QU'IL est fâcheux de n'avoir ni journal, ni mémoires d'une dame de la Maison de Marie-Antoinette ! Une femme de ce temps, avertie, spirituelle, sachant voir et raconter, au fait des étiquettes et des usages, nous livrerait des renseignements nécessaires, des anecdotes vraiment instructives. Nous y apprendrions sur le caractère de la Reine, sa vie, ses entours, tout ce que les autres récits taisent ou défigurent. Quel texte historique vaudrait la déposition d'un témoin si bien placé, sur des mœurs dont la Révolution devait tout détruire ? Pour un tel trésor, je donnerais volontiers la moitié des Liaisons et toute l'Histoire philosophique des Deux Indes. Un de ces bibliographes qui s'en tiennent aux titres nous renverra peut-être aux Mémoires de la comtesse d'Adhémar, qui fut du service de la Reine ; mais ce n'est qu'une des compilations les plus médiocres d'une époque qui en a foisonné, avant et après 1830. Si Mme d'Adhémar a écrit des souvenirs authentiques, il n'en est point passé une ligne dans les quatre volumes, sans intérêt d'aucune sorte, qu'on a publiés sous son nom. Voici cependant une partie de notre désir exaucée. On a mis en librairie les mémoires de la marquise de La Tour-du-Pin, qui fut, dans sa jeunesse, sous le nom de comtesse de Gouvernet, dame du Palais de Marie-Antoinette. Les privilégiés qui avaient lu une édition de famille, tirée à quelques exemplaires, regrettaient qu'un aussi précieux morceau restât presque inutilisable pour l'histoire. L'auteur est la fille d'Arthur Dillon, colonel-propriétaire du régiment irlandais de ce nom, plus tard général de la République, guillotiné en 1794 ; elle devint à dix-sept ans la belle-fille du comte de La Tour-du-Pin, qui fut ministre de la guerre de Louis XVI, du 4 août 1789 au 15 novembre 1790, et qui mourut aussi révolutionnairement. Son mari, M. de Gouvernet, brillant officier de la guerre d'Amérique, puis ministre du roi à La Haye, fut menacé par la Terreur, traqué pendant des mois dans la région de Bordeaux, où il s'était réfugié, sauvé enfin par Mme Tallien, qui procura au ménage le faux passeport nécessaire pour quitter la France. Leur vie de fermiers aux Etats-Unis, leur retour accidenté en 1796, leurs relations avec les régimes nouveaux, l'administration de M. de La Tour-du-Pin comme préfet de l'Empire à Bruxelles et à Amiens, son ralliement inévitable aux Bourbons en 1814, tels sont les principaux épisodes de ces récits, un peu alourdis çà et là par des affaires privées, mais qui ont le mérite pourtant de nous faire connaître les préoccupations, les discussions, les soucis d'argent de tant de familles de cette époque orageuse. Émigrée ou préfète de Napoléon, Mme de la Tour-du-Pin nous apparaît partout comme une vaillante et droite créature, ayant supporté gaiement les pires peines aux côtés d'un mari qu'elle aimait, ne gardant point rancune à ses heures de misère ni de complaisance démesurée aux flatteuses vanités de ses jours de splendeur. Elle est sincère et ne cherche point à s'arranger un beau rôle ; il lui suffit d'être une grande dame et de s'en souvenir. Sa mémoire est sûre et précise, sa bonne foi certaine. On peut chez elle recueillir quelques pages qui font apparaître Marie-Antoinette. La mère de Lucie Dillon, fille d'un pair d'Angleterre, avait occupé à Versailles la place qui fut accordée à sa fille après son mariage. C'était une fort jolie femme, douce et très courtisée. On lui donnait pour amant le prince de Guéménée, comme son ami le comte de Fersen passait pour être celui de la reine ; Mme de La Tour-du-Pin dit ces choses avec simplicité, sans s'émouvoir, et défend mollement l'honneur de sa mère. N'avoue-t-elle pas que ses jeunes années ont assisté aux conversations les plus libres et qu'elle a été témoin de tout ce qui aurait dû lui gâter l'esprit, lui pervertir le cœur et détruire en elle toute idée de morale et de religion ? C'était dans la maison de l'archevêque de Narbonne, son oncle, où toutes les règles de la religion étaient journellement violées ; l'enfant y était élevée entre un prélat sans mœurs et une grand'mère violente et méchante, qui tenait sous le joug sa chère maman. Marie-Antoinette prit en goût la jeune femme ; elle se laissait toujours séduire par tout ce qui était
brillant ; Mme Dillon était à la mode ; elle devait par cela seul entrer dans
sa maison. Ce fut, entre Marie-Antoinette et sa nouvelle dame du
Palais, une de ces liaisons d'amitié tendre, qui prenaient les caractères de
la passion et qui ménagèrent tant de déceptions à la trop sensible
souveraine. Cette fois, ce fut la mort qui les sépara. Mme de La Tour-du-Pin
évoque toute une société en quelques lignes : Ma
mère fut fort soignée dans ses derniers moments. La Reine vint la voir et
tous les jours un piqueur ou un page était envoyé de Versailles pour prendre
de ses nouvelles... mais personne ne parla de
sacrements, ni de lui faire voir un prêtre. A peine avais-je appris mon
catéchisme. Il n'y avait pas de chapelain dans cette maison d'un archevêque...
