Louis XV est une des figures les plus contestées de notre histoire. Il se trouve que j'ai passé trente ans dans le décor de sa vie, traversé quotidiennement les appartements, les cours, les escaliers qui évoquent, au Château de Versailles, les anecdotes de son règne. J'ai reclassé ses portraits, ceux de sa famille, de ses ministres, de ses maréchaux. De cette intimité avec un temps trop décrié, j'ai acquis peu à peu une connaissance, appuyée sur la confrontation des mémoires, des correspondances inédites et des pièces d'archives. J'ai progressivement rectifié, dans ma propre pensée et dans mes livres, les jugements trop sévères que m'inspirait la tradition. C'est un bon témoin du siècle qui, le premier, a guidé la pensée de l'historien vers plus de justice. Parmi les meilleurs opuscules de Voltaire comptent le Panégyrique de Louis XV et l'Éloge funèbre du même roi. On les trouve quelquefois à la suite du Siècle de Louis XV, auquel fait tort injustement son Siècle de Louis XIV. Ces pages d'éloquence optimiste causent d'abord quelque surprise. Les premières datent de cette paix d'Aix-la-Chapelle, conclue en 1748, que le vainqueur ne voulut pas faire en marchand mais en roi, et qui marque par cela même, et quoi qu'ait pu coûter ce désintéressement, l'apogée moral et militaire de la France. Comptez les [temps], depuis Charlemagne ! s'écrie Voltaire ; quel siècle trouvons-nous comparable à notre âge ? Célébrant une époque aussi glorieuse, il applique sans scrupule à son panégyrique les lois de ce genre littéraire établies par Pline pour Trajan. Sans doute s'agit-il pour lui de plaire à la jeune Pompadour et de justifier un brevet d'historiographe ; mais le ton reste digne, l'adulation discrète, l'écrivain croit à son sujet, et son public avec lui. A mi-course de son règne, Louis XV est reconnu l'arbitre de l'Europe et le monarque le plus sage. Il n'y a pas encore quatre ans que la France, à la suite de la maladie de Metz, qui a manqué le lui ravir, a décerné à son roi le surnom tout neuf de Louis le Bien-Aimé. L'Eloge funèbre, qui est de 1774, comporte quelques réserves. On ne doit aux morts que la vérité, a dit ailleurs notre philosophe. Le goût de la vérité s'unit ici au sentiment de la justice. Voltaire, inquiet des calomnies qu'il entend, met en garde l'avenir contre le torrent d'erreurs qui va submerger une mémoire. Il avertit de ne recueillir aucune de ces fables secrètes que la méchanceté ou la seule envie de parler débite sur un prince de son vivant, que l'erreur populaire accrédite et qu'au bout de quelques années les historiens adoptent en se trompant eux-mêmes et en trompant la postérité. Ces périphrases qualifient par avance bien des sottises qu'on nous débite et que nous répétons pieusement. Si Louis XV est apparu, depuis ce temps, comme la plus impopulaire de nos figures royales, cela ne tient pas seulement aux fautes de conduite qui amoindrirent son prestige et aux malheurs de nos armes dans la guerre de Sept-Ans. C'est surtout qu'il a été la victime de tous les partis. Les amis des Jésuites ne lui ont jamais pardonné la suppression de 1764 ; ceux des Parlements, la cassation de 1771 ; les révolutionnaires ont fabriqué en lui un monstrueux exemple du pouvoir absolu ; enfin il eut affaire aux deux grandes puissances de l'opinion européenne, la presse anglaise et le clan prussien. Nulle coalition ne fut plus étrange ni plus acharnée. L'Angleterre poursuivait l'habile adversaire qui préparait pour nous une revanche décisive ; Frédéric II, démasqué par Louis XV et presque conduit à sa perte par le renversement des alliances, tenait à ses ordres toutes les plumes vénales du temps. Quelle aubaine que les scandales d'une vie privée, visible de si loin sur ce beau théâtre de Versailles ! et que de clientèle pour les libellistes Ces princes d'Allemagne et d'ailleurs, dont les mœurs dépravées ou brutales étaient fort au-dessous de celles du roi des Welches, régalaient leur malveillance d'anas ineptes qui viendront jusqu'à nous, et y trouvaient excuse à leur crapule. Comme toujours, habituée à se diffamer dans ses maîtres, la France fournissait contre elle-même des armes toutes prêtes à ses ennemis. L'image