MADAME VIGÉE-LE BRUN

PEINTRE DE MARIE-ANTOINETTE

 

I. — 1755-1782.

 

 

ÉLISABETH-LOUISE VIGÉE est née à Paris, rue Coq-Héron, le 16 avril 1755. Comme plusieurs des bons peintres du siècle, elle sort d'une famille d'artistes ; son père, Louis Vigée, est un portraitiste qui appartient à l'Académie de Saint-Luc, aux salons de laquelle il exposa ses ouvrages ; il est connu par des pastels honorables, de ceux qui font cortège de fort loin aux chefs-d'œuvre de La Tour et de Perroneau. Le sentiment filial a dicté le jugement des Souvenirs — dont nous citons de préférence le texte original : Mon père était rempli de talent et d'esprit. Une gaieté si vraie qu'elle se communiquait aisément. Il peignait avec une facilité extrême le portrait au pastel ; j'en ai vu de lui dignes du fameux La Tour. Avant son mariage, il peignit à l'huile dans le genre de Watteau ; j'en ai un chez moi, plein de finesse et d'une charmante couleur.

Vigée était un homme bon, aimant son art, spirituel et gai à la façon française d'autrefois, qui savait amuser ses modèles en contant l'anecdote et lutiner les grisettes du quartier sans cesser d'adorer sa femme. Celle-ci, Jeanne Messain, sortait d'une famille paysanne des environs de Neufchâteau ; elle était belle, et c'est à ce sang de Lorraine que sa fille dut la grâce des traits et la fraîcheur délicate du teint.

L'enfance d'Élisabeth, racontée par elle dans ses papiers inédits, est celle de toutes les petites Parisiennes de sa classe. En nourrice dans la banlieue, puis en sevrage chez des cultivateurs d'Épernon, elle revient à cinq ans chez ses parents, pour être mise aussitôt au couvent. C'est une sévère maison pour une petite fille au cœur tendre, que cette Trinité de la rue de Charonne, au faubourg Saint-Antoine ; elle y développe à l'excès une sensibilité qui la fait crier au dortoir, quand s'éteint la lampe, fuir à l'approche du curé dont l'habit noir l'effraie. Sa joie est de crayonner les jours de vacances, comme elle le voit faire à son père : elle barbouille sur les murs, sur les livres et les cahiers de ses compagnes. C'est une vocation qui se révèle. J'avais alors sept ans et demi, raconte-t-elle ; mon père avait chez lui des élèves qui dessinaient à la lampe des têtes d'après nature. Un soir, je voulus aussi m'y établir ; ces jeunes messieurs se moquèrent de moi, prirent les meilleures places. Je me mis derrière eux et dessinai une tête à barbe, modèle de ce temps-là. Quand je la montrai à mon père, il en fut si content qu'il me dit : Tu es née peintre, mon enfant, ou il n'en sera jamais.

L'enfant est d'une santé si frêle que les parents se décident à la reprendre à onze ans, après sa première communion. Elle trouve à la maison un frère plus jeune qu'elle de trois ans et demi, garçon vif et bouillant, qui sera l'aimable poète Étienne Vigée : Il était l'enfant gâté de ma mère, étant joli comme un ange, moi laide, ce qui déplaisait à ma mère, mais j'en étais dédommagée par mon père, qui me gâtait. Les soupers sans-façon du bon Vigée étaient fameux parmi les artistes. Les enfants quittaient la table avant le dessert, et de leurs lits entendaient les rires déchaînés et les chansons. Davesne, un confrère de l'Académie de Saint-Luc, et Poinsinet, l'auteur dramatique, récitaient de la poésie légère ; Doyen, qui passait alors pour un grand peintre et qui avait au moins de grandes idées sur la peinture, les développait volontiers et avec chaleur. Il les semait dans l'esprit d'Élisabeth, qui l'écoutait en l'admirant, ses beaux yeux brillant dans son maigre visage. Ses premières impressions s'effacent dans la grande douleur que lui cause la mort de son père, en mai 1768 ; c'est Doyen, le meilleur ami du défunt, qui devient le premier conseiller de l'adolescente ; l'arrachant à son chagrin, il lui remet les crayons à la main et l'engage à aborder le pastel et l'huile. Doyen, dit-elle, voulait me persuader que mes dessins étaient dignes de lui ; il m'en achetait ou en faisait le semblant... Je n'avais pas besoin d'être encouragée, car je n'avais pas d'autre bonheur que de pouvoir me perfectionner. Mon plus grand plaisir était d'aller voir des tableaux, et lorsque j'entendais parler de peinture, le cœur me battait. Ces dispositions étaient précieuses à cultiver : après toute une vie de labeur, le lion Vigée ne laissait à partager, entre sa femme et ses enfants, qu'un héritage de 35.339 livres, et la jeune fille avait à assurer seule l'indépendance de sa vie.

Elle a rencontré une amie, à peine son aînée, qui a les mêmes goûts, la même éducation, et va travailler avec elle. C'est Rosalie Bocquet, fille d'un peintre éventailliste, qui tient boutique au quartier Saint-Denis, lui-même fils d'un peintre du Roi, et frère d'André Bocquet, dessinateur des Menus. Par sa mère, fille de Noël Hallé, Mademoiselle Bocquet — plus tard Madame Filleul — descend d'une autre lignée d'artistes. Elle n'a pas seulement le charme d'une hérédité affinée, elle a encore celui d'une beauté accomplie ; mais Élisabeth ne nous laisse pas ignorer qu'elle-même est tout à fait transformée, et qu'à quatorze ans elle est devenue assez jolie fille pour trouver des soupirants. J'étais si forte, dit-elle, et si formée, qu'on me donnait seize ans. C'est alors qu'on commença à vouloir me séduire ; mais j'étais tellement occupée de l'étude de mon art que je ne pouvais penser à autre chose. Tout au plus remarquait-elle, en se promenant avec sa mère, le dimanche, aux Tuileries, que les compliments n'allaient pas seulement à celle-ci. Rosalie Bocquet et Élisabeth Vigée dessinent ensemble d'après l'antique, chez Briard, de l'Académie royale, qui a son atelier au Louvre et donne volontiers des leçons aux jeunes personnes. Elles sont suivies de leur bonne, portant le petit dîner dans un panier, et il leur arrive d'acheter des morceaux de bœuf à la mode au portier du Louvre.

