Le 5 janvier 1757, vers six heures du soir, le Roi quitte ses appartements, traverse le Cabinet de la Pendule et gagne l'escalier privé orné de la belle rampe de fer à son chiffre. Son Conseil vient de se terminer ; il a renvoyé les ministres, il veut retourner, en compagnie du Dauphin, à Trianon où est restée la Cour. Le carrosse est rangé au bas du degré de la cour de Marbre, les valets de pied aux portières. Le temps quoique couvert, est assez clair à cause de la pleine lune. Le Roi descend l'escalier, les huissiers tiennent des flambeaux qui éblouissent, les gardes font la haie ; il arrive à la dernière marche de la petite salle des gardes, appuyé sur le duc d'Ayen, et suivi du Dauphin, tandis que le capitaine des Cent-Suisses les précède. Un homme, raconte le duc de Croy, s'élance alors entre deux gardes qu'il fait tourner, l'un à droite, l'autre à gauche, fait tourner aussi un officier des gardes en le poussant vivement, et vient un peu par derrière frapper de toute sa force le Roi au côté droit, avec un couteau à canif, et si fort que le bout du couteau fait pencher le Roi en avant, et lui faire dire : Duc d'Ayen, on vient de me donner un coup de poing. L'homme exécute cela avec tant de promptitude qu'il rentre par la trouée qu'il a faite avant que ceux qu'il a presque culbutés soient remis, et personne ne voit le coup, tant à cause des flambeaux, que parce qu'on regardait à ses pieds à la dernière marche. Sur le propos du Roi, le maréchal de Richelieu, qui était aussi derrière, dit : Qu'est-ce que c'est que cet homme avec son chapeau ? Le Roi tourna la tête, et voyant que c'était du côté où il avait senti le coup, et y ayant porté la main qu'il avait retirée pleine de sang, dit : Je suis blessé ! Qu'on arrête cet homme et qu'on ne le tue pas. Un valet de pied, qui tenait la portière, voit couler du sang et s'écrie : Le Roi est blessé ! On saute au collet de l'homme et le Roi retourne sur ses pas. On veut l'emporter, il dit : Non, j'ai encore la force de monter ; et il remonte effectivement son escalier, ayant jusque-là marqué beaucoup de courage et de présence d'esprit. Arrivé dans sa chambre, il remarque le sang qui coule en abondance. Il se crut blessé à mort, continue Croy : Oh ! je suis frappé ! Je n'en reviendrai pas ! Le sang et l'inquiétude l'affaiblissant, il demande, à plusieurs reprises, un confesseur et un chirurgien. Comme toute sa Maison était à Trianon, pendant assez longtemps il manqua de tout. Il n'avait pas de draps dans son lit, ni de chemise. On ne put trouver qu'un peignoir. La tête tournait à tout le monde. On courait de tous côtés. Les plus sages dirent qu'il fallait laisser couler le sang. Le Roi se trouva mal et crut que c'était le coup et qu'il se mourait. Il pressa pour un confesseur. L'aumônier de quartier arriva. Il se confessa à la hâte et demanda instamment l'absolution, sous condition et promesse de se confesser plus amplement et mieux, s'il avait le temps. On la lui donna. Un petit chirurgien arriva, qui lava la plaie, mais n'osa sonder sans l'arrivée du premier chirurgien. La Martinière, qui était à Trianon, arriva enfin. Il sonda la plaie et dit qu'elle n'était pas profonde et qu'il ne la croyait pas dangereuse, mais l'idée vint à tout le monde, et au Roi, que le poignard était empoisonné. Cela redoubla l'inquiétude. Mesdames arrivèrent au bruit, et, trouvant le Roi blessé, baignant dans son sang, s'évanouirent par terre autour du lit. Il y en a qui restèrent même fort longtemps sans connaissance. M. le Dauphin, tout en pleurs, mais conservant de la présence d'esprit, donnait ordre à tout. La