DE cette grande abondance de portraits peints, gravés et sculptés de Marie-Antoinette, en est-il un seul qui nous satisfasse pleinement ? Quel grand artiste a su rendre son vrai caractère et faire sentir ses charmes, sans exagérer la flatterie ? Ses peintres ne contentent point notre curiosité, et l'aimable Vigée-Le Brun moins qu'aucun autre. La sculpture, quand elle est d'un maître, atteint plus aisément que la peinture à la révélation intégrale d'un modèle ; mais, là encore, la Reine ne semblait pas avoir été parfaitement servie. Pour s'en tenir aux grands bustes, les seuls dont nous traitions ici, on a celui du vieux Lemoyne, envoyé par Louis XV à Vienne en 1771, qui n'est que le portrait d'un enfant, puis le biscuit de grandeur nature, anonyme jusqu'à ce jour, conservé à Trianon et à Versailles ; mais rien dans cette charmante jeune femme, hier encore dauphine, n'annonce la séduction d'une brillante souveraine. Voici enfin, pour clore la courte liste, le marbre de Lecomte, de 1783, regardé comme le buste le plus important de Marie-Antoinette et le dernier, mais qui a toute la froideur sans âme de l'effigie officielle. Le public ne possède pas autre chose, et on ne lui a pas fait connaître d'autres ouvrages. Il y aurait pourtant à retrouver ceux de Boizot, qui furent exposés aux Salons de 1775 et de 1781 et que l'on a cru perdus. Il est difficile de penser que de tels ouvrages aient disparu sans laisser de traces. Il faudrait aussi savoir si Houdon, dont on a plusieurs fois parlé en vain à propos de Marie-Antoinette, n'a pas tenté de fixer son image, qui serait le chef-d'œuvre attendu. En présence des confusions accumulées, j'ai essayé d'apporter un peu de lumière. I — BOIZOT Louis-Simon Boizot est parfaitement qualifié pour nous renseigner sur les traits de la Reine. Ce n'est qu'un sculpteur de second rang, mais peut-être sa notoriété eût-elle égalé celle de Pajou, si la meilleure part de son activité n'eût été absorbée par la petite sculpture. Fils d'un peintre des Gobelins, né à la Manu- facture en 1743, élève de Michel-Ange Slodtz comme Houdon, il suivit de près son camarade à Rome, où ils obtinrent ensemble leurs premiers succès. Boizot fut désigné par la faveur d'une femme de goût, Mme du Barry, pour diriger les ateliers de sculpture à la Manufacture royale de Sèvres. Ce rôle laborieux, rempli avant lui par Falconet, retarda son entrée à l'Académie, où il ne fut reçu qu'en 1778. Il a exposé cependant aux Salons d'une façon régulière ; on y vit ses bustes de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de l'empereur Joseph II, ceux de Joseph Vernet, de Hailé, de Mme Chalgrin, de Necker, les grands ouvrages des fonts baptismaux de Saint-Sulpice, enfin la statue de Racine exécutée pour le Roi en 1787, et qui décore de nos jours une salle de l'Institut. La Révolution trouva en lui un adepte enthousiaste. Il présida la Société républicaine des Arts et tint une place importante dans la Commission des Monuments. Mais il ne put se plier aisément à l'esthétique étroitement classique que l'époque faisait prévaloir, et se vit retirer, en 1800, par le ministre Lucien Bonaparte, la direction des travaux de Sèvres, sous le prétexte qu'il avait vieilli et ne voulait pas se mettre au goût moderne. L'artiste témoignait cette année même de l'injustice de ses contemporains en exposant les quatre grands bas-reliefs historiques destinés au Monument du général Hoche, aujourd'hui au Musée de Versailles — escalier des Princes —. Les ressources de la technique, déjà oubliée, du XVIIIe, y sont mises, d'une façon inattendue, au service de la gloire militaire des temps nouveaux. Les travaux de Boizot pour la fontaine de la place du Chatelet et pour la Colonne de la Grande Armée montrent qu'il avait fini par s'adapter au goût de l'Empire, lorsqu'il mourut à Paris en 1809. C'est à Sèvres, où le catalogue des biscuits porte son