J'AI feuilleté maintes fois, à la bibliothèque de Clermont-Ferrand, les souvenirs du comte d'Espinchal. Ils forment une trentaine de petits carnets, d'écriture régulière et serrée, et contiennent non seulement le journal quotidien de l'auteur, mais de nombreux mémoires mis au net, des études politiques ou de simples compilations de documents. M. Ernest d'Hauterive en a tiré un vivant journal d'émigration des années 1789 à 1793 ; c'est toute l'histoire de cette période contée, au jour le jour, par un témoin avisé, probe, sévère sur son information, et qui, au surplus, n'a pas été sans jouer un rôle. Joseph-Thomas d'Espinchal, né en 1748 au château de Blesle, appartenait à une des meilleures maisons auvergnates. On connaît, au XVIIe siècle, un terrible d'Espinchal féodal attardé, qui eut à rendre compte de ses méfaits devant la juridiction royale des Grands jours d'Auvergne. Les mœurs de la rude province s'étaient adoucies au temps du nôtre. Par sa mère, née Chavagnac, il était cousin de La Fayette, et cette parenté lui parut pénible quand les événements révolutionnaires les jetèrent avec violence dans des partis opposés. Son père, jadis page de Louis XV, colonel du régiment de cavalerie de son nom, avait obtenu pour ce fils unique un brevet de la Petite-Écurie. Élevé à Versailles, premier page du Roi, puis capitaine dans le régiment des dragons de la Reine, colonel à son tour en 1774, le jeune d'Espinchal, joignit de bonne heure à sa carrière une vie mondaine non moins remplie. Suivant une habitude assez répandue alors, il quittait sa garnison pendant tout le semestre d'hiver pour vivre à Paris et à Versailles ; il finit même par abandonner entièrement le service pour passer l'été dans ses terres et le reste du temps dans la capitale. Il était marié, depuis 1772, à Louise-Gabrielle de Gaucourt, alliance assez honorable pour qu'il notât en ses carnets que sa femme et son beau-frère, le marquis de Gaucourt, étaient issus de Raoul de Gaucourt, grand-maître de la maison du roi Charles VII (voyez Moréri). Les fils nés de ce mariage devaient faire leurs premières armes aux côtés du père, dans les compagnies d'Auvergne de l'armée de Condé, et l'un d'eux, Hippolyte, prendre part plus tard aux campagnes de l'Empire. Celui-ci réalisa, dans sa vie, une partie du rêve paternel, car il est facile de voir que M. d'Espinchal, nourri aux traditions de la noblesse militaire, chercha toujours une occasion de se distinguer par les armes. Il lui était réservé de ne survivre que par ses écrits et de faire figure en son temps surtout par ses qualités de mondain et sa notoriété de nouvelliste. Le comte d'Espinchal tenait à Paris, à la Cour, et dans le
cercle des Condé, à Chantilly, où il fréquentait de préférence, une place que
personne n'eût songé à lui disputer. D'un caractère extrêmement sociable,
aimant le monde et tous les mondes, curieux de tout voir et de tout savoir,
ce gentilhomme était l'informateur le plus sûr et le plus consulté. On le
savait instruit toujours le premier d'un mariage, d'une mort, d'une intrigue
d'amour, des affaires de coulisse ou de ministère, et, dès qu'on avait besoin
d'un renseignement sur quoi que ce fût, il fallait
le demander à d'Espinchal. Ce rôle, dont il tirait lui-même plus de
plaisir que de vanité, l'obligeait à connaître une prodigieuse quantité de
gens. Mme Vigée-Lebrun assure qu'il ne pouvait marcher dans la rue sans saluer quelqu'un à chaque pas, et cela depuis le
grand seigneur jusqu'au garçon de théâtre, depuis la duchesse jusqu'à la
grisette et la fille entretenue. On était certain, ajoute-t-elle, de le voir dans les promenades, aux courses de chevaux, au
Salon, et, le soir, à deux ou trois spectacles. Je n'ai vraiment jamais su
quel temps il prenait pour se reposer et même pour dormir, car il passait
presque toutes ses nuits dans les bals. A l'Opéra, comme à la
Comédie-Française, le comte savait à qui appartenaient toutes les loges ; on
le voyait se les faire ouvrir l'une après l'autre, pour une courte visite, le