falsifiée du Bien-Aimé s'impose à nous par une tradition littéraire déjà longue. Paresseux, dissimulé, cruel à ses heures, indifférent à ce qui n'est pas ses plaisirs, livrant le royaume à des femmes indignes, n'est-ce pas l'enseignement historique que nous reçûmes ? Que de pages romantiques, d'Arsène Houssaye aux Goncourt, ont décrit le règne des cotillons ! Le grand public s'en tient à ces lectures, auxquelles il ajoute Alexandre Dumas. Il croit que Louis XV a dit avec égoïsme : Après moi, le déluge !, alors que c'est la prévision attristée d'une intelligence clairvoyante sur les maux qui vont emporter la monarchie. On l'accuse de sécheresse et d'ingratitude, pour un mot cynique, qu'il n'a jamais dit, sur l'enterrement de Mme de Pompadour et sur le mauvais temps de son dernier voyage. Il y a aussi certaine histoire de cafetière chez Mme du Barry dont on ne trouverait pas aisément une source honnête. Ces racontars stupides sont abondants pour Louis XV. Le roi, qui a donné à la France la Lorraine et la Corse, aurait pu avoir une autre légende. La sienne est atroce. Ses brillants soupers sont montrés comme des orgies ; la fâcheuse maison de fermier galant — ni moins, ni plus —, qui se cache dans le quartier du Parc-eux-Cerfs, devient un antre effroyable de débauches ; Michelet, dont la crédulité est sans limites, flétrit l'inceste installé dans l'appartement royal ; et l'honnête Tocqueville, comme Lamartine, se voile la face. On a refait déjà sur bien des points le tableau de ce long règne où soixante années ont nécessairement multiplié les contrastes. Ce ne sont pas les historiens monarchistes qui ont montré toujours le plus d'équité. C'est un Flammermont qui a réhabilité Maupeou ; c'est un Albert Sorel qui a rendu justice à la politique secrète du roi ; c'est un Frédéric Masson qui a vengé Bernis d'un siècle de railleries imméritées[1]. Cependant, les ouvrages sur la Cour gardent trop de traces des anciennes animosités. Louis XV ne pourrait-il être regardé d'un œil calme, sans passion ni parti pris, et étudié en dehors des écarts de sa vie privée ? Un livre très neuf l'a montré, le Louis XV de Claude Saint-André et, depuis lors, avec des écrivains aussi divers qu'Henri Carré, collaborateur de Lavisse, et M. Pierre Gaxotte, s'effacent peu à peu de notre passé national des traces injurieuses et injustifiées. Dès l'enfance et l'adolescence de l'élève de Fleury, on voit apparaître le fond de son caractère : on saisit déjà en lui la déception précoce, la fatigue de toutes choses, qu'on aurait crues plus tardives ; on découvre l'influence du grand-oncle, le Régent, dans cette timidité orgueilleuse, cet attrait pour le mystère et cette tristesse particulière à ceux qui croient à la fatalité. Mais voici d'autres images : le mari longtemps fidèle, le père excellent et tendre, qu'il est curieux de surprendre dans l'intimité de la famille ; puis l'amant, parmi des maîtresses qui se disputent le prince le plus adulé et le plus beau. Que de récits connus prennent un accent inattendu suivant la voix qui les raconte ! Le plaisir n'a jamais empêché Louis XV de remplir exactement ses devoirs de roi. On ne voudrait point excuser des fautes qui appartiennent à l'histoire. Mais il serait équitable de laisser à la figure du souverain ce qu'elle a pu avoir de grandeur. Quelle fausse connaissance des milieux a pu le montrer flottant dans les décisions graves, livré aux impulsions féminines et laissant le royaume aux mains d'un caprice ? Même au temps de la favorite la plus écoutée, la volonté royale suit sa ligne et, s'il m'est permis de citer un livre après ceux que j'ai déjà nommés, je renverrai sur ce point à celui qui a pour titre Mme de Pompadour et la politique. La marquise apparaît désormais dans un rôle moins brillant que celui que lui donne la tradition et qui n'est pas sans faire quelque honneur à son dévouement de bonne sujette. Pendant les quatorze années d'amitié qui succédèrent à un autre lien, elle sut garder auprès du Roi un rôle de confidente plutôt que de conseillère. Les lettres et les actes de Louis XV prouvent qu'il n'eût pas admis de collaboration indiscrète. Dès sa jeunesse, il s'était formé au métier de Roi. Le maréchal de Noailles l'initiait à