nom à chaque ligne, que fut donné le meilleur de sa production. Il y prodigua son effort assidu, à raison de vingt modèles par an et pendant trente ans. Des centaines d'admirables morceaux attestent sa fécondité originale. Il se joue avec aisance dans la composition mythologique, la scène d'histoire ou le portrait. La sûreté de son goût se prouverait, à mon avis, par la seule façon d'interpréter les sujets à succès de la peinture du moment, la Marchande d'amours de Vien, la Cruche cassée de Greuze, d'autres encore, où le motif gagne souvent en noblesse à cette transposition ; et telle allégorie qui a inspiré Fragonard, comme le Larcin ou le Sacrifice de la Rose, n'a rien perdu de sa grâce voluptueuse en traversant l'imagination du sculpteur. Ses fonctions de Sèvres mirent l'artiste en relations directes avec la famille royale et lui permirent d'approcher Louis XVI et aussi Marie-Antoinette, dont il devait reproduire les traits plus d'une fois. La première œuvre qu'il leur dédia fut cet Autel Royal composé à l'occasion de l'avènement, et qui groupe les jeunes souverains, drapés à l'antique, la couronne sur la tête, ayant chacun la main posée sur la boule fleurdelysée. Malgré la petitesse des personnages, la ressemblance est serrée avec soin. Par la suite, Boizot put étudier davantage Leurs Majestés, lors de visites qui n'étaient point rares à leurs bonnes gens de Sèvres. Elles lui savaient gré de commémorer par ses allégories les mariages des princes du sang ou la naissance des enfants royaux, et d'avoir toujours des compositions prêtes pour les dons aux cours étrangères, comme la toilette offerte à la Comtesse du Nord ou le surtout du Parnasse destiné à Catherine II. Le Roi et la Reine voyaient Boizot mieux encore, à Versailles même, au temps de l'exposition annuelle des produits de Sèvres. Elle se faisait au moment de Noël dans les petits appartements du Roi, qu'on débarrassait à la mi-décembre, et qui restaient jusqu'à l'Épiphanie à la disposition des artistes de la Manufacture. Pendant quinze jours, la famille royale et toute la Cour y faisaient leurs achats, et c'était une occasion de mettre en valeur les ouvrages nouveaux des ateliers, parmi lesquels le biscuit tenait toujours une place importante. Louis XVI aimait à aider au déballage, et cassait souvent, en riant, de précieux morceaux ; Marie-Antoinette s'intéressait également à cette aimable exposition, où Boizot put chaque année étudier son visage dans le mouvement de la vie. Le premier buste que Boizot fit d'elle obtint un grand succès au Salon de 1775. Le livret ne le décrit pas, l'objet ayant été apporté au Louvre après l'ouverture ; mais le critique des Mémoires Secrets en donne une savoureuse description : Depuis quelques jours, on a placé à côté du buste du Roi — par Pajou — son auguste compagne. Cette apparition a surpris merveilleusement le public qui ne s'y attendait pas. Il est revenu autour de ce chef-d'œuvre de M. Boizot. Sa Majesté est représentée en Diane. Rien de plus naïf, de plus fin et de plus noble en même temps que la tête. Elle est grandement drapée, sans que cet accessoire diminue la légèreté et le svelte (sic) de la figure, que l'on soupçonne du moins par le col bien élancé, par les épaules tombant avec grâce, par une gorge de la plus aimable proportion et par une sorte de vivacité répandue dans cet ensemble qui, à ne regarder que le haut du buste, ferait volontiers croire qu'il va marcher. Chaque mot de ce texte enthousiaste s'applique à un plâtre où la jeune Reine est représentée ceinte de la peau de tigre, qui sert d'attribut conventionnel à la Diane chasseresse des portraits du temps, sur une simple chemise fixée à l'épaule nue. Une abondante chevelure retombe en boucles et en tresses ; au-dessus du front se voit encore la trace du croissant qui s'y trouvait fixé[1]. Cette identification permet de reconnaître sans difficulté le