Reine arriva et crut que ce n'était qu'une colique, mais, voyant le sang, elle se trouva mal aussi. Le Roi demandait encore à se confesser. Le confesseur du Roi arriva. Le Roi fut avec lui encore une demi-heure, et l'on crut que c'en était fait de Mme de Pompadour, et que le règne de la dévotion allait reprendre... Le Roi fit, devant tout le monde, une espèce d'amende honorable, demandant pardon à ses enfants des scandales qu'il avait pu leur donner, la Reine des torts qu'il avait pu avoir avec elle. Il dit à M. le Dauphin qu'il allait régner, et qu'il serait plus heureux que lui, que le royaume serait en bonnes mains. Tous fondaient en larmes. Que devenait pendant ce temps l'assassin ? Dès qu'on le saisit il dit : Eh bien ! c'est moi ! Il n'en faut pas chercher d'autre. En frappant le Roi il avait son chapeau sur la tête. On assure que, quelqu'un lui ayant dit de le mettre bas, il s'écria : C'est comme cela que je regarde les Rois. On l'entraîna, raconte Croy, dans la salle des gardes. On le fit dépouiller tout nu. On trouva un couteau de Namur dans sa poche, dont un côté à lame ordinaire, l'autre à grand canif, comme sont ces couteaux-là. On compara à l'habit percé du Roi, et l'on vit que c'était avec ce canif qu'il l'avait percé. On lui demanda s'il était empoisonné. Il assura que non et qu'on pouvait être tranquille de ce côté-là, mais, pour se faire valoir, il dit : Qu'on prenne garde à M. le Dauphin ! On lui demanda s'il avait des complices. Il répondit : Si j'en ai, ils ne sont pas ici ! Ce qui frappe le plus, c'est qu'on lui trouva environ trente-cinq louis en or ou en argent et un numéro i dans son chapeau. On crut une conspiration. On mit des gardes partout, et tout en l'air. M. de Machault, garde des Sceaux, arriva et, étant violent avec un air posé, il dit qu'il fallait lui brûler les pieds pour le faire parler. Des gardes en fureur firent rougir les tenailles et lui brûlèrent très fort les pieds, dont il pensa mourir, dans la suite. Cela fit tort à M. de Machault. Le criminel se débattit beaucoup, et ne dit rien. Enfin on l'emporta à la geôle de Versailles. Cependant, dans la Chambre du Roi, on craignait toujours l'empoisonnement. Vers minuit, on leva l'appareil et, comme nulle mauvaise marque n'apparaissait, les esprits commencèrent à se tranquilliser. Le lendemain, dès la première heure, le Cabinet du Roi fut envahi par tous ceux qui en avaient l'entrée. Plusieurs témoins, à côté de Croy, ont rendu l'atmosphère de ces journées. Voici les impressions du cardinal de Bernis, alors ministre : En entrant dans le Cabinet du Roi, j'aperçus l'Extrême-Onction sur la table et des prêtres en surplis ; tel est le premier objet qui frappa ma vue. Les ministres qui n'avaient pas les grandes entrées étaient rassemblés dans le Cabinet ; le maréchal de Belle-Isle et M. d'Argenson étaient seuls dans la chambre de Sa Majesté avec la famille royale... Une heure après être arrivé dans le Cabinet du Roi, je fus frappé de l'oisiveté dans laquelle on laissait les ministres et de la liberté que chacun avait de voir le scélérat qui avait frappé le Roi d'un coup de canif... M. le Dauphin sortit et, en m'adressant la parole ainsi qu'à MM. de Moras et de Paulmy, il nous, demanda si nous pensions qu'il fût nécessaire d'assembler le Conseil. Eh ! sans doute, Monseigneur, répondis-je ; jamais il n'a été plus indispensable de l'appeler. — Mais, continua le Dauphin, les autres ministres ne sont pas ici. — Donnez vos ordres, Monseigneur, et ils s'y rendront. M. le Dauphin rentra dans la chambre du Roi, prit les ordres de Sa Majesté pour assembler les