avec cette puissance. Elle prétend avoir des avances de Madame Bonaparte, qui vient la voir dès son retour et lui rappelle les bals où elles se sont rencontrées avant la Révolution ; Lucien visite son atelier et lui dit les choses les plus flatteuses sur la Sibylle, qui fait maintenant la curiosité de Paris. Fidèle à ses princes et au souvenir de Marie-Antoinette, l'artiste s'accoutume mal à l'idée du pouvoir nouveau ; des idées noires bientôt la poursuivent ; tout le passé révolutionnaire hante son esprit ; elle est prise d'une tristesse que ne suffit pas à guérir un séjour dans les bois de Meudon, près de la maison qu'habite, avec les clames de Bellegarde, la chère compagne de ses promenades dans la campagne romaine, Aimée de Coigny. L'artiste s'imagine qu'elle guérira à Londres et, comme c'est la seule des grandes capitales qu'elle n'ait point vue, un peu de curiosité y aidant, elle passe le détroit avec sa gloire et ses pinceaux.

 

A Londres, elle se remet à travailler et se trouve si bien que, étant venue pour trois mois, elle demeure près de trois ans. La haute société anglaise lui a fait l'accueil auquel elle est habituée ; mais elle a goûté plus encore la présence des compatriotes qu'elle préfère et dont elle partage tous les sentiments. Il n'y a personne à Paris, à ce moment, avec qui elle puisse causer comme avec M. de Vaudreuil ; le comte est bien changé et vient de se marier, mais il garde au service de son prince son inaltérable dévouement. C'est dans un tel milieu que Madame Le Brun se sent à l'aise, sous le charme attristé d'une communauté de souvenirs : Je retrouvai en Angleterre, dit-elle, une foule d'émigrés français, que j'invitai bientôt à mes soirées. J'eus le bonheur aussi de rencontrer M. le comte d'Artois ; je me trouvai avec lui chez lady Parceval, qui recevait beaucoup d'émigrés. Il avait pris de l'embonpoint et me parut vraiment très beau. Peu de temps après, il me fit l'honneur de venir voir mon atelier ; j'étais dehors, et je ne revins qu'au moment où il sortait de chez moi ; mais il eut la bonté de rentrer pour me faire compliment du portrait du prince de Galles, dont il parut fort satisfait. Ce portrait était destiné par M. le prince à Mrs Fitz-Herbert. L'artiste associait son travail à des amours plus mélancoliques, lorsqu'elle peignait, pour le comte d'Artois lui-même, Madame de Polastron déjà flétrie par le mal qui devait l'emporter.

Elle recevait beaucoup et donnait d'excellente musique dans son appartement de Madox Street ; son vieil ami Viotti s'y faisait entendre à côté de la Grassini, qui obtenait au théâtre ses premiers succès. Elle retrouvait en Angleterre nombre d'anciennes connaissances. Un jour, lady Hamilton, qui venait de perdre son époux et chez qui elle s'était fait inscrire, vint étaler chez elle d'immenses voiles noirs et une douleur théâtrale : Je trouvai, dit-elle, cette Andromaque énorme, car elle avait horriblement engraissé ; elle apprit en même temps que le feu mari avait vendu avantageusement les portraits de Naples, même celui que l'artiste lui avait gracieusement donné. La vie de Londres l'intéressa ; elle fut aux raouts de lady Hertford et de la duchesse de Devonshire. L'été, elle visita les châteaux historiques, fit à Bath la saison d'usage et apprécia quelques séjours de campagne dans plusieurs belles résidences : à Knowles, chez la duchesse de Dorset, dont elle avait peint la fille ; à Stowe, chez la marquise de Buckingham ; à Benheim, chez la fameuse margrave d'Anspach, qui lui demandait son propre portrait et celui d'un fils qu'elle avait de son mari anglais, M. Kepell. Elle passa quelques jours à Twickenham, auprès de la jeune comtesse de Vaudreuil et y exécuta les pastels de ses deux fils. Le comte la mena faire une visite au duc d'Orléans, qui voisinait volontiers, à cette date, avec les amis du comte d'Artois ; le duc de Montpensier vint même plusieurs fois prendre l'artiste pour l'emmener dessiner avec lui les paysages boisés des environs.