buste vainement cherché, que les ateliers de Sèvres exécutèrent d'après le modèle de leur directeur. C'est le biscuit en pâte tendre de grandeur nature, conservé à Trianon, qui a été retrouvé en débris en 1858 et reconstitué à Sèvres. Il sert de modèle depuis lors à ceux qu'on n'a pas cessé d'y fabriquer. Un autre exemplaire ancien, celui de Versailles, à peine moins précieux, s'en distingue par d'insignifiantes variantes et passe pour provenir de l'atelier de Gross établi dans l'île Saint-Louis. L'attribution du modèle à Pajou ne remonte pas plus haut que le règne de Napoléon III et ne tient qu'à une fantaisie de Feuillet de Conches, amateur sans autorité, quoique fort écouté aux Tuileries, où l'impératrice Eugénie s'était vivement intéressée à la découverte de l'image brisée de la Reine. M. Émile Bourgeois a institué sur ces divers points une démonstration de la plus entière évidence. On a été moins heureux dans un essai d'attribution à Lemoyne. Le buste, en effet, ne représente pas la Dauphine, mais la jeune Reine. Les traits sont aussi formés que dans le médaillon en bas-relief, placé dans les nouvelles salles de Versailles et dont l'inscription mentionne la qualité de la Reine de France, avec la date de 1774. Lemoyne, en 1774, était septuagénaire et n'exposait plus depuis trois ans ; au reste, son buste de Vienne indique une interprétation des traits de Marie-Antoinette fort différente de celle de nos deux biscuits. C'est à Boizot qu'il faut rendre l'image populaire déjà retirée à Pajou. On peut l'établir avec assurance par la comparaison avec le plâtre de la Reine en Diane. Si la disposition des cheveux est autre, l'identité du masque est complète ; l'artiste n'a fait qu'un arrangement pour l'atelier de Sèvres ; même le manteau d'hermine, librement drapé sur la poitrine découverte, n'est pas sans rappeler la fourrure portée par la jeune chasseresse. C'est encore à Boizot que revient le délicieux buste de biscuit de petite dimension jadis exposé à Trianon, maintenant dans les cabinets de la Reine à Versailles. Ce n'est qu'un arrangement du précédent. Ainsi peu à peu se fait la lumière sur des objets précieux, dont l'origine a été fort controversée, et qui retrouvent leur place chronologique dans cette difficile iconographie. Ces observations s'appuient sur le témoignage ordinairement décisif des estampes contemporaines. En 1774, Voyez l'aîné a gravé en pendants une Marie-Antoinette et un Louis XVI dans tout l'éclat de la souveraineté, comme l'annonce le Mercure, et d'après les modèles du sieur Boizot, qui sont au cabinet du Roi ; et c'est un buste semblable au nôtre qui, pour la Reine, a servi de modèle au graveur ; il y a mieux ; la propre sœur du sculpteur, Marie-Louise-Adélaïde Boizot, buriniste d'un certain talent, a publié, avec la date de 1775, un profil de Marie-Antoinette regardant à droite, que la lettre dit dessiné par L.-S. Boizot et qui est exactement le profil de nos bustes. Marie-Antoinette dut être enchantée des travaux de Boizot. On peut le conclure des ordres donnés à Sèvres et aussi de celui que reçut l'artiste en 1777, pendant le voyage de l'empereur Joseph II, d'exécuter pour elle le buste de son auguste frère. Elle ordonnait, comme pendant, celui de Louis XVI. M. d'Angiviller régularisa par exception cette commande directe et paya, pour chaque buste, 4.000 livres, compris l'exécution de fort beaux piédestaux en forme de colonne cannelée, de bois peint et doré. La Reine les plaça à Trianon et, continuant à s'intéresser à Boizot, ne voulut point d'autre sculpteur que lui lorsqu'il fut question de faire d'elle un buste officiel, pour le Département des Affaires étrangères. Les traces de cette image, exposée au Salon de 1781, se sont perdues, et on les a cherchées jusqu'à présent dans les plus fausses directions. Les renseignements contemporains sont insignifiants et le public paraît