ministres et les donna au maréchal de Richelieu, gentilhomme de la Chambre en exercice. Le Conseil assemblé dans l'arrière-cabinet du Roi, M. le Dauphin exposa... l'objet sur lequel le Conseil avait à délibérer. Un autre témoin en mesure de bien voir, Dufort de Cheverny, anime par ces précisions l'intérieur royal pendant ces événements : Je montais dans le Cabinet du Roi, c'était ma place. J'y trouvai Caterly, huissier du cabinet, Forgés, capitaine de vol, et le service personnel, comme médecins et chirurgiens. Tous ces messieurs jouent un grand rôle dès qu'un roi est malade. Ainsi c'était une nuée d'habits noirs à ne pas en finir ; toutes les pièces en étaient pleines. Le Roi couché dans sa vraie chambre à coucher, derrière son cabinet, enfermé entre ses quatre rideaux, n'ouvrait la bouche que pour demander des choses indifférentes ; il était tout entier à ses réflexions. Un assassinat dirigé contre lui était bien fait pour lui en inspirer. Le canif à deux lames (car c'en était un), était encore sur la cheminée du conseil ; nous le maniâmes tous. La Martinière, premier médecin, sur les craintes qu'on témoignait que la lame fût empoisonnée se hâta de les détruire ; il prouva que le jus de morice [?] dont les sauvages empoisonnent les fers de leurs flèches, ne pouvait exister sur une lame polie et faite en France. Il rassura entièrement le duc de Gesvres et le comte de Tresures, ainsi que nous tous. L'appareil fut levé pour la seconde fois et La Martinière assura que cela n'aurait point de mauvaise suite, malgré un bulletin alarmant qu'il avait publié avec M. Sénac dans le premier mouvement. Le Cabinet du Roi, note Dufort de Cheverny, était une chose très curieuse pour l'œil observateur. C'était le foyer de toutes les intrigues, et pourtant l'homme qui n'y aurait passé qu'une heure n'aurait rien vu, rien deviné. Tous les visages peignaient l'inquiétude, tous les discours se rapportaient à la santé du Roi. Des mots à l'oreille faisaient toute la besogne. On s'inquiétait de Mme de Pompadour, dont le sort dépendait de la vie du Roi, ou de l'impression que lui aurait fait cet événement. Les courtisans intriguaient. Tous les regards se tournaient vers le Dauphin ; c'était le soleil levant. Aidé de ses menins et de la famille royale, il donnait des ordres pour empêcher qu'on ne troublât la tranquillité du Roi. Les courtisans pouvaient paraître au bouillon, comme le raconte Dufort : C'est une grande cérémonie que le bouillon qu'on donne à un roi malade ; toutes les trois heures, il arrive à l'heure dite ; il est déposé sur la table de marbre, gardé par le premier maître d'hôtel, goûté par l'échanson et le médecin. L'huissier annonce le bouillon du Roi ; on ouvre la porte de la chambre, ceux qui sont dans le cabinet le suivent ; le premier médecin, le premier gentilhomme se trouvent dans la chambre. Nous suivîmes ; le Roi était couché dans ses doubles rideaux, la chambre fort éclairée, le lit fort noir. Nous ne vîmes que son bras qu'il avança, il n'ouvrit pas la bouche ; et l'huissier de dire : Messieurs, retirez-vous. Pendant plusieurs jours le Roi resta ainsi prostré, plongé dans les méditations que l'attentat avait fait naître en lui. Quand La Martinière avait sondé la plaie et dit qu'elle n'était pas profonde : Elle l'est plus que vous ne le croyez, avait répondu le Roi, car elle va jusqu'au cœur. Le Roi — c'est toujours Dufort de Cheverny, qui parle — ayant l'air très tranquille dans son lit, faisait ses réflexions ; elles étaient tristes. Obsédé par sa famille et ses enfants, il se souvenait parfaitement de Metz, tandis que les autres