Il n'y avait pas alors de musée public à Londres. Madame Vigée-Le Brun put étudier les portraits de l'École anglaise dans les galeries particulières et aussi chez les peintres ; elle visita avec curiosité ses confrères, dont plusieurs la virent arriver sans plaisir et cherchèrent même à déprécier sa peinture. Elle parle surtout de Reynolds, dont le jugement favorable sur ses propres œuvres paraît l'avoir beaucoup flattée ; mais elle ne dit pas expressément avoir rencontré le grand artiste. Elle n'était plus assez jeune pour profiter de ces voisinages magnifiques. Ses habitudes d'art et sa manière étaient depuis longtemps fixées ; on ne voit pas que ses tableaux faits en Angleterre aient plus d'accent que les précédents. Quelques-uns n'y sont pas inférieurs, surtout des portraits de femmes de théâtre, comme Madame Grassini, représentée dans le rôle de Zaïre, c'est-à-dire en costume oriental, avec une tunique rouge sans manches, recouvrant une robe de gaze rose parsemée de fleurs roses et serrée par une ceinture aux agrafes d'or, ou encore Madame Vestris, enveloppée d'un manteau bleu, un collier de corail au cou, les cheveux flottant au vent, et dont l'étrange beauté apparaît sous un ciel d'orage, dans une interprétation déjà romantique.

Lorsque survint la rupture de la Paix d'Amiens, les sujets français arrivés depuis moins d'une année furent obligés de quitter l'Angleterre. Madame Vigée-Le Brun, aux yeux des Anglais, était trop bonne sujette de Louis XVIII pour ne pas avoir droit à de particulières faveurs. Aussi le prince de Galles lui apporta-t-il lui-même un sauf-conduit royal, accordant toute protection et toutes facilités de voyage.

Du côté des autorités françaises, les choses n'étaient pas aussi simples : elle avait un passeport périmé et craignait d'être forcée de rester en Angleterre au moment même où sa fille, lassée de la Russie, revenait en France ; elle voulait cependant pouvoir demeurer à son gré, pour terminer les portraits commencés et en toucher le prix. Des dispositions maladives aggravaient ses inquiétudes. Il fallut le dévouement de M. Perregaux, son banquier, qu'elle accablait de lettres éperdues, et la bonne grâce de Portalis et de Talleyrand pour rassurer ses esprits et, plus tard, lui faciliter le retour, dans le cours de l'été de 1805. Elle eut bien à Rotterdam quelques difficultés, dont elle se plaint amèrement ; mais le préfet d'Anvers, M. d'Herbouville, fut charmant, et détruisit quelques-unes de ses préventions contre l'administration de l'usurpateur.

 

L'Empereur savait parfaitement à quoi s'en tenir sur ce voyage d'Angleterre, quand il disait d'un ton sec à M. de Ségur, qui le rapportait à sa femme : Madame Le Brun est allée voir ses amis. Mais l'artiste était trop mince personnage pour qu'il daignât lui tenir rigueur. Peu de jours après ce propos, il envoyait chez elle Denon commander de sa part un portrait en pied de sa sœur Caroline, femme du prince Murat. Je ne crus pas devoir refuser, écrit Madame Le Brun, quoique ce portrait ne me fût payé que dix-huit cents francs, c'est-à-dire moins de la moitié de ce que je prenais habituellement pour les portraits de même grandeur. Cette somme fut d'autant plus modique que, pour me satisfaire dans la composition du tableau, je peignis à côté de Madame Murat, sa petite-fille, qui était fort jolie.

Au reste, ajoute-t-elle, il me serait impossible de décrire toutes les contrariétés, tous les tourments qu'il me fallut endurer pendant que je faisais ce portrait. Séances manquées, coiffure plusieurs fois changée, robes remplacées, expliquent peut-être que le tableau ne soit pas un chef-d'œuvre. Mais les caprices continuels de cette Madame Murat et surtout son inexactitude irritaient l'artiste, lui donnaient de l'humeur, au point qu'un jour, en présence de Denon, elle aurait dit assez haut pour être entendue du modèle : J'ai peint de véritables princesses, qui ne m'ont jamais tourmentée et ne m'ont jamais fait attendre ! C'était un de ces mots courageux dont on aimait à se vanter dans les salons amis.

 

Il ne restait plus à Madame Le Brun, pour se prendre tout à fait, au sérieux dans son petit rôle d'opposition, que d'aller à Coppet visiter Madame de Staël ; elle n'y manqua point, lorsqu'elle fut voyager en Suisse.