Ce qui suit n'a pas moins d'amertume : Ah ! que les choses
tristes s'oublient vite à la Cour ! La Reine avait pleuré ma mère pendant
vingt-quatre heures ; puis, le surlendemain de sa mort, elle témoigna le
désir d'aller à la Comédie française. La duchesse de Duras, de semaine ce
jour-là, lui dit : Votre Majesté ferait
mieux d'aller à l'Opéra, car en passant devant Saint-Sulpice elle
rencontrerait l'enterrement de Mme Dillon. Marie-Antoinette sentit
la leçon et resta à Versailles ; mais la jeune fille n'oublia jamais le récit
fait devant elle et dont elle grossissait évidemment l'importance dans sa
conscience ingénue. Le jour où elle fut présentée à Sa Majesté, au moment de son mariage, elle y pensait avec une certaine violence : J'avais l'intuition que la Reine allait jouer une scène d'attendrissement, et je savais qu'elle n'avait regretté ma mère qu'un seul jour. Mon cœur tout entier se révoltait à la seule pensée de l'obligation où j'allais me trouver de jouer dans mon intérêt un rôle dans cette scène combinée... Je me trouvai en présence de la Reine sans savoir comment j'étais entrée. Elle m'embrassa et je lui baisai la main. Elle me fit asseoir à côté d'elle et m'adressa mille questions sur mon éducation, sur mes talents, etc. Mais, malgré l'effort prodigieux que je faisais, je restais sans voix pour répondre. Enfin, :voyant de grosses larmes couler de mes yeux, mon embarras finit par l'apitoyer et elle causa avec mon oncle et Mme d'Hénin. Cet épisode de la présentation, toujours capital dans la vie d'une femme, est une des pages qu'on consultera avec intérêt sur les étiquettes de la Cour, parmi d'autres où l'on voit fonctionner le service des dames du Palais et se dérouler la vie royale à Versailles. Plusieurs scènes se passent dans la chambre de la Reine et mettent en relief certains traits de sa nature. Elle approchait de trente-cinq ans et conservait encore alors quelques petites jalousies de femme. Elle avait un très beau teint et beaucoup d'éclat, et se montrait un peu jalouse de celles des jeunes femmes qui apportaient au grand jour de midi un teint de dix-sept ans, plus éclatant que le sien. Le mien était du nombre. Un jour, en passant dans la porte, la duchesse de Duras, qui me protégeait beaucoup me dit à l'oreille : Ne vous mettez pas en face des fenêtres. Je compris la recommandation et me le tins pour dit à l'avenir. Marie-Antoinette était cependant d'un caractère bienveillant. Elle avait pour ses dames des bontés continuelles et les plus délicates attentions. Elle dispensait celles qui étaient grosses de l'accompagner à la messe, de crainte qu'elles ne glissassent sur le parquet. Quand il y avait beaucoup de monde dans sa chambre, la Reine, toujours prévenante, me disait en passant d'aller m'asseoir dans le salon de jeu, pour m'épargner la fatigue de rester trop longtemps sur mes jambes. Ses grâces sont incomparables. Elle les déploie pour dire ses bonjours individuels à tout son cercle, pour lancer d'un bout de la chambre à l'autre de ces compliments à brûle-pourpoint qui font rougir la jeunesse et l'emplissent d'orgueil. Rien n'est plus joli que de la voir rencontrer le Roi dans la galerie, le dimanche, quand tout le monde se rend à la chapelle en habit de cour ; elle s'avance vers lui avec un air charmant, bienveillant et respectueux. Elle suit les appartements assez lentement pour dire un mot en passant aux nombreux courtisans qui font la haie, ménageant avec art ses sourires et des signes de tête. Au retour, elle s'arrête un quart d'heure ainsi que le Roi pour parler aux dames venues de Paris, celles que les jeunes impertinentes de la Cour appellent les traîneuses, parce qu'elles ont les jupes de leurs grands habits trop longues et qu'elles ne savent pas jeter avec élégance leur bas de