IL y a aux Archives nationales, dans la réserve de l'Armoire de fer, un mince registre à la couverture de parchemin vert, fermé de quatre rubans fanés, qu'on ne communique plus aux visiteurs et qui est un des plus précieux souvenirs personnels de la reine Marie-Antoinette. On lit sur le plat de la reliure : Madame la Comtesse d'Ossun, Garde-robe des atours de la Reine. — Gazette pour l'année 1782. Aux vingt feuillets de ce cahier sont collés par des pains à cacheter soixante-dix.-huit morceaux d'étoffes de tout tissu et de toute couleur. Ce n'est, au premier regard, qu'un amusant recueil d'échantillons ; mais ces étoffes sont celles des robes de la Reine, c'est sur ces pages que se posaient ses doigts chaque matin, pour marquer son choix de la journée ; ce fut vraiment, comme l'indique l'inscription du premier feuillet, la gazette quotidienne de sa fantaisie. Ainsi ce modeste cahier est le témoignage le plus rare des élégances féminines du temps. Nous savons par Mme Campan à quel moment et avec quel cérémonial il était mis sous les yeux de Sa Majesté : Le valet de garde-robe de service présentait, tous les matins, à la première femme de chambre un livre, sur lequel étaient attachés les échantillons des robes, grands habits, robes déshabillées, etc. Une petite portion de la garniture indiquait de quel genre elle était. La première femme de chambre présentait ce livre au réveil de la Reine, avec une pelote ; Sa Majesté plaçait des épingles sur tout ce qu'elle désirait pour la journée : une sur le grand habit qu'elle voulait, une sur la robe déshabillée de l'après-midi, une sur la robe parée pour l'heure du jeu ou le souper des petits appartements. On reportait le livre à la garde-robe, et bientôt on voyait arriver, dans de grands taffetas, tout ce qui était nécessaire pour la journée.
PAGE DU LIVRE DE LA GARDE-ROBE. Le cahier des Archives, qui passe tant de fois de mains en mains dans les cabinets royaux, évoque tout le petit monde du service intérieur de la Reine. C'est celui-là même qui dépend directement de l'autorité de la dame d'atours et forme, dans l'immense personnel de la Maison de la Reine, un groupe privilégié, tout au moins par sa présence au plus intime de l'appartement. On verra que les souvenirs qu'on peut grouper autour de la dernière dame d'atours de Marie-Antoinette rejoignent plus d'une fois, par les chemins de l'anecdote, la grande route de l'histoire. On achève de transformer à Versailles l'intérieur depuis longtemps délabré de la Vieille Aile, qui a fait partie des premières constructions de Louis XIV et dont les aménagements successifs se sont rattachés à beaucoup d'épisodes intéressants de l'histoire de la Cour. Le premier étage contint autrefois un petit appartement réservé au duc de Bourgogne, puis le logement historique du cardinal de Fleury. Il y eut plus tard l'appartement du duc et de la duchesse de Polignac, au moment de leur grande faveur. Mme de Polignac le quitta seulement à la fin de l'automne de 1782, quand elle eut à prendre celui de la gouvernante des Enfants de France, au rez-de-chaussée de l'aile des Princes. Ce fut donc, pendant quelques années, le lieu de réunion de la société particulière de la Reine, qui prit l'habitude de passer ses soirées dans le salon de son amie favorite. Toute la Vieille Aile était d'ailleurs occupée par ce qui tenait aux Polignac. A l'étage supérieur, Mine de Polastron avait son petit logement de dame du palais, c'est-à-dire quelques chambres basses et mansardées dont l'aspect semblait bien modeste ; l'entresol, au-dessous de la duchesse, était réservé au comte de Vaudreuil, qui entrait chez lui par la cour des Princes et usait, à l'intérieur, des plus commodes escaliers. L'avantage qu'on trouvait à ces médiocres logis était d'être au centre du château, à proximité des appartements royaux et de celui de Mme de Polignac. Celle-ci n'était point à l'étroit dans le sien, depuis qu'elle avait obtenu qu'on l'agrandît ; au moment où elle le quittait, elle disposait d'une vue de neuf fenêtres sur la cour Royale et de pièces de réception tout à fait convenables pour accueillir Sa Majesté. Ces détails oubliés depuis le temps de Marie-Antoinette, je venais de les fixer dans cette Vieille Aile de Versailles en retrouvant dans les pièces d'archives le nom des occupants anciens. A peine évoqués, ils vont s'effacer encore. Les lambris et les parquets détruits à cette heure étaient en fort mauvais état, et les cloisons d'autrefois, les escaliers dérobés ne pouvaient plus être conservés. On a épargné quelques cheminées simples et gracieuses, qui restaient en place et montraient le caractère de l'ancien logis. Mais ce n'est pas seulement la mémoire de Mme de Polignac qui va s'en retirer davantage ; c'est encore celle de Mme d'Ossun, dernière dame d'atours de Marie-Antoinette, -qui lui succéda dans son appartement comme dans la faveur de la Reine. Geneviève de Gramont, mariée à quinze ans, le 26 janvier 1766, à Charles-Pierre-Hyacinthe, comte d'Ossun, était la nièce du duc de Choiseul et la sœur du duc de Guiche. Cette parenté l'avait depuis longtemps rapprochée de la Reine qui l'attacha à sa Maison et l'appela en 1781 à l'importante charge de dame d'atours pour remplacer la duchesse de Mailly. Mme d'Ossun avait alors trente ans, étant née le 13 juillet 1751, et le sérieux de son caractère la désignait pour ces délicates fonctions. Elle ne cessa dès lors de recevoir de sa maîtresse des marques toujours plus grandes d'estime et d'affection. Déçue par Mme de Polignac ou plutôt par l'avidité mal dissimulée de tout l'entourage de celle-ci, Marie-Antoinette semble avoir trouvé dans une amitié plus désintéressée l'occasion, tant de fois cherchée, de donner sa confiance sans réserve. Tous les témoignages s'accordent en faveur de Mme d'Ossun. Il faut un certain temps pour la goûter, car chez elle les dehors manquent et aussi