NI l'opinion, ni la Reine, au printemps de 1777, ne se méprirent sur les intentions de l'Empereur Joseph II, quand on sut qu'il ferait, au cours de son fameux voyage d'études, un séjour assez prolongé à Paris. Marie-Antoinette ne doutait pas que ce grand frère ne vînt pour la morigéner. Le public, de son côté, assurait qu'elle le serait sur plusieurs points. Joseph II devait, disait-on, l'arracher à ces parties de pharaon bruyantes, indécentes, où il lui arrivait de perdre cinq cents louis en une soirée et où l'on surprenait les femmes de son entourage à jouer sans exactitude ; il allait la faire renoncer à l'usage des cabriolets à l'anglaise, qui l'emportaient en de folles promenades, à la chasse, aux courses de chevaux, au bois de Boulogne ; il se proposerait de lui montrer le ridicule de ces plumes démesurées surmontant l'échafaudage des coiffures, dont Léonard et ses émules fournissaient alors les plus extra- vagants modèles ; il lui indiquerait même le péril qu'offraient, pour sa réputation, ces bals de l'Opéra, où l'entraînaient ses jeunes beaux-frères, qui n'y menaient point leurs femmes. Toutes ces petites histoires, facilement grossies, couraient l'Europe, car les ambassadeurs ne manquaient pas de les recueillir. Les dépêches du comte de Viry à Turin, par exemple, signalent à mainte reprise le caractère de légèreté et d'inconséquence de la Reine, le calcul de ses entours pour favoriser sa dissipation et ses plaisirs. — Les entrées familières qu'elle donne dans ses cabinets à une troupe de jeunes gens, qui ne sont connus que par leur légèreté et leur étourderie, excitent de plus en plus le mécontentement des grands de la Cour, et en général de toute la Nation. L'envoyé de Sardaigne note successivement la faveur trop marquée d'un Lauzun, d'un Besenval, d'un duc de Coigny, qui a des entrées à de certaines heures ; il ne craint pas de signaler les couplets odieux qui circulent, les propos scandaleux, que la légèreté de la conduite de la Reine suffit pour autoriser. Presque tous ses collègues disent comme lui, et le bruit général qui s'établit fait, à Vienne, le tourment de Marie-Thérèse. Elle gronde cette charmante Reine, qui va toujours sans le Roi, avec tout ce qui est de plus mauvais à Paris et de plus jeune ; elle n'apprend plus de France, dit-elle, que des choses affligeantes, et elle écrit à l'archiduc Ferdinand au mois d'avril de cette année, à propos de cette frivolité invétérée : Je ne me flatte plus du changement. L'Empereur avait accepté la mission de s'informer exactement de la conduite de sa sœur et de juger des transformations survenues dans son caractère. Il entrait dans ce dessein plus de politiqué que d'affection. Si la cour de Vienne était aussi préoccupée, c'est que la popularité de la Reine était liée aux intérêts de l'alliance existant entre les deux maisons ; il importait au plus haut point que son autorité morale ne fût pas amoindrie par sa faute. Sous l'incognito respecté de tous, le comte de Falkenstein vit beaucoup de choses qu'on eût aimé lui cacher. Il se rendit compte aussi que tout n'allait pas au mieux dans le ménage royal, où le mari dédaigné passait aisément au second plan. Il n'hésita pas à formuler ses reproches ; après avoir affecté d'abord de les prendre en riant, la petite Reine dut en reconnaître la justesse. Quatre jours après son arrivée à Paris, l'Empereur eut avec sa sœur son premier entretien intime, qu'il aborda à sa façon directe et décidée. Ce, fut à Trianon, où s'achevait alors le jardin anglais, propice aux causeries intimes. Le 22 avril, écrit Mercy à Marie-Thérèse, la Reine conduisit son auguste frère à Trianon. Ils y dînèrent sans autre suite que la comtesse de Mailly, dame d'atours, et la duchesse de Duras, dame du palais. Après le dîner, l'Empereur et la Reine se promenèrent seuls dans les jardins, où ils eurent une longue conversation. Le monarque reprit les objets essentiels relatifs à la Reine et dont elle lui avait parlé elle-même. Il développa ses réflexions, fit un tableau frappant de la position de la Reine, des écueils qui l'environnaient, de la facilité avec laquelle elle s'y laissait entraîner par l'appât trompeur des dissipations. Il lui en présenta les conséquences infaillibles et effrayantes pour l'avenir. Dans ce chapitre furent compris les articles de la négligence envers le Roi, des sociétés de la Reine, de l'abandon de toute occupation sérieuse et de la passion pour le jeu. L'Empereur, prenant le ton de la sensibilité, mit une mesure si juste à ses remontrances qu'elles n'effarouchèrent aucunement la Reine. Cette princesse lui fit des aveux plus étendus sur le Roi, sur ses entours ; elle convint des raisons de l'Empereur, en mettant cette restriction qu'il viendrait un temps où elle suivrait de si bons avis. La Reine esquiva sans doute plus d'une difficulté en cette première causerie ; elle défendit avec vivacité Mme de Polignac, à propos de qui il eût été facile de l'embarrasser ; elle n'abandonna que la princesse de Lamballe, qu'elle n'aimait déjà plus et qu'elle était au repentir, déclara-t-elle, d'avoir nommée surintendante de sa maison. On aimerait connaître le banc, l'allée, le pavillon, où s'échangèrent ces confidences fraternelles. Il ne semble pas que l'impérial censeur des mœurs de
Versailles ait critiqué les amusements inoffensifs de Trianon. Une fête y fut
donnée, le 13 mai, en son honneur. Après avoir visité Bellevue dans la
matinée, il vint dîner à Trianon avec la Reine ; M. de Mercy y était invité
pour l'après-midi, avec les comtes de Belgiojoso, de Colloredo et de Cobenzl.