 Briard n'est qu'un maître sans talent ; mais, un jour, les écolières font la connaissance d'un autre habitant du palais, Joseph Vernet, dont les conseils ont plus d'autorité. Elles se lient avec la petite Émilie, sa fille, qui épousera plus tard l'architecte Chalgrin. Vernet prend en amitié ces jeunes filles si laborieuses, si désireuses de réussir. Il leur recommande d'étudier surtout la nature, mais aussi les grands maîtres italiens et flamands. La mère d'Élisabeth la mène au Luxembourg, dans la galerie des Rubens, puis dans ces collections libéralement ouvertes aux artistes palle duc d'Orléans, au Palais-Royal, et par le duc de Praslin, le marquis de Lévis, le receveur général des Finances Randon de Boisset. Ses premières impressions d'art sont à noter : Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais de connaissances et de souvenirs utiles à mon art, tout en m'enivrant de jouissances dans la contemplation des grands maîtres. En outre, pour me fortifier, je copiais quelques tableaux de Rubens, quelques têtes de Rembrandt, de Van Dyck, et quelques têtes de jeunes filles de Greuze, parce que ces dernières m'expliquaient fortement les semi-tons qui se trouvent dans les carnations délicates ; Van Dyck les explique aussi, mais plus finement. Je dois à ce travail l'étude si importante de la dégradation des lumières sur les parties saillantes d'une tête, dégradation que j'ai tant admirée dans les têtes de Raphaël, qui réunissent, il est vrai, toutes les perfections.

 

Madame Vigée s'est remariée ; elle est devenue Madame Le Fèvre ; le riche joaillier qui l'a épousée a pris la jeune artiste dans sa maison, située rue Saint-Honoré, au coin de la place du Palais-Royal. C'est un vilain beau-père, qu'elle déclare avare et jaloux, et qui s'approprie tout ce qu'elle commence à gagner. Elle a fait, comme il est d'usage, ses tableaux de début en prenant les modèles dans sa propre famille : sa mère au pastel en sultane, son frère en écolier, M. Le Fèvre en bonnet de nuit et en robe de chambre ; son chef-d'œuvre d'alors, peint à quinze ans et demi, est un portrait ovale de sa mère ; le joli visage est presque de face et les épaules sont recouvertes d'une pelisse de satin blanc brodée d'une fourrure de cygne. Parmi les voisins ou connaissances, Élisabeth représente une aimable Madame Suzanne, dont le mari est sculpteur de l'Académie de Saint-Luc ; les époux Baudelaire et leurs filles ; Mademoiselle Pagelle, marchande de modes de la Dauphine, et son commis. Puis viennent les premières commandes de gens de qualité : elle peint Madame d' Aguesseau et son chien, la comtesse de La Vieuville, le marquis de Choiseul, le comte de La Blache, maréchal de camp, qui vient d'hériter de Pâris-Duverney, et la comtesse, née Gaillard de Beaumanoir. Ces portraits sont d'un dessin sage, assez vivants, sans qu'aucune personnalité d'artiste s'y reconnaisse ; on y sent surtout qu'elle a reçu les conseils de Greuze, qui sont venus compléter ceux de Vernet.

On l'invite beaucoup à diner, pour sa jolie tournure et sa grâce. Chez le sculpteur Lemoyne, où se réunit une société distinguée, elle voit les célébrités du temps, La Tour, Lekain, Grétry, l'avocat Gerbier ; et la gaieté des repas s'achève dans ces chansons du dessert, supplice des jeunes demoiselles, dont son talent la dispense. C'est dans ces réunions qu'elle va créer sa clientèle, et elle commence à tenir, à partir de 1773, la liste annuelle des commandes, où souvent les noms sont étrangement défigurés, mais où se trouvent des indications précises sur son activité et les différents mondes qu'elle fréquente.

Elle débute, cette année-là, par M. de Roissy et sa femme, fille de Gerbier, Mademoiselle du Petit-Thouars et le comte du Barry. Ce dernier, grand ami des arts et connaisseur en toutes sortes de beautés, n'est autre que le fameux Roué ; il pourrait déjà l'introduire à la Cour, par les cabinets de la favorite, sa belle-sœur ; mais le peintre de Marie-Antoinette y entrera plus tard par une meilleure porte. De jolies femmes s'adressent à elle ; leurs louanges, le succès qu'obtient leur image, vont contribuer à diriger de préférence la jeune fille vers les portraits féminins. Elle a entendu chanter, chez Lemoyne, l'adorable Madame de Bonneuil, qui ne saura point vieillir et qu'elle retrouvera, sous le Consulat, belle-mère de Regnault de Saint-Jean-d'Angély, et toujours avec sa fraîcheur de rose ; sa sœur, Madame Thilorier, est la femme de l'avocat au Parlement, et l'artiste aura plusieurs fois l'occasion de les peindre l'une et l'autre. Elle se lie surtout avec Madame de Verdun, femme du fermier général, qui possède le château de Colombes. Madame de Verdun, écrira-t-elle sous la Restauration, peut être citée pour son esprit à la fois si fin et si naturel ; la bonté, la gaieté de son caractère la faisaient rechercher généralement, et je puis regarder comme un bonheur de ma vie qu'elle ait été la première et qu'elle soit encore ma meilleure amie.

Reçue à Colombes, Élisabeth Vigée y voyait une autre société composée d'artistes, de gens de lettres et d'hommes spirituels, parmi lesquels Carmontelle, intime du maître de la maison, l'auteur de ces aimables proverbes qu'on jouait de tous côtés sur les scènes particulières. La jeune fille était partout remarquée pour sa beauté épanouie, ce qui ne laissait pas de la gêner dans l'exercice de sa profession : Plusieurs amateurs de ma figure, raconte-t-elle, me faisaient peindre la leur, dans l'espoir de parvenir me plaire... dès que je m'apercevais qu'ils voulaient me faire des yeux tendres, je les peignais à regards perdus, ce qui s'oppose à ce que l'on regarde le peintre. Alors, au moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté, je leur disais : J'en suis aux yeux ; cela les contrariait un peu, comme vous pouvez croire, et ma mère, qui ne me quittait pas et que j'avais mise dans ma confidence, riait tout bas. Les souvenirs imprimés ne nomment que le marquis de Choiseul parmi ces galants ; les manuscrits ajoutent Jean du Barry et insistent sur un comte de Brie, qui vint se faire peindre en 1774 : Il devint amoureux forcené de moi ; il ne pouvait me parler ; ma mère ne me quittant pas aux séances, il me suivait partout et, ne pouvant avoir la facilité de me parler, il laissa un jour, sur la commode de ma mère, des titres de rente, je me rappelle encore, 19.000 francs. Ma mère, sitôt qu'il fut parti, vit ces papiers et, furieuse, lorsqu'il revint le lendemain, elle les lui rendit avec indignation et lui défendit sa porte ; mais toujours il me suivait partout. On verra que M. de Brie essaya de se venger du dédain de cette jeune vertu, au moment de son mariage.

A cette époque, réellement, la beauté était une illustration ; Mademoiselle Vigée faisait sensation avec Mademoiselle Bocquet, quand elles paraissaient sur le boulevard du Temple, où, le jeudi, la société élégante se promenait en voiture ; les jeunes gens à cheval caracolaient autour d'elles, et les petits maîtres, dans les allées, les lorgnaient au passage. Elles fréquentaient, aux Champs-Élysées, les grands concerts d'orchestre du Colisée, où, sur le vaste perron de la salle, le duc de Chartres et ses amis dévisageaient les femmes et les moquaient. Elles allaient, aux soirs d'été, voir tirer les feux d'artifice au Wauxhall ; mais leur meilleur plaisir était la jolie promenade du Palais-Royal, avec cette large allée abritée d'arbres énormes, où les jeunes filles venaient le dimanche, après la grand'messe, montrer leurs claires toilettes de printemps. Le Palais-Royal n'était pas encore envahi par la mauvaise compagnie, qui se confinait dans les quinconces ; on s'y promenait sans inconvénient, même le soir, après les représentations de l'Opéra, dont la salle était voisine, et qui finissaient à huit heures et demie. Ces soirées, qui ne se prolongeaient pas trop tard, ces musiques au clair de lune, où des artistes et des amateurs jouaient de la harpe et du violon, où l'on entendait en plein air les virtuoses du chant, Garat et Azevedo, toute cette élégance paisible de la vie de Paris où le luxe impur ne s'étalait point, ont laissé dans l'esprit d'Élisabeth Vigée un délicieux souvenir.