robe sur un côté du panier. La Reine avait depuis longtemps cessé de railler ces ridicules. Elle sentait grandir l'antipathie de ses sujets et en souffrait sans savoir y porter remède. Pendant le rigoureux hiver qui précéda les Etats Généraux, ses charités, comme celles du Roi, restaient inconnues du public : Tout entière livrée à la famille Polignac, elle ne venait plus au spectacle à Paris ; le peuple ne voyait jamais ni elle, ni ses enfants ; le Roi, de son côté, ne se laissait jamais apercevoir. Quand on les aperçoit, dans une audience solennelle, c'est quelquefois plus fâcheux encore. A la Saint-Louis de 1789, M. Bailly et toute la municipalité de la capitale viennent, selon l'usage, saluer la Reine. Elle est froissée de voir que le maire n'a pas mis un genou en terre, comme il l'eût fait les années précédentes. Mais lorsque La Fayette paraît avec son état-major de la garde nationale, elle ne peut dissimuler son irritation. La jeune bru du ministre de la guerre est présente, avec toute la maison : La Reine rougit et je vis que son émotion était extrême. Elle balbutia quelques mots d'une voix tremblante et leur fit le signe de tête qui les congédiait. Ils s'en allèrent fort mécontents d'elle, comme je le sus depuis, car cette malheureuse princesse ne mesurait jamais l'importance de la circonstance où elle se trouvait ; elle se laissait aller au mouvement quelle éprouvait sans en calculer la conséquence. Ces officiers de la garde nationale, qu'un mot gracieux eût gagnés, se retirèrent de mauvaise humeur et répandirent leur mécontentement dans Paris... La Reine avait à Paris ses loges à l'Opéra, à l'Opéra-Comique, à la Comédie italienne. Elle accordait la faveur de les occuper à six ou huit femmes des plus jeunes de son Palais, et ce détail explique la célèbre composition de Moreau, la Dame du Palais de la reine, où l'on voit une femme de cour en grand habit s'exposer dans une loge à l'admiration des spectateurs. Mme de La Tour-du-Pin profitait souvent des loges de la Reine. Mais celle-ci, en arrivant à Paris après le 6 octobre, les rendit avec ostentation, renonçant désormais à paraître au spectacle ou à y envoyer ses dames : Ce mouvement de dépit bien naturel, mais fort maladroit, acheva d'indisposer les Parisiens. Plus tard, à la Fête de la Fédération, la dame du Palais notera une fois de plus que sa maîtresse ne sait pas dominer ses sentiments, même quand il serait urgent de s'y résoudre : Je me trouvai sur le passage de la Reine, et accoutumée depuis longtemps aux impressions de son visage, je vis qu'elle se faisait grande violence pour cacher sa mauvaise humeur, sans y parvenir néanmoins assez pour son intérêt et pour celui du Roi. Un jugement général est esquissé par Mme de La Tour-du-Pin. Marie-Antoinette, dit-elle, ne connaissait pas les ménagements ou ne voulait pas les employer. Elle témoignait ouvertement de l'humeur à ceux dont la présence lui déplaisait. En se laissant aller ainsi à des mouvements dont elle ne calculait pas les conséquences, elle nuisait aux intérêts du Roi. Douée d'un grand courage, elle avait fort peu d'esprit, aucune adresse et surtout une défiance toujours mal placée envers ceux qui étaient le plus disposés à la servir. Tel était le sentiment de toute une société qui entourait le trône et lui était dévouée. Il faut rappeler, pour être juste, que Marie-Antoinette appartenait à cette race d'êtres nobles que le malheur instruit et parvient à grandir. Les dernières années et les suprêmes épreuves feront d'elle une femme très différente de celle que les témoins de Versailles nous présentent. Celle que révèlent ses lettres à Barnave, par exemple, eût étonné singulièrement Mme de La Tour-du-Pin, qui, avec les souvenirs de sa vingtième année, se permettait de la juger sans appel. |