le piquant de l'esprit ; c'est le contraste le plus complet avec la séduisante Polignac, mais l'intelligence est nette et sans arrière-visées d'ambition. Quand Marie-Antoinette s'est mise à venir régulièrement chez sa dame d'atours, elle lui a offert un traitement pour l'indemniser de ses dépenses de réception quotidienne. La comtesse, qui a peu de fortune, a demandé seulement quelques milliers de livres par mois et depuis n'a rien sollicité pour elle, ni pour personne. Le bonheur d'avoir chez elle sa Reine lui suffit, et, s'il lui vient enfin une pension du Roi, c'est Marie-Antoinette qui a exigé qu'elle l'acceptât. L'état des finances ne permet pas à la souveraine de rien faire pour cette amie de ce qu'elle a prodigué pour l'autre, Mme d'Ossun s'ingénie à lui procurer les mêmes plaisirs. Elle la reçoit à dîner avec quatre ou cinq personnes seulement, qui apportent la gaieté sans la gêne. Elle organise de petits bals, des concerts où elle fait entendre les chanteurs à la mode, à l'époque où la Reine ne va plus à l'Opéra. Tout cela se passe dans l'appartement de la Vieille Aile qui semble destiné à l'intimité de Marie-Antoinette. Elle y retrouve un accueil fidèle, aux années de deuil et de gravité, après y avoir goûté, dans le cercle un peu futile des premières amitiés, les heures trop brèves de sa triomphante jeunesse. Quand la comtesse d'Ossun fut nommée dame d'atours, sa charge se trouvait la troisième de la Maison de la Reine, depuis que la surintendance avait été rétablie pour la princesse de Lamballe. La dame d'honneur, qui passait avant elle, était la princesse de Chimay. Avant la duchesse de Mailly, la charge de dame d'atours avait appartenu à la comtesse de Cossé, qui avait offert à la Reine sa démission, lors de la faveur accordée à Mme de Lamballe. Mme de Cossé jugeait que sa propre charge se trouvait fort amoindrie par l'introduction d'une surintendante de la Maison. Il semble, en effet, que Mme de Lamballe, d'ailleurs pourvue de riches appointements, ait réclamé quelquefois dans le service certains privilèges honorifiques, par exemple d'avoir un lit dans les cabinets, lors des couches de la Reine. Mais il n'arriva jamais que la darne d'honneur ou la dame d'atours fussent gênées par elle dans l'exercice de leurs fonctions. En quoi consistaient celles de cette dernière ? Quelles responsabilités entraînaient-elles et quels abus devaient-elles réprimer ? Sur ce sujet, on n'a guère jusqu'à présent que les détails fournis par les Mémoires de Mme Campan. Sans être dépourvus d'intérêt, ils font connaître seulement mécanique du service, comme eût dit Saint-Simon, et l'aspect extérieur qu'en voyaient les habitants de Versailles. La dame d'atours était chargée du soin de commander les étoffes, les robes, les habits de cour, de régler, de payer les mémoires ; tous lui étaient soumis, et n'étaient acquittés que sur sa signature et ses ordres, depuis les souliers jusqu'aux habits brodés à Lyon. Je crois que la somme annuelle fixe était de 100.000 francs pour cette partie de la dépense ; mais il pouvait y avoir des sommes additionnelles, lorsque les fonds annexés pour cet objet étaient insuffisants ; la dame d'atours faisait vendre à son profit les robes et parures réformées ; les dentelles pour coiffure, manchettes, robes étaient fournies par elle et séparées de celles qui regardaient la dame d'honneur. Il y avait un secrétaire de la garde-robe, chargé de la tenue des livres, du paiement et des lettres qu'exigeait ce détail. La dame d'atours avait aussi sous ses ordres une première femme des atours, chargée du soin et de l'entretien de tous les habillements de la Reine ; deux femmes pour plier et repasser les objets qui en étaient susceptibles ; deux valets de garde-robe et un garçon de garde-robe ; ce dernier était chargé de transporter à l'appartement, tous les matins, des corbeilles, couvertes en taffetas, qui contenaient tout ce que la Reine devait porter dans le jour, et de grandes toilettes de taffetas vert, qui enveloppaient les grands habits et les robes.... La femme de garde-robe, pour la partie du linge, apportait de son côté une corbeille couverte contenant deux ou trois chemises, des mouchoirs, des frottoirs ; la corbeille du matin s'appelait le prêt du jour ; le soir, elle en apportait une contenant la camisole, le bonnet de nuit et des bas pour le lendemain matin ; cette corbeille s'appelait le prêt de nuit. Ces deux objets étaient du ressort de la dame d'honneur, le linge ne concernant point la dame d'atours. Rien n'était rangé, rien n'était soigné par les femmes de la Reine. Aussitôt la toilette terminée, on faisaient entrer les valets et garçons de garde-robe, qui emportaient le tout, pêle-mêle, dans ces mêmes toilettes de taffetas, à la garde-robe des atours, où tout était reployé, suspendu, revu, nettoyé avec un ordre et un soin si étonnants que les robes, mêmes réformées, avaient tout l'éclat de la fraîcheur. La garde-robe des atours consistait en trois grandes pièces environnées d'armoires, les unes à coulisses, les autres à porte-manteau ; de grandes tables, dans chacune de ces pièces, servaient à étendre les robes, les habits et à les reployer. Je pourrais désigner au Château les pièces destinées à ces usages, ou plutôt leur emplacement, car l'aspect des lieux a bien changé. Elles sont au-dessus du grand cabinet doré et de l'étroite pièce des bains, et prennent jour à la fois sur la petite cour des cabinets de la Reine et sur celle du Dauphin. L'escalier, par où. se faisait tout le mouvement qui nous est décrit, existe encore avec ses principaux dégagements, et l'on y peut suivre assez bien les allées et venues des gens de service. On n'est pas surpris de l'étendue de ces locaux, quand on songe à la quantité d'objets d'habillement et d'étoffes précieuses qui s'y trouvaient rangés. La Reine avait ordinairement pour l'hiver douze grands habits, douze