Je ne me propose point de faire une étude complète de Mirabeau. Je ne veux point entrer dans le détail de sa jeunesse, malgré l'attrait du sujet, ni examiner ses écrits, dont aucun n'a reçu le degré de perfection qui fait les livres durables. Je n'en excepte même pas les Lettres à Sophie, monologue brûlant d'un captif qu'exalte sa solitude, où la déclamation se mêle trop souvent i l'expression de sentiments vrais, où la privation est trop sensuelle, où les souvenirs de l'amant ne respectent pas toujours celle qui en est l'objet. Chose qui peut paraître étrange, l'abandon même de ce livre en est le principal défaut. Il faut savoir choisir, jusque dans la passion, ce qui doit en être montré. Tel passage, telle lettre d'amour où nous avons été les plus vrais avec nous-mêmes, où le papier a reçu, pour ainsi dire, notre chaude empreinte, le lecteur nous y trouvera faux : c'est que le vrai n'est pas tout ce que nous sentons, mais seulement ce que nous sentons dans une Lime modérée, où toutes choses sont assez réglées pour que tous ceux qui nous liront l'aient senti ou se croient capables de le sentir. Un romancier habile fera écrire par son héros une lettre plus tendre, plus naturelle que telle lettre qu'il a écrite pour son compte à. une personne aimée. Dans la lettre vraie, il ne s'observe pas, et il aime trop toutes ses pensées pour faire quelque réserve de goût contre aucune ; dans la lettre imaginaire, n'ayant plus affaire aux yeux prévenus qui lisaient sa lettre vraie, il choisit dans ses souvenirs encore tièdes ce qu'il s'approuve d'avoir senti. Sa passion vraie était déclamatoire ; sa passion de réflexion est naturelle. A la vérité, les Lettres à Sophie n'étaient pas destinées à la publicité. Mirabeau n'y avait pas pris les précautions d'un auteur qui s'adresse au public. Comment l'aurait-il pu d'ailleurs ? Au fond de ces donjons où s'écoula sa jeunesse, dans ce pêle-mêle d'études données en pâture à un esprit dont l'activité et l'étendue n'auront pas trop pour matière de la plus grande révolution des temps modernes, quelle place, quel recueillement pouvait-il y avoir pour ce travail supérieur qui nous met en défiance contre nos emportements, et qui ne souffre de notre naturel même que ce qui en est raisonnable ? Écrire, pour Mirabeau, n'est pas une occupation de choix, ni la noble distraction d'un esprit retiré un moment du tumulte de la vie active, ni même, comme chez certains écrivains, le mode d'action qui convient le plus à sa nature ; c'est une sorte d'ivresse artificielle pour s'étourdir dans sa prison ; c'est un excès. Ces enfants de la captivité n'ont ni le calme ni la force modérée à ceux qui naissent à l'air libre : ils sont agités et déréglés. Mais, pour qui se plaît aux particularités des hommes supérieurs et qui recherche dans leur vie ce qui n'y a pas été le bien de tous, les Lettres à Sophie sont une lecture pleine d'intérêt. On ne connaît pas Mirabeau si l'on n'a pas lu ces pages tumultueuses où, par la violence de ses désirs, il se rend Sophie présente, se trouble et frémit comme s'il la voyait ; si l'on ne connaît cette inquiétude, cette avidité de connaissances, toute cette littérature dévorée, la science, la politique, la philosophie, fermentant dans ce cerveau, et, au milieu de cette confusion, des lumières supérieures, comme celles qui apparaissent aux sages après de sublimes efforts pour les poursuivre dans la nuit des préjugés et du doute ; si l'on n'a vu Prométhée enchaîné sur son rocher, et, tout en se d'ébattant, préparant le feu qui devait animer la société nouvelle. I Ce que je vais apprécier dans Mirabeau, c'est l'homme d'État, le grand orateur ; ce sont vingt-deux mois de cette vie qui finit à quarante-deux ans. Dans cette apparition si courte, près de cent cinquante discours laissent une trace lumineuse qui subsiste encore après plus d'un demi-siècle. Voici la suite des grandeurs de la révolution : au commencement, Mirabeau ; puis la nation, qui met sur pied quatorze armées ; puis l'homme du 18 brumaire. Dans l'intervalle, des parties de talent et de caractère, mais nul homme assez fort pour pouvoir se passer de crimes, et, comme l'avait prédit Mirabeau, l'anarchie livrant la France décimée à la dictature militaire. De 1789 à 1800, c'est-à-dire depuis la convocation des états généraux jusqu'au 18 brumaire, il n'y eut en France qu'un homme véritablement grand, et qui le fut assez pour se faire remarquer à côté de la grande nation : c'est Mirabeau. À quoi le doit-il ? À ce que, plus qu'aucun autre, il eut ce qui fait les grands hommes en tout pays, ce qui est plus particulièrement le cachet du nôtre : le bon sens. En politique, le bon sens, c'est l'intelligence des besoins présents et des besoins permanents d'un pays. Il se compose à la fois de tact et de prévoyance : le tact, par lequel on touche comme du doigt le présent ; qualité d'autant plus rare en temps de révolution, qu'on a plus souvent à toucher des choses qui brûlent ; la prévoyance, à la fois libérale et bienfaisante, qui s'intéresse à ce qui est au delà de la génération actuelle, et qui veut faire profiter les enfants des sacrifices de leurs pères. Tel est le bon sens chez Mirabeau, et, s'il est vrai que le bon sens soit le maître de la vie humaine, comme il n'y a pas de qualité plus haute, il faudrait l'appeler tout court le génie, et dire que Mirabeau est l'homme le plus véritablement grand de la révolution de 89, parce qu'il est le seul qui ait eu du génie. Je l'aurais dit tout d'abord si, par une complaisance de nos mœurs littéraires actuelles, on n'avait pas donné le titre d'hommes de génie, d'ouvrages de génie, à des hommes et à des œuvres qui laissent à désirer du côté du bon sens. Nous sommes, pour le dire en passant, devenus si gourmands d'éloges, que c'est grièvement offenser un auteur que de le louer d'une grande qualité seulement, soit de sa sensibilité, soit de son imagination ; l'éloge qui distingue, lui est presque une injure. Il faut aller tout d'abord au mot qui embrasse tout, et au delà duquel la louange cesse ; encore commence-t-on à le trouver insuffisant, et il ne manque pas d'appétits qu'on ne rassasie plus avec le mot génie. Le public, qui depuis longtemps ne tient plus à s'estimer dans ses plaisirs, s'accoutume à ces excès. Voilà pourquoi il faut prendre garde de donner à d'illustres morts des titres que la délicatesse d'illustres vivants, estime au-dessous de leur mérite, et qui, en effet, sont donnés à trop de gens pour être vrais de personne. Au lieu du mot génie, qui autrefois résumait toutes les qualités de l'esprit et singulièrement le bon sens, il vaut mieux parler de chaque qualité en détail : de cette façon, l'éloge des morts n'incommode pas les vivants. A cette qualité du bon sens Mirabeau joignait le caractère, sans lequel le bon sens conduit soit au doute, avec toutes ses tentations corruptrices, soit à l'inaction. Par le bon sens, on reconnaît le vrai ; par le caractère, on s'y attache. Le caractère soutient