LES femmes régnaient alors ; la Révolution les a détrônées. Le mot est de Madame Vigée-Le Brun, une de celles dont l'empire fut le plus incontesté et le plus doux. Elle l'exerça dans le monde, qui ne lui refusa aucun succès, et dans les arts, où la complaisance de la postérité lui a laissé le sceptre fleuri que ses contemporains lui décernèrent. Elle n'appartient pas à la lignée des grands peintres, cette jolie Parisienne qui fut au service des reines frivoles, des beautés de cour ou de comédie ; mais elle a son rang parmi les maîtres du portrait, car elle porte un exact témoignage sur son époque. L'artiste fut appréciée par les académies nombreuses qui lui firent place, point seulement par galanterie ; et la femme est connue par ses mémoires, par les souvenirs de ses amis, par les images qu'elle a laissées d'elle. Elle avait l'âme bienveillante, aisément émue, faite pour nous rendre la sensibilité d'un temps, où le mot et la chose tinrent tant de place. Le sentiment passe et s'envole, et à peine si la tristesse dure plus que la joie ; un peu de mélancolie s'égare sur les visages, mais seulement ce qu'il faut pour plaire davantage et pour que le sourire ait plus de prix. Le joli seul inspire Madame Vigée-Le Brun. Elle veut qu'on soit jolie et excelle à y pourvoir. Sa peinture est élégante, fragile, futile, enveloppée de grâce et d'abandon. Son pinceau se plaît aux robes de velours, aux flottantes dentelles, que relève le soulier de satin ; il préfère parfois les rustiques ajustements des bergères de Florian, qui jettent une simple écharpe sur le corsage de soie fine. On aime cette femme d'être si bien l'interprète d'une société galante et insouciante, qui se joue à elle-même une comédie au tragique dénouement. On lui sait gré de révéler le secret d'un siècle qui fait de l'amour un caprice, dans un décor où l'existence semble légère, et aussi le bonheur. Elle attire parce qu'elle est femme, toute académicienne qu'elle soit, avec ses charmes et ses défauts, qui sont des charmes encore. Son talent est sans effort, sans prétention. Elle est naturelle en sa vérité puérile ; mais toute sa psychologie est dans ce cœur doucement sensible : il s'émeut de l'apparente beauté, sans rien voir au delà. Ses personnages n'ont rien à lui dire, elle n'a rien à leur prêter. C'est par là que son œuvre rejoint celle de Nattier et semble de la même qualité morale. La reine Marie-Antoinette, en la prenant pour son peintre favori, a deviné que le pinceau serait assez souple, assez ingénument flatteur pour rendre la fierté de sa jeunesse, la splendeur de ses cheveux, l'éclat de son teint, et pour atténuer tout le reste. L'esprit frivole et délicieux de la Reine passait tout entier dans l'étude de ses toilettes, dans l'édifice de sa coiffure, dans la fleur qu'elle tenait à la main. Comme elle a bien compris son royal modèle, cette Vigée-Le Brun, qui avait, elle aussi, le désir vif et continu de plaire ! De tant de portraits féminins, si tendrement caressés, les meilleurs peut-être sont ceux qui représentent l'artiste elle-même, gentiment souriante, un peu détachée, le regard perdu. Sa bouche a la fraîcheur de sa grâce, et ses cheveux bouclés s'échappent du mouchoir noué ou du turban, encadrant le visage mutin. Elle était mère, cependant, et mère aimante, mettant au-dessus de son art cette maternité dont elle savait le prix. C'est le secret de l'atmosphère intime qui- réchauffe parfois ses compositions. Dans le tableau du Louvre où, demi-nue et si jolie, elle serre sur son cœur la fillette aux grands yeux, son regard luit de la joie qui l'enivre. Le sentiment, cette fois, est profond et fort. Cette expression de l'amour maternel nous prend les premiers regards ; nous ne voyons qu'ensuite le beau modelé du bras, la main finement dessinée, l'épaule blanche, le riche ton des étoffes et du nœud rouge qui retient les cheveux. Presque autant que l'amour maternel, l'amitié, son amitié pour quelques hommes, éleva quelquefois Madame Vigée-Le Brun au-dessus du niveau ordinaire de son