petites robes dites de fantaisie, douze robes riches sur panier servant pour son jeu et pour les soupers des petits appartements. Autant pour l'été ; celles du printemps servaient en automne ; toutes ces robes étaient réformées à la fin de chaque saison, à moins qu'elle n'en fît conserver quelques-unes qu'elle avait préférées. On ne parle point des robes de mousseline, percale ou autres de ce genre ; l'usage en était récent ; mais ces robes n'entraient pas dans le nombre de celles fournies à chaque saison ; on les conservait plusieurs années. Les premières femmes étaient chargées de la garde, du soin et de la révision des diamants. Ce détail important avait été anciennement confié à la dame d'atours, mais, depuis bien des années, il était du nombre des fonctions des premières femmes de chambre. Un état de la garde-robe de la Reine dressé au mois de novembre 1781, au moment où Mme d'Ossun prend possession du service, apporte toutes les précisions qu'on peut souhaiter. On y trouve mentionnés cent soixante-dix articles de toilette répartis sur les quatre saisons de l'année[1]. Voici ceux de la saison du printemps. Habillements de printemps qui sont à la garde-robe de la Reine, pour servir au printemps 1782. Deux grands habits : un lilas peint jaspé à médaillon entourés de paillette, un de pou de soie puce uni. Quatre robes sur grand panier : une de crêpe à paillons, une de crêpe brodée en soie dessin de plumes, une de mousseline brodée en or, présent de l'Impératrice, une de perse fond bleu. Trois petites robes : deux de perse, une de mousseline brodée de nuances. Quatorze polonaises : une gris ardoise travaillée blanc, une rayée lilas blanc, une musulmane puce rayée satinée, une puce brochée à petits pois blancs, une de gros de tours fond gris ardoise rayée satinée bleue, une fond lavande piquetée vert et blanc, une en mousseline brodée, une en percale à encadrement de couleur. Vingt-huit lévites : une lilas jaspée, une fond merdoie brochée de mouches blanches, une carmélite jaspée en soie, une gris d'acier en soie, une couleur impériale, six en percale, six en basin, cinq en mousseline brodée, trois de deux florence, dont une prune de Monsieur, une merdoie, une couleur chocolat et trois de piqûre blanche. Les principaux fournisseurs avec qui la dame d'atours doit traiter sont inscrits sur une liste qui porte en tête : Etat des marchands, fournisseurs, ouvriers et ouvrières ordinaires de la garde-robe de la Reine. On y trouve comme marchands d'étoffes : le sieur Lenormand et le sieur Barbier, pour les étoffes de soie ; Alabat, pour les doublures ; Graze, pour les étoffes étrangères ; le sieur Marie, à Versailles, pour les occasions pressées. Les marchandes de modes sont la demoiselle Bertin, la dame Pompée, la dame Berthelot, à Paris, pour les blondes et éventails ; la dame Hamell, pour les rubans numéros ; et dans le même personnel est compris le sieur Beaulard, accidentellement. La marchande de toile et dentelles est la dame Payen, avec les sieurs Mirvault et Gerdret. Pour parfumeurs et gantiers, la Reine a le sieur Prévost, rue de l'Arbre-Sec, à Paris ; le sieur Beauclin, rue Croix-des-Petits-Champs, pour pommade de fleurs d'orange. Le sieur Dubuisson, rue des Cizeaux, fournit le rouge, et le sieur Tissot, à Versailles, pour les pâtes à main et autres choses pressées. Le marchand de bas est le sieur Boulard, à Versailles. Dans cette liste s'impose, avant tous les autres, le nom de Rose Bertin. Les fournitures de modes qui viennent de la rue Saint-Honoré font alors la plus grosse dépense de la Reine. Les détails qui vont suivre montrent en effet Marie-Antoinette tombée sous la coupe de la marchande. Comme elle a toujours souhaité suivre la mode et surtout la devancer, toutes les nouveautés les plus brillantes et les plus coûteuses ont été essayées sur sa personne, et aussitôt par les jolies femmes de son entourage. L'augmentation croissante des états de dépenses de la Maison de la Reine s'explique surtout par celles de la garde-robe, où le chapitre le plus chargé est toujours celui de Mlle Bertin. Le total de l'extraordinaire, c'est-à-dire le supplément à la somme de 120.000 livres fixée pour la parure royale, est allé en augmentant presque chaque année. On en verra plus loin les chiffres trop éloquents. Dès le premier jour, Mme d'Ossun cherche à mettre de l'ordre dans cette énorme dépense et se préoccupe des irrégularités de toute sorte qu'on a laissé s'introduire dans les usages des fournisseurs. Son administration nous apparaît dès lors en lutte contre les plus indiscrets d'entre eux et tout d'abord contre Mlle Bertin, la seule vraiment dangereuse. Les documents inédits, provenant de ses papiers personnels, nous introduisent au milieu de cette bataille et nous montrent à quels efforts fut conviée la nouvelle dame d'atours, médiocrement soutenue par sa souveraine pour la réforme de la garde-robe. Un important mémoire lui a été remis au commencement de 1782, afin de la renseigner dans le détail sur le fonctionnement du service. Il a été rédigé par ce modeste personnage qu'est le secrétaire de la garde-robe et qui travaille directement avec la dame d'atours. C'est lui qui est chargé seul de la correspondance et des liquidations, et qui, par conséquent, a mission de s'opposer au désordre et de défendre l'argent du Roi. Les pages qu'on va lire, pleines d'honnêteté, de précision et de zèle pour le bien du service, sont de celles dont abondent les archives de nos anciennes administrations. La France de l'ancien régime, même aux degrés les plus humbles de la hiérarchie, a toujours trouvé de bons serviteurs. Dépenses et fonds de la garde-robe. Les dépenses de la garde-robe sont faites sur un fonds de 120.000 livres qui se paie dans le cours de l'année à raison de 10.000 livres par mois, et sur un supplément qui s'accorde sur la demande de la dame d'atours dans