s'être, montré, .Cette fois, assez dédaigneux. Un des rares critiques qui mentionne le marbre est Diderot, dans le dernier Salon qu'il ait écrit : Ce buste est mesquin de forme, les yeux faits sans esprit ; quelques détails à louer. Malgré cette condamnation sommaire, on va voir que l'œuvre de Boizot mérite une place plus qu'honorable dans l'iconographie de la Reine. Légèrement tournée à droite, le visage s'encadre des boucles de la chevelure que surmonte un édifice assez compliqué formé d'un diadème, où s'incrustent des perles et une fleur de lys, une rose avec son feuillage, et d'un large nœud de ruban qui retombe fort bas en arrière. La Reine porte le grand habit et son corsage est entouré d'un rang de grosses perles fixé par une volumineuse pierre, où se suspend une seconde pierre taillée en poire. Le manteau d'hermine fleurdelisé est relevé à l'épaule droite par une cordelière, comme dans le buste de Lecomte, et achève de donner à cette image son caractère officiel. Ce caractère est moins apparent dans la gravure qu'en a faite Mlle Boizot, en 1781, et qui représente cette fois le profil de la Reine regardant à gauche. Le manteau d'hermine a disparu, le buste n'étant pris qu'à la hauteur des épaules ; mais tous les autres détails, moins la rose, sont exactement gardés. La coiffure est la même, le ruban se noue et descend de la même façon, et le diadème si caractéristique est identique dans le buste et dans la gravure. Celle-ci porte l'indication : Dessiné par L.-S. Boizot, sculpteur du Roy ; elle constitue, pour qui connaît les habitudes des graveurs de portrait de l'époque, une attestation irrécusable. Quoique la conservation du buste, commandé pour les Affaires étrangères, n'ait jamais été signalée, on le rencontre à plusieurs exemplaires. Il y en a même un en bronze au Musée de l'Ermitage. Aucun de ces bustes n'est signé. L'original paraît être le très beau marbre, de l'exécution la plus fine, que possède le baron Édouard de Rothschild et qui avait paru digne d'être attribué à Houdon[2]. Ce buste de 1781 a précédé de deux ans celui de Lecomte, exposé au Salon de 1783, comme appartenant à l'abbé de Vermond, lecteur de la Reine, et qui n'a pas d'autre histoire. D'une élégance froide et convenue, l'ouvrage de Lecomte ne saurait être préféré au précédent. C'est cependant, de nos jours, le buste de Marie-Antoinette le plus répandu, et celui qu'on a reproduit le plus souvent et sous toutes les formes. C'est sa présence au Musée de Versailles qui a assuré sa popularité. Tout le monde l'a vu dans la Salle des Gardes de la Reine, où M. de Miomandre défendit sur le seuil, au péril de sa vie, le matin du Io octobre, sa Reine, et fut assommé et laissé pour mort au travers de la porte. II — HOUDON S'il y a plusieurs bustes de Boizot, il n'y en a qu'un de Houdon. On s'étonnait que le maître par excellence du portrait sculpté, qui a laissé, des princesses de son temps et de Louis XVI lui-même, des effigies impérissables, n'eût jamais exécuté celle de la Reine. Lorsque Houdon rédigeait de sa main en 1785, à la veille de son départ pour l'Amérique, la liste de ses travaux, il ne comptait point encore sa souveraine parmi ses modèles. On voulait voir dans ce silence une preuve qu'elle n'avait jamais posé devant lui. L'œuvre existe cependant, postérieure au voyage d'Amérique, et son apparition suffit à effacer toutes les autres images de la Reine. Le marbre qui reparaît au jour n'apporte pas à vrai dire un document tout à fait ignoré. Un biscuit anonyme, échappé par miracle aux destructions officielles de la Révolution, gardait le souvenir de ce chef-d'œuvre. Cette pièce a servi de modèle aux tirages modernes de Sèvres, et les Ateliers de la Manufacture y attachent le nom incertain de Wogmuller ou Wengmuller et la désignation Marie-Antoinette drapée. L'unique exemplaire ancien est à Versailles ; biscuit allemand, a-t-on dit ; biscuit