Après avoir vu beaucoup de montagnes, de lacs, de glaciers et de cascades, après avoir fait pèlerinage aux souvenirs de Rousseau et dessiné au pastel une quantité de sites renommés, Madame Vigée-Le Brun sut goûter le séjour de Coppet, où se concentrait une vie intellectuelle si raffinée. Elle y fut en belle compagnie, s'il est vrai qu'elle y trouva établis, en ce mois de septembre 1808, outre Schlegel, la bien jolie Madame Récamier et le comte de Sabran, et qu'elle y vit arriver Benjamin Constant et le prince Auguste. Elle demeura sous le charme de la châtelaine, de qui elle venait de lire Corinne, récemment parue, et elle esquissa son portrait, une lyre à la main et en costume antique, semblable à l'héroïne du livre : J'ai passé quatre jours, écrivait-elle à sa fille, chez la dame dont nous avons lu le dernier ouvrage avec tant de plaisir. Je suis encore chez elle jusqu'à demain. J'ai fait son portrait d'une manière qui, je crois, te plaira. Sa tête est pleine d'âme, d'expression ; ce sera pour nous Corinne ! Tu verras, je l'apporte avec moi pour le finir à Paris ; mais j'ai pris sur elle-même l'attitude, pour que l'ensemble la réalise davantage. Pendant la pose, afin de soutenir l'expression, elle priait Madame de Staël de lui réciter des vers de tragédie. Récitez encore, disait-elle quand la tirade était finie. — Mais vous ne m'écoutez pas. — Allez toujours ! Et Racine succédait à Corneille, et aussi Voltaire, dont on jouait le soir, au château, la Sémiramis. De telles séances expliquent assez pourquoi ce portrait célèbre manque de naturel et de vérité. Madame de Staël le reçut l'année suivante et envoya mille écus avec ce billet : J'ai enfin reçu votre magnifique tableau, Madame, et, sans penser à mon portrait, j'ai admiré votre ouvrage. Il y a là tout votre talent, et je voudrais bien que le mien pût être encouragé par votre exemple ; mais j'ai peur qu'il ne soit plus que dans les yeux que vous m'avez donnés. Corinne écrivait alors De l'Allemagne, tandis que la carrière du peintre s'achevait.

Cette toile est peut-être la dernière qui doive compter dans son œuvre ; celles qui suivront, portraits acceptés par l'amitié ou demandés par la complaisance, marqueront de plus en plus à tous les yeux la décadence de l'artiste. Son talent ne survit guère à la beauté des femmes qu'il a célébrées ; il est gâté par la pratique du pastel et détourné de ses voies par des prétentions de paysagiste ; une médiocre santé oblige, d'ailleurs, Madame Le Brun au repos que sa vie de labeur a bien mérité, tandis que la génération nouvelle, qui la respecte un peu comme une aïeule, se détache de ses agréments surannés pour un art plus sincère et plus viril.

 

En 1810, Madame Vigée-Le Brun acheta, pour passer les étés, une maison à Louveciennes, sur ce coteau délicieux, où l'attiraient tant de souvenirs du temps qui lui était cher. La bonne Madame du Barry ne se promenait plus dans ces jardins enchanteurs, où elles avaient goûté ensemble des heures si paisibles ; le joli pavillon resté debout évoquait seul les élégances d'autrefois, tandis que les statues enlevées des socles, les bronzes arrachés des cheminées et des serrures, rappelaient, en ce beau lieu dévasté, le brutal passage de la Révolution. Marly, tout auprès, montrait une ruine plus complète encore. L'artiste retrouvait, du moins, avec le charme d'un horizon familier, le voisinage d'anciennes amitiés, surtout Madame Pourrat et sa fille, la comtesse Hocquart, de ces femmes distinguées avec lesquelles on aimerait passer sa vie. Madame Hocquart jouait la comédie à ravir, faisait venir Paris à Louveciennes, et l'artiste, toujours sociable, malgré ses nouveaux goûts rustiques, en bénéficiait avec reconnaissance.

Il y eut une grande émotion dans ce paisible pays, au moment de l'arrivée des Alliés. La nuit du 31 mars 1814, les Prussiens envahirent la petite maison de Madame Vigée-Le Brun, alors qu'elle venait de se mettre au lit, et la dévalisèrent jusque dans sa chambre à coucher. Elle se crut morte, et maudit Bonaparte une fois de plus. Les journées et les nuits suivantes furent moins agitées ; elle s'était réunie à quelques voisines, dans une maison au-dessus de la machine de Marly ; elles entendaient, tout auprès, le canon et la fusillade, et les habitants ne leur apportaient que des nouvelles de pillage : Ces tristes récits, qu'accompagnait le bruit sinistre de la machine, nous étaient faits dans le magnifique jardin de Madame du Barry, près du temple de l'Amour entouré de fleurs et par le plus beau temps du monde.