l'année, d'après celle des fournitures, et qui est de la somme dont les dépenses ont excédé les 120.000 livres ordinaires. Ces dépenses ayant toujours été en augmentant depuis six ans, les suppléments ont augmenté à proportion. Le premier demandé pour l'année 1776 n'a été que de 28.000 livres. Ceux des années suivantes ont monté successivement jusqu'au point de se trouver, pour l'année dernière 1780, de la somme de io6.000 livres, c'est-à-dire que la dépense totale de cette année a été de 226.000 livres. Cette progression des dépenses n'aura cependant pas lieu pour l'année actuelle, qui sera moins chère que la précédente. On en est redevable en grande partie au deuil de l'Impératrice et à la grossesse de la Reine, qui ont procuré de la diminution dans les dépenses. Mais cette diminution par le deuil ne sera pas aussi considérable qu'elle l'aurait été, si toute la saison d'hiver en couleur ne s'était pas trouvée fournie, lorsqu'on a su la mort de l'Impératrice, et si, au lieu d'avoir de moins cette dépense d'hiver en couleur, on n'avait pas eu de plus celle de ce deuil en étoffes noires et mousselines, qui ont fait comme une double fourniture d'hiver. Cette saison, étant toujours la plus dispendieuse, fera encore monter la dépense de cette année à 36 ou 40.000 livres de plus que les fonds ordinaires. L'année dernière 1780 est entièrement soldée. L'année courante est payée en grande partie avec les fonds de cette année, qui ont été délivrés de mois en mois, et sera pareillement soldée pour toutes les dépenses faites jusqu'au dernier décembre 1781, avec le supplément que Mme la duchesse de Mailly demandera pour finir entièrement son exercice. On peut se former une idée des différentes sortes de dépenses de la garde-robe par le relevé suivant de celles de l'année dernière 1780. Elles ont monté, savoir :
Les six derniers articles de ce détail montent à peu près à la même somme depuis plusieurs années et ne varient que fort peu d'une année à l'autre. Il n'en est pas de même des deux premières, et surtout des modes, qui ont toujours été en augmentant. Les étoffes n'étaient en 1776 qu'à 42.000 livres ; elles ont augmenté depuis de 22.000 livres. Les modes étaient à la même époque à 62.000 livres et ont augmenté depuis de près de 46.000 livres. Les étoffes étaient plus chères précédemment, mais elles n'ont pas diminué à proportion que les modes ont haussé. Celles-ci n'étaient ci-devant qu'un objet d'environ 25 à 30.000 livres, et elles sont présentement à près de 108.000 livres. Ce sont donc les modes qui se sont accrues davantage et qui sont la principale et presque l'unique cause de l'augmentation des dépenses de la garde-robe. Ces modes absorbent à elles seules plus qu'il ne reste de libre de l'ancien fonds de la garde-robe ; car, le fonds étant chargé de 13.800 livres d'appointements pour les employés, il n'en reste plus d'applicable aux vraies dépenses de la garde-robe que la somme de 106.200 livres qui serait insuffisante pour payer les 108.000 livres de modes. Et, s'il fallait payer les modes par préférences et qu'on n'eût pas de supplément, il ne se trouverait plus aucun fonds pour les étoffes et pour toutes les autres fournitures de première nécessité qui resteraient sans être payées. C'est donc à ces deux objets, les étoffes et les modes, qu'il faut principalement s'attacher pour modérer les dépenses. On a déjà employé différents moyens pour y réussir. Quelques-uns ont eu leur effet et n'ont besoin que d'être maintenus ; d'autres n'ont pas eu le même succès et pourraient néanmoins être repris avec avantage par le changement des circonstances. Voici les principaux moyens dont on a fait usage jusqu'à présent : On a fixé le nombre des habits et robes nécessaires par saison et par année, en y comprenant quelques objets réservés de l'année ou de la saison précédente. Cette fixation n'est cependant pas invariable et l'on est obligé de s'en écarter quelquefois. Mais il est toujours bon d'avoir une règle qui fasse voir de combien l'on s'écarte et qui empêche toujours la trop grande multiplication des habits. Cette fixation doit encore changer à présent, en conséquence du changement survenu depuis dans les vêtements dont la Reine fait un plus grand usage. La même fixation sert non seulement pour modérer les quantités des étoffes, mais encore pour modérer les quantités des garnitures et parures qui les accompagnent. Ces garnitures sont souvent un objet de dépense plus considérable que les étoffes sur lesquelles on les applique. Une autre fixation qui ne serait guère moins importante, mais qu'on n'a pas pu faire jusqu'à présent, serait celle des différentes parures particulières que les marchandes de modes fournissent et dont l'immensité autant que la cherté font un objet de dépense très considérable. Les nombres en sont si grands qu'elles ne peuvent pas servir toutes et qu'il y en a beaucoup qui se réforment sans avoir servi. En fixant des nombres très amples de ces diverses sortes de parures, il s'en trouverait une grande quantité à retrancher. Mais l'adresse des marchandes de modes rendra toujours cette fixation fort difficile à exécuter. En variant la même parure à l'infini, elles trouvent le secret d'en multiplier les nombres. C'est ce qui a toujours empêché de pouvoir entreprendre cette fixation. Mais on croit qu'il pourra y avoir un moyen, sinon de faire cette fixation absolument, du moins de faire mettre des bornes à la quantité de ces fournitures. On a réglé que les marchandes de modes ne porteraient plus directement chez la Reine, sans en avoir auparavant la permission de la dame d'atours ou de la demoiselle de la garde-robe, qu'elles rapporteraient à la garde-robe les articles choisis pour en constater la fourniture et le prix, au lieu de les laisser chez la Reine et de n'en dire la fourniture et le prix que trois ou quatre mois après, lorsqu'elles en donnent le