Au retour de telles promenades, il était pénible d'aller dormir dans un recoin sans air, au pied du lit maternel, en ce logis d'un beau-père tyrannique et grognon. Elle ne connaissait la campagne, dont elle devait tant jouir plus tard, que par le pitoyable Chaillot, où M. Le Fèvre avait loué une bicoque ; on y allait, du samedi au lundi, voir pousser les haricots et les capucines, et, toute la journée du dimanche, les garçons de boutique, réunis dans le voisinage, tiraient bruyamment des coups de fusil sur les oiseaux. Mais des amis bienveillants, le ménage Suzanne, ouvrirent à l'imagination d'Élisabeth le trésor des belles résidences royales et princières des environs de Paris. Elle vit, grâce à eux, Sceaux avec son double parc, celui de Le Nôtre et celui de la nature, que le duc de Penthièvre livrait libéralement au public ; Chantilly, avec ses lacs et ses rivières, et la somptuosité de la résidence des Condé ; Marly, avec ses cascades, ses marbres et ses salles de verdure. Un matin, à Marly, elle rencontra Marie-Antoinette se promenant avec plusieurs dames en robe blanche, toutes, si jeunes, si jolies, dit-elle, qu'elles me firent l'effet d'une apparition ; j'étais avec ma mère et je m'éloignais, quand la Reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à continuer ma promenade partout où il me plairait. C'était la première fois que l'artiste voyait celle qui devait être son plus cher modèle et de qui elle a toujours parlé avec une affectueuse émotion.

 

Un incident pénible troubla un instant sa jeune carrière. Le système des corporations étendait ses abus jusque dans les arts, où il fallait être, ainsi qu'en tout autre travail, apprenti ou maître. Comme Mademoiselle Vigée travaillait sans titre, on se présenta chez elle pour saisir son atelier. Elle offrit alors de se faire recevoir maître-peintre à l'Académie de Saint-Luc, et ses démarches l'y firent agréer par lettres du 25 octobre 1774. Elle exposa, à cet effet, quelques œuvres à l'hôtel Jabach, rue Saint-Merri, où cette modeste confrérie réunissait les travaux de ses membres. Plus d'un véritable artiste s'était révélé dans ces expositions secondaires, moins solennelles que celles de l'Académie royale, et la dernière eut lieu au mois d'août 1774. Mademoiselle Bocquet y présentait le portrait d'Eisen, adjoint au recteur de l'Académie de Saint-Luc. Une femme d'un mérite plus grand, Madame Guiard, née Adélaïde Labille des Vertus, s'y produisit en même temps qu'Élisabeth Vigée. Ce fut pour toutes deux la première manifestation publique de leur talent, et depuis elles devaient toujours rivaliser, tant dans le monde qu'à l'Académie royale. Voici l'énumération des portraits que le livret de Saint-Luc attribue à la fille de Vigée, et dont aucun nom ne se retrouve dans la liste qu'elle a dressée de ses œuvres :

Le portrait de M. Dumesnil, recteur. (Ce tableau a été donné par l'auteur pour sa réception à l'Académie.) — La Peinture, la Poésie et la Musique, sous des figures de femmes qui les caractérisent. (Ces trois tableaux sont peints à l'huile et portent 2 pieds 6 pouces de haut sur 2 pieds de large.) — Le portrait de M. ***. Il est représenté jouant de la lyre. (Ce tableau est peint à l'huile.) — Celui de M. Le Comte. Il est vu dans son cabinet avec un globe et des livres. — Le portrait de M. Fournier, conseiller de l'Académie de Saint-Luc. — Le portrait de Mademoiselle de ***, en buste. (Tableau au pastel, de forme ovale.) — Plusieurs portraits et têtes d'études sous le même numéro.

L'artiste fut mise à la mode par le succès qu'obtinrent ces portraits auprès d'un public curieux de jeunes talents, qui aimait à les découvrir aux expositions de Saint-Luc. Dès l'année suivante, ses commandes augmentent en nombre et surtout en qualité. Quelques nobles étrangers s'adressent à elle ; tel le comte Schouvaloff, autrefois l'amant de l'impératrice Élisabeth de Russie, que recommandent aux Parisiens l'amitié de Voltaire et la fondation de l'Académie des Arts de Saint-Pétersbourg ; il joint une politesse bienveillante à un ton parfait. Élisabeth peint encore le prince de Nassau, un des grands batailleurs de l'époque, qui a commencé sa vie en accompagnant Bougainville autour du monde, le comte de Deux-Ponts, puis, en 1775, Madame de Laborde, Mademoiselle de Cossé, M. de Montville, homme aimable et fort répandu, et Madame de Montville ; la spirituelle Madame Denis, nièce de Voltaire ; Mademoiselle Julie Carreau, qui réunit chez elle des gens de lettres et des personnes de qualité, et qui plus tard épousera Talma. Tout ce monde est agréable au peintre et sert sa renommée ; puis une heureuse rencontre l'introduit chez la princesse de Rohan-Rochefort, née Orléans-Rothelin, femme très spirituelle, mais tête légère, dont le milieu, qu'elle nous décrit, initie de plus près la jeune fille aux nobles manières : Le fond de sa société se composait de la belle comtesse de Brionne et de sa fille, la princesse de Lorraine, du duc de Choiseul, du cardinal de Rohan, de M. de Rulhières, l'auteur des Disputes ; mais le plus aimable de tous les convives était sans contredit le duc de Lauzun ; on n'a jamais eu autant d'esprit et de gaieté... Nous n'étions jamais plus de dix ou douze à table. C'était à qui serait le plus aimable et le plus spirituel. J'écoutais seulement, comme vous pouvez croire, et, quoique trop jeune pour apprécier entièrement le charme de cette conversation, elle me dégoûtait de beaucoup d'autres.