parisien, dit-on plus volontiers ; le problème importe peu pour la solution du nôtre. On y a cherché le Boizot de 1781 et même celui de 1775, mais ni l'âge du modèle, ni le style du morceau ne concordent, et le type de Boizot, désormais identifié, est fort différent. Quelque pure que soit cette image, combien le marbre en relève la noblesse. Chaque détail de l'exposition, les chairs, les étoffes, les cheveux, les yeux, attestent tour à tour le ciseau qui a sculpté Madame Adélaïde et Madame Victoire et le caractère général de l'œuvre en fait le digne pendant du Louis XVI de Versailles. Marie-Antoinette n'est pas aussi jeune que dans les bustes de Boizot et de Lecomte ; elle paraît avoir trente ans, ce qui correspond au moment où l'artiste a pu l'exécuter. Elle est dans l'éclat d'une beauté qui se fanera bien vite, avec les grands chagrins, qui ont commencé. La majesté tient à sa façon de porter la tête, de diriger le regard, de tourner vers la gauche son col élancé. Sur un ample corsage décolleté, moulant la poitrine et laissant voir à peine la dentelle de la chemise, s'enroule une draperie qui emboîte les bras à la manière favorite du sculpteur. A cette simplicité s'oppose la complication de la coiffure. Les beaux cheveux sont relevés sur le front par un diadème, et noués à l'arrière par un fil de perle et un ruban ; leur flot forme un catogan et des boucles tombantes le long du cou. A lutter avec l'art de Léonard, coiffeur de la Reine, Houdon a pris son plaisir de bon ouvrier. L'âme surtout, comme dans tous ses ouvrages, transparaît dans le marbre et le fait vivre. C'est une Marie-Antoinette dont l'air impérieux n'est pas dépourvu de charme, mais chez qui la bouche dédaigneuse, marquant sobrement la lèvre autrichienne, semble prête à la colère comme au sourire. Le bas du visage, qui fut toujours vigoureux et qu'a renforcé l'âge, indique nettement la volonté. Le petit biscuit, où peu de détails diffèrent du marbre, atténue cependant celui-ci et rajeunit ainsi quelque peu le modèle. Houdon n'a pas triché avec la vérité et, de même qu'il a poussé jusqu'à la laideur héroïque les bustes qui immortalisent de vieilles princesses, Mesdames, tantes du Roi, il n'a pas craint, tout en rendant la beauté dont la Reine est si fière, de souligner les parties du visage par où périra cette beauté. Il a travaillé à l'époque où les plus grands soucis ont commencé à empoisonner la vie de Marie-Antoinette, alors que le sentiment de son impopularité croissante pesait lourdement sur son esprit. Le buste est, en effet, contemporain de la douloureuse affaire du collier. Le document qui élimine toute date antérieure est celui qui mentionne la pose du Roi accordée à Houdon dans l'hiver 1784-1785. C'est alors seulement que l'artiste, qui attendait depuis longtemps d'être introduit auprès de Louis XVI, fut admis à travailler d'après nature. Il raconte à M. d'Angiviller, dans une lettre du 15 novembre 1784, qu'il dut cette bonne fortune au hasard d'une visite de M. Thierry, premier valet de chambre du Roi : Sur la question qu'il me fit, si j'avais fait le buste de Sa Majesté, j'ai répondu que j'en étais chargé par une compagnie depuis trois ans, attendant toujours que l'on me procure le moyen de voir le Roi. Je n'ai pas cru devoir refuser l'offre obligeante qu'il m'en a fait, et j'ai l'honneur de vous faire part que je vais profiter ces jours-ci de ce bonheur. Houdon fit alors les études qui lui permirent d'exposer un plâtre au Salon de 1787, et de satisfaire au désir déjà ancien de la compagnie des Agents de change de Paris. Le marbre, destiné à leur salle de la Bourse ne put être inauguré toutefois qu'en 1789 ; c'est celui du Musée de Versailles. On voit, d'autre part, que Marie-Antoinette ne connaissait pas Houdon avant l'époque où il a préparé le buste du Roi, et c'est à cette occasion, selon toutes les vraisemblances qu'elle lui a demandé