mémoire. La demoiselle Bertin s'écarte continuellement de cette règle, ce qui fait qu'on est fort souvent obligé de passer deux fois ses mémoires des objets qu'on n'a ni vus, ni appréciés, de les lui payer sans avoir même la certitude qu'ils ont été fournis. On espère cependant qu'on pourra remédier en grande partie à cet abus par un moyen qui n'était pas praticable jusqu'ici et qui pourra le devenir. On a obligé les marchands et fournisseurs à donner plus exactement leurs mémoires tous les quartiers, tant pour être plus en état d'en reconnaître tous les articles que pour les mieux contenir par leurs prix, qu'on peut plutôt apprécier lorsque la fourniture est récente que lorsqu'elle est plus ancienne. On a fait autant qu'il a été possible des prix faits avec les marchandes de modes, pour les garnitures de quelque conséquence, afin de ne pas les laisser maîtresses absolues de porter ces garnitures à des prix exorbitants. On a payé les marchands au bout de chaque quartier, afin de les obliger à maintenir leurs prix au pied du comptant, ce qui fait l'avantage de la garde-robe. Mais, malgré les différentes mesures, on ne croit pas qu'on puisse se flatter de ramener les dépenses de la garde-robe au point de ne plus excéder les 120.000 livres. Tout est augmenté de prix, depuis 1725 qu'il est établi. Et les nombres des parures se sont si fort multipliés, depuis que les modes ont repris faveur, que les deux causes rendront toujours cet ancien fonds plus insuffisant. On croit donc qu'il faut moins s'occuper aujourd'hui de ne pas excéder les anciennes 120.000 livres que de faire tout ce qui peut être possible pour que l'excédent soit le moins considérable qu'il se pourra. On voit que l'ensemble des réformes ou plutôt des palliatifs suggérés à Mme d'Ossun vise surtout l'augmentation continue de l'article des modes. Le service a compté pour l'enrayer sur un changement de circonstances, qui n'est autre que la nomination d'une nouvelle dame d'atours. Quant au changement des vêtements adoptés par la Reine, il s'agit sans doute de son goût nouveau pour les étoffes simples et légères et de cette mode du blanc que constatent à ce moment tous les chroniqueurs. Depuis plusieurs années, elle régnait à Bordeaux, où l'avaient introduite les créoles de nos colonies. Quand Marie-Antoinette eut la fantaisie de l'adopter, sur l'avis de la Bertin, elle fit fureur dans Paris. Bientôt, plus de robes riches, plus de garnitures sur les robes, plus de manchettes à trois rangs ; un chapeau de paille avec un ruban, un mouchoir uni sur le col, un tablier dans la maison ; plus de boucles, de hérisson, de ces folles coiffures, plus de cul-de-Paris, de pointes, plus de falbalas. La Reine porte de la mousseline blanche ou du taffetas plissé et Mme Vigée-Le Brun peint son portrait en gaulle qui permet de dire aux malveillants visiteurs du Salon que la Reine de France s'est fait peindre en chemise. On sait assez quelles critiques lui furent adressées à ce sujet. On la blâma aussi vivement de cette extrême simplicité que de l'excès de parures des précédentes saisons. C'était le temps où l'impopularité de la Reine était si grande que tous ses actes étaient travestis et ses meilleures intentions tournées contre elle. Un bon observateur du temps, l'abbé de Véri, a noté certains griefs de l'opinion contre Marie-Antoinette en ce qui regarde les modes. Ce témoignage encore inédit d'un mémorialiste célèbre date du mois d'avril 1783 et s'ajoute à ceux qu'on connaît déjà : Seul le peuple de Paris est attaché au Roi, parce qu'il rejette sur la Reine les reproches qu'il peut faire à Louis XVI. Les variétés continuelles dans les modes d'ajustements, de coiffures et d'habillements, jointes à quelques légères dépenses d'éclat, sont la vraie cause de l'indisposition populaire contre la Reine. Le petit bourgeois se dit ruiné par les fantaisies de ses femmes et de ses filles, qui veulent imiter les variétés de la Reine. Le marchand et le fabricant n'ont plus de base fixe pour prévoir ce qui se débitera. Comme le même peuple sait que le Roi n'a aucun de ces goûts et qu'il est simple dans ses manières, on l'aime pour les contrastes de ses goûts avec ceux de la Reine. Quelle que fût la simplicité des nouveaux ajustements, ces variétés continuelles et la façon de Rose Bertin ne laissaient pas de les rendre aussi coûteux que les anciens. Il n'y eut pas, en tout cas, d'économie apportée aux dépenses de la garde-robe pour la première année de Mme d'Ossun. La dame d'atours dut s'en excuser elle-même auprès du contrôleur général par cette lettre écrite de Versailles, le 16 mai 1783 : J'ai l'honneur de vous adresser, Monsieur, l'état général des dépenses de la garde-robe de la Reine pendant l'année 1782. Ces dépenses montent beaucoup plus haut que je l'aurais voulu ; mais les fêtes pour Monsieur le comte du Nord et les dispositions que j'avais faites pour le voyage de Marly, qui devait avoir lieu l'automne dernier m'ont nécessairement fait passer les bornes que je m'étais prescrites. J'ai lieu d'espérer que l'année actuelle sera moins chère par l'avance que j'ai des objets choisis pour Marly et qui, n'ayant pas servi, ont été réservés pour le printemps. Je vous prie de vouloir bien rendre compte de ces circonstances au Roi, en passant les ordres de Sa Majesté pour le supplément de iii509 livres que je demande, et dont j'ai besoin pour achever de purger les dépenses de cette année. Ces efforts de compression devaient-ils aboutir à une économie sérieuse ? Mme d'Ossun put le croire un instant, puisqu'en 1783 le supplément qu'elle eut à réclamer était ramené à 79 957 livres 8 sols. Mais dès l'année suivante les chiffres recommencent à monter et ne s'arrêteront plus. Un document comptable doit être inséré ici, pour donner au lecteur quelque idée des différents articles des dépenses royales : Pièces des dépenses de la garde-robe. Année 1784.
