JULIE de Lespinasse écrit le 9 octobre 1774 : On est venu me proposer d'aller chez Duplessis. C'est un peintre de portraits qui sera à côté de Van Dyck. Je ne sais si vous avez vu le portrait de l'abbé Arnaud peint par lui. Mais, mon ami, ce qu'il faudra voir, c'est Gluck ; c'est un degré de vérité et de perfection qui est mieux et plus que la nature. Il y avait là des têtes toutes de caractères différents ; je n'ai jamais rien vu de beau et de vrai à ce point-là. A cet enthousiasme s'associent tous les visiteurs de l'atelier du peintre et ceux des Salons du Louvre où il expose l'image des contemporains notoires. En son honneur, les critiques répètent le nom de Van Dyck, et précisément à l'occasion de ce portrait de Gluck — aujourd'hui à Vienne —, qui fut le principal morceau de son exposition de 1775. La jeune Reine qui aimait Gluck et s'entendait à soutenir sa gloire, s'était intéressée à ce tableau. Duplessis montrait en même temps le portrait de Louis XVI en buste qu'il aura souvent à répéter, celui du bon sculpteur Allegrain, d'autres encore, et le triomphe de l'année fut pour lui. Diderot se vantait de l'avoir découvert. On rappelait avec admiration ses portraits de Marmontel, de l'abbé de Véri, de l'avocat Gerbier, de Mme Lenoir, et de quelques Provençaux de marque, comme l'abbé Arnaud, qui furent à Paris les premiers prôneurs de leur jeune compatriote. Sa vogue devint grande. L'École française n'abondait plus en bons portraitistes ; Tocqué et Drouais disparus, Duplessis, d'un commun accord, fut au premier rang ; et si Roslin le Suédois fit aussi bien que lui chatoyer les étoffes somptueuses, personne alors ne l'égala pour la ressemblance, la vie du modèle, et cette intention de révéler des âmes qui atteste la vraie maîtrise. Nogaret constate que l'Académie n'a pas d'homme plus célèbre pour le portrait. M. de Mercy écrit : C'est le meilleur peintre connu ici ; un nouvelliste l'appelle le roi du portrait. L'opinion des contemporains est ratifiée par la plus récente critique. Tout le monde aujourd'hui met Duplessis parmi les meilleurs portraitistes du XVIIIe siècle ; et notre ami André Michel l'a vengé de bien des oublis, en décrivant ses plus exquis portraits de femmes, Mme Lenoir et la Dame au livre de la galerie Lacaze. Il n'y a plus à découvrir Duplessis ; mais il faut avouer que l'on y a mis le temps. On aurait pu, au moins, se rappeler qu'il avait peint Marie-Antoinette, avant Mme Vigée-Lebrun et avec beaucoup plus de vérité. Le portrait de Duplessis est un des plus sûrs qu'on ait fait d'elle. Je possède l'étude de la tête peinte à Versailles ; on a aussi la toile achevée dans l'atelier et une reproduction en tapisserie tissée aux Gobelins. Marie-Antoinette, encore dauphine, a dix-sept ans ; elle n'a pu accorder que quelques heures à l'artiste ; mais, expert à saisir la ressemblance, il eut assez de temps pour fixer une inoubliable image. Les yeux à fleur de tête, le front trop découvert, la lèvre autrichienne, son pinceau fidèle a tout dit ; il indique également la ligne du cou, longue et pure, le blond poudré des cheveux, le bleu caressant des regards, qui sont avec la fraîcheur du teint, les éléments de la beauté future de la reine. C'est peut-être à ce travail de Duplessis que se rapporte le joli billet de la Dauphine à Marie-Thérèse (15 août 1773) : On me peint actuellement ; il est bien vrai que les peintres n'ont pas encore attrapé ma ressemblance ; je donnerais de bon cœur tout mon bien à celui qui pourrait exprimer dans mon portrait la joie que j'aurais à revoir ma chère maman. Duplessis fut choisi par M. de Mercy pour peindre le portrait de la jeune reine destiné à l'impératrice. Ce travail semble perdu ; mais il ne donna point satisfaction à Vienne ; Marie-Thérèse trouva le visage de sa fille trop raccourci et sa parure peu avantageuse. L'ambassadeur, défendant son choix, assure que le portrait a été travaillé par le meilleur peintre, le seul au moins qui ait le plus approché de la vraisemblance de la reine. Des trois grands peintres que la Provence a donnés à l'art français, Joseph Vernet, Fragonard et Duplessis, le dernier est resté longtemps sans biographe. Du livre que lui a consacré M. Jules Belleudy, on