la politique et développa en lui le sens du gouvernement. Boutaric, révélant,
sous le Second Empire, leurs précieuses correspondances des Archives, était
surpris lui-même de les trouver si probantes : On
apprendra non sans étonnement, écrivait-il, que
Louis XV eut des idées politiques arrêtées, qu'il voulut fermement la liberté
de la Pologne, que l'alliance autrichienne fut son ouvrage... Les contemporains
bien informés s'accordent à reconnaître en lui tout ce qu'il fallait pour faire
un honnête homme et un bon roi : de la finesse, de la dignité et, qui le
croirait ? un sincère amour du bien. C'est presque en s'excusant qu'on
introduisait alors un peu de vérité dans une histoire où n'avait régné que le
mensonge. Il faut reconnaître la part personnelle prise par Louis XV au gouvernement, aux grands essais de réforme administrative de son règne, au développement des sciences et des arts. Il faut le voir aussi à la tête de ses armées dans un rôle que n'a guère pris Louis XIV. Barbier lui en sait gré : On ne parle ici que des actions du Roi qui est d'une gaieté extraordinaire, qui a visité les places, les hôpitaux, les magasins ; il a goûté le bouillon des malades, le pain des soldats. Il veut connaître tous les officiers et leur parle avec politesse. Lorsqu'un jour le maréchal de Noailles conseille de faire avancer la Maison du Roi contre les soldats ennemis, Louis XV répond : S'il faut marcher à eux, je ne désire pas me séparer de ma Maison ; à bon entendeur, salut ! Il dit à son fils au champ de bataille de Fontenoy, qu'on ne fait pas la guerre par magnificence : Voyez tout le sang que coûte un triomphe ! Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes ; la vraie gloire, c'est de l'épargner. Nous aimons ce ton dans la victoire. Il est digne du roi qui a gagné, pour sa part, cette belle bataille avec Maurice de Saxe, et qui gagnera encore avec lui celle de Laufeld. Une autre fois, il écrit à son fils : Il est bon... que vous vous accoutumiez à vous regarder comme le père plutôt que comme le maître des peuples qui doivent être un jour vos sujets. Cette humanité est encore attestée par l'anecdote peu connue mais bien authentique qui se rattache à la découverte d'un nouveau feu grégeois destiné, dans une guerre navale, à détruire à distance les vaisseaux ennemis. La formule chimique, due au dauphinois Dupré et expérimentée avec un entier succès sur le canal d'Harfleur, fut apportée à Louis XV. S'il acheta l'invention qui, en pleine guerre avec l'Angleterre, pouvait anéantir sans péril la marine de son adversaire, ce fut pour la détruire et non pour l'utiliser. Il y voyait un nouveau fléau pour les hommes et il répugnait à sa conscience de le déchaîner sur le monde. Négociateur de ses traités, Louis XV maintiendra, même après des guerres moins heureuses, l'équilibre de l'Europe au profit de la France. L'éclipse de 1763 ne compromet rien. L'union avec Vienne contre la Prusse, le Pacte de famille contre l'Angleterre, la réorganisation rapide de notre marine assurent notre avenir prochain. Nos échecs coloniaux sont compensés par la sauvegarde de l'Amérique espagnole, par la préparation de l'indépendance des États-Unis. La vue de Louis XV, nous le savons à présent, a porté fort loin. Il n'est pas jusqu'à la politique occulte, tant décriée, qui n'ait été au service du pays. On a sur le caractère de Louis XV des témoignages singulièrement favorables. Si d'Argenson le trouve irrésolu — car il est lent à prendre un parti —, il avoue aussi qu'il est le meilleur des hommes, le Roi le plus doux et le plus tendre de cœur qui ait régné depuis longtemps. Quant à cette irrésolution, qui frappe en effet dans plus d'un moment de la vie du Roi, ce dernier en donne lui-même un jour l'explication au maréchal de Noailles dans une de ces lettres de jeunesse où il se livre tout entier : Ce qu'il y a de sûr, écrit-il, c'est que je suis très patient, peut-être trop, et que j'aime à voir clair dans les choses, après quoi je sais prendre mon parti. Une image semblable se dégage du jugement d'un grand seigneur qui a vécu dans l'intimité de la Cour, esprit pondéré et honnête