Les objets qui composent la somme totale des dépenses, soit :
L'article le plus considérable, qui est celui des modes, est composé : 1° Des garnitures d'habits et de robes de toute espèce, montant ensemble à 41.806 2° Des différentes parures particulières, manteaux, rubans, fleurs, bonnets, gazes, blondes pour 58.845 Détail de ce qui est composé dans ce dernier article des parures :
L'année suivante, ces dépenses montèrent encore. L'Etat général des dépenses de la garde-robe en 1785, fourni par Mme d'Ossun au 16 juillet 1786, s'élève au chiffre total de 258.002 livres. Ce fut l'année la plus coûteuse du règne ; c'est aussi celle que marque tristement l'Affaire du Collier. On aimerait trouver, dans les pièces d'archives que nous feuilletons des traces de cet assagissement de la Reine manifesté ailleurs de plusieurs manières, à partir des épreuves que lui inflige le douloureux scandale. La désaffection générale qu'elle sent autour d'elle et qui lui semble d'une si complète injustice, elle cherche à la désarmer par tous les moyens et à ramener à elle le cœur de la nation. Mais parmi tant de preuves de bonne volonté qu'elle s'efforce de donner, elle oublie ou veut oublier le chapitre sur lequel la coquetterie d'une femme s'accorde aisément de l'indulgence. Rose Bertin a gardé l'oreille de son auguste cliente et lui démontre sans cesse, par mille raisons convaincantes, qu'une reine de France se doit d'entretenir et d'enrichir le commerce des modes de Paris. Au reste, M. de Calonne reste au contrôle général des finances jusqu'en 1787, et c'est un ministre trop courtisan pour ne pas ouvrir largement ses coffres aux fantaisies de sa belle souveraine. Mal conseillée, grisée de complaisances intéressées, enchaînée par les servilités qui l'entourent, comment Marie-Antoinette, qui sait le prestige de sa beauté royale, hésiterait-elle à la parer davantage à mesure qu'en diminue la jeunesse, afin d'en conserver tout l'éclat ? Il faut avoir ces excuses dans l'esprit pour lire sans tristesse ce dernier rapport, le plus curieux sans doute et le plus instructif : Les dépenses de cette année 1786 ont été moins fortes que celles de l'année précédente d'une somme de 45.000 livres, en diminuant sur cette année 1786 les 14.000 livres qui y ont été rejetées de 1785 pour en diminuer le trop grand excédent et reportant les mêmes 14.000 livres sur cette année 1785 à laquelle ils appartiennent. Mais la diminution de ces 45.000 livres n'en est une véritable que par rapport à cette année 1785, qui a été la plus haute de toutes, car en elle-même, et par rapport aux autres années, cette année 1786 a été plutôt en augmentation qu'en diminution de dépenses. Ces dépenses y ont augmenté par la plus grande quantité de petits vêtements qui y ont été fournis en nombres démesurés, sans que les prix de ces étoffes aient été plus chers qu'ils ne devaient l'être, et par la plus grande cherté des modes, sans que les quantités de ces modes aient été même aussi nombreuses qu'à l'ordinaire. Les dentelles, linons et percales, et les parfumeries et merceries y ont aussi été plus considérables, ce qui a achevé de porter cette année aux 226.500 livres à quoi elle a encore monté, sans y comprendre les 14.000 livres du rejet de 1785, dont on a parlé ci-dessus. Il n'a pas été possible de réduire ces dépenses de plus qu'elles ne l'ont été. Les fournitures ayant été faites, acceptées et employées, on ne pouvait plus en diminuer le montant que par des réductions sur leurs prix et ces prix, exceptés ceux des modes, n'étaient susceptibles d'aucunes réductions. Les étoffes et la plupart des autres fournitures ont des prix courants et connus que les marchands n'osent pas passer, parce qu'il serait trop aisé de les en reprendre et qu'ils s'exposeraient par là à perdre la confiance ; et l'on ne pourrait souvent réduire leur prix qu'en prenant sur le bénéfice légitime qui leur appartient. H n'en est pas de même des prix des modes, qui ne sont pas, à beaucoup près, aussi connus et qui, étant aussi variés que les différents objets qui les composent, en sont d'autant plus difficiles à apprécier, surtout pour ceux qui ne sont pas par état au courant actuel de ce commerce. C'est ce qui donne tant d'avantages aux marchandes de modes pour hausser leurs prix aussi arbitrairement et aussi excessivement que quelques-unes d'entre elles le font. Et c'est aussi ce qui donne tant de matière aux réductions qui sont à faire sur leurs mémoires. Celles qui y ont été faites cette année montent à 9.000 livres. On est bien persuadé, par la connaissance détaillée qu'on a prise de plusieurs objets, qu'elles sont fort au-dessous de ce qu'elles auraient dû être ; mais on a mieux aimé rester en deçà que de risquer d'aller au delà du terme où l'on devait s'arrêter pour laisser à ces marchandes le bénéfice légitime qui leur appartient. La réduction de ces 9.000 livres a laissé encore les dépenses de cette année à la somme de 226 500 livres, c'est-à-dire à 106.500 livres de plus que le montant de l'ancien fonds ordinaire de 120.000 livres qui en font presque le double. En convenant de l'insuffisance de cet ancien fonds de 120.000 livres pour les dépenses actuelles de la garde-robe, on ne peut s'empêcher de convenir en même temps que le double de ce fonds est aussi une somme bien considérable pour les dépenses de cette seule partie. Et l'on en conviendra encore plus facilement, quand on fera attention que ces dépenses ne montent si haut que parce que les quantités des fournitures n'y sont contenues dans aucune borne, et les prix de la plus grande partie de ces mêmes fournitures par aucun frein, et que des dépenses faites de cette manière doivent nécessairement monter toujours plus haut qu'elles ne le doivent, même plus haut qu'on ne peut le dire, parce que des fournitures et des prix désordonnés ne peuvent produire que des dépenses désordonnées, pour lesquelles aucune somme quelconque ne peut être regardée comme suffisante. Le projet de les restreindre ne peut donc s'exécuter que par une diminution effective et une fixation des quantités de fournitures au plus approchant qu'il sera possible pour un service ample et aisé, et par des réductions plus réelles et plus complètes sur les prix des fournitures de modes. On se flatterait