ELLE était née à Abbeville, en 1747 ; son père était cavalier de la maréchaussée. Elle ne s'appelait pas Rose, mais Marie-Jeanne. Ce nom de fleur lui parut préférable, quand elle vint à Paris, pour se placer dans les modes. Elle entra au Trait Galant, chez Mlle Pagelle, qui avait la plus belle clientèle. On la vit trotter quelque temps dans les rues de la capitale, portant à domicile les marchandises élégantes, enveloppées dans le fourreau de coutil. Mais elle avait un goût sûr, beaucoup de décision dans l'esprit et l'ambition trop éveillée pour ne point songer à faire fortune. D'autres filles de modes atteignaient le but par des voies douteuses ; on parlait dans les ateliers de Mlle Lançon, qui avait travaillé chez Labile, et qui maintenant trônait à la cour sous le nom de comtesse du Barry. C'était précisément une pratique de Mlle Pagelle et l'une de celles dont elle était le plus fière. La petite Bertin attendait son heure, honnêtement. La vieille princesse de Conti, chez qui elle livrait des robes, la prit en gré et lui fit donner les fournitures pour le mariage de Mademoiselle de Penthièvre, qui épousait le duc de Chartres. Mlle Pagelle s'associa aussitôt son employée ; mais à la cérémonie qui fut célébrée à Versailles, le 5 avril 1769, on ne parla que de la jeune modiste de vingt-deux ans, qui remportait à la Cour son premier succès. Bientôt établie à son compte, elle eut, par la duchesse de Chartres, sa belle-sœur la princesse de Lamballe et, par Madame de Lamballe, Marie-Antoinette. La nouvelle enseigne du Grand Mogol devint la mieux achalandée de Paris. Au centre du grand commerce, rue Saint-Honoré — dans la partie où sont aujourd'hui les magasins du Louvre —, la maison se recommandait des hautes protections de Versailles et grandissait par l'initiative hardie de Rose Bertin. Ce fut le laboratoire principal des modes françaises, à l'époque la plus active et la plus agitée de leur histoire. Vingt ans, on y vit à l'œuvre l'avisée Picarde, entourée de ses trente-six ouvrières, trônant parmi les plumes, les gazes et les linons, inventant sans cesse des modèles inédits, déployant dans ces utiles créations des trésors d'imagination professionnelle, sollicitée par toutes les grandes dames et trouvant pour chacune d'elles ce qui convient le mieux au visage et flatte davantage la vanité. Le terme de modes ne désignait pas, comme de nos jours, une spécialité assez étroite. C'est, suivant la définition de l'Almanach général des Marchands de 1772, le nom qu'on donne à certaines marchandises, dont les formes et l'usage sont essentiellement soumis aux décrets suprêmes, mais changeants, du caprice et du goût. L'énumération en est instructive : grands bonnets, demi-négligés, baigneuses, coiffures de toute espèce, toques et chapeaux en fleurs et plumes, chapeaux à voile à l'anglaise, mantelets, pelisses, respectueuses, parlements, calèches, cols et cravates, sacs à ouvrages, nœuds d'épée, souliers et pantoufles d'étoffes brodées en or, en argent, en soie ; pièces lacées, collets de rubans, cordons de montre et de canne, bourses à cheveux et bourses à argent, guirlandes, agréments, crêpes, effilés, mouchoirs de soie, fichus de gaze, manchons d'étoffe, mitaines et gants de toute sorte, éventails, et enfin, ce qui fait un article considérable, habits de cour et de théâtre. Tel est l'immense domaine de la parure féminine que les idées de Mlle Bertin ont dominé pendant tout le règne de Louis XVI. Mais ses arrangements de coiffure surtout sont restés fameux. Le pouf au sentiment fut une de ces inventions qui font la fortune de leur auteur et révèlent, en même temps, l'âme d'une génération entière. Au milieu de ces échafaudages de chevelure, que dressait le coiffeur Léonard, les élégantes plaçaient l'image de ce qu'elles aimaient. Quel génie ne fallait-il pas pour accumuler et varier ces représentations ou ces symboles ! Un jour, la Bertin dut faire tenir dans les cheveux de la duchesse de Chartres, non seulement son nègre et son perroquet, mais encore une femme assise dans un fauteuil et portant un nourrisson, ce qui désignait le duc de Valois et sa nourrice. Un pouf de la duchesse de Lauzun présenta tout un paysage en relief : mer agitée, chasseur tirant des canards, moulin dont la meunière se fait courtiser par un abbé, et tout au bas de l'oreille on voyait le