On eut enfin les bonnes nouvelles, et Madame Le Brun vola à Paris pour revoir ses princes. Elle assista à l'entrée du cher comte d'Artois, unit sa voix aux acclamations de la foule : Il m'est impossible de décrire les douces sensations que ce jour me fit éprouver ; je versai des larmes de joie, de bonheur. Puis ce fut un autre enchantement, l'entrée solennelle de Louis XVIII. Elle le vit passer sur le quai des Orfèvres, assis dans sa calèche à côté de Madame la duchesse d'Angoulême, de qui elle interpréta les sentiments : Son sourire était doux mais triste... car elle suivait le chemin que sa mère avait suivi en allant à l'échafaud, et elle le savait. Le dimanche suivant, Madame Le Brun fut aux Tuileries et se mêla, dans la galerie, aux curieux qui se pressaient pour voir le Roi aller à la messe. Sa Majesté la reconnut, vint à elle, lui prit les mains et laissa la bonne royaliste dans le ravissement de ces paroles du retour qu'elle attendait depuis si longtemps.

Une vie est accomplie quand elle voit se réaliser, dans un triomphe qu'on s'imagine durable, d'aussi ardentes espérances. Après l'aigre surprise des Cent-Jours, après l'ivresse nouvelle du retour de Gand, Madame Figée-Le Brun peut se croire revenue au vieux temps. Ses nobles modèles ou leurs enfants ont repris leur place à la Cour ; les princes recommencent à lui sourire ; elle va être rappelée au Château pour un portrait encore, celui de la duchesse de Berry. Elle a reconstitué son salon et il y vient, comme autrefois, des hommes de lettres et des artistes. La princesse Natalie Kourakine, qu'elle a la joie de revoir, note sur son journal la physionomie de quelques-unes des soirées de sa vieille amie. Celle du 18 novembre 1816 est donnée en son honneur : Le petit concert n'a pas réussi, mais cependant Lafont et sa femme ont chanté, et Mademoiselle Démar a joué de la harpe. Il y avait beaucoup de monde, entre autres le vieux comte de Vaudreuil, l'homme le plus aimable de Paris autrefois, maintenant très vieux et très sourd, mais cherchant toujours en société à payer de sa personne. J'y ai rencontré deux littérateurs intéressants, MM. Aimé Martin et Briffaut, puis le fameux peintre Robert Lefèvre, qui m'a engagée à aller voir son atelier. Elle y trouve, d'autres fois, de très anciens amis de l'artiste, le marquis de Cubières, la marquise de Boufflers et M. de Sabran, son fils, Madame Thélusson, Madame Benoist, réunis aux relations nouvelles, Madame de Bawr, les dames de Bellegarde et le comte de Forbin, qui peint si agréablement les éruptions du Vésuve.

Il y a des dîners où l'on convie Désaugiers : Ce dernier nous a chanté des chansons de lui délicieuses, pendant que nous étions à table, les unes plus jolies que les autres : nous en répétions tous les refrains ; c'était gai, aimable, et tout le monde se plaisait à dire que c'était un petit dîner parisien d'autrefois. Madame Le Brun accompagne son amie au spectacle, la mène au Musée et dans les ateliers, conduit chez elle ses amis. Briffaut, le fabuliste, semble le plus intime, l'inséparable compagnon ; elle prône son agréable caractère, ses jolis contes qu'il récite si bien. C'est pour lui qu'elle fait au pastel, en 1818, son dernier portrait, qui la montre, les yeux très vifs encore, avec un turban blanc et une robe jaune. Tout l'intéresse de la vie de son temps, surtout les choses du théâtre : on voit qu'elle a gardé son activité d'autrefois et cette amabilité de fond qui la fit partout aimer : Je rencontre toujours chez elle, écrit la princesse, quelqu'un ou quelque chose qui me plaît. Je n'ai, de ma vie, vu une femme plus aimable dans l'étendue du terme... Mais elle l'est surtout en voulant faire paraître les autres, en s'oubliant elle-même ; puis la grande sûreté de son commerce la rend vraiment précieuse.

Avec de telles qualités et un art si délicat de vieillir, Madame Vigée-Le Brun ne manquera jamais d'entourage ni d'amitiés. Si elle perd sa fille en 1819, son frère en 1820, elle retrouve une famille en ses deux nièces, Madame de Rivière et Madame Tripier-Le Franc, née Le Brun, son élève en peinture. Ces cieux clames multiplient leurs soins autour de sa vieillesse, sans qu'elle se doute de la sourde rivalité qui les divise et qui éclatera en procès après sa mort. Heureuse de partager son cœur entre des êtres chéris, qui lui font retrouver tous les sentiments d'une mère, elle se plaît à les voir faire ensemble les honneurs de sa maison. Elle continue le dessin et le pastel ; elle peint même pour l'église du village de Louveciennes, où elle passe huit mois de l'année, un tableau de Sainte-Geneviève. Elle écrit, presque septuagénaire : La peinture est toujours pour moi une passion qui n'aura de fin qu'avec ma vie. Mais peindre n'est plus pour elle qu'une distraction, comme de raconter ses souvenirs.