inutilement de trouver cette diminution de dépense dans la seule réduction des prix, sans réduire en même temps les quantités. Ces réductions de prix ne peuvent pas avoir lieu sur les étoffes et sur la plupart des autres fournitures, comme on l'a dit ci-dessus. Elles ne peuvent avoir lieu que sur les modes. Et ces réductions sur les seules modes, quand par un règlement plus rigoureux on les porterait au quart de ce qu'elles seraient comptées, au lieu du 20e, du 156 ou du 10e, dont on s'est en général contenté jusqu'à présent, ce serait, sur 200.000 livres à quoi l'on suppose que les modes monteraient, un objet de 25.000 livres de diminué sur la totalité des dépenses. Or que serait-ce qu'une diminution de cette somme sur les 226.500 livres à quoi les dépenses ont monté cette année, ou sur celle de 272.000 de l'année précédente ? Et, d'ailleurs, les quantités de fournitures n'étant pas fixées, de combien ces 25.000 livres de réduction sur les prix ne seraient-ils pas diminués par les plus grandes quantités de fournitures qui pourraient se faire et dont les prix entiers absorberaient une grande partie de ces réductions sur les prix. La diminution des quantités de fournitures produirait un tout autre effet. La seule diminution d'un habit supprime non seulement le prix entier de l'étoffe, mais encore celui de la façon et des menues fournitures de la couturière, et celui de la garniture entière et des fournitures accessoires de la marchande de modes. On aurait retranché peut-être un quart sur le prix de cette garniture ; mais les trois autres quarts en auraient été dus avec la totalité du prix de l'étoffe et des façons et menues fournitures qui se trouvent entièrement retranchées par la suppression de cet habit. Cette diminution des quantités étendue aux autres espèces de fourniture produirait une diminution totale des objets retranchés qui serait bien plus considérable que la simple réduction sur les prix qui en laisse toujours subsister en dépense la plus grande partie. Ces diminutions de quantités ne porteraient pas sur ce qui est indispensablement nécessaire, mais sur le superflu ou ce qui peut être regardé comme tel, comme quantité d'objets, qui ne servent ou ne paraissent même pas, et ceux dont on pourrait se passer sans que le service s'en trouve embarrassé ou gêné. La fixation des quantités des fournitures en tous genres étant faite d'après la connaissance de tout ce qui peut être nécessaire pour un service ample et aisé, il ne faudrait pas que ces quantités puissent être passées sans que la dame d'atours en ait été prévenue. Et, afin que la demoiselle de la garde-robe soit plus exactement au courant de ces quantités de fournitures, il faudrait qu'elle tînt journellement une note de tout ce qu'elle recevrait, pour en être mieux instruite et savoir quand elle devrait s'arrêter et prendre les ordres de la dame d'atours pour de nouvelles fournitures. Ces arrangements étant faits et suivis, il ne resterait plus que le règlement des prix des modes qui auraient été fournies. Ce règlement fait comme il l'a été jusqu'à présent, c'est-à-dire à peu près et sans toutes les connaissances nécessaires pour le faire comme il faut, connaissances qu'on ne peut avoir sans être actuellement dans le courant de tous les prix de ce commerce ; ce règlement serait bien imparfait et bien peu fructueux pour les diminutions qu'on voudrait faire sur la garde-robe. Il serait tout autrement utile, s'il était fait par une marchande de modes, seule en état de connaître tous les prix des objets qui composent ces modes et de les mettre à leur juste valeur. C'est ce qui fait penser qu'il pourrait être extrêmement avantageux pour la garde-robe de s'en attacher une qui serait chargée de ce règlement des prix des modes. En la prenant à Paris dans le nombre de celles qui sont les mieux accréditées et les mieux famées, ou la demandant même à la communauté de ces marchandes, on donnerait plus de fonds à ses règlements. Il suffirait qu'elle vînt à Versailles, quatre fois par an, passer deux ou trois jours après chaque saison révolue pour régler les prix des mémoires sur les objets mêmes. En sacrifiant pour cela 25 louis par an, qui feraient 150 livres par voyage et 50 lM.es par jour, on regagnerait amplement cette somme, soit par les réductions plus exactes qui seraient faites, soit même sans aucune réduction, par la circonspection que cette inspectrice inspirerait aux marchandes de modes de leurs prix, circonspection qui produirait également la diminution réelle de ces dépenses au profit de la garde-robe. Ce parti serait encore fort utile pour apprécier les garnitures des robes, que Mlle Bertin porte à une somme totale sans aucun détail des prix des fournitures qui y sont entrées, comme elle vient encore de le faire pour le dernier habit du Jour de l'An, qu'elle porte d'un seul mot à 6.000 livres. Une somme aussi forte aurait bien mérité quelque détail. Si un joaillier fournissait pour une pareille somme de diamants, il ne se permettrait pas de faire de même. Il dirait le nombre de grains ou de carats, et les prix de ces grains ou de ces carats, et le prix de sa façon, et n'exigerait pas qu'on lui donnât une confiance si aveugle que de l'en croire sur le seul prix total qu'il y aurait mis. Mlle Bertin croit apparemment qu'elle mérite, et pour elle ou au moins pour ses prix, une plus grande confiance. Quoi qu'il en soit, il est toujours très difficile, pour ne pas dire impossible, d'apprécier des objets pareils dont on n'a donné aucun détail. Et il faut, au moins pour ceux-là, être véritablement marchande de modes pour les apprécier, soit à la simple vue, soit en les démontant pour en compter, auner, peser et évaluer toutes les parties qui doivent donner le prix total. Mais il paraîtrait bien plus convenable d'obliger Mlle Bertin à donner elle-même ces détails dans ses mémoires, sous peine de se voir rayer les articles qu'elle compterait ainsi sans détail. On le lui demande depuis longtemps et on ne peut pas l'y assujettir. Les fournitures étant réglées à des quantités plus modérées et qui ne seraient passées que le moins possible, et les prix des modes étant réduits et contenus autant qu'ils peuvent l'être, il semble que, par ces deux moyens réunis, l'on pourrait se flatter de procurer