l'avaient oublié. Il avait eu grand'peur et n'en témoignait rien. Il craignait que sa conduite privée ne lui eût fait perdre l'amitié de son peuple. Contrarié par tous les Parlements du royaume, qui avaient fait entre eux une coalition, le compte qu'on lui rendait, avec des réflexions, sur les propos de l'assassin, lui en faisait faire d'amères. Il pensait qu'il ne pouvait plus sortir, sans courir risque de la vie ; qu'il allait être réduit à mener la vie la plus contrariante pour ses goûts, qui n'étaient pas éteints, et peut-être à se séparer d'une femme qui avait pris un grand empire sur son esprit. Il resta dans cette perplexité près de huit jours, entre ses quatre rideaux ; le neuvième, les médecins et chirurgiens assurèrent qu'il n'y avait plus rien à craindre. Lorsqu'on appelait pour le bouillon, il recevait, les rideaux ouverts, ne disant mot. La première fois que nous pûmes le voir, cette superbe figure d'homme jeta sur nous tous un regard de chagrin ; il semblait qu'il voulût dire : Regardez votre roi qu'un misérable a voulu assassiner, et qui est le plus malheureux de son royaume ! Cette tristesse frappait tous ceux qui approchaient le Roi. Lorsque, certain de l'absence de tout danger, Dufort de Cheverny vint lui demander, comme introducteur des ambassadeurs, quel jour il recevrait ceux-ci, Louis XV lui répondit si laconiquement, si tristement, mais d'une manière si ferme, qu'il était aisé de voir que sa tête était plus malade que son corps. Tout le corps diplomatique s'y trouva ; le Roi ne fit aucune question, tout le monde garda un profond silence, aucune présentation n'eut lieu. Les ambassadeurs eurent le temps de le contempler ; un signe de tête leur annonça qu'ils étaient congédiés. Ils continuèrent leur cour auprès de la famille royale, et revinrent depuis ce jour-là régulièrement tous les mardis. Cependant le Roi commençait à se lever. Il quittait parfois sa chambre et paraissait même dans son cabinet lorsqu'il y avait peu de monde. Le train de l'intérieur de ses pièces recommença. Le lendemain du jour où il avait accueilli les ministres étrangers, il reçut les dames de la Cour, au nombre de cent soixante-trois, dans son cabinet, en robe de chambre, frisé et poudré ; il était assis dans son fauteuil, la jambe droite sur un tabouret. Chaque matin, Mesdames et la
Dauphine venaient avec leur suite avant la messe, allaient à la chapelle et
revenaient après faire leur cour, jusqu'à ce que le Roi leur eût fait un
signe. Alors chaque personne de la famille royale s'avançait, lui baisait la
main ; il l'embrassait, et tous s'en allaient avec leur suite, qui, en
passant, faisait une révérence au Roi. Ces tristes étiquettes durèrent plus de douze jours. Nous voyions que le Dauphin voulait s'emparer de l'esprit de son père, il le suivait dans tous ses mouvements ; le Roi le traitait avec bonté comme à l'ordinaire, et rien de plus. Les princes du sang restaient, mais n'étaient comptés pour rien. Le Roi demeure triste et taciturne. Dans ses longues réflexions, quelle place accorde-t-il à Mme de Pompadour ? La famille royale, maîtresse de l'intérieur, bien sûre que toutes les communications étaient interrompues, et que le Roi ne parlait en particulier à personne des petits appartements, ne pense qu'à écarter la favorite. Pendant les onze jours qu'il garde la chambre, il laisse sans message l'amie que ce silence torture, à quelques pas de lui. Pas une fois, dans une conversation, il n'a montré qu'il songe à elle. Observé par les siens, par la Cour entière, absorbé par ses réflexions noires, il rêve de longues heures, l'imagination remplie