le bon sens, l'affermit ; c'est l'action qui suit les paroles et qui leur donne l'autorité. Le bon sens tout seul est fort rare ; uni au caractère, il est plus rare encore. Le manque de caractère explique et excuse, dans une certaine mesure, la mobilité, les contradictions de certains hommes qui paraissent éminents par le bon sens : ils jugent bien, mais ils n'ont pas la force de faire ce qu'ils approuvent ; en sorte que non-seulement ils discréditent le bon sens aux yeux des autres, mais qu'ils en viennent à moins l'estimer chez eux-mêmes, et à le mettre quelquefois au service d'une mauvaise cause dont ils ne sont pas dupes. Par la force du caractère, Mirabeau fit à la fois honorer son bon sens par les autres, et il sut le défendre contre ses propres passions. Ce que son bon sens avait reconnu pour vrai, son caractère l'y enchaînait, et, quoique trop souvent il ait eu à la fois deux intérêts incompatibles, l'intérêt de ce qu'il tenait pour vrai et l'intérêt de ses passions, on ne peut pas dire, sans le calomnier, qu'il ait jamais sacrifié le premier au second. II Le bon sens de Mirabeau est d'autant plus admirable, que nul, parmi tous les hommes de la révolution, n'eut à lutter contre plus d'empêchements, propres à le troubler et à l'obscurcir. Les uns lui venaient de la nature même, qui lui avait été d'ailleurs si libérale ; les autres, de son éducation. D'autres l'attendaient à son entrée dans la carrière politique. Il faut bien parler de ce tempérament de feu qu'exaspèrent les contraintes mêmes de son éducation. Sa vie physique était agitée de phénomènes étranges. Il ne recevait aucune impression qui ne fût une secousse, aucune sensation qui ne fût une passion. Il sentait battre ses artères et courir son sang, et il se représentait les fonctions intérieures de ses organes comme un orage perpétuel. Ce qu'on a appelé ses vices n'était que des fureurs. Le vice est le plus souvent un froid désordre de l'imagination, ou l'abus d'un méprisable esprit d'imitation dans une nature incapable de passions fortes. L'ennui de soi-même engendre plus de vices que l'excès des forces physiques. Je sais que, dans la sévère morale, les effets étant les mêmes, le vice n'est pas moins détestable, qu'il ait pour cause l'emportement ou la faiblesse : aussi n'est-ce point par complaisance que j'en fais la distinction dans un jugement sur Mirabeau, mais pour rester dans le vrai, et pour qu'on tienne d'autant plus de compte à ce grand homme de n'avoir laissé dans cette fange ni sa raison ni son cœur. La tyrannie de l'éducation vint s'ajouter à la tyrannie de la nature et l'aggraver. On sait quel triste père eut Mirabeau. Le marquis de Mirabeau fait des livres, et il a un fils qui écrit. Je tremble pour ce fils. Il le voit, dès ses plus jeunes années, ouvert à toutes les connaissances, étudiant avec fougue, devançant camarades et maîtres, et déjà pérorant, comme dit le marquis, signe précurseur de l'éloquence ; et il s'inquiète. Le nom du père va-t-il donc être effacé par celui du fils ? Tous mes malheurs, écrivait Mirabeau, viennent, dans leur première origine, d'avoir offusqué mon père, à qui j'ai dit, il y a plus de dix ans, avec l'ingénuité et l'imprudence de la jeunesse, ces mots touchants et trop bien sentis : Hélas ! quand vous n'auriez que de l'amour-propre, mes succès ne seraient-ils pas encore les vôtres ? Mirabeau se trompe en croyant ces mots touchants. Ils marquaient plus de pénétration que de sensibilité ; et le marquis, découvert dans son vice, ne manqua pas d'apercevoir, derrière la plainte du jeune homme, la sagacité de l'homme fait qui surprenait au fond du cœur d'un père la jalousie des succès de son fils. L'écrivain redoutait de se voir surpassé ; l'ami des hommes n'excluait de son amour universel que l'homme sorti de sa chair. Je me trompe : il en avait aussi exclu la femme qui le lui avait donné. La philanthropie, c'est l'humanité traitée comme l'algèbre. Je me défie de ce rêveur qui veut tant de bien à tout le monde : ses statistiques donnent du travail et de l'aisance à tous les gens valides ; il fait l'aumône spéculativement à tous les pauvres ; il guérit les malades ; il ouvre les prisons aux captifs corrigés ; l'ami des hommes a pris la place de la Providence. Mais regardez autour de lui. Je vois sa maison sans épouse et sans enfants. L'aîné de ses fils, l'héritier de son nom, jeté au fond d'une geôle bien fraîche[1], y reste trois semaines, sans papier, sans livres, sans chemises à changer, sans peigne, avec la fièvre et des crachements de sang[2]. Il lui ôte jusqu'à sa part du travail que ses calculs avaient réparti entre tous : c'est un pauvre qu'il exclut de ses charités ; c'est un malade dont il abrège la vie ; c'est un homme libre dont il se débarrasse par la prison. A quelle occasion le marquis de Mirabeau parle-t-il d'une geôle bien fraîche, pour modérer l'appétit de son fils, dit-il, et amincir sa taille ? Mirabeau, entré au régiment à dix-sept ans, venait de perdre quarante louis au jeu. Et ce père, si délicat sur le bon usage de l'argent, dissipait sa fortune en plans économiques qui, dans une société mieux réglée, l'auraient fait, interdire. Mais, comme il y allait pour lui d'un intérêt de vanité, sa ruine lui paraissait innocente ; ne fallait-il pas soutenir ce titre d'ami des hommes ? C'est autre chose quand il s'agit de quarante louis perdus au jeu par son fils : il faut la prison pour faire justice de ce misérable, comme il l'appelle. Et encore la prison pourrait-elle s'ouvrir quelque jour au captif ; l'exil vaudrait mieux : un exil à jamais, aux colonies hollandaises, eût donné à l'ami des hommes la sûreté de ne jamais voir reparaître sur l'horizon un malheureux né pour faire le chagrin de ses parents et la honte de sa race[3]. Il balança entre la mortalité des bastilles et celle des Indes. On craint, en lisant plus avant dans sa correspondance, de trouver le philanthrope exprimant le regret de ne pouvoir faire mourir sur le gibet, dans la cour de son château, ce scélérat de dix-sept ans qui perd quarante louis au jeu. Certes, il n'y a rien de moins excusable que la jeunesse de Mirabeau, traitant le mariage comme une intrigue galante, où il se jette par vanité, et dont il sort par dégoût ; enlevant madame de Monnier et la faisant mourir de chagrin ; écrivant des livres obscènes, non pour vivre, car des écrits honorables y auraient suffi, mais pour alimenter ses passions par ses vices ; débauché, libelliste, presque soupçonné d'être espion ; épouvantant de ses excès les plus indulgents, et donnant crédit d'avance à toutes les calomnies futures. Mais au lieu d'un père sans entrailles, qui n'est touché que des défauts de son fils, qui s'effraye pour son autorité de ces premiers- signes d'un caractère male, pour sa réputation de cette précocité de talent ; qui l'ôte des mains de précepteurs indulgents, coupables de ne pas le punir assez, pour le confier à un prêtre dur, avec charge de le briser ; qui le fait mettre à