une diminution considérable dans les dépenses de la garde-robe ; que si, ce qu'on croit impossible, on ne peut pas les ramener au taux des 120.000 livres de l'ancien fonds, on peut du moins les en rapprocher davantage ; que, par exemple, une somme de 40.000 livres ajoutée à l'ancien fonds de 120.000 et formant une somme de 160.000 livres pourrait suffire pour pouvoir faire aller la garde-robe sans demander de supplément ; ou que, s'il se trouvait encore de l'excédent à ces 160.000 livres, il serait assez peu considérable pour pouvoir être repris sur l'année suivante sans y causer d'embarras ; que même, toujours avec de l'ordre et quelques légères économies, on peut parvenir dans certaines années à ne pas dépenser la totalité de ces 160.000 livres, ce qui produirait des revenants bons qui, étant mis en réserve, serviraient dans les occasions à subvenir aux excédents plus forts de quelques-unes des années suivantes ou à des approvisionnements qui en ménageraient d'autant les dépenses, et que par là on se mettrait de plus en plus dans le cas de n'avoir plus besoin de recourir à des demandes de suppléments. Pouvait-on mieux dire, mieux expliquer et mieux prévoir ? Quelle solution plus heureuse aux difficultés renaissantes de la garde-robe que cette adjonction au service de la Reine d'une marchande de modes, désignée par la communauté de Paris, et exerçant à Versailles un contrôle désintéressé ? Cette inspectrice eût exigé d'abord la régularité dans les mémoires des fournitures, à laquelle Rose Bertin se refusait avec obstination. Un énorme chiffre en bloc, sans nul détail, pour chaque habit ou chaque ensemble de toilette, voilà tout ce qui parvenait de la rue Saint-Honoré aux comptables de Versailles, indignés d'un tel sans-gêne, autant que des voleries qu'il dissimulait. Il faudrait bien mal connaître la force des habitudes en telles matières et l'indulgence dont Marie-Antoinette couvrait volontiers les faiblesses de son entourage pour penser que ces sages propositions pouvaient être aisément ratifiées. Aucune réforme essentielle ne paraît introduite dans un service où le gaspillage s'est montré aussi évident. On doit cependant noter que les rapports de Mme d'Ossun accompagnant l'Etat général des dépenses de la garde-robe en 1787, fourni par elle le 15 juin 1788, accusent un chiffre, légèrement diminué, de 217.181 livres, et que le même état pour l'année 1788, fourni le 21 août 1789, descend à 190.721 livres. Faut-il voir en cette amélioration la preuve que l'on s'était enfin décidé, à la veille de la Révolution, à tenir compte des réclamations persistantes d'un fidèle défenseur des deniers du Roi ? Après les journées d'octobre, Mme d'Ossun suivit la Reine aux Tuileries. Elle habita l'hôtel de Caumont, rue de Grenelle. C'est là qu'elle reçut de sa maîtresse, par un domestique du Château, dans la matinée du 21 juin 1791, un billet écrit la veille au soir et non signé, dont le texte est aussi affectueux qu'émouvant. Marie-Antoinette s'excuse presque auprès de sa chère dame d'atours de l'avoir tenue à l'écart du secret et des préparatifs de départ de la famille royale : Tous les devoirs réunis m'ont empêchée, Madame, de vous avertir de notre départ. J'ai pourtant risqué de vous engager à faire une course, ne fût-ce que pour vous savoir hors d'ici. J'ai bien peu de moments et beaucoup d'affaires, je me borne donc à vous assurer de mon éternelle et inviolable amitié. Dieu veuille que nous puissions être promptement réunies ! Je vous embrasse. Arrêtée au château de Noisy, où elle s'était réfugiée aussitôt chez la comtesse de Gramont, sa mère, Mme d'Ossun était appelée à s'expliquer devant l'assemblée de la Commune de Versailles sur le rôle qu'elle avait pu prendre dans l'événement. Elle était suspecte aux administrateurs du district, pour avoir fait brûler précipitamment ses papiers au domicile qu'elle possédait dans la ville. On a de grands détails sur cette affaire, où la comtesse se servit du billet de la Reine pour démontrer qu'elle avait tout ignoré des projets de fuite. On voit, par son interrogatoire, qu'elle le regrettait assez fièrement : La lettre que je vous ai envoyée hier, répondait-elle à une question du président, annonce bien que je n'étais pas dans le secret. Si j'y avais été, je ne serais plus ici ; j'aurais précédé la Reine. Si quelque chose me fâche, c'est que la Reine ne m'ait pas prévenue. Je n'ai donc reçu la nouvelle qu'hier en recevant cette lettre.... Quelques jours plus tard, Mme d'Ossun trouvait la Reine aux Tuileries, où une captivité déguisée allait se resserrer de jour en jour. Elle put remplir les devoirs de sa charge jusqu'au 10 août : le dernier mémoire de Rose Bertin arrêté par elle et remis à l'intendant de la liste civile mentionne les fournitures du 1er janvier 1791 au 10 août 1792. On y voit les dernières robes élégantes portées par la Reine et par Madame Royale et, cette fois, le détail, d'ailleurs bien modeste, des garnitures et des ajustements. Au Temple, il n'y a plus de service pour la dame d'atours. Elle n'émigre point cependant, comme s'est hâtée de faire la marchande de modes ; il semble qu'elle attende qu'on ait besoin d'elle et de son dévouement toujours prêt. On peut deviner sa douleur aux dates tragiques de 1793. Le 8 thermidor an II, qui était le 26 juillet 1794, la femme Gramont-d'Ossun, ex-comtesse et femme d'atours de la Capet, arrêtée à son domicile, rue de Varenne, comparaissait devant le Tribunal révolutionnaire. Elle était accusée d'avoir participé à tous les complots infâmes qui se sont ourdis dans cette cour aussi perfide que corrompue.... De telles accusations conduisaient à la mort ; la fidèle amie de la Reine l'affronta courageusement.
MARIE-ANTOINETTE en grand costume (gravure par Gautier-d'Agély) |
[1] Ce sont précisément les toilettes dont les échantillons d'étoffes sont conservés au registre des Archives nationales et dont une reproduction, en fac-similé parfait et à très petit nombre a paru aux Editions historiques. L'état donné ici, ainsi que tous les rapports contenus dans la suite de ce travail, ont été jadis transcrits par moi sur les originaux des Archives (C K 505 et 506). J'ai fait usage de ces documents, mais pour quelques lignes seulement, dans la Reine Marie-Antoinette.