talent. Ce sont de vraies images intellectuelles que celles de Vernet, de Grétry, d'Hubert Robert. Cependant, l'aimable amie du comte de Vaudreuil a couvert trop de toiles pour qu'on y puisse chercher beaucoup de chefs-d'œuvre. Elle-même en a fait le compte : six cent soixante-deux portraits, sans parler des tableaux composés et des paysages ! Une bonne partie a été peinte en émigration ; des portraits lui furent demandés par toute l'Europe, alors qu'elle promenait ses pinceaux à Turin, à Rome, à Naples, à Vienne, à Pétersbourg, à Berlin, à Dresde et à Londres. Son plus long séjour fut en Russie, où elle travailla six ans, chaque jour, du matin au soir, réservant seulement le dimanche pour recevoir les visites et les compliments de ses modèles du lendemain. Nous en avons les listes authentiques, où les majestés souveraines et les beautés illustres ne manquent point. Mais c'est la femme française que Madame Vigée-Le Brun sut rendre le mieux, et c'est elle seule qui fait durable son aimable gloire. Elle a compris merveilleusement les femmes de sa génération et les a représentées comme elles rêvaient d'être admirées. Le portrait de la duchesse de Polignac, chantant la romance au clavecin, est aussi significatif à ce point de vue que celui de Madame Élisabeth de France en bergère de Trianon. C'est la même forme de sensibilité qui s'y révèle, et toutes les œuvres de l'artiste, celles que gardent encore les familles comme celles que montrent les musées, servent à nous faire connaître l'âme féminine de ce temps. Nous y retrouvons nos aïeules en chapeau de paille, au fichu savamment négligé, celles qui cueillent des fleurs champêtres ou celles qui étreignent maternellement leurs enfants blondes, les mêmes qui supporteront vaillamment les misères de l'exil ou monteront d'un pas ferme à l'échafaud. Et nous aimons ces beautés lointaines, en leurs jours de bonheur sans nuage, dans l'enivrement de leur jeunesse et de leur royauté paisible ; nous partageons l'ardeur à la fois badine et respectueuse, tendre et quelquefois fidèle, qu'elles surent trouver chez leurs adorateurs. ***Cette carrière si brillante et si rare, mêlée aux événements les plus intéressants, aux sociétés les plus diverses, nous est connue jusqu'à présent par un livre presque célèbre, les Souvenirs de Madame Vigée-Le Brun, publiés pour la première fois en 1835, l'artiste ayant quatre-vingts ans. L'ouvrage est un des plus fréquemment cités sur l'époque où elle a vécu, et il nous a conservé une foule d'anecdotes, de portraits et de détails de mœurs qu'on ne rencontre point ailleurs. Reconnu par Madame Vigée-Le Brun comme son œuvre, on ne saurait admettre cependant qu'elle l'ait rédigé. Des morceaux originaux, des lettres authentiques qu'on a d'elle et dont quelques-unes figurent dans notre livre, sont fort loin d'offrir l'agrément littéraire des mémoires imprimés ; il est donc certain que le texte des Souvenirs a été sinon entièrement composé, au moins préparé pour l'impression par un ou plusieurs lettrés professionnels. Celle qui avait été l'artiste jolie et la femme à la mode du temps de Louis XVI, était devenue, sous la Restauration et le règne de Louis-Philippe, une vieille dame toujours gracieuse, encore entourée, qui donnait à souper, peignait des paysages romantiques et racontait volontiers ses souvenirs. Ses amis étaient plus empressés à recueillir les anecdotes que les paysages, et les notaient souvent par écrit. Nous avons des fragments manuscrits antérieurs aux Souvenirs et relatifs à des faits qui y ont été, plus tard, mis en œuvre. Déjà, le neveu par alliance de Madame Vigée-Le Brun, Justin Tripier-Le Franc, et l'un des familiers de son salon, Aimé Martin, avaient tiré parti tous deux de ses conversations, dans les courtes notices qu'ils avaient publiées sur elle. En 1829, sa chère princesse Natalie Kourakine avait obtenu d'elle un récit biographique d'un caractère un peu spécial, qui lui fut envoyé en Russie. On sollicita bientôt la septuagénaire de faire ou de laisser faire un ouvrage