Mademoiselle Vigée peignit une partie de la famille du prince de Rohan-Rochefort, son fils le prince Jules, Mademoiselle de Rochefort ; et, bientôt après, les noms les plus relevés se pressent sur ses listes. C'est la princesse de Craon, le prince et la princesse de Montbarrey, Mesdames de Lamoignon et de Montmorin ; des étrangères, comme la duchesse d'Arenberg, une comtesse Potocka, une Milady Berkeley, et aussi la belle Madame Grant, un jour princesse de Talleyrand et que l'artiste peindra à trois époques de sa vie. Les critiques déjà remarquent son talent ; on trouve dans l'Almanach sur les Peintres le premier jugement publié sur elle : Mademoiselle Vigée a pris la route d'une artiste qui veut se faire une grande réputation. Remplie du désir d'exceller, elle écoute avec douceur et ses émules et ses maîtres dans l'art de rendre le portrait avec vérité. Déjà ceux qui sortent de son atelier se ressentent de ses heureuses impressions ; ils sont composés avec goût ; le sentiment y brille, les habillements y sont bien faits et sa couleur est vigoureuse. Ces lignes élogieuses sont signées du nom de Le Brun.

 

La renommée de l'artiste s'étend de jour en jour ; elle ne néglige rien pour l'entretenir, ni la parure de sa personne, ni les attentions délicates pour ses modèles, ni les fréquentations profitables. Elle a des amis parmi les abbés lettrés qui sont les conseillers du beau monde : l'abbé Giroux, qui lui amène le prince de Nassau, l'abbé Arnaud, le fameux gluckiste, qui la prône auprès de ses confrères de l'Académie française. Elle s'acquiert la protection de cette puissante compagnie, en lui faisant hommage de deux portraits manquant à sa collection, ceux de La Bruyère et du cardinal de Fleury, peints par elle d'après des gravures. Elle les a offerts par une lettre charmante, dont lecture a été donnée dans la séance du 9 août 1775 : L'Académie, lit-on au registre des procès-verbaux, a chargé M. le Secrétaire de lui écrire pour la remercier, et en même temps a donné d'une voix unanime à Mademoiselle Vigée ses entrées à toutes les séances publiques. Elle conserva toujours la lettre que D'Alembert, secrétaire perpétuel, écrivit au nom de l'Académie : Ces deux portraits, disait-il, en lui retraçant deux hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront sans cesse, Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit et qu'elle est flattée de vous devoir : ils seront de plus, à ses yeux, un monument durable de vos talents, qui lui étaient déjà connus par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par l'esprit, par les grâces et par la plus aimable modestie. Outre le bruit fait autour de ce don, l'artiste y gagna l'honneur d'une visite de ce petit homme sec, froid et parfaitement poli qu'était D'Alembert : resta longtemps, écrit-elle, et parcourut mon atelier en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais oublié qu'il venait de sortir, quand une grande clame, qui s'était trouvée là, me demanda si j'avais fait d'après nature ces portraits de La Bruyère et de Fleury, dont on venait de parler :Je suis un peu trop jeune pour cela, répondis-je sans pouvoir m'empêcher de rire, mais fort contente pour la pauvre dame que l'académicien fût parti.

 

La gracieuse personne d'Élisabeth Vigée, devenue si importante, ne tarde pas à être recherchée en mariage. Toute à son art et à ses jeunes ambitions, elle ne pense guère à changer de vie, et la seule raison qui l'y déciderait serait de quitter une maison qui lui est devenue insupportable. Elle n'est point armée, d'ailleurs, pour se défendre contre l'offre d'une union fâcheuse, surtout quand elle se présente sous des formes qui peuvent séduire une âme d'artiste. Son beau-père est venu habiter rue de Cléry, dans l'hôtel Lubert, où demeure le fils de Pierre Le Brun, jadis fameux marchand de curiosités de la rue Saint-Honoré ; le jeune homme a continué le commerce des tableaux et dirige comme expert, avec Pierre Rémy, les ventes importantes. Il a dans son appartement de précieux morceaux de toutes les écoles ; Élisabeth, ravie d'un tel voisinage, fréquente les tableaux et le marchand ; elle est reconnaissante qu'on lui prête chez elle les plus belles toiles pour les étudier ou les copier. Le Brun, qui n'est point sot et qui est lui-même peintre de portraits médiocres, a deviné l'avenir brillant et lucratif réservé au talent de la jeune fille ; bien fait de sa personne, obligeant, enjôleur, il l'entoure de flatteries et de prévenances. Il a écrit d'elle les premiers éloges que sa jeunesse ait eu à savourer sur le papier imprimé. Après six mois de voisinage et de cour discrète, il se déclare. On le croit plus riche qu'il ne l'est, la splendeur de son logis, qui n'est qu'un magasin, faisant illusion à la mère autant qu'à la fille ; elles ignorent à quel point il est joueur et coureur de tripots. Le portrait de Le Brun peint par lui-même, qui est de l'époque tardive où il organisa le Muséum national, révèle fort bien le personnage. Vêtu d'un habit bleu barbeau et coiffé d'un feutre noir, il feuillette d'une main la collection d'estampes de maîtres qu'il a publiée, et tient de l'autre la palette qui n'eût pas suffi à illustrer son nom ; un camée brille à son doigt, un autre est planté dans sa cravate blanche ; c'est un homme important et qui veut qu'on le sache ; mais le regard faux et libertin, dans le visage usé, montre avec trop d'évidence qu'Elisabeth n'a pas fixé sa vie dans une union sans nuage.

La demande agréée, le mariage fut célébré dans l'intimité, avec la dispense de deux bans, en l'église Saint-Eustache, le 11 janvier 1776. Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, bourgeois de Paris, est porté sur l'acte comme âge de près de vingt-huit ans ; Élisabeth-Louise Vigée, comme âgée de vingt ans et demi. Les deux mères sont présentes, et les témoins de l'épouse, outre son beau-père, sont maitre Jean-Antoine Desfont, notaire au Châtelet, et maitre Pierre Delépine, acolyte du diocèse de Paris. Le mariage est tenu quelque temps secret ; Le Brun, ayant dû épouser la fille d'un Hollandais avec lequel il faisait un grand commerce en tableaux, n'a point voulu le déclarer, parait-il, avant la fin de ses affaires. Cet arrangement ne va pas sans inconvénients, car beaucoup de gens, croyant simplement à un projet, viennent trouver la jeune femme pour tâcher de l'en détourner ; son ami Aubert, joaillier de la Couronne, l'assure qu'elle ferait mieux de s'attacher une pierre au cou et de se jeter dans la rivière plutôt que d'épouser Le Brun. La jeune duchesse d'Arenberg, Madame de Canillac et Madame de Souza, ambassadrice de Portugal, lui portent aussi leurs conseils tardifs. La pauvre enfant pleure après ces visites ; mais elle se console d'illusions et croit d'autant plus aisément à l'exagération de la médisance que les calomnies ne l'épargnent pas elle-même. Le mari a dû intervenir, un mois après leur mariage, auprès du commissaire de son quartier, pour la défendre contre les assiduités insultantes de l'infatigable comte de Brie. Il le dénonce comme auteur de propos outrageants pour l'honneur de sa femme et de deux lettres anonymes, dans lesquelles il fait passer ladite Vigée pour une fille prostituée à tout venant, notamment au sieur abbé Giroux, au sieur abbé Arnaud et au sieur Cazes. Tels sont les premiers amants qu'on prête à Madame Vigée-Le Brun, liste mensongère que la méchanceté allongera au cours de sa vie.