de travailler au sien. Les premières études ont pu être faites à Versailles dès 1785, date probable où Louis XVI a posé lui-même ; on ne doit pourtant pas songer à donner cette date à l'exécution du buste de la Reine. C'est en effet l'année du voyage de Houdon en Amérique. Il ne s'est embarqué au Havre, avec Franklin, que le 22 juillet ; mais il a été malade auparavant, gêné dans son travail ; il n'indique, dans la liste de ses œuvres dressée avant son départ, ni le buste du Roi, ni celui de la Reine. Il a dû s'y mettre après son retour, qui est du mois de janvier 1786. On ne peut avoir, bien entendu, aucun document officiel ; la Reine avait agi, suivant son habitude, sans informer de ses ordres le Service des Bâtiments du Roi. Houdon fut payé sur sa cassette, ce qui explique qu'on n'ait pas de pièce comptable à ce sujet. Il n'y en a pour aucun des portraits peints ou sculptés de la Reine, sauf pour la grande toile officielle de Marie-Antoinette et ses enfants de Mme Vigée-Le Brun. Si nous savons avec certitude à quelle époque de sa vie Marie-Antoinette posa devant le sculpteur de Mesdames, nous pouvons deviner à quel usage elle destinait son œuvre. Elle l'envoya sans doute à son frère l'archiduc Léopold, plus tard empereur, alors grand-duc de Toscane, car on le retrouve à Florence, où tant d'objets des collections grand-ducales se sont dispersés. Marie-Antoinette avait un autre frère, beaucoup aimé d'elle à cette époque, l'empereur Joseph II. Quels que fussent ses sentiments pour un aîné devenu à son égard dur et sévère, elle ne pouvait se soustraire à l'obligation de lui envoyer le portrait que recevait Léopold. Aussi y a-t-il le même buste, identique dans tous ses détails et également sans signature, un peu dédaigné dans les collections de Vienne. M. Henri Bourin, qui l'a vu au palais de l'archiduc Albert, a de son côté reconnu Houdon. Nous avons désormais l'image véridique qui nous manquait. Tous les portraits écrits de la Reine, ceux de Walpole, du duc de Croy, de Tilly, de Mme Vigée-Le Brun, de Sénac de Meilhan, s'y trouvent confirmés. Aucune femme, dit Sénac de Meilhan, ne portait mieux la tête. Sa tête élevée sur son beau col grec lui donnait en marchant un air si imposant, si majestueux, que l'on croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes. Mais l'impétuosité du caractère, la violence, le dédain, sont aussi visibles que la fierté. Ce marbre explique un mot amer de Marie-Antoinette à Mme Le Brun, qui la complimentait sur sa majesté : Si je n'étais pas reine, on dirait que j'ai l'air insolent, n'est-il pas vrai ? Voilà ce que les autres sculpteurs, moins perspicaces ou plus timides, n'ont pas osé rendre. Un maître survient et trouve le trait essentiel ; il crée la plus belle œuvre d'art inspiré par la. Reine, et c'est en même temps la seule qui la révèle entièrement.
MARIE-ANTOINETTE, sculpture de HOUDON |
[1] Ce buste, autrefois chez le comte de La Ferrière, au château de la Brierre, n'est pas connu du public ; Albert Vuaflart l'a cependant identifié. J'ignorais son travail quand je suis arrivé à la même conclusion que lui ; mais la démonstration qu'il a faite m'évite de m'attarder à une question aussi bien résolue.
[2] Je ne connais que par des photographies celui qui se trouvait à Pétrograd, dans une collection d'objets d'art français rapportés de son ambassade à Paris par le prince Kourakine. D'après les papiers de famille, ce marbre, qui diffère de celui de la collection Édouard de Rothschild par un travail de détail moins soigné, aurait été donné par Marie-Antoinette elle-même, à l'occasion du voyage fait en France par le Grand-Duc héritier de Russie, plus tard Paul Ier, pendant lequel le prince Kourakine accompagnait le comte et la comtesse du Nord. La tradition s'est conservée en Russie, que l'œuvre était d'un artiste de la Manufacture de Sèvres, ce qui nous ramène au nom de Boizot.