dix-sept ans dans une prison d'État pour une dette de quarante louis, et qui dépense trente mille livres pour le faire enlever de Hollande ; qui, dans le même temps, plaide en séparation contre sa femme, et sollicite des lettres de cachet contre son fils, en regrettant de ne pouvoir se démarier ni se dépaterniser : au lieu de ce despote impitoyable, donnez à Mirabeau un père de moins d'esprit et de plus de sens, mêlant à de la sévérité contre ses défauts de la tendresse pour ses qualités, père enfin par ce sentiment de la paternité, le seul divin, puisqu'il est à la fois le plus raisonnable de tous, et le seul soustrait à l'empire de la raison ; donnez-lui pour père, au lieu du marquis, le bailli son oncle, ce simple et vigoureux esprit, de qui le grand sens venait d'une grande bonté, et voilà toute cet te jeunesse trop fameuse, dont les scandales pesèrent sur toute la suite de sa vie, écoulée dans la médiocrité des passions et l'ardeur du travail ; voilà toute cette activité tiraillée et exaspérée qui se porte sur quelque noble matière, se règle et s'entretient à la fois par des espérances de gloire dans la guerre ou dans les lettres. Les désordres de Mirabeau furent presque tous des révoltes. On ne peut l'accuser sans accuser la société où il vivait ; et comme s'il eût dû servir d'emblème à cette révolution dont il allait être la plus grande voix, ses égarements ne furent que les excès peut-être inévitables d'une légitime insurrection. A la vérité, Mirabeau, élevé doucement dans la maison paternelle, ne voyant le mal de son temps que de loin ou ne le sachant que par ouï-dire ; Mirabeau, ménagé par l'ordre de choses qui devait succomber en 1789, attrait manqué à la révolution. Qui sait même si ce tribun du peuple n'eût pas été le chef de la noblesse, et ne se fût pas arrêté, avec Cazalès et quelques autres de ce parti, au système de l'antique monarchie tempérée par la convocation régulière des états généraux ? Né dans la noblesse, supposez-le nourri par des mains douces dans les abus du privilège, quelle force et quel désintéressement d'esprit ne lui eût-il pas fallu pour haïr à cause des autres un régime qu'il aurait eu sujet d'aimer pour lui-même ? Mais les souffrances de cet homme étaient nécessaires au grand dessein qui avait mis la révolution de 1789 dans la succession des choses. Il fallait qu'il fût victime de l'ancienne société, pour la mieux combattre, et que le seul avantage qu'il en connût, la naissance, n'eût fait que le livrer au plus odieux de ses abus : l'autorité paternelle s'exerçant par des lettres de cachet. Les mœurs mêmes de la caste où il était né, l'orgueil du sang, la nécessité de faire des dettes au jeu, pour ne point paraître bourgeois, et de tuer un homme en duel, pour faire preuve de courage ; la galanterie en public et la débauche entre quatre murs : ces mœurs dans lesquelles le-précipitèrent, comme vers la délivrance, les duretés paternelles, il fallait qu'il en scandalisât les autres pour les faire haïr, et qu'il en souffrît lui-même pour haïr la caste où il les avait prises. III Quand à parut sur la scène, traînant après lui des dettes et des procès, marqué au front de la malédiction paternelle, fugitif, de plusieurs bastilles, marié sans être chef de famille, amant dont les infidélités étaient meurtrières, écrivain dont la plume passait pour vénale, on murmura autour de lui le nom de Catilina. Ce fut là le premier empêchement de sa vie publique et la première épreuve de son. bon sens. On ne voyait dans sa jeunesse que le scandale ; on n'y voyait pas l'oppression domestique qui l'avait causé. On fut injuste et méprisant. Les nobles le traitèrent comme ceux de Rome avaient traité Catilina : il leur parut un transfuge de leur rang, d'autant plus méprisable qu'ils élevaient plus haut le privilège qu'il avait abdiqué. Le clergé ne vit en lui qu'un libertin dangereux ; et, quant à la bourgeoisie, si elle fut flattée de se recruter dans ce que la noblesse avait de phis éminent, elle lui préféra soit ceux qui sortaient de son propre sein, soit ceux de ses nobles alliés qui se recommandaient par plus de probité, sincère ou ambitieuse. La cour ne l'estima point, et tout d'abord ne le redouta même pas assez pour le dédommager de n'être pas estimé par le plaisir d'être craint. Il se vit dans son pays seul et le premier, discréditant ses qualités par sa vie, et rendant suspecte la vérité en la faisant passer par sa bouche. Cette défiance persista dans le temps même que Mirabeau paraissait conduire l'Assemblée : on y voyait à la fois tous ses avis accueillis et une résistance sourde à sa personne ; la même Assemblée, qu'on accusait de le suivre jusque dans ses contradictions, trouva dans ses rangs quarante-trois présidents avant de se résigner à lui. Cet admirable bon sens en fut-il un seul moment troublé ? Mirabeau, tout-puissant pour la cause qu'il défendait, mais impuissant pour lui-même, ne pouvant ni persuader à ceux qu'il voulait sauver qu'il pouvait les perdre, ni inspirer confiance à ceux qui lui obéissaient, semblable à un général, que ses soldats surveillent tout en le suivant, Mirabeau s'aigrit-il ? Par boutades peut-être, et. quand la défiance de la cour avait été impertinente ou celle de l'Assemblée brutale ; mais point avec suite, ni dans les moments de danger ; et s'il rendit quelquefois la pareille aux personnes, il n'immola jamais les principes à ses ressentiments. Il savait même s'en vouloir de cette défiance dont. il était l'objet ; il rendait cet hommage à la morale, de courber sous ses jugements cette tête qui ne s'abaissait devant personne. En quel pays, à quelle tribune ouït-on jamais un orateur absoudre en termes plus nobles l'opinion de ses injustices ? Sans doute, disait-il, dans le cours d'une jeunesse très-orageuse, par la faute des autres, et surtout par la mienne, j'ai eu de grands torts, et peu d'hommes ont, dans leur vie, donné plus que moi prétexte à la calomnie, pâture à la médisance ; mais, j'ose vous en attester tous : nul écrivain, nul homme public n'a plus que moi le droit de s'honorer de sentiments courageux, de vues désintéressées, d'une fière indépendance, d'une uniformité de principes inflexibles. Ma prétendue supériorité dans l'art de vous guider vers des buts contraires est donc une injure vide de sens, un trait lancé de bas en haut, que trente volumes repoussent assez pour que je dédaigne de m'en occuper[4]. Voilà un bel exemple de confession pour les hommes à qui de grands services ont donné le droit de se faire pardonner des fautes. Nier qu'on en ait fait, c'est de l'audace qui n'impose à personne ; avouer ses fautes est d'un grand cœur, et, dans un homme politique, c'est la marque d'un suprême bon sens ; car les plus honnêtes gens mêmes excusent celui qui se donne tort, et le relèvent bien plus qu'il ne s'est abaissé. Si quelque chose fit des amis à Mirabeau parmi les membres honnêtes et désintéressés de l'Assemblée, ce fut assurément cette confession, où les qualités dont