Les époux entraient en ménage avec une petite fortune et des revenus suffisamment assurés pour leur permettre de payer, par échéances, l'hôtel qu'ils habitaient et que le chevalier de Lubert et sa sœur cédaient pour 200.000 livres. Les apports de Le Brun étaient évalués à 85.272 livres en tableaux, 9.960 livres en meubles, 12.599 livres versées pour le premier paiement de l'hôtel Lubert, et 6.320 livres de créances contre 29.390 livres de dettes ; Mademoiselle Vigée apportait en dot 15.242 livres, dont 7.793 représentent sa part de l'héritage paternel et 7.449 son épargne de peinture, ses meubles, linges et bijoux. Ce dernier chiffre peut sembler mince, car c'est plus de 16.000 livres qu'a mis de côté, dans son art de peinture, Rosalie Bocquet, lorsqu'elle épouse, l'année suivante, M. Filleul, concierge du château de la Muette. Au reste, dans le mariage Le Brun, les avantages pécuniaires sont, malgré les apparences, au bénéfice du mari. Désormais, celui-ci administrera les revenus du talent de sa jeune femme de la façon la plus égoïste, tout au profit de ses propres intérêts. Elle-même ignore la valeur de l'argent ; c'est Le Brun qui fixe le prix de ses tableaux et en touche le montant. On cite sa réponse à Madame de La Guiche lui offrant mille écus pour son portrait : Non, je ne puis le faire à moins de cent louis ; y a-t-il cent louis dans mille écus ?

Une requête au prévôt de Paris, dont le brouillon s'est égaré dans les papiers de Le Brun, révèle que la vie du ménage, en ses premières années, fut parfois bien difficile. Le mari avait dû accepter un jour l'idée d'une séparation de biens. La suppliante, rappelant les conditions de son contrat, espérait qu'avec une pareille dot, le talent qu'elle avait dans l'art de la peinture, son travail, celui de son mari et le commerce qu'il pourrait faire, elle pourrait vivre tranquillement à l'abri de la gêne et de la détresse ; mais elle s'est cruellement trompée. Son mari, par de fausses spéculations, a fait des pertes très considérables. de sorte qu'il a été obligé de faire beaucoup de dettes et se trouve actuellement poursuivi par ses créanciers. La suppliante se trouve en ce moment exposée à être réduite à la dernière misère ; elle ne voit d'autre moyen pour empêcher la dissipation totale de sa fortune que d'intenter l'action qui lui est ouverte par la loi, qui est sa séparation de biens, et c'est pour y parvenir qu'elle a été conseillée d'avoir recours à votre autorité. Cette démarche n'eut pas de suite, et la séparation des époux ne fut prononcée qu'au temps du divorce révolutionnaire.

Les affaires du marchand se rétablirent peu à peu, surtout par l'heureuse administration des gains de sa jeune femme. Il fit construire alors, dans la cour de son hôtel, cette fameuse salle de vente qui aida au développement de son commerce et fut assez spacieuse pour servir d'église pendant la Révolution. Dans la notice qu'il écrivit alors sur la citoyenne Le Brun, il rendit un hommage ému et reconnaissant à sa supériorité, mais sans hésiter le moins du monde à s'attribuer une part dans ses succès : Le sort qui me la destinait pour femme lui réservait les moyens de cultiver un art auquel je m'étais voué moi-même et où... je pouvais faire passer sous ses yeux tout ce que les grandes Écoles des maîtres les plus célèbres offrent de plus beau et de plus précieux dans tous les genres... Nous travaillâmes donc à l'envi l'un de l'autre, et ce que j'avais prévu arriva ; c'est qu'entretenue sans cesse dans son amour pour la peinture par l'aspect des beaux tableaux qui remplissaient mes magasins, placée dans un rapport continuel avec les chefs-d'œuvre des Rubens, des Rembrandt, des Guide et des Albane, la citoyenne Le Brun atteignit ce degré de perfection qui lui a fait assigner, depuis plusieurs années, une des premières places parmi les grands peintres de notre École.

 

Dès l'année de son mariage, Madame Le Brun fut admise à travailler pour la Cour. Sa première commande lui fut sans doute procurée par Chalgrin, intendant des Bâtiments de Monsieur, comte de Provence. Le 30 novembre 1776, le frère du Roi ordonnançait une somme de 2.320 livres pour le paiement de son portrait original et de plusieurs copies. Il y avait en tout douze toiles semblables, ce qui ne met pas chacune d'elles à un haut prix ; l'opération était cependant fructueuse, l'artiste, pour peindre son original n'ayant eu nullement la peine d'aller à Versailles ; elle ne fit sans doute qu'un simple arrangement d'un autre portrait. Il en fut de même pour celui de la Reine, qui est mentionné parmi des présents royaux : Fourni par la dame Le Brun, peintre, un portrait de la Reine, accordé par Sa Majesté à M. Élie de Beaumont à l'occasion de la fête des bonnes gens établie dans sa terre de Canon ; du prix de 480 livres. Ces détails n'ont d'autre intérêt que de montrer par quels modestes travaux Madame Le Brun commence à se faire connaître à la Cour. On trouve, l'année suivante, au compte des dépenses imprévues : Mémoire de deux portraits de la Reine, ovales, en buste et en habit de cour, ordonnés par M. de la Ferté, intendant, contrôleur général des Menus-Plaisirs du Roi, exécutés par Madame Le Brun dans le courant de l'année 1777. Ces tableaux, évidemment peu importants, étaient estimés 240 livres pièce ; un autre fut commandé avec les mains, et l'artiste, qui n'était pas encore payée en 1779, écrivait en ces termes à Papillon de la Ferté :

Monsieur,

Voilà près de deux ans écoulés depuis que j'ai fait quatre portraits de la Reine ; dans cet espace de temps, j'ai été payée de deux ; il en reste deux autres, l'un de 240 livres, l'autre de 480 livres. Vous nie rendriez le plus grand service, si vous vouliez bien me donner une ordonnance extraordinaire pour que je touche cette bagatelle. Ce service serait on ne peut plus agréable à mon mari, dans un moment où on lui manque un payement considérable ; faites-moi la grâce d'écouter la requête que j'ai l'honneur de vous représenter, ma reconnaissance sera entière. Je suis, etc.

LE BRUN.

Ce 3 juillet 1779.

Les années qui suivent amènent devant les pinceaux de la jeune femme la duchesse de Chartres, qui l'honore déjà d'une particulière bienveillance, la comtesse d'Hunolstein, née Barbantane, la présidente de Becdelièvre, M. de Saint-Priest, ambassadeur à Constantinople, le marquis d'Armaillé et le duc de Cossé. Ce dernier, qui est le fils du vieux maréchal de Brissac et portera bientôt le titre de duc de Brissac, passe pour un des meilleurs amateurs du temps ; il a réuni, en son hôtel de la rue de Grenelle, une précieuse collection de livres, de curiosités et de peintures de maîtres, que Madame Vigée-Le Brun a souvent parcourue. C'est pour M. de Cossé qu'elle a fait cette copie d'un portrait de Madame du Barry que l'amant empressé, au premier temps de sa liaison, tient à posséder parmi ses trésors. M. de Cossé a pris en amitié la jeune artiste, et lui achète divers tableaux, une tête penchée, une femme en lévite, plusieurs têtes d'étude ; il lui commande aussi son portrait, en attendant de l'introduire à Louveciennes chez Madame du Barry. Le duc est une excellente caution dans la société d'alors ; c'est l'homme qualifié pour conseiller les femmes dans le choix d'un portraitiste, et Madame Le Brun lui doit assurément beaucoup.