du terrible événement. On se demande le sort qu'il réserve à la marquise. Qu'était devenue en effet Mme de Pompadour ? Le soir même de l'attentat, elle était revenue de Trianon avec les principaux courtisans et avait gagné son appartement. Dès la première minute, toute la Cour avait songé à elle. N'allait-elle pas être obligée de quitter Versailles ? Elle passa toute la nuit en pleurs, soutenue par quelques intimes et par son ami, le médecin Quesnay, qui lui apportait fréquemment des nouvelles du Roi. Ce furent de longues heures d'agonie. Dès le lendemain matin, les intrigues commençaient autour d'elle. Son appartement, raconte Mme du Hausset, sa femme de chambre, était comme une église, où tout le monde croyait avoir le droit d'entrer. On venait voir la mine qu'elle faisait sous prétexte d'intérêt ; et Madame ne faisait que pleurer et s'évanouir. Les uns s'efforcent de la rassurer ; les autres lui laissent entrevoir la nécessité du départ. Le fidèle abbé de Bernis, attendri par ses cris et ses sanglots, lui conseille la fermeté, ajoutant qu'elle ne se livrât point à des conseils timides, qu'amie du Roi et n'étant plus sa maîtresse depuis plusieurs années, elle devait attendre ses ordres pour s'éloigner de la Cour, qu'étant dépositaire des secrets de l'État, des lettres de Sa Majesté, elle ne pouvait disposer de sa personne. Mais une visite la bouleverse. C'est celle de M. de Machault. Elle le croyait son ami. Poussé par M. d'Argenson, qui déteste la favorite, le ministre vient lui conseiller le départ. Dès qu'il est sorti, elle gémit : Il faut que je m'en aille ! Elle claquait des dents ; on lui fait prendre de l'eau de fleur d'oranger. Elle appelle son écuyer et lui donne l'ordre de préparer son hôtel de Paris et de dire à ses cochers de se tenir prêts à partir. Elle s'enferme ensuite avec l'abbé de Bernis, M. de Soubise, M. de Gontaut, quelques intimes. Tous la supplient d'attendre, la blâment, la rassurent. La maréchale de Mirepoix, qui vient d'entrer, s'écrie : Qu'est-ce donc, Madame, que toutes ces malles ? Vos gens disent que vous partez ? — Hélas ! ma chère amie, le maitre le veut, à ce que m'a dit M. de Machault. — Et son avis à lui, quel est-il ? dit la maréchale. — Que je parte sans différer. — Il veut être le maitre, votre garde des Sceaux, et il vous trahit : qui quitte la partie, la perd. Le frère de la marquise, Marigny, appuie la maréchale, décide sa sœur à rester. Les larmes sont essuyées, la tranquillité affectée, les soupers repris. Mais le Roi ? Ses intentions restent ignorées. Il ne donne pas signe de vie, et Mme de Pompadour ne peut l'atteindre. Toutes les avenues, toutes les communications lui sont fermées ; la famille royale obsède l'appartement. Pourtant sa revanche est proche. Dufort de Cheverny nous l'a racontée : Un jour, il était près de deux heures et le cabinet presque vide, tous ayant pris congé ; il ne restait auprès de la porte de l'intérieur que Champcenetz, Fontanieu et le marquis de Croissy, courtisan assidu. Fontanieu me dit de rester, parce qu'il voyait que le Roi faisait traîner le temps ; je m'établis donc avec eux. Le Roi avait sa robe de chambre, son bonnet de nuit, et à la main une canne sur laquelle il s'appuyait légèrement. Tantôt il regardait par la fenêtre, tantôt il s'arrêtait et rêvait. Le Dauphin, à qui le Roi ne faisait pas signe de s'en aller, causait avec le marquis de Trucy ; la Dauphine n'osait prendre congé. Enfin, le Roi, sûr que tout le monde est à dîner, fait le signal du départ à la Dauphine, qui s'avance, le salue à l'ordinaire et s'en va. Elle était accompagnée de plusieurs