temps d'apprendre quelques nouvelles de plus. Un tel homme, plus au fait de mille choses que ne l'était le lieutenant de police, aurait pu brouiller bien des ménages, causer bien des ruptures et nuire à beaucoup d'intérêts. Mais, s'il aimait à causer, le comte d'Espinchal savait aussi se taire. Il n'abusa jamais des mystères qu'il arrivait à découvrir ; et peut-être s'amusait-il de l'effroi qu'inspiraient à tant de personnes les notes qu'il prenait chaque soir, au su de tous. Quand il mourut à Massiac, en 1823, retiré dans ses terres du Cantal et maire de sa commune, beaucoup de gens, paraît-il, souhaitèrent qu'il eût brûlé ces fameux papiers. Il les avait mis au net, au contraire, dans ses loisirs de vieillesse, et les indiscrétions n'y manquent point. Mais, dans les parties qu'on a publiées, peu de choses sont inquiétantes pour les familles citées à l'index des noms ; du moins n'y trouve-t-on aucun scandale encore inédit, après les révélations excessives sur cette époque, dont la littérature des mémoires nous a déjà comblés. En revanche, c'est un témoignage historique tout neuf sur l'état d'esprit de cette partie de la noblesse, qui commença la première émigration. Le comte d'Espinchal s'était sérieusement occupé des affaires publiques et avait pris une part agissante en Auvergne à la préparation des États Généraux. Il les raconte de façon piquante, en écrivant de Clermont à Mme du Barry, qui tient pour Necker. Mais s'il plaisante sa vieille amie des illusions qu'elle garde sur son Genevois et s'il mêle aux nouvelles politiques les gaillardises d'usage, on sent déjà qu'il prend chaudement à cœur les intérêts de son ordre et qu'il envisage avec une inquiétude clairvoyante l'ébranlement que subit l'institution royale. Il annonce les batailleuses dispositions de l'assemblée de la sénéchaussée de Riom : Nos illustres pasteurs, nos scientifiques curés viennent de se liguer avec les illustres du Tiers des villes ; ils vont endoctriner nos simples campagnards, et ce qui viendra de cette méprisable noblesse ou de l'ignorant haut clergé ne sera pas même écouté. D'après cela, vous croyez que ces deux mille citoyens entachés de ces anciens privilèges, d'autant plus absurdes qu'ils font partie de la monarchie, vont tout abandonner, tout céder. Point du tout : nos nobles Auvergnats n'entendent pas de cette oreille-là ; ils veulent rester nobles et sont prêts à vilipender leurs confrères, qui voudraient leur prêcher cette doctrine nouvelle.... Il retrouve dans la capitale ces aboyeurs des villes, qui troublent sa province et ces traîtres à leur ordre, dont son cousin La Fayette est le plus dangereux. Nommé parmi les douze commissaires chargés de rédiger le cahier de la noblesse de Paris, il suit attentivement, à Versailles, les délibérations des Etats, et voit se former avec horreur, dans la chambre de la noblesse, cette coupable minorité qui s'oppose à toutes les délibérations importantes, met des entraves à tout et correspond avec les chefs du parti révolutionnaire de l'ordre du Tiers. Homme de cour, d'Espinchal est un des intimes de la duchesse de Polignac, chez qui se tient le rendez-vous des bons députés de la noblesse, c'est-à-dire de ceux qui flétrissent avec lui l'hypocrisie du scélérat Necker. De telles dispositions expliquent assez qu'il date de la réunion des trois ordres la perte totale de la noblesse et même de la monarchie. Après la prise de la Bastille, il est mûr pour l'émigration. Il quitte Chantilly avec le prince de Condé, le lendemain du départ précipité du comte d'Artois et des Polignac. Cette société Polignac, dont il partage les sentiments et qu'il a en amitié, il la retrouvera aux étapes du voyage de ses princes en Suisse, puis à Turin, où il fera un long séjour plein d'observations amusantes sur la vie piémontaise. Ses jugements sur son entourage ne nous intéressent pas moins. Parmi les jolies émigrées courant l'Italie est la comtesse de Polastron, que les assiduités du comte d'Artois n'ont plus à compromettre. A la Cour très sévère de son beau-père le roi de Sardaigne, le prince doit être prudent : Le séjour de Mme de Polastron, écrit d'Espinchal, ferait un mauvais effet s'il se prolongeait longtemps. Mais l'amour excuse tout. Soyons indulgents pour cette faiblesse. Elle fut toujours celle des plus grands cœurs et surtout de nos meilleurs rois. Charles VII, Louis XII, François Ier, le bon roi Henri IV, Louis XIV, tous ont aimé et n'ont pas été moins grands... Si le cœur de