garde le sentiment d'une grande injustice de la destinée envers Joseph-Siffred Duplessis. Ce n'est pas seulement la postérité qui l'a maltraité ; il le fut durant sa vie entière. Ses débuts à Carpentras, sa ville natale, sont longs et pénibles. Vaillamment il va s'instruire à Rome, où il vit d'un travail au jour le jour, et Vernet qui le rencontre à Tivoli, son chevalet planté devant le temple de la Sibylle, survient à point pour lui prêter quelques baïoques, qui l'empêchent de mourir de faim. C'est un timide, qui n'ose jamais solliciter. Décidé à tenter le sort dans la capitale, il se fait connaître très lente- ment de l'entreprenante coterie du Comtat, qui brille à Paris et qui s'annexe, presque malgré lui, cet homme de talent. Sa gaucherie l'empêche de tirer parti de son appel à la Cour, des séances chez le Roi, chez Monsieur, chez la duchesse de Chartres, de la bienveillance de M. et Mme Necker, dont il peint les beaux portraits de Coppet, de l'amitié que lui témoigne ce grand honnête homme, le comte d'Angiviller ; qui pourrait faire sa fortune et qui s'y emploie. Il travaille difficilement, n'achevant guère qu'une douzaine de portraits par an, de ces terribles portraits de gens de cour, qui torturent le peintre par leurs inexactitudes, leurs retards, leurs exigences. Il gagne de l'argent, certes, car la plupart de ses toiles sont payées de mille à trois mille livres ; mais cet argent ne lui reste point ; il a la mauvaise chance de le placer, par deux fois, entre les mains de grands seigneurs qui font faillite. Il donne dans les inventions, ce qui est une mauvaise aventure pour un artiste. Ses vues sont curieuses, ses intuitions justes ; il prévoit l'utilisation du caoutchouc, et veut en importer pour perfectionner les mannequins d'atelier ; il travaille sur les laques, sur la garance, sur l'outremer, et de toutes ces recherches ne tire aucun profit. La Révolution achève sa ruine, à l'heure où la vieillesse est venue, en même temps que la misère. Comme il a rendu des services, à Carpentras, pour l'inventaire des objets d'art du district, le ministre Benezech le comprend dans la liste du conservatoire du musée de Versailles, avec le peintre Durameau, le sculpteur Roland et l'architecte Leroi. Ce musée spécial de l'Ecole française, formé alors des anciens dépôts de la Couronne, de tableaux provenant des églises et d'objets saisis chez les émigrés, sera dissous vers la fin de l'Empire ; ses morceaux principaux se retrouvent au Louvre, et il n'a aucun rapport avec le grand musée historique, créé plus tard dans le château de Louis XIV. Il a servi à conserver bien des œuvres qui risquaient d'être détruites. Duplessis a participé activement au sauvetage. Il a restauré en grand nombre les toiles que le musée recevait, après tant de déménagements révolutionnaires, dans un état lamentable ; beaucoup, dit-il, étaient presque à l'agonie. Vers le milieu de l'an VII, il changea de service et les marbres des jardins lui furent confiés. C'était moins un emploi qu'une retraite qu'on lui donnait. Cependant, consciencieux jusqu'au bout, il tenait à se rendre utile. Il inventait une méthode inoffensive pour nettoyer les marbres, toujours menacés sous nos climats : mais il voulait travailler sans livrer sa formule à l'indiscrétion des bureaux ; il entrait hardiment en lutte avec eux et avec l'Institut, qui recherchait de son côté un procédé analogue. Malade, hémiplégique et ne pouvant se rendre à Paris, il écrivait, pour défendre son bon droit et les nobles marbres de Versailles, qui s'altéraient chaque hiver sous ses yeux. Pendant des années, il multiplia les rapports au ministère de l'intérieur, sollicita des enquêtes, poussa des plaintes souvent éloquentes, qui s'étouffèrent dans le silence des cartons. Nous avons tout le dossier : c'est un édifiant monument de l'obstination administrative. On ne fit taire le vieil artiste qu'en lui retirant ses fonctions. Un préfet, ami des arts, obtint pour lui une maigre pension, dont il ne profita guère. Il s'éteignit en 18oz, presque octogénaire, à quelques pas de ce château où trente ans auparavant, dans les petits appartements de la Dauphine, une Marie-Antoinette insouciante avait posé pour lui. |