dames, entre autres de la duchesse de Brancas, surnommée à cause de sa taille, la grande ; le Roi, qui la connaissait particulièrement, parce qu'elle allait souvent chez la marquise, s'avance vers elle lorsqu'elle s'en allait et lui dit : Restez un moment. Le Dauphin regarde. — Le Roi dit à Mme de Brancas : Donnez-moi votre mantelet. Elle le détache et lui donne : il le place sur ses épaules, fait un tour dans le cabinet sans rien dire, après l'avoir saluée, et s'en va. Il s'achemine à l'instant du côté de l'intérieur. Le Dauphin, accoutumé à le suivre, s'avance. Il n'est pas à moitié de la pièce que le Roi se retourne et lui dit : Ne me suivez pas. Nous voyons la manœuvre et entendons le propos. Le Dauphin obéit et se rendit à l'instant chez lui pour dîner. Fontanieu et Champcenetz se dirent : La chose est trop intéressante pour dîner ; j'en dis autant. M. de Maillebois arrive ; on lui conte tout, et nous voilà tous les quatre à attendre. Le Roi revient entre les trois et quatre heures. — Ce n'était plus le même homme. Au lieu d'un regard triste et sévère, son air était calme, son regard agréable ; il avait le sourire sur les lèvres et causait sans humeur. Il nous adressa la parole à tous, fit des plaisanteries sur le mantelet dont il s'était affublé, et nous quitta en disant qu'il allait dîner et qu'il nous exhortait à en faire autant. Il rentra : nous n'eûmes pas de peine à deviner qu'il avait été faire une visite à Mn" de Pompadour. Une seule conversation d'une amie, intéressée à sa conversation plus que personne dans son royaume, avait guéri son esprit plus malade que tout le reste. On imagine la scène. Le Roi prend un escalier intérieur qui descend au rez-de-chaussée. Il ouvre une porte familière et le voici chez Mme de Pompadour. Elle attendait depuis quelques jours, après les anxiétés qu'elle avait traversées, sûre maintenant de recevoir cette visite quotidienne, devenue nécessaire au Roi comme à elle-même. Ce n'est plus que l'amitié qui les réunit. Depuis que la marquise a quitté son appartement d'en haut, de l'Attique, et qu'elle est descendue dans les somptueuses pièces qui ouvrent sur le parterre du nord, tout s'est trouvé changé dans sa vie. Dans ces beaux salons fréquentent les ambassadeurs et les académiciens, les maréchaux en quête d'un régiment, les artistes et les philosophes. C'est dans ce beau logis qui, pendant quatorze ans, a vu défiler tout le siècle et où la malignité publique a cru que se décidait la politique du royaume, qu'elle mourra. Après l'attentat, le Roi reprend ses habitudes dans le cabinet de laque rouge. La marquise avait retrouvé son pouvoir. Elle avait eu le secret d'effacer les idées noires de l'esprit du Roi ; elle avait su taire le supplice qu'elle avait enduré en doutant de lui : On s'était attaché indirectement à lui prouver que c'était à lui personnellement qu'on en voulait, que c'était peut-être une haine, une conspiration qui tenait aux prêtres, et qu'il fomentait par son indifférence. Mme de Pompadour avait fait tout le contraire ; elle lui avait montré que Damiens était un scélérat, fou et enragé, et qu'il n'y avait aucune conspiration. Elle lui fit voir l'alarme générale qui s'était produite dans le royaume, et combien tous les parlements avaient détesté cette action. Elle lui avait dit que cet accident le mettait à l'abri de tout autre pareil, par le sentiment d'effroi général et par l'attachement que ses peuples lui avaient montré. Enfin elle avait versé tant de baume dans ses plaies que le soir il s'habilla et le lendemain reprit la chasse et les soupers des Petits Appartements. |