meunier conduisant un âne. En 1774, Mlle Bertin devint la marchande attitrée de Marie-Antoinette. Le pouf à la circonstance fut une flatterie pour les jeunes souverains. La circonstance était leur avènement et le pouf montrait un soleil levant, éclairant un champ de blé, où moissonnait l'Espérance. Le pouf à l'inoculation célébra l'opération subie par Louis XVI et les princes ; et le bienfaisant serpent d'Esculape s'y enroulait autour d'un olivier chargé de fruits. De si miraculeuses inventions enchantèrent la légèreté de Marie-Antoinette. Cette petite Reine, qui garda si longtemps tant d'enfantillage dans l'esprit, avait trouvé l'art auquel elle pouvait s'intéresser avec compétence. Elle prit Mlle Bertin en affection, l'honora d'une intimité inattendue et lui accorda, chaque semaine, ces deux audiences qui durèrent pendant le règne entier et conférèrent à la marchande de modes un prestige extraordinaire. Mme Campan a raconté quelles jalousies excita une telle faveur dans les intérieurs de Marie-Antoinette. Non seulement les femmes de chambre, mais les dames du service royal se sentirent lésées par un privilège contraire à l'usage constant jusqu'alors, qui empêchait les marchands d'aborder directement la Reine. On s'insurgea vainement. Le matin, après le lever, lorsque Sa Majesté était coiffée, elle saluait les dames qui étaient dans sa chambre ; suivie de ses seules femmes, elle rentrait dans un cabinet où se trouvait Mlle Bertin, qui ne pouvait être admise dans la chambre ; c'était dans ce cabinet intérieur qu'elle présentait ses nouvelles et nombreuses parures. Il y avait des conférences sans fin, des choix prolongés parmi les plumes et les rubans répandus sur le tapis de la Méridienne, où les glaces multipliaient le charmant fouillis qu'étalait la marchande aux pieds de la jeune femme. Marie-Antoinette achetait toutes les nouveautés de Mlle Rose et ne voyait que par ses yeux. Elle aurait voulu n'être habillée que par ses mains ; les femmes refusèrent de la laisser entrer dans leur service. Les séjours au Petit-Trianon, la vie sans étiquette qui s'y établit permirent de satisfaire ce caprice. Pendant les semaines qu'y habitait la Reine, la Bertin passait des matinées entières auprès d'elle et jouait à la dame d'atours. Assurée d'une telle protection, la demoiselle eut des façons insupportables. Elle se crut le ministre des modes. On l'entendait parler de son travail avec Sa Majesté, du même ton que M. de Vergennes eût parlé de son travail avec le Roi. Les femmes de Cour prenaient au sérieux son importance, et tenaient trop à ses services pour ne la point ménager. Une étrangère plus indépendante, la baronne d'Oberkirch, juge ses travers en peu de mots : Le jargon de cette demoiselle était fort divertissant ; c'était un singulier mélange de hauteur et de bassesse, qui frisait l'impertinence, quand on ne la tenait pas de très court, et qui devenait insolent pour peu qu'on ne la clouât pas à sa place. Au reste, elle se croyait tout permis. Un jour de Pâques, étant à Versailles, dans le salon de la Guerre, pour voir Leurs Majestés revenir du salut, elle avise dans la foule rangée sur le passage une demoiselle Picot, qu'elle déteste. C'est une de ses anciennes filles de boutique, qui n'a pas craint de la quitter pour tenir une maison rivale et lui a enlevé quelque clientèle. Prise de colère, elle s'approche de la Picot, la regarde fixement avec un air de mépris, ensuite lui crache sur le col du côté de l'épaule gauche, en disant : Je te l'avais promis, je tiens parole. La Picot s'évanouit ; on l'asseoit contre une croisée pour lui faire respirer de l'eau de Cologne, tandis que, satisfaite et majestueuse, Rose Bertin s'éloigne dans les appartements. Le scandale a des suites ; plainte est portée devant la prévôté de l'Hôtel. Il faut que l'irascible marchande se défende et nie son mauvais cas. Son mémoire est curieux ; elle reconnaît l'horreur que lui inspira la vue de cette ingrate Picot, le mouvement involontaire de contraction qui peignit sur son visage la révolte et le dégoût, mais elle récuse les témoins de la scène : J'ignore quels mensonges ont fait la clique et les amis de la demoiselle Picot, mais je suis moralement sûre qu'aucun d'eux n'a dit et n'a pu dire m'avoir vu cracher au visage de la demoiselle Picot. Moi, commettre une indécence aussi basse ! et chez le Roi ! près de l'appartement de la Reine, qui veut bien quelquefois se servir de moi et s'abaisser jusqu'à m'honorer de sa bonté ! J'ose le dire, on ne le croira pas... Un pareil procès était fait pour la joie de la Cour et de la ville. Les magistrats s'amusèrent à l'éterniser. Il dura trois ans, avec appels, oppositions, enquêtes supplémentaires, et la malignité du public trouva son compte à cette guerre de rubans et de chiffons, où la favorite de la Reine ne fut pas épargnée. Les abus qu'entraînait cette faveur paraissaient plus criants, à mesure que diminuait la popularité de Marie-Antoinette. On accusait son exemple de pousser les femmes à cette dépense des modes qui dépassait alors, dit Mercier, celle de la table et celle des équipages. Mme Campan l'explique clairement : On voulait, à l'instant, avoir la même parure que la Reine, porter ces plumes, ces guirlandes auxquelles sa beauté... prêtait un charme infini. La dépense des jeunes dames fut extrêmement augmentée ; les mères et les maris en murmurèrent ; quelques étourdies contractèrent des dettes ; il y eut de fâcheuses scènes de famille, plusieurs ménages refroidis ou brouillés, et le bruit général fut que la Reine ruinerait toutes les dames françaises... On trouve rappelés ces griefs chez les récents biographes de Rose Bertin[1] ; mais ils se montrent inclinés à l'indulgence et croient exagérées les accusations précises que l'opinion du temps a portées contre la Reine. L'un d'eux prétend même prouver, par quelques mémoires raisonnables de Mlle Bertin — d'ailleurs postérieurs à 1790 —, que les dépenses de modes de la Reine n'avaient rien d'exorbitant. Je ne saurais partager cet avis. Toute la comptabilité de la garde-robe de la Reine, toutes les pièces officielles ou confidentielles qui ont passé sous mes yeux, établissent que les contemporains, sur ce point, n'ont pas condamné injustement. Ce n'est pas aux papiers incomplets de la marchande, c'est aux dossiers des Archives nationales qu'il faut demander la lumière sur ces détails qui ne sont pas indifférents à l'histoire[2]. Cette lumière n'est point favorable à Marie-Antoinette, et, pour m'en tenir aujourd'hui à Mlle Bertin, je ne citerai qu'un des rapports approuvé par la comtesse d'Ossun, dame d'atours, et qui la rend responsable des dépenses désordonnées où se laisse entraîner la Reine. On arrivera, dit le document, à réformer beaucoup d'abus dans la garde-robe ; mais comment obtiendra-t-on de voir clair dans les garnitures ? Mlle Bertin les porte à une somme totale, sans aucun détail des prix des fournitures qui y sont entrées, comme elle vient encore de le faire pour le dernier habit du Jour de l'An, qu'elle porte d'un seul mot à 6.000 livres ! Une telle somme aurait mérité quelques détails. Si un joaillier fournissait pour une pareille somme de diamants, il ne se permettrait pas de faire de même ; il dirait le nombre de grains et de carats, et le prix de ces grains et de ces carats, et le prix de sa façon, et n'exigerait pas qu'on lui donnât une confiance si aveugle... Mlle Bertin croit apparemment qu'elle la mérite, et pour elle ou, au moins, pour ses prix... Mais il paraîtrait bien plus convenable de l'obliger à donner elle-même ces détails dans ses mémoires, sous peine de voir rayer les articles qu'elle compterait ainsi sans détails. On le lui demande depuis longtemps et on ne peut pas l'y assujettir... Quand on pense que, dans les comptes de la Reine, les plumes, rubans, gazes et blondes de Mlle Bertin montaient chaque année à plus de 100.000 livres, on ne peut trouver excessive l'insistance de Mme d'Ossun à demander un léger détail. On ne s'étonnera pas non plus que Mlle Bertin, jusqu'à l'année 1814, date de sa mort, soit restée fidèle à la mémoire de Marie-Antoinette. Il est difficile d'en faire un mérite à cette modiste. La pauvre Reine était une de ces pratiques qu'on ne retrouve pas.
Rose Bertin -
Estampe de Jannet |
[1] On a consacré à la marchande de modes de la Reine deux livres parus en 1911 et qui utilisent à peu près les mêmes papiers inédits, appartenant à M. J. Doucet. L'un est dû à M. Émile Langlade, l'autre à MM. P. de Nouvion et E. Liez. De nombreux mémoires de fournitures sont publiés dans l'un et l'autre.
[2] Voir plus loin, dans le chapitre : La garde-robe de Marie-Antoinette, le détail de ces documents.