Parmi la bourgeoisie, elle peint Madame Lenormand, Madame de Gérando, Madame Monge, Madame Thilorier et les enfants de l'architecte Brongniart, de qui Houdon modèle les bustes. Par un goût fréquent chez les artistes femmes, elle aime à peindre l'enfance, et fait le portrait du jeune Gros, âgé de sept ans, fils du miniaturiste leur voisin, qui vient jouer souvent dans son atelier. Elle ne se contente pas de bourrer l'aimable garçon de dragées et de poires tapées ; elle lui met le crayon dans les doigts, le fait travailler, encourage sa vocation précoce. Celui-ci s'étonne de voir sur ses tableaux toujours que des messieurs et des dames, et jamais des chevaux ; et, comme elle avoue ne savoir pas les faire, l'enfant saisit un papier et dessine un cheval le plus exactement du inonde. Le petit écolier devait entrer, cinq ans plus tard, dans l'atelier de David et faire un singulier honneur à ces premières leçons de Madame Le Brun, que Gros, devenu un illustre peintre, se rappellera toujours avec affection.

 

En 1779, advint à Madame Vigée-Le Brun la plus heureuse aventure de sa vie, celle qui, en achevant de la mettre à la mode, devait assurer auprès de la postérité sa popularité la plus durable. Elle fut appelée à Versailles par la reine Marie-Antoinette pour faire d'elle, après tant de copies, un premier portrait d'après nature. C'est alors que je fis le portrait qui la représente avec un grand panier, vêtue d'une robe de satin et tenant une rose à la main. Ce portrait était destiné à son frère Joseph II, et la Reine m'en ordonna deux copies. Il est aisé de désigner ce tableau : c'est le grand portrait en pied, dont l'original est à Vienne, encastré dans une boiserie des appartements de la Hofburg et que mentionnent, sans le nom de l'auteur, les correspondances diplomatiques. Il ne fut pas à l'origine destiné à Joseph II, mais à l'Impératrice elle-même, désireuse ardemment de posséder les traits de sa fille, partie de Vienne tout enfant et dont chacun lui vantait la transformation en belle jeune femme. Marie-Thérèse, dès qu'elle eut la toile, écrivait à Marie-Antoinette : Votre grand portrait fait mes délices. Ligne a trouvé de la ressemblance, mais il me suffit qu'il représente votre figure, de laquelle je suis bien contente. Madame Le Brun indique plusieurs copies de sa main ; deux furent commandées par la Reine, l'une pour garder dans ses appartements, l'autre pour envoyer à l'impératrice de Russie ; deux encore furent faites pour M. et Madame de Vergennes. Il reste deux de ces répliques dans les collections de l'État français, dont aucune n'a le collier de perles qui figure sur l'original de Vienne. On sait qu'il s'établit plus tard, et du vivant même de l'artiste, une confusion assez étrange : le tableau fut gravé par Roger, sous la Restauration, avec le nom du peintre Roslin ; et, bien que cette gravure ait eu une grande diffusion, on ne voit pas que le véritable auteur ait réclamé contre l'erreur commise au profit de son confrère suédois.

Plusieurs maîtres notoires avaient déjà reproduit les traits de la brillante souveraine. Ducreux avaient peint l'Archiduchesse ; Drouais et Duplessis, la Dauphine ; Madame Le Brun sera le peintre de la Reine. Parmi tant d'œuvres de tous les arts, qui font de l'iconographie de Marie-Antoinette une des plus riches et des plus variées qui soient, ses tableaux charmants restent seuls vraiment populaires. Elle a représenté la Reine dans toutes les attitudes, dans tous les costumes ; elle a été, pendant la dernière période de la vie à Versailles, son peintre favori, on pourrait dire officiel, si le mot n'était bien grave pour un talent comme le sien ; elle a multiplié les originaux et les copies, les toiles qui restaient la propriété du Roi, et celles qui, offertes en souvenir aux familiers, aux ambassadeurs, aux cours étrangères, allaient répandre à travers le monde l'image de cette belle reine de France.

Nul de ces ouvrages, il faut bien le dire, n'a de valeur absolue en tant que portrait. La flatterie des artistes a ce privilège de tromper, outre leurs modèles, la postérité. C'est ailleurs qu'il faut chercher la véritable physionomie et les traits exacts de la Reine, sous les pinceaux plus fidèles de Duplessis, de Wertmüller, de Kocharski. Madame Le Brun a mis trop de soin à atténuer les détails fâcheux, les yeux ronds et gros, la lèvre autrichienne ; elle a su, du moins, dégager le charme particulier d'une beauté qui fut à la fois incomplète et souveraine, la fierté du regard, l'élégance du port, la fraîcheur éclatante du teint ; elle a donné le portrait idéal de Marie-Antoinette, en la peignant telle que celle-ci voulait être peinte et telle que le sentiment public voulait la voir.

 

Tandis qu'elle travaillait pour la Reine, plusieurs portraits de cour lui étaient commandés. Appelée au Raincy, chez le vieux duc d'Orléans, elle le peignait ainsi que Madame de Montesson, cette femme d'esprit et de sens devenue l'épouse morganatique du prince : A l'exception du plaisir que je pris à voir de grandes parties de chasses, écrira-t-elle, je m'ennuyais passablement au Raincy ; mes séances finies, je n'avais de société qui me fût agréable que celle de Madame Berthollet, fort aimable femme qui jouait fort bien de la harpe... A propos de ce voyage, je ne puis me rappeler sans rire une particularité qui, dans le temps, scandalisa beaucoup. Pendant que Madame de Montesson me donnait séance, la vieille princesse de Conti vint un jour lui faire une visite, et cette princesse, en me parlant, m'appela toujours Mademoiselle. J'étais alors sur le point d'accoucher de mon premier enfant, ce qui rendait la chose tout à fait étrange. Il est vrai que jadis toutes les grandes dames en agissaient ainsi avec leurs inférieures ; mais cette morgue de la Cour avait fini avec Louis XV.