homme dans tous les sens du mot. Le duc de Croy, un des meilleurs témoins du règne, a tracé ce portrait décisif où ne manquent point les ombres : Quant à son caractère, il y avait sûrement d'excellentes choses, et, en gros, beaucoup plus de bon que de mauvais. Il avait une mémoire, présence et justesse d'esprit uniques. Il ne dit jamais rien de faux et pensa toujours juste, dans sa vie. Il était doux, excellent père et parent, et le plus honnête particulier du monde. Il était instruit dans les sciences, il était surtout assez fort dans l'astronomie, la physique, la chimie et la botanique, mais avec la plus grande modestie. En général, la modestie était une qualité qui fut poussée au vice chez lui. Voyant toujours plus juste que les autres, il croyait toujours avoir tort. Je lui ai si souvent entendu dire : J'aurais cru cela (et il avait raison), mais on dit le contraire, donc je me suis trompé. — Cela ne dépend pas de moi, je n'ai pas droit de cela ! Et il mettait plutôt ses droits au-dessous qu'au-dessus. Il n'a jamais rien dit de méchant ni de dur volontairement, et s'il disait souvent : Vous mourrez bientôt ! ou autre chose pareille, c'était un mauvais tour d'enfance, et il ne voulait pas dire une chose dure. Il avait l'habitude de parler de choses lugubres de préférence. S'il n'avait pas, suivant le monde actuel, beaucoup d'esprit, il l'avait singulièrement juste et le meilleur bon sens et le plus droit possible. C'est par là qu'il ne laissa jamais gagner un ministre sur l'autre, et ne traitait, avec chacun, que de ce qui le regardait. J'ai été bien témoin qu'il était de la plus grande bravoure, mais d'une bravoure trop modeste. Il eût pu être grand général, s'il eût eu opinion de lui et s'il eût décidé, car il voyait et jugeait bien, mais il n'aimait pas la guerre parce que c'est un fléau, et qu'il n'avait rien de l'action que donne la vanité. Enfin, ce que j'ai dit mille fois dans mes Mémoires, il ne lui manquait que d'oser décider par lui-même, et de ne pas, toujours par modestie, tourner à l'avis des autres, tandis qu'il voyait mieux qu'eux. Louis XIV fut trop fier, et lui trop peu. Outre sa modestie outrée, son
principal et seul vice fut la femme. C'était le plus bel homme de son siècle,
très fort, et dès que la Reine se fut éloignée de son lit et qu'il eût goûté des
maîtresses, les libertins de premier ordre et du plus grand esprit, qui ne
cessèrent de l'entourer, et qui seuls, par ton de plaisanterie, pouvaient lui
parler, lui persuadèrent que cela est vice nécessaire à l'homme, et surtout
que les souverains de tous les temps se le sont approprié. Ainsi, il s'était
fait un calus là-dessus et pensait que, pourvu qu'à la mort il s'en repentit,
et qu'il eût les sacrements, c'était peu de chose. De là, il s'était laissé gagner par les femmes, et, ce qui fera toujours sa principale tache, il croyait qu'il n'y avait que ses maîtresses qui l'aimassent assez pour lui dire la vérité, car, désespéré à la mort de Mme de Châteauroux, au moment frappant où il l'allait reprendre après la séparation de sa maladie, à Metz, il s'écria : Ah ! qui me dira, à l'avenir, la vérité et mes vérités ? Ce fut grand dommage qu'avec de si belles choses, il s'abandonnât au dangereux vice, et plus risquable pour les rois dont tout flatte les passions, et qui sont toujours seuls, et à s'ennuyer au milieu même de la foule des adulateurs... Voilà des ombres bien malheureuses à un tableau qui était fait pour être beau, et cela causa le plus grand tort à la religion, les libertins en ayant beaucoup levé le masque, surtout sur la fin de son règne. Les réserves que fait le duc de Croy viennent de son affection pour les Jésuites que Louis XV avait consenti à supprimer contre son propre gré. De même s'explique par la fidélité à Choiseul disgracié le mot de Voltaire sur ce que Louis XV avait le malheur de trop regarder ses serviteurs comme des instruments qu'il pouvait briser à son gré. On ne saurait contester, parmi ses défauts de caractère, cette disposition d'esprit qu'engendre trop aisément le pouvoir absolu., Mais presque tous les témoignages confirment les parties favorables de l'Éloge funèbre : Son cœur était bon... Son caractère était doux et facile, et l'on a remarqué que