Louis XVI eût été sensible à l'amour, je ne doute pas que sa couronne fût intacte. Il faut citer ces fâcheux badinages, pour mesurer la légèreté avec laquelle s'étalent devant l'étranger les pires mœurs françaises du temps. On croit, d'ailleurs, ne faire hors du royaume qu'une simple promenade d'agrément. Le ton change plus tard, quand les grands malheurs sont venus, alors que le retour en France est impossible et qu'il faut combattre la Révolution déchaînée. Pendant que les princes réunissent à Coblentz les compagnies de noblesse, qui s'arment pour passer la frontière du mauvais côté, d'Espinchal, arrivé des premiers au rendez-vous, et prenant au sérieux les devoirs de guerre, a beaucoup moins d'indulgence pour le frère de Louis XVI et ses familiers : La maison de Mme de Polastron donnant sur la place de la Résidence et sur la promenade, et M. le comte d'Artois étant sans cesse à la fenêtre avec ses familiers courtisans, des milliers de gentilshommes sont journellement témoins de ce pénible spectacle... Tout cela fait le plus grand tort au prince dont nous avons fait notre idole... Les amusements et le tourbillon de Spa sont aussi un déplorable spectacle : A voir le nombre de nos étourdis à la suite de toutes les belles, à leur gaieté, on dirait que notre triste patrie jouit de la plus profonde tranquillité, que notre souverain et son infortunée compagne jouissent d'une heureuse liberté. Il semble que Versailles les attend pour reprendre leur manège ordinaire. On croirait que leur fortune est intacte, que tous leurs parents mènent une vie paisible et ne sont pas journellement exposés sous le couteau des assassins. Enfin, je retrouve ici la foule incorrigible de nos insolents de cour. Je les retrouve tels que je les avais laissés peu avant de sortir de France, et si nos malheurs viennent à augmenter, ils n'en changeront pas davantage. M. d'Espinchal n'est pas moins incorrigible, à sa manière. Fidèlement attaché à la mauvaise fortune de ses princes, dont il nous conte tous les déboires, il n'a jamais arrêté sa pensée sur les fautes qu'ils ont commises. Il reste étroitement muré dans ses colères de 89, et persiste à invectiver les grands coupables de la première assemblée, les tièdes et les constitutionnels, seuls auteurs de tout le mal. La moindre injure est qu'ils sont d'ingrats et plats personnages, mais plusieurs sont traités de monstres et de scélérats, et l'on se demande ce qui reste à dire de Robespierre. Les dames démocrates qui les ont soutenus, une duchesse du Chatelet, une comtesse de La Châtre, et cette fille de Necker l'atroce ambassadrice de Suède, sont le sujet de portraits féroces, où se ramassent les racontars des salons royalistes. Les nobles qui ont émigré sans empressement, ou qui rejoignent trop tard l'armée des princes, se voient épluchés à leur arrivée et humiliés de toutes les façons. Montlosier, par exemple, a eu le tort d'écrire sur le système des deux Chambres, dont le nom seul excite la fermentation à Coblentz, et il a fréquenté à Paris des hommes aussi compromis que Mallet du Pan et Malouet ; on le force à se disculper dans une assemblée générale de la coalition d'Auvergne et à avouer publiquement les fautes de sa plume, auxquelles son cœur ne participe point... On est tenté de sourire de ces pitoyables coteries ; mais on ne sourit plus quand on voit ces gentilshommes, tous doués de bravoure à défaut d'intelligence politique, se mettre en selle follement pour aller délivrer leur Roi, accepter, dans un absurde esprit de sacrifice, l'humiliation de servir sous les ordres de l'étranger, expier, après Valmy, leurs coupables illusions par les cruelles étapes de la retraite de l'Argonne, désarmer dans le désespoir, vendre à vil prix les chevaux et les équipements réunis avec tant de peine, et commencer une lutte épuisante contre la misère et contre l'exil. Les caractères se révèlent en de telles épreuves, et quelques émigrés, comme d'Espinchal, s'y montrent grandis. Aucun témoignage plus précis que ses mémoires, sur l'ancienne noblesse, ses préjugés, son point d'honneur, l'erreur de ses derniers efforts ; nulle part on ne voit mieux vivre, se glorifier et se détruire cette race, dont Vigny pouvait dire qu'elle est morte socialement depuis 1789. |