Elle peint à ce moment la grosse duchesse de Mazarin, la vicomtesse de Virieu, née Male-teste, dame d'honneur de Madame Sophie, puis le marquis de Montesquiou, écuyer de Monsieur, la marquise de Montesquiou et leur douce belle-fille de quinze ans, qui lui fournit l'occasion de composer un de ses plus séduisants portraits de bergère. L'artiste semble adoptée par cette famille d'honnêtes gens, qui la fait venir souvent à Maupertuis, où elle jouit, dans le décor d'une noble demeure, de la grande hospitalité seigneuriale d'autrefois : M. de Montesquiou tenait là véritablement l'état d'un grand seigneur. Comme il était écuyer de Monsieur, il lui était facile de mettre à nos ordres chevaux, calèches et voitures de toute espèce. Les repas étaient splendides ; le château était assez vaste pour contenir habituellement trente ou quarante maîtres, tous bien logés, parfaitement soignés ; et cette nombreuse société se renouvelait sans cesse. La mère et la femme de M. de Montesquiou avaient pour moi mille bontés. Sa belle-fille — qui depuis a été gouvernante du fils de Napoléon —, mariée seulement en 1780, était douce, naturelle, très aimable. Quant à lui, je l'avais vu souvent à Paris, et il m'avait toujours semblé fort spirituel, mais sec et frondeur ; à Maupertuis, il était doux, affable ; en un mot, ce n'était plus le même homme. Quand par hasard nous nous trouvions en petit nombre, il nous faisait le soir des lectures et s'en acquittait à merveille. C'est à Maupertuis, étant grosse et souffrante, que j'ai fait son portrait, dont je n'ai jamais été satisfaite.

La jeune femme est toute à son travail, à sa joie de produire sans relâche des œuvres admirées. Dans les rares loisirs que lui laissent ses impatients modèles, elle prépare un grand tableau mythologique, Vénus liant les ailes de l'Amour ; et l'on s'est à peine aperçu, tant elle a de courage et d'entrain, qu'elle est aux derniers temps de sa grossesse. Le jour même où l'enfant va naître, en février 1780, elle ne quitte point l'atelier : Je travaillais à ma Vénus, dit-elle, dans les intervalles que me laissaient les douleurs. Au reste, son imprévoyance a été grande et, sans la bonne Madame de Verdun, qui est venue par hasard dans la matinée, le nouveau-né eût manqué de tout, et la mère des soins les plus nécessaires. Vous voilà bien ! disait son amie ; vous êtes un vrai garçon ; je vous avertis, moi, que vous accoucherez ce soir. — Non, non, je ne veux pas aujourd'hui ; j'ai demain séance ! L'enfant, qui interrompt aussi peu que possible les travaux du peintre, est une fille, Jeanne-Julie-Louise ; la mère l'aimera d'une tendresse passionnée, qui lui causera, au cours de sa vie, ses plus vives joies el ses plus cruels chagrins.

Elle ambitionne alors les honneurs et les avantages que procure l'Académie royale de peinture et de sculpture, dont l'entrée n'est point refusée aux femmes. Pour mériter d'y être admise et montrer qu'elle est capable d'aborder les grands sujets, elle s'est attachée à traiter, à côté du portrait, les scènes allégoriques. Son tableau, la Paix ramenant l'Abondance, est daté de 1780. Elle a pris pour modèles les deux charmantes filles de son ami Hall. C'est rendre une politesse à l'artiste suédois, car Hall a fait d'elle une miniature, que nous n'avons plus et qu'elle dit extrêmement ressemblante. Il l'achevait en 1778, au moment de la venue de Voltaire, à qui il eut occasion de la montrer ; Madame Le Brun rappelle avec complaisance que le célèbre vieillard, après l'avoir regardée longtemps, la baisa à plusieurs reprises ; j'avoue que je fus très flattée d'avoir reçu une pareille faveur, et que je sus fort bon gré à Hall d'être venu me l'affirmer.

Quand la grande composition de Madame Vigée-Le Brun sera exposée, les critiques ignoreront que l'Abondance, cette femme superbe à la Rubens, n'est autre que la belle Lucie Hall, et la Paix sa sœur Adèle. Le modèle de la première, disent-ils, a été tiré sans doute de tout ce que les campagnes présentent de plus sain et de plus robuste... On admire des formes larges, les contours moelleux, l'attitude pittoresque de l'Abondance savamment posée, tandis que la Paix, fille du Ciel, est dessinée d'un trait plus précis. Elle porte, répandue sur sa figure, cette douceur, ce calme, ce repos des habitants de l'Olympe ; son vêtement, uni et sévère, contraste à merveille avec le brillant des étoffes que laisse négligemment flotter sa compagne, tout à fait terrestre. Celle-ci est plus élégamment coiffée ; mille fleurs ceignent sa tête, tandis que l'autre n'est couronnée que de feuilles d'olivier. De ces diverses oppositions, il résulte une harmonie dans le tableau, qui cause au spectateur ce ravissement dont le principe, ignoré du vulgaire, est bientôt saisi par le connaisseur. L'œuvre tant prônée est aujourd'hui au Louvre ; on y goûte encore la grâce des symboles et les oppositions heureuses de coloris qui témoignent de la sûre maîtrise de l'artiste.

Ses préoccupations de grande composition ne l'empochent point de répondre aux nombreuses demandes de portraits qui lui arrivent de tous côtés. On commence à s'inscrire chez elle et à attendre son tour. Elle se réserve, autant qu'elle le peut, pour les personnages les plus illustres. Les années 1781 et 1782 lui amènent la princesse de Lamballe, la duchesse de Polignac, la duchesse de Chaulnes, la princesse de Croy, et parmi les beautés de Paris, Madame d'Harvelay, femme du garde du Trésor royal, qui épousera M. de Calonne, Mademoiselle de Laborde, fille du banquier de la Cour, et Madame Le Couteulx du Molay, fille de la belle Madame Pourrat, qu'adore André Chénier.

Elle travaille aussi pour la famille royale. En 1781, elle peint Monsieur, comte de Provence, cette fois d'après nature, ce qui lui donne l'occasion de goûter l'esprit du prince et d'entendre les plates chansons qu'il a la manie de chanter de sa voix fausse. Comment trouvez-vous que je chante, Madame Le Brun ? lui dit-il un jour. — Comme un prince, Monseigneur. Elle a un mot précis, dans ses Souvenirs, sur chacun de ses modèles. Elle dit de Madame Élisabeth : Les traits de cette dernière n'étaient point réguliers, mais son visage exprimait la plus douce bienveillance et sa grande fraîcheur était remarquable ; en tout, elle avait le charme d'une jolie bergère. Voici pour Madame de Lamballe : Sans être jolie, elle paraissait l'être à quelque distance ; elle avait de petits traits, un teint éblouissant de fraîcheur, de superbes cheveux blonds et beaucoup d'élégance dans toute sa personne. C'est en bergère, en effet, que nous avons la sœur de Louis XVI, tandis que Madame de Lamballe est représentée en habit de cour, avec une immense coiffure enguirlandée de fleurs haut perchées, faite pour mettre en valeur une splendide chevelure, et qui sied fort mal cependant au visage menu de la princesse.