il se loue ne semblaient que la réparation des fautes dont il s'accuse. Élans le privé, ses aveux allaient plus loin. Je paye bien cher les fautes de ma jeunesse, disait-il. Pauvre France ! on te les fait payer aussi. Et un autre jour : Oh ! que l'immoralité de ma jeunesse fait de tort à la France ! A l'époque de sa présidence, il disait à M. de Crillon : Je pourrais expliquer mes désordres, mais je ne veux jamais les excuser[5]. Et à Cabanis, qui lui parlait, à Auteuil, de sa gloire : Oh ! si j'eusse apporté dans la révolution une réputation semblable à celle de Malesherbes, quelles destinées j'assurais à mon pays ! quelle gloire j'attachais à mon nom ! La gloire qu'il rêvait n'était pas possible, même avec les vertus de Malesherbes unies au talent de Mirabeau : celle dont lui parlait Cabanis et dont un si noble sentiment l'empêchait alors de se contenter, celle de l'orateur et de l'homme d'État, n'est-elle pas relevée par ce touchant mérite du repentir que Bossuet met quelque part au-dessus de l'innocence ? Sa nomination tardive à la présidence ne fut pas le résultat d'un vote spontané, mais le prit d'un arrangement qui devait lui donner pour successeur Duport. Mirabeau en eut l'obligation à la Fayette, qu'il n'aimait pas. La raison de l'Assemblée nationale lui appartenait ; les cœurs lui restaient fermés. On l'écoutait avec transport ; mais il fallait une intrigue pour arracher un suffrage qui s'adressât à sa personne. Il s'ajoutait d'ailleurs à cette défiance l'envie, qui pouvait se cacher sous le manque d'estime. Que de causes de trouble pour une raison moins forte. ! Illusion des succès de tribune, qui auraient pu le tromper sur sa puissance ; aigreur des obstacles ; haine peut-être contre des rivaux qui ruinaient ses opinions par sa vie : Mirabeau résiste à tout cela. Il avait raison de dire à son valet de chambre : Soulève cette tête, tu n'en porteras pas une pareille. En est-il une seule, dans l'histoire des grandes intelligences, où il y ait eu à la fois plus de mouvement et de mesure, plus de passion et de raison ? IV Mirabeau ne fut pas tout d'abord le premier homme de l'Assemblée constituante. Ses premiers actes sont à la fois marqués de fougue et d'hésitation. Ses premières paroles sont un peu déclamatoires : Catilina est-il à nos portes ? et d'autres de ce genre. Il y manque tout ensemble la règle et la décision. On le cherche dans de grandes circonstances, il est absent ou muet ; on le voit dans de moindres, s'agitant et inefficace. Un homme lui est alors très-supérieur, mais pour quelques semaines seulement : génie singulier, que trois ou quatre paroles à jamais mémorables épuisent, et qui semble avoir consumé son intelligence à les concentrer et à leur donner une force d'explosion qui emportera tout. Cet homme, c'est l'abbé Sieyès. Le tiers état s'étonnait de n'être encore qu'un ordre. Sieyès, dans cet étonnement, devine son ambition ; il l'avertit de lui-même par ce mot sublime : Qu'est-ce qu'a été le tiers état jusqu'ici ? Rien. Que vent-il être aujourd'hui ? Tout. Le 10 juin 1789, en entrant dans l'Assemblée, il dit : Coupons le câble, il est temps. Et il fait la motion de déclarer que l'Assemblée ne peut plus attendre dans l'inaction les classes privilégiées, sans se rendre coupable envers la nation ; et que, dans une heure, il sera procédé à la vérification des pouvoirs, et donné défaut contre les non-comparants. Le 16, il propose à l'Assemblée de prendre le nom d'Assemblée nationale. Il n'y vint pas tout d'un coup, mais en passant par une de ces dénominations analytiques qui définissent et qui, par cela même, provoquent la contradiction[6]. On attaquait en effet sa définition ; il la retire et y substitue Assemblée nationale, qui tranchait tout. Chose étrange ! Mirabeau qui avait déjà prononcé le mot dans un de ses discours, en eut peur, quand Sieyès le créa, en l'appliquant si à propos. Il se déroba au vote qui consacrait ce titre, et ses amis eurent à dire que, son nom ne figurant pas sur la liste des opposants, il avait dû voter avec la majorité. Quinze jours après, on délibérait sur la question des mandats impératifs. L'Assemblée penchait pour l'opinion qui les déclarait nuls. Mais les plus hardis n'osaient aller jusqu'à délier les députés à l'égard de leurs bailliages. Les uns voulaient inviter, les autres sommer les électeurs de rendre la liberté à leurs élus. Le 8 juillet, Sieyès supprimait le débat même, en proposant de déclarer qu'il n'y avait lieu de délibérer. Et sept cents voix contre vingt-huit votaient sa motion. C'est ainsi que, par une suite d'affirmations fières et laconiques sur toutes les questions douteuses, ce hardi et profond esprit constituait l'Assemblée nationale. A partir de cette époque, il s'efface. Sa réputation de penseur et de publiciste le désignait pour le travail de la constitution. L'instinct de l'Assemblée, qui retenait Mirabeau dans les rangs actifs, envoyait Sieyès au comité chargé de préparer ce travail. C'est là que Sieyès, retiré des débats journaliers comme au fond d'un sanctuaire, donnait le jour à sa plus glorieuse pensée : la division de la France par départements. Il avait appris à la nation, par son fameux écrit sur le tiers état, qui elle était, où elle était ; par ses motions sur la réunion des trois ordres et sur les mandats, qui la représentait, qui avait droit de parler en son nom ; sa division par départements traçait la carte de la France nouvelle, et en appropriait, pour ainsi dire, la géographie politique à l'unité, à la liberté qu'elle venait de conquérir. Sieyès fit plus qu'attaquer l'ancien régime, il le nia. Il ne prouva pas le nouveau, il l'affirma. Aucun homme ne s'éleva plus haut et ne disparut plus vite. Je le vois un moment planer au-dessus de la France régénérée, déployant, en manière d'étendard lumineux, ces belles formules auxquelles la nation se reconnut de tous les points du territoire ; puis l'ombre succède, et Sieyès, redescendu sur la terre, n'est plus qu'un grand nom sous lequel marche avec embarras un personnage douteux, qui en parait accablé. On lui demande encore des oracles ; il ne répond que par des rêveries. Enfin, consul un moment avec le général Bonaparte, il tourna sur lui-même cet esprit d'observation et d'analyse qui lui avait révélé avant tous les autres la révolution ; il vit qu'il ne pouvait y avoir partage de, pouvoir entre un rédacteur de constitution et un général heureux ; il céda sa place au prix d'une oisiveté opulente, et se survécut quarante ans. V En même temps que le rôle de Sieyès finissait, celui de Mirabeau avait commencé. Sieyès n'eut pas d'égal tant qu'on se tint sur les cimes des principes constituants ; mais, le jour où la délibération se confondit avec l'action, où il fallut, après la destruction légale du passé, organiser le présent, la première place fut à Mirabeau. Le coup d'œil qu'avait eu Sieyès pour la théorie, Mirabeau l'eut pour la pratique. Tandis que Sieyès, répondant à Dreux-Brézé, se borne à dire