complet du récit de sa vie. La mode était aux mémoires ; à défaut de manuscrits originaux, toute une équipe de littérateurs se chargeait de fournir la librairie française de compositions plus ou moins vraisemblables, qui alimentaient la curiosité des contemporains sur la fin de l'ancien régime et l'époque singulière qui l'avait suivie. Survivante d'un temps qui apparaissait déjà lointain, l'esprit nettement meublé de renseignements précis, Madame Vigée-Le Brun était toute désignée pour prêter son nom à une opération fructueuse et relativement véridique. Elle s'y décida, moins par amour-propre que Par désir de se défendre devant la postérité de pénibles légendes qui avaient pesé longtemps sur sa réputation. Elle écrivait à Aimé Martin en lui parlant de ses chagrins et des calomnies qui avaient assombri sa vie, en apparence si heureuse ; elle lui annonçait, en même temps, l'envoi des premiers cahiers où elle essayait de se raconter : Enfin, mon bien bon, j'ai commencé ce que vous m'aviez recommandé depuis plusieurs années. Vous savez combien j'avais d'aversion pour faire ce que vous appelez mes Mémoires, car il faut bien, malgré tous les événements dont j'ai été spectatrice, que je parle de moi. Ce moi est si ennuyeux pour les autres que, vrai, sous ce rapport, j'y avais renoncé ; mais, M. de Gaspariny, qui comme vous m'a pressée de les écrire, m'y détermine en me disant : Eh bien, Madame, si vous ne les faites pas vous-même, on les fera après vous, et Dieu sait ce qu'on y écrira ! J'ai compris cette raison, ayant été souvent si méconnue, si calomniée, que je me suis décidée, depuis six mois, à noter à mesure ce dont je me rappelle dans tous les temps, dans tous les lieux. Vous n'y verrez ni style, ni phrase, ni période. Je trace seulement les faits avec simplicité et vérité, comme on écrit une lettre à son amie. Cette première rédaction, dont on peut juger par quelques pages conservées, était, en effet, assez informe ; style, phrase et période y furent ajoutés avec abondance, parfois aux dépens de la vérité. Les inexactitudes de détail, les fausses dates, les confusions qu'on peut relever à chaque instant dans les Souvenirs, n'enlèvent rien à l'intérêt de ce livre charmant et la couleur générale en reste juste. Quelques-unes des erreurs, d'ailleurs, sont imputables à Madame Vigée- Le Brun elle-même. L'âge qu'elle avait, lorsqu'elle consulta sa mémoire, excuse quelques défaillances, et l'on n'est point fâché, d'autre part, de rencontrer çà et là une preuve nouvelle d'authenticité dans la façon dont un esprit féminin défigure la réalité. Les préventions d'une amitié trop ardente ou celles d'un ressentiment inapaisé troublent également le jugement de la bonne dame. Elle omet volontiers ce qui peut lui être désagréable ; ainsi ne nomme-t-elle pas une seule fois Madame Labille-Guiard, qui est entrée en même temps qu'elle à l'Académie et dont la rivalité grandissante lui a été pénible pendant tant d'années. Deux ou trois allusions perfides ne suffisent pas à renseigner sur cette artiste qu'elle voudrait faire oublier et à qui l'avenir, plus équitable, ménage une juste revanche. C'est sur la période la plus intéressante de sa vie que Madame Vigée-Le Brun a fait paraître le moins de pages. Nous savons par le menu l'histoire de ses pérégrinations à travers l'Europe, et il suffit presque, pour satisfaire le lecteur, de préciser la chronologie quelque peu flottante de ses notes de voyage. Notre curiosité est plus exigeante pour l'époque qui précède la Révolution et fut le plus beau moment de sa production de peintre. Si nombreux qu'ils paraissent, les détails donnés sur ce temps nous semblent, à juste titre, incomplets. C'est là surtout que les rectifications de noms, de dates et de jugements sont nécessaires ; c'est là que les témoignages contemporains, les correspondances administratives ou privées, les critiques des expositions, les papiers de famille, permettent d'esquisser, dans la marge de l'autobiographie complaisante, une biographie nouvelle et plus vraie. |