dans toute sa vie il ne montra aucun emportement... Son jugement en toutes choses était juste... Cette égalité d'âme, cette simplicité, il la mettait dans
toutes ses actions, dans le service auprès de sa personne, dans les ordres
qu'il donnait pour les ouvrages publics admirables dont tout autre aurait
voulut tirer quelque gloire avec justice. En cela son caractère était
l'opposé de celui de Louis XIV... Tous ses
domestiques avouent qu'on ne vit jamais un maitre plus indulgent, et tous
ceux qui ont travaillé sous ses ordres se louent de son affabilité... C'est surtout à cette sérénité qu'il faut rendre grâce de
ce qu'il ne fut point persécuteur. Il ne sonda point l'opinion des hommes
pour les condamner... Longtemps fatigué par
les querelles scolastiques qui troublaient avant lui le royaume et par ces
divisions entre la magistrature et quelques portions du clergé, il voulut
toujours donner aux disputants cette même paix qui était dans son cœur... On a pu remarquer l'allusion directe à la révocation de l'Édit de Nantes. Le parallèle est sur d'autres points favorable à Louis XV. Ainsi, il était instruit, curieux des sciences et des lettres. Louis XIV ne savait que gouverner et bâtir, ce qui suffit, il est vrai, pour faire un grand règne. Arrêtons des citations dont plus d'un lecteur s'étonnera. On voit comment le plus sceptique témoin du siècle juge un roi qui lui fut parfois assez dur. Il assure encore que la France lui gardera une obligation éternelle pour avoir aboli la vénalité de la magistrature, c'est-à-dire détruit les Parlements. Cet acte énergique suffirait à démentir la prétendue mollesse de Louis XV ; il n'est pas d'un souverain qui recule devant les responsabilités. La France périssait par la nouvelle féodalité des grandes robes. L'étonnante habileté des parlementaires était de se présenter en défenseurs des libertés publiques, alors qu'ils bataillaient pour d'insoutenables privilèges. Ils trompaient leur temps et le nôtre, et Louis XVI paya cher la faute de les avoir rappelés. Louis XV, sous qui fut tentée cette anticipation sur les temps nouveaux, avait rencontré tardivement dans le chancelier de Maupeou un collaborateur longtemps cherché. Il s'est toujours plaint, et jusqu'en son testament, d'avoir manqué d'hommes. Que n'eût-il pas fait, pensait-il, avec un Le Tellier ou un Colbert ! C'est qu'il savait fort bien les maux de la France et le danger de l'héritage légué par Louis XIV, avec la discorde religieuse et le fardeau financier. Le gouffre du trésor se creusait chaque jour sous ses yeux impuissants, et d'abord par l'exemption généralisée de l'impôt, dont il n'était point responsable. Peut-être eût-il pu mieux utiliser Machault ; du moins, lorsque Maupeou se présenta, sut-il adopter hardiment les vues de ce grand réformateur politique. Qu'importent quelques maîtresses, serait-on tenté de dire, dans un règne où de tels problèmes se posent ! Ces erreurs morales, si regrettables qu'elles soient, ont pesé d'aussi peu de poids sur les événements que les menus gaspillages sur le déficit. Laissons de tels griefs aux imaginations qu'elles contentent. Voyons plutôt que, dans un monde futile de cour qui dédaignait les symptômes de la décomposition nationale, Louis XV a eu le mérite d'en discerner la gravité. Au lieu de ressasser des anecdotes douteuses, ne convient-il pas à l'historien de regarder quelquefois du point de vue du souverain les inextricables difficultés du siècle ? Il lui arrivera d'excuser, d'admirer même à certaines heures, le prince clairvoyant qui a défendu de son mieux les institutions dont il avait la charge, et qui a mené au dehors sur des voies droites la politique de la France. |
[1] Mes propres livres, composés à des intervalles assez éloignés, firent des retouches successives du portrait de Louis XV. Ce sont, avec Marie-Antoinette Dauphine, composé le premier et qui garde encore bien des sévérités, Louis XV et Marie Leczinska, Louis XV et Mme de Pompadour, Mme de Pompadour et la politique. (Celui qui a pour titre Le château de Versailles sous Louis XV date de 1898 et n'est qu'une enquête d'érudition documentaire.)