froidement : Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier ; affirmant ainsi le droit des communes en présence du pouvoir qui se croyait encore dans le passé, la réponse de Mirabeau est ce droit même qui s'exerce déjà et qui menacé. Dans une transparente allusion à Sieyès, où perçait peut-être le dépit, Mirabeau comparait le métaphysicien saisissant, dans la méditation du cabinet, la vérité abstraite, à l'homme d'État qui l'applique malgré les difficultés et les obstacles. Il y a cette différence, disait-il, entre l'instructeur du peuple et l'administrateur politique, que l'un ne songe qu'à ce qui est, et que l'autre s'occupe de ce qui doit être[7]. Le portrait du métaphysicien était vrai de Sieyès ; celui de l'homme d'État, de Mirabeau. Nul n'avait mieux saisi que Sieyès l'état de la France aux approches des états généraux, ni fait une synthèse plus complète et plus claire d'éléments mieux analysés. Il unissait à l'observation qui -découvre et démêle les choses, la fermeté d'esprit qui conclut. Mais on lui fit tort en lui demandant le talent qui organise. Quand il fut transporté du domaine de l'observation dans le gouvernement, il s'égara. Les habitudes rigoureuses de son esprit le rendant peu propre aux idées de transaction, il se jeta dans les opinions extrêmes, par l'impossibilité de n'être pas absolu. Il s'y mêlait, dit-on, quelque dépit de la faveur que savait concilier aux idées modérées et pratiques l'éloquence de Mirabeau. Mais à quoi bon chercher ses mobiles dans ses arrière-pensées, quand sa conduite s'explique si bien par son tour d'esprit. ? Sieyès n'avait pas tout le bon sens qui fait la supériorité de l'homme d'État. D'autres lurent mieux que lui au fond du cœur humain, où s'apprend le secret, non-seulement des actions individuelles, mais des révolutions des empires. C'est dans ce livre que Mirabeau avait étudié les causes des entraînements au sein des assemblées délibérantes, des passions aveugles dans la multitude, des préjugés dans les cours ; son bon sens n'était que la connaissance profonde du cœur humain. Il avait en lui la mesure de toutes les personnes et de toutes les choses. Orateur, il avait vu l'effet de la parole sur les hommes, et quel monstre à mille têtes devient une assemblée, même de gens de choix, quand il y éclate une panique d'espérance ou de crainte ; ami du peuple, il savait jusqu'où vont les défiances de ce peuple contre ceux qu'il hait, et combien il hait à la légère ; noble, il avait deviné, par les préjugés d'un gentilhomme de province, tort ce qu'en engendrent les cours ; homme, résumant en lui toutes les puissances et tous les contrastes de la nature humaine, il savait y distinguer les besoins permanents des caprices, et, jusque dans la fièvre du changement, il discernait les instincts qui persistent et qui rétablissent certaines choses par les mains mêmes qui les ont détruites. Aussi, tandis que Sieyès, retiré à l'écart, bâtissait des constitutions d'après les lois de la logique, Mirabeau, au plus épais des combattants, en contact avec toutes les passions aux prises, lui-même les éprouvant presque toutes, tour à tour révolutionnaire et royaliste constitutionnel, pourvoyait au présent et fondait l'avenir. Oui, c'est là sa gloire. Il ne voulut détruire que ce qui devait être détruit, et ce qu'il voulut fonder a seul survécu. Toutes ses opinions font des ruines nécessaires, ou posent des fondements durables. Nul dans l'Assemblée constituante n'est plus révolutionnaire que Mirabeau ; mais nul ne l'est avec moins d'illusion et de colère. Il avait toute l'ardeur du rôle sans en avoir l'exaltation. Ainsi il n'assista pas à la scène de la nuit du 4 août, où les nobles, qui devaient émigrer quelques mois après, firent ii la patrie le sacrifice de tous leurs privilèges. Il regrettait qu'on n'y eût pas mis plus de lenteur, et que les arrêtés n'eussent pas été précédés d'une discussion, où le sacrifice, fait avec plus de sang-froid, eût laissé moins de regrets à ceux qui le firent, et rendu plus reconnaissants ceux qui en profitèrent. Il eût voulu, au lieu d'un coup de tête, même généreux, un acte de justice s'accomplissant, non par acclamation, mais par réflexion. De même il n'approuva pas la parodie de cette scène fameuse, le 19 juin 1790, quand tous les titres de noblesse furent supprimés. Que tous les hommes, écrivait-il alors, soient égaux devant la loi ; que tout monopole, surtout moral, disparaisse : le reste n'est que déplacement de vanité. Grande vérité, et que la suite n'a que trop prouvée. Quel a été le fruit de cette décision du 19 juin ? La veille, il n'y avait qu'une noblesse ; moins de quinze ans après, il y en avait deux : l'ancienne reprenait ses titres, et la nouvelle se glissait hors des rangs de cette bourgeoisie qui avait battu des mains à la destruction de l'ancienne, et qui, le lendemain du 19 juin, appelait Mirabeau du nom de Riquetti l'aîné, désorientant, disait celui-ci, l'Europe accoutumée au nom de Mirabeau. Ne dit-on pas qu'il s'en forme une troisième, dont, les titres s'évaluent à la caisse du sceau ? La nuit du 4 août, à laquelle on a fort à tort comparé le 19 juin, affranchissait les personnes et les terres, et fondait l'unité du pays ; le 19 juin ne fit qu'élever le prix de titres abandonnés avec trop d'éclat, et la vanité trouva encore son compte à faire croire que ce qu'elle sacrifiait par dévouement devait être d'une inestimable valeur. Il y a deux sortes de choses également indestructibles : celles qui sont fondées sur la raison, et c'est pour cela que les décrets de la nuit du 4 août subsistent ; celles qui ont la vanité pour principe, et c'est pour cela que les décrets du 19 juin ont été rapportés. VI Le lendemain de la mort de Mirabeau, on lisait dans un
article de Marat, intitulé Oraison funèbre de Riquetti, ce passage, où
le génie de la destruction et du nivellement sans bornes rendait, sans le
vouloir, le plus éclatant hommage au génie de l'organisation et de la vraie
égalité : Peuple, c'est à lui (Riquetti) que tu
dois tous les funestes décrets qui t'ont remis sous le joug et qui ont rivé
tes fers : celui de la loi martiale, celui du veto suspensif, celui de
l'initiative de la guerre, celui de l'indépendance des délégués de la nation,
celui du marc d'argent, celui du pouvoir exécutif suprême, celui de la
félicitation des assassins de Metz, celui de l'accaparement du numéraire par
de petits assignats, celui de la permission d'émigrer accordée aux
conspirateurs. Prenons Marat au mot : oui, c'est là un beau texte
d'oraison funèbre. Il n'est pas un de ces actes qui ne fût, ou le meilleur
expédient pour résoudre des difficultés pressantes, ou une théorie toujours
applicable, soit de gouvernement, soit de liberté. La loi martiale sauvait de
l'ordre tout ce qu'il était possible d'en sauver. La création des assignats,
limitée, comme le voulait Mirabeau, à une somme équivalente aux biens du
clergé, épargnait à la révolution la honte de débuter par la banqueroute.