Nous y arrivâmes, raconte-t-il, à cinq heures ; on se promena dans les jardins, où il y
eut différents petits spectacles amusants. Madame et Mme la comtesse d'Artois
s'y trouvaient, mais avec une suite très bornée. On passa dans les cabinets
de la Reine, où l'on attendit l'arrivée du Roi, qui vint avec Monsieur et une
suite assez nombreuse en hommes. Madame Sophie et Madame Elisabeth arrivèrent
en même temps. On soupa à neuf heures ; on se rendit à dix heures et demie au
spectacle, qui dura près de deux heures. On y montra à l'Empereur la
Comédie-Française, la troupe italienne et les danseuses de l'Opéra. Il jugea
la fête bien ordonnée, apprécia la gaieté du Roi, ses attentions un peu
lourdes, mais bien intentionnées, enfin les grâces
que la Reine y déploya envers un chacun. C'est le lendemain que ce
grand curieux, au cours de ses visites aux environs de Paris, alla voir le
pavillon de Louveciennes et conversa, dans le jardin, avec Mme du Barry,
rencontre qui donna matière aux gazettes. A son
retour par Versailles, l'Empereur eut un entretien particulier avec le Roi,
qui lui fit de nouvelles confidences sur son état de mariage. Les
conseils spéciaux que Joseph se permit de donner à son beau-frère, et qui
furent suivis, intéressaient de fort près l'avenir de la Maison de France. Le 3o mai fut la journée des adieux, à Versailles. Après
avoir passé chez MM. de Maurepas et de Vergennes, l'Empereur resta avec le
Roi et la Reine jusqu'à l'heure du salut. En sortant de la chapelle, il fit,
seul avec la Reine, une promenade d'une heure dans les jardins. L'ambassadeur
les suivait avec une dame du palais et deux valets de pied ; au retour dans
les cabinets, il fut admis à leur dernière conversation et, en quelque façon, pris comme témoin des promesses que
cette princesse fit de suivre les avis de son auguste frère. La
famille royale se réunit pour souper chez Madame. Entre onze heures et
minuit, le voyageur embrassa le Roi avec émotion, lui recommanda le bonheur
de sa sœur, et celle-ci se fit violence pour cacher l'excès de son attendrissement.
Le comte de Falkenstein rentra à son hôtel
garni, prit quelques heures de repos sur son lit de camp, et partit à
l'aurore pour retrouver sa suite à Saint-Germain. La
Reine, qui avait voulu trop prendre sur elle pour faire bonne contenance, eut
le même soir des convulsions de nerfs assez violentes... Elle voulut passer la journée dans la solitude et elle se
fit suivre au Petit-Trianon par la princesse de Lamballe, la comtesse Jules
de Polignac et une seule dame du palais. Une lettre de l'Impératrice y
arriva fort à point : Le contenu de cette lettre la
satisfit et la calma infiniment. Sa réponse, quelques jours après, était remplie des promesses faites à son frère : J'avouerai à ma chère maman qu'il m'a donné une chose que je lui ai bien demandée et qui m'a fait le plus grand plaisir ; c'est des conseils par écrit qu'il m'a laissés. Cela fait ma lecture principale dans le moment présent. Le morceau littéraire de l'Empereur philosophe était trop filandreux, trop déclamatoire pour être bien efficace ; quand elle le sut par cœur, Marie-Antoinette s'empressa de l'oublier et fut ressaisie par le tourbillon. Plus tard, après la mort de l'Impératrice, Joseph Il revint à Versailles, pour huit jours, croyant pouvoir reprendre son rôle de mentor. Mais il trouva une jeune femme en défiance, un peu piquée d'orgueil et n'acceptant ses avis nouveaux qu'avec l'intention de les négliger. Il reste du premier voyage un très franc témoignage de
Joseph II. Écrivant à l'archiduc Léopold, il juge leur sœur d'un ton dégagé
et sans illusion ; du moins, sur un point essentiel, lui rend-il un hommage
qu'il faut retenir : La Reine est une jolie femme ;
mais c'est une tête à vent, qui est entraînée toute la journée à courir de
dissipation en dissipation, parmi lesquelles il n'y en a que de très licites...
Elle ne pense qu'à s'amuser. Elle ne sent rien pour
le Roi. Sa vertu est intacte ; elle est même austère par caractère... C'est une aimable et honnête femme, un peu jeune, peu
réfléchie, qui a un fond d'honnêteté et de vertu. Ces lignes sont
significatives : on voit qu'il y avait eu quelques inquiétudes à la cour de
Vienne.
L'EMPEREUR JOSEPH II, peinture de DROUAIS |