Les grandes dames n'aiment guère à être conseillées ; mais Madame Le Brun est assez heureuse pour trouver déjà quelques élégantes qui se soumettent à son goût : Comme j'avais horreur du costume que les femmes portaient alors, raconte-t-elle, je faisais tous mes efforts pour le rendre un peu plus pittoresque, et j'étais ravie, quand j'obtenais la confiance de mes modèles, de pouvoir les draper à ma fantaisie. On ne portait point encore de châles ; mais je disposais de larges écharpes, légèrement entrelacées autour du corps et sur les bras, avec lesquelles je tâchais d'imiter le beau style des draperies de Raphaël et du Dominiquin... Je tâchais, autant qu'il m'était possible, de donner aux femmes que je peignais l'attitude et l'expression de leur physionomie ; celles qui n'avaient pas de physionomie (on en voit), je les peignais rêveuses et nonchalamment appuyées... Un portrait de Madame Grant, les yeux au ciel et tenant à la main un morceau de chant, illustre à point cette dernière observation, qui montre combien Madame Le Brun sait d'instinct son métier de peintre de femmes.

D'ordinaire, elle enlève la tête en trois ou quatre séances d'une heure et demie seulement, pour ne pas énerver le modèle ; elle le distrait, le fait reposer, parle de ce qui l'intéresse : Tout cela est de l'expérience avec les femmes, écrira-t-elle un jour ; il faut les flatter, leur dire qu'elles sont belles, qu'elles ont le teint frais, etc., etc. Cela les met en belle humeur et les fait tenir avec plus de plaisir... Il faut aussi leur dire qu'elles posent à merveille ; elles se trouvent engagées par là à se bien tenir. Elle les prie instamment de ne point amener de sociétés, car toutes veulent donner leur avis et font tout gâter. Elle ne trouve pas d'inconvénient à consulter les artistes et les gens de goût ; mais elle conseille à ses confrères de ne pas s'inquiéter des critiques : Ne vous rebutez pas, si quelques personnes ne trouvent aucune ressemblance à vos portraits ; il y a un grand nombre de gens qui ne savent point voir.

 

En 1782, la vie laborieuse de l'artiste fut interrompue par un voyage qui devait ajouter singulièrement au trésor de sa technique. On vendait à Bruxelles la grande collection de tableaux du prince Charles, et Le Brun, qui traitait avec la Flandre et la Hollande, en profita pour aller avec sa femme voir l'exposition. Elle fut reçue à Bruxelles par la duchesse d'Arenberg, qu'elle avait beaucoup vue à Paris, et y rencontra le prince de Ligne, qu'elle devait retrouver tant de fois à Versailles et dans l'émigration. Le prince n'avait pas seulement la réputation d'esprit et d'amabilité que toutes les cours d'Europe avaient contribué à lui donner ; il passait aussi pour grand connaisseur d'art et montra aux époux Le Brun sa galerie, riche surtout en portraits de Rubens et de Van Dyck. Il les reçut ensuite dans son habitation de Belœil, au milieu des jardins célèbres qu'il venait de créer : Mais ce qui effaçait tout dans ce beau lieu, c'était l'accueil d'un maître de maison qui, pour la grâce de son esprit et de ses manières, n'a jamais eu son pareil. Les éloges de Madame Le Brun s'adressent au connaisseur qui ne lui ménageait pas les compliments. Il l'admira sincèrement, si l'on en croit cette page où l'écrivain princier, après avoir sacrifié avec mépris toute la peinture française du siècle, de Boucher à Greuze, fait une exception pour son amie : C'est l'étude de la carnation des Italiens et du coloris des Flamands qui rend, à mon avis, même Madame Le Brun supérieure à son pays, par la magie et la hardiesse des couleurs qu'elle emploie dans ses draperies, où elle ose tout sans que cela jure, et en y mettant, au contraire, une harmonie singulière : l'humide des yeux, le transparent de la peau, cachant bien les petits défauts qu'on lui reproche quelquefois, tantôt pour une Vénus un peu trop jeune peut-être, tantôt pour un paysage, dans le fond assez insignifiant, tantôt pour une proportion un peu manquée. Le peu de ressemblance, dont on l'accuse une fois sur douze, est même une injustice. Qu'on voie son Hamilton-Sibylle, et qu'on tombe à ses genoux ! Que le portrait de la Reine, tout en blanc, était beau ! y avait d'art à en exprimer si bien toutes les nuances, depuis les souliers, les bas, les vêtements et la chemise, jusqu'au teint éclatant de cette belle princesse ! La Sibylle n'existait pas à l'époque du séjour à Bruxelles ; mais la Reine en blanc avait eu le temps de devenir célèbre en Europe, et le prince de Ligne, qui admirait à Vienne le portrait, et le modèle à Versailles, ressentait déjà pour le peintre de Marie-Antoinette les sentiments qu'il professera toute sa vie.

Les voyageurs se rendirent en Hollande. Ils visitèrent plusieurs villes, où Madame Vigée-Le Brun observa les mœurs du pays, et Amsterdam, qui lui montra beaucoup de peinture. Elle parle avec admiration, non point de Rembrandt, mais de Van der Helst, dont une Assemblée, qu'elle vit à l'hôtel de ville, lui laissa une forte impression ; et au retour, ce fut à Anvers, dans les galeries et les églises, qu'elle s'instruisit le plus. Elle trouva chez un particulier le fameux chapeau de paille vendu plus tard, écrivait-elle, pour une somme considérable : Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du soleil ; ainsi les clairs sont au soleil, et ce qu'il me faut appeler les ombres, faute d'un autre mot, est le jour... Ce tableau me ravit et m'inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en cherchant le même effet.

Le portrait dont parle l'artiste, et qu'elle exposa, dès son retour, au petit Salon de la Correspondance, est celui où elle tient sa palette à la main, ayant sur la tête un chapeau de paille qu'ornent une plume et des fleurs des champs. Il y a le génie d'un grand peintre dans l'œuvre du maitre d'Anvers ; mais que d'habileté et d'aisance dans cette œuvre où la jeune Française s'adapte à la manière de Rubens, tout en demeurant elle-même ! Elle s'est amusée au jeu du clair-obscur, et joliment le chapeau projette sur le haut du visage une ombre pâle ; progressant avec intensité jusqu'à la poitrine menue, la lumière plus bas éclate sur les mains longues et blanches, et c'est comme une symphonie de clartés. Certes Madame Vigée-Le Brun s'est rappelé la souplesse enfantine d'Hélène Fourment et s'est trouvée à travers elle ; mais la langueur flamande a fait place ici à l'enjouement parisien. Le regard et le sourire de cette femme sont de chez nous, comme le chapeau et la plume envolée.

Dans le même esprit, l'artiste peignait alors la duchesse de Polignac, cette brune délicate aux grands yeux bleus, qui gardait à trente-trois ans une beauté toute juvénile. Elle est accoudée, une rose à la main. Le chapeau de bergère, rejeté en arrière sur les cheveux bouclés et tombants, voile à peine de son ombre le front d'enfant, et les yeux fleurissent à la lumière comme les bleuets du chapeau. Bleue aussi est la ceinture qui retient la robe blanche éblouissante, sous l'écharpe noire négligemment jetée ; et cette simplicité raffinée du vêtement s'accorde avec le caractère de la grande dame, avec ce charme tendre et nonchalant par lequel elle avait conquis un cœur de reine. Le peintre qui savait évoquer de telles grâces, et nous les rend sensibles encore, avait dès lors la pleine possession de son talent.