Elle a commencé à les écrire, sur les instances de ses amis, et d'abord sous la forme de lettres à la princesse Kourakine ; on l'y a aidée en prenant des notes dans ses conversations ou sous sa dictée ; le moment venu, des hommes de lettres de son entourage en ont tiré trois volumes, qu'on a portés chez le libraire Fournier et qui ont plu par les anecdotes, les portraits, les détails authentiques sur l'ancienne société de Paris et des cours étrangères. Le public, qui oubliait la vieille artiste, lui a su gré de le faire profiter du plaisir que donne à son cercle familier la causerie toujours intéressante d'une femme qui a traversé des mondes si divers et qui a su les voir. C'est le dernier succès de Madame Vigée-Le Brun, qui s'éteint à Paris, rue Saint-Lazare, le 29 mai 1842, à l'âge de quatre-vingt-sept ans. Elle est enterrée, suivant la volonté exprimée par son testament, dans le cimetière de Louveciennes, et sur sa tombe sont sculptés une palette et des pinceaux.

 

Jusqu'à la fin, la vieille artiste garda la grande fierté de sa vie, celle d'avoir été le peintre de la Reine. La frivole et séduisante princesse qui avait jadis posé devant elle ne ressemblait guère à la souveraine héroïque, dont la légende s'établissait à l'époque de la Restauration et qu'on voulait parer, à tous les moments de sa vie, des mêmes perfections morales. Mais aux yeux de Madame Le Brun, comme de la plupart de ses contemporains, n'apparaissait plus que la figure de la Reine-Martyre. Elle travailla, pour sa part, à rendre plus pur et plus glorieux l'éclat de cette auréole ; elle rêva de s'associer étroitement à ce culte nouveau, qu'une partie des royalistes français semblaient occupés à établir. Le tableau d'histoire, qu'elle avait projeté en Russie sur la famille royale au Temple, se transforma en une composition allégorique, qui fut la dernière de ses grandes œuvres. Elle la désigna sous le titre d'Apothéose de la Reine, et l'on y voit Marie-Antoinette, vêtue de la longue robe des bienheureux, monter vers le ciel, où l'accueillent deux anges, rappelant les deux enfants qu'elle a perdus, et un Louis XVI, dont le buste émergeant des nuages est rendu phis bizarre par les petites ailes placées à son clos. Madame Vigée-Le Brun envoya cette peinture à Madame de Chateaubriand, pour la maison charitable qu'elle fondait, sous le patronage de Sainte Thérèse, en faveur des prêtres infirmes, et qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours dans l'ancienne rue d'Enfer. Quelque persuadé que l'on fût alors de la sainteté des personnes représentées, on hésita à mettre ce tableau à l'intérieur de la chapelle et il resta dans le vestibule. Ni la couleur, ni le dessin ne rappellent les anciens ouvrages de l'artiste, et ce n'est qu'un froid témoignage, dans le langage du temps, de cette reconnaissance passionnée qu'elle gardait à ses souverains.

Le moindre de ses portraits nous touche davantage. Elle-même n'avait pu revoir sans être émue, sous le règne de Bonaparte, le grand tableau de Marie-Antoinette avec ses enfants, que la Révolution n'avait pas détruit. La somme promise pour cette toile par M. d'Angiviller ne lui avait jamais été versée et, à son retour en France, elle trouva inscrite au Grand-Livre la rente de 595 francs qui en représentait le montant. L'Empire paya régulièrement cette dette de la Monarchie. Le tableau était déposé, sans cadre et retourné vers le mur, dans une salle basse du Château de Versailles, où l'on avait reçu l'ordre de ne le point montrer. Quand Madame Vigée-Le Brun y vint, un gardien lui avoua qu'il le laissait voir à beaucoup de monde et en tirait de grands profits. Les âmes sensibles et fidèles aimaient chercher avec quelque mystère, au lieu où ou l'avait peinte, l'image de l'auguste victime. Aujourd'hui, c'est encore à Versailles que les portraits de Marie-Antoinette par son peintre préféré paraissent le mieux placés pour nous émouvoir ; c'est là qu'ils assurent à Madame Le Brun, pour des raisons étrangères à l'art, une célébrité égale à celle des grands artistes.

 

FIN DE L'OUVRAGE