Rien n'était plus propre à maintenir la discipline dans l'armée que de
déshonorer la révolte en approuvant publiquement la répression. Et, pour
parler des théories, quelle est la monarchie constitutionnelle, quel est le
pouvoir exécutif quelconque qui soit possible sans le veto, sans le droit de
paix et de guerre ? Enfin, quoi de plus sage que de vouloir pour les délégués
de la nation la plénitude d'indépendance à l'égard du pouvoir qui les délègue
? Le grand sens qui marque tous ces actes n'inspira pas moins bien Mirabeau dans la question de l'émigration. Il ne voulut pas qu'à quelques mois d'une Déclaration des droits de l'homme qui laissait chacun libre de disposer de sa personne, le droit de sortir des frontières fût interdit aux citoyens. Ce n'est pas à la loi, en effet, c'est à la patrie elle-même, par la sagesse de son gouvernement, par la sécurité qu'elle offre à tous, à retenir ses citoyens dans son sein. L'émigration est sans doute un abus de la liberté individuelle ; mais la moitié du tort en revient au gouvernement qui, pour enchaîner au sol des citoyens qu'en chassent ses mauvaises lois, ne sait que les mettre en état de siège. La patrie ou la mort vaut la fraternité ou la mort : c'est du même code. Déclarer que les citoyens sont libres d'émigrer, mais qu'il n'est pas permis à un gouvernement de rendre l'émigration nécessaire et innocente, voilà le vrai, et Mirabeau s'y tint. Et je me joins à ceux qui l'applaudirent quand il s'écria : Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y obéir jamais ! On ne quitte sa patrie que pour sauver sa foi ou sa tête ; el, quels que soient les torts de l'émigration, ils n'absolvent pas la nation qui réduit ses membres à s'expatrier. C'est l'instinct de cette vérité, c'est peut-être la secrète conviction que les nécessités ou les fautes de la révolution avaient rendu mortel à beaucoup de personnes le séjour de la patrie, qui fit ajourner par l'Assemblée nationale la discussion d'une loi sur l'émigration. Mais cette réserve ne pouvait pas convenir aux jeunes membres de l'Assemblée législative. Nourris de l'idée que la patrie ne-peut mal faire, et que, s'il peut être permis à l'homme qui a germé sous le despotisme obscur de l'inquisition espagnole d'aller, sous un climat plus heureux, chercher l'air de la liberté, il y avait trahison, infidélité, fuite banqueroutière, à quitter une patrie qui tendait les bras aux émigrés[8], ils trouvèrent le crime d'autant plus grand, que la patrie leur paraissait plus belle, et ils firent contre l'émigration un décret qui la précipita des intrigues de Coblentz dans la guerre civile ouverte. Dans cette oraison funèbre de Mirabeau, est-ii quelque acte que Marat ait approuvé ? Cela nous réglerait dans le compte à faire des fautes de Mirabeau. Tout acte qu'aurait loué cet homme pétri d'illusions, de haine et de colère, serait nécessairement malheureux ou coupable. Mais non, Mirabeau a échappé à l'approbation de Marat. Toute la complaisance de l'ami da peuple pour cette grande mémoire ne va qu'à dire que si Mirabeau éleva la voix en faveur du peuple, ce fut dans les cas de nulle importance. C'était sans cloute aux yeux de Marat cas de nulle importance, que l'adresse au roi pour le renvoi des troupes ; que la proposition de déclarer la nation propriétaire des biens du clergé ; que les motions ou adresses pour commencer la vente de ces biens ; pour demander au roi le renvoi des ministres ; pour déclarer Condé traître à la patrie, s'il ne déchirait son manifeste ; pour changer le pavillon de la marine ; pour supprimer les substitutions ; pour mettre à la charge de la nation les frais de la démolition de la Bastille ; pour défendre la constitution civile du clergé ; et d'autres de moindre importance, dans lesquelles Mirabeau sut être révolutionnaire en restant modéré. C'est même ce qui se mêlait de modération imperturbable à ces actes sur des faits si brûlants, qui les recommandait si mal aux yeux de Marat ; outre l'impardonnable affront que lui avait fait Mirabeau en proposant l'ordre du jour sur des paroles de sang que ce misérable avait écrites contre lui[9]. Marat n'a pas eu de coup d'œil : sa haine l'eût mieux inspiré en lui révélant quelque chose à louer dans la vie de Mirabeau ; car l'éloge de Marat déshonorait. Mirabeau, il faut le dire, en courut le risque. L'ami du peuple eût pu goûter la justification du pillage de l'hôtel de Castries[10], les menaces contre Foucault[11], et cette apostrophe de factieux au côté droit, qui riait d'un de ses exordes : Je vous jure qu'avant que j'aie cessé de parler, vous ne serez pas tentés de rire[12]. Marat eût approuvé la pensée d'ôter le droit de confesser aux ecclésiastiques qui n'auraient pas prêté le serment civique ; il se fût presque reconnu dans Mirabeau excusant le double meurtre de. Foulon et, de Berthier, et écrivant cette phrase cruelle : Il faut s'endurcir aux malheurs particuliers, et l'on n'est citoyen qu'à ce prix[13]. S'il est vrai surtout qu'il l'écrivit par dépit d'avoir vu repousser ses offres de service à la cour, il y aurait eu un jour où Mirabeau mérita d'être loué par Marat ! Si Mirabeau ne sut pas toujours résister à l'emportement, il ne se défendit pas toujours de l'illusion. Ce fut une grave erreur de vouloir que l'administration à tous ses degrés fût élective ; ce rut une folie d'étendre le principe de l'élection la justice, et de faire nommer le juge par le justiciable. Je sais que, dans la défiance superstitieuse qu'inspirait le pouvoir exécutif, l'idée de tirer tous les pouvoirs de l'élection était populaire. Mais l'homme qui avait eu le courage de se faire accuser de trahison dans la question du veto et du droit de paix et de guerre, était digne de défendre le principe de l'institution des juges par le pouvoir exécutif, avec les garanties de l'inamovibilité. Dans cette circonstance, le bon sens de Mirabeau s'obscurcit et céda aux préjugés de l'opinion. VII Un examen détaillé de ses actes ferait trouver d'autres fautes, soit d'emportement, soit d'illusion. Mais, hors des points importants, sur lesquels tous les bons esprits sont d'accord, les reproches comme les éloges deviennent peu sûrs, à cause de la diversité des opinions, et ils risquent de n'être que des préjugés personnels. Il est même de convenance et d'équité, dans nos juge monts sur les hommes dont les actes et les paroles ont produit des effets si contraires, et jamais le bien sans quelque mal, de retenir quelque chose de notre admiration ou de notre sévérité ; car, pour vouloir trop les servir, nous leur ôtons quelquefois des amis ; ou, si nous sommes trop sévères, on nous l'impute à vanité ou à pruderie ; outre que ce qu'on dit de trop affaiblit ce qu'on a dit de vrai. Je n'ai pas prétendu faire de Mirabeau un esprit ni un cœur infaillibles ; mais je crois ne rien outrer en disant que personne de son temps, parmi ceux qui portèrent le poids de ce qui s'accomplissait, ne fit moins de fautes, et ne fut plus souvent dans la vérité. Je ne parle pas des personnes de la cour. Un des effets de la défiance publique, c'est de troubler le sens de ceux contre qui elle s'acharne. Il eût fallu des héros à la cour pour garder un sens ferme et des intentions immuables au milieu de cette peur universelle de la trahison. L'épreuve était trop forte pour des hommes, et j'avoue qu'enlisant les annales de la révolution française, j'ai besoin de personnifier dans cette cour toutes les cours absolues, pour être révolutionnaire sans scrupule, et pour ne pas me reprocher le plaisir que j'éprouve, en pieux enfant du tiers, à la voir vaincue. Quant aux ministres qu'elle employa, souvent placés entre deux défiances, celle de l'opinion et celle de la cour ; ne pouvant calmer l'une sans aigrir l'autre ; tour à tour servant mal pour être populaires, ou se rendant odieux à l'opinion pour vouloir trop bien servir, ils firent des fautes par tout le monde et contre tout le monde. D'autres préjugés, la même fausseté de position, empêchaient les membres du côté droit de l'Assemblée, non-seulement d'être justes envers la révolution, mais même de la comprendre. Ils crurent que ce n'était qu'une émeute prolongée ; et, pour en précipiter la fin, ils lui cédèrent en des choses qu'ils trouvaient injustes, ce qui l'irrita davantage ; car céder sans combat trahit le dédain pour l'adversaire, tandis que résister prouve qu'on l'estime. Ils n'écoutaient pas, dit le marquis de Ferrières ; ils riaient, parlaient haut... sortaient de la salle quand le président posait la question, invitant les députés de leur parti à les suivre, ou, s'ils demeuraient, leur criant de ne point délibérer[14]... Insensés, qui auraient peut-être rendu la révolution généreuse en la combattant, et qui la rendaient violente en l'insultant ! Je ne parle pas non plus de la poignée d'hommes qui, dans je ne sais- quel coin du côté gauche, rêvaient la république. Quoique une opinion récente[15] leur ait donné la gloire d'avoir eu seuls le sens de la révolution, et un esprit de prophétie qui prévoyait la fin de cette laborieuse et impossible transaction entre la révolution et l'ancienne monarchie, je veux bien les regarder comme les coins de fer de la nécessité, mais je ne veux pas accorder ni qu'ils aient vu le plus juste, ni qu'ils aient le moins failli. L'édifice qu'ils ont voulu élever a croulé sur eux ; celui qu'ils ont voulu détruire est resté debout. Non, leurs sombres expériences n'étaient pas de la divination. Non, vous n'arracherez pas au genre humain l'aveu que Marat, qui demandait la dictature et l'extermination, et Robespierre, qui les pratiqua, ont été de grands hommes. La nécessité n'est pas plus le génie que la vertu. On ferait donc un médiocre honneur à Mirabeau en disant qu'il eut plus de bon sens et qu'il fit moins de fautes que la cour et les deux partis extrêmes de l'Assemblée. C'est dans le parti de la monarchie constitutionnelle, le seul qui fût dans les voies de l'avenir, qu'il faut chercher à qui comparer Mirabeau. Les plus près de lui, dans la droite, Malouet et Mounier, esprits distingués, cœurs, honnêtes, n'étaient que des imitateurs. Épris de la monarchie anglaise, ils avaient le double tort de croire qu'une nation peut calquer son gouvernement sur celui d'une autre ; et, quant à la France, que les classes vaincues, que les morts du 14 juillet et du 4 août pouvaient fournir la matière d'une Chambre aristocratique. Ils donnèrent plus d'une fois de bons avis ; mais, comme on y apercevait plus d'attachement à la royauté antique que d'intérêt pour des libertés inconnues, ces avis furent toujours inefficaces et le plus souvent suspects. D'autres erreurs, d'autres fautes, égarèrent le parti qui voulait à la fois la révolution et la royauté, mais la royauté pour la révolution. Trois mobiles déterminèrent presque toutes ses résolutions : le goût des théories, la défiance contre la cour, et l'amour de la popularité. La métaphysique du Contrat social faisait le fond de toute leur politique. C'était le temps où une sculpture à la mode représentait Jean-Jacques Rousseau assis sur un rocher où croissait la sensitive, et méditant le Contrat social, un rouleau de papier à la main sur lequel on lisait cette maxime : Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs. Les emblèmes étaient la Liberté, la Vérité, l'Amour de la patrie, l'Éloquence, figurée par un foudre. Il y eut jusqu'à cinquante-six orateurs inscrits pour proposer des projets de déclaration des droits de l'homme. Chacun avait le sien, et tous voulaient le placer en tête de la constitution. En vain Malouet faisait voir avec beaucoup de force l'inconséquence d'ouvrir par une déclaration de droits une constitution qui devait régler, qui allait sans doute limiter ces droits ; en vain Mirabeau insistait sur les difficultés d'un exposé destiné, disait-il, à servir de préambule à une constitution qui n'était pas connue les discours étaient prêts, et les discours prêts ne se rendent guère ; l'immense majorité d'ailleurs ne trouvait rien de plus pressant que cette déclaration. On fut pourtant effrayé de s'engager dans cinquante-six discours. Un membre proposa de n'accorder à chaque orateur que cinq minutes. Cinq minutes, s'écriait Rabaut Saint-Étienne, pour délibérer sur des lois que tout l'univers va blâmer ou approuver ! L'Assemblée réduisit à dix le nombre des orateurs qui seraient entendus, et à trois les projets entre lesquels elle aurait à choisir. Mais l'idée de faire précéder la Constitution de la Déclaration des droits prévalut. La Fayette avait rapporté cette chimère d'Amérique : beaucoup cru-vent qu'elle venait, comme un oracle, du fond de ses forêts vierges, et que c'était le cri de l'homme de Jean-Jacques, sorti parfait des mains de la nature, qui réclamait contre la tyrannie des sociétés civilisées. La défiance contre la cour n'était pas moins générale dans ce parti que le goût pour les théories. Sincère chez le plus grand nombre, parce que la cour n'y donnait que trop sujet, il fallait, pour être accrédité, en affecter plus qu'on n'en avait, et c'était le lieu commun de tous les discours, d'insulter les ministres et de faire quelque allusion outrageante aux courtisans. On n'eût pas osé louer le roi sans déshonorer son entourage. C'est par là que le côté gauche se distinguait du côté droit. Mais, comme il arrive, la défiance contre la cour déshabituait du respect pour la monarchie ; des personnes, elle s'étendait peu à peu aux principes ; et quand la royauté avait besoin d'aide, on la laissait dans le péril, pour n'avoir pas à défendre la cour en même temps que le roi. C'est ainsi que les royalistes constitutionnels préparaient les voies à la république. Ils n'y aidèrent pas moins par leur amour pour la popularité. Jusque-là on n'avait connu la popularité que par le succès des ouvrages d'esprit, au théâtre, dans les salons. On était plutôt à la mode que populaire. Mais la popularité par le peuple, cette passion de la foule pour un orateur aimé, cette royauté d'un moment sur les âmes, tout cela était nouveau, et il ne faut pas s'étonner que les premiers qui goûtèrent à cette boisson inconnue en aient été enivrés. Des trois faiblesses des royalistes constitutionnels, la dernière est celle que j'excuserais le moins. L'enthousiasme pour les théories est une noble passion ; c'est l'amour de la vérité qui se trompe d'objet ; j'y vois de la foi et du dévouement. La défiance contre la cour était trop justifiée pour n'être pas pure. Mais dans l'amour de la popularité, la vanité dominait ; le succès devenait plus nécessaire que la vérité ; la cause passait après la faveur de la personne. Il y avait d'ailleurs, dans cette foule qui donnait la popularité, tant de mauvaises passions, le soupçon, la haine, la vengeance, un commencement de goût pour le sang, qu'il n'était guère possible de rechercher son suffrage innocemment. Plusieurs des plus honnêtes gens d'alors firent de grandes fautes pour l'obtenir ; sous la Législative, on fit des bassesses. C'est qu'il se mêle à l'amour de la popularité encore plus de peur des attaques que d'ardeur pour la louange. Que de nobles esprits que devait corrompre la crainte, soit des sarcasmes meurtriers de Camille Desmoulins, dont la mort touchante a fait exagérer le talent et trop excuser les excès, soit des menaces féroces de ce rêveur sanguinaire qui a fait douter si l'assassinat n'avait pas été un jour légitime ! On vit des hommes que le péril certain devait relever jusqu'à l'héroïsme, s'avilir devant le péril douteux, et tel craindre la plume de Marat, qui devait regarder sans peur l'échafaud. Mirabeau n'eut aucune de ces faiblesses. La mort, qui le surprit dans son lit, l'eût-elle trouvé ferme sur l'échafaud des Girondins ? Qui peut en douter ? Mais, certes, il n'y eût pas été amené par le désir de plaire à Marat, ni par le besoin de le conjurer. Marat n'eut pas l'honneur d'irriter Mirabeau. Mirabeau le qualifia un jour froidement d'homme ivre, et n'en parla plus. Il ne lui lit pas l'honneur de demander justice de ses outrages ; il ne lui envoya pas même son mépris, le gardant pour une meilleure occasion, et ne voulant pas que Marat pût se vanter d'avoir excité une passion quelconque dans cette fume dont tous les mouvements étaient des passions. Mirabeau eut cet avantage sui'- tous les royalistes constitutionnels, qu'il ne connut de la popularité ni ses étourdissements ni ses peurs. Au lieu d'en être esclave, il s'en servit. Pour les autres, c'était une puissance extérieure dont ils se faisaient les courtisans ; pour lui, c'était son ouvrage, sa chose, un effet dont la cause était en lui et dont il entendait bien rester maître ; et, comme s'il eût voulu prouver qu'elle lui appartenait en propre, il se la conciliait par les opinions les plus contradictoires, et de ce qui devait amener la disgrâce il tirait le triomphe. A côté de Necker enivré des ovations de son rappel, qui abandonne le roi pour garder la faveur de la foule ; de la Fayette, qui parait n'aimer que pour la popularité toutes les belles causes auxquelles il attacha sa vie, et qui doute de la vérité et de la vertu quand elles ne sont pas populaires ; de Barnave, qui fait à cette idole des sacrifices, qu'il expie par sa noble mort, Mirabeau traite la popularité comme l'argent : il en dépense plus qu'il : n'en gagne. Si parfois il s'expose par des excès à un redoublement de faveur, il se venge de la foule qui les applaudit, en lui arrachant des battements de main pour une conduite qui les répare. Les femmes des 5 et 6 octobre, envahissant la salle des séances de l'Assemblée nationale, veulent l'entendre parler : elles demandent notre petite mère Mirabeau. Je voudrai bien savoir, leur dit-il, comment on se donne les airs de venir troubler nos séances. Il n'ajoute pas un mot de plus, et se rend populaire par ce courageux mépris pour la popularité. On a vu, dans ce que j'ai rapporté des discours sur la Déclaration des droits, ce qu'il pensait de ces théories dont l'immense majorité de l'Assemblée était dupe. Forcé, au nom du comité des cinq, de rendre compte d'un projet de déclaration, il essaya d'abord de refroidir l'Assemblée en exposant la difficulté du travail, l'inconvénient de faire une déclaration des droits pour une constitution encore inconnue ; de proclamer, en temps d'orage, des principes qui, vrais en eux-mêmes, étaient inopportuns. Il contrariait un entraînement ; on l'accusa ; on s'écria qu'il abusait 4 ses talents : il ne se rebuta point ; mais il n'osa pas (nul ne l'eût osé) attaquer l'utilité d'une déclaration des droits. Il fit même la concession qu'elle était nécessaire, qu'elle devait être partie intégrante et inséparable de la constitution, espérant, par ces caresses au préjugé universel, en faire ajourner le vote. Les attaques personnelles, les cris, redoublèrent ; l'Assemblée était impatiente, elle voulait protester avec éclat contre le passé ; elle était touchée de la gloriole de rappeler à tous les peuples leurs droits naturels ; on passa outre. La discussion fut longue, souvent puérile. Ou était frappé A chaque pas de l'abus que le citoyen peut faire des droits de l'homme ; on cherchait des droits, et on ne rencontrait que des devoirs ; on rêvait l'homme libre de la nature, et on ne voyait que l'homme lié par l'état civil. Cependant l'Assemblée s'y entêta. Une Déclaration des droits fut votée, à quelques articles additionnels près, dont on remit le vote après la constitution. Louis XVI n'y donna pas d'abord sa sanction, disant fort sagement que les lois à intervenir étaient nécessaires pour fixer le sens de certains principes. On ne s'y attacha que plus fort, la défiance s'en mêlant. Enfin il la signa ; mais c'était le 5 novembre, une émeute lui menait la main. Libre de toute passion pour les théories, Mirabeau était sans défiance parce qu'il était sans crainte. Il voyait bien que le passé était vaincu et incapable de se relever ; les illusions de la cour, ses entêtements, ses espérances, lui donnaient de l'humeur, l'impatientaient ; ils ne lui faisaient pas peur. Dans les emportements de Mirabeau, dans ses insultes même, on ne sent pas de haine ; car la haine croit à la puissance de ce qu'elle hait, et Mirabeau sentait que la résistance du régime ancien n'était que le suprême et inutile effort du lutteur qui tombe. Il ne se refusa pas les sarcasmes ni les menaces aux courtisans ; mais, tandis que les autres portaient aux courtisans des coups qui atteignaient le roi et la royauté, Mirabeau n'attaquait la cour que pour détourner du roi, sur son entourage, les préventions populaires, et pour rendre moins suspecte la défense du principe de la royauté. Sa croyance sur ce point fut prophétique. Rien ne put le faire douter que la royauté dût survivre, ni les craintes qu'il eut plus d'une fois sur le sort des personnes royales, ni le dépit de voir ses conseils mal reps et son dévouement refusé. C'est par cette indépendance d'esprit au milieu de tant d'entraînements et de vicissitudes irrésistibles, que, sans être chef de parti à l'Assemblée, ni héros de club au dehors, il exerça partout une sorte de dictature. Les chefs de parti suivent plus souvent qu'ils ne commandent : mais on s'y trompe ; les voyant de loin marcher en tête, on croit qu'ils conduisent ; ils sont poussés. Mirabeau n'était fait pour aucune servitude, et la plus brillante de toutes, celle de chef de parti, ne l'eût point tenté. Pour la gloire de héros de club, il montra combien il la dédaignait, en la laissant tout entière à ses rivaux, lesquels se consolaient de leurs échecs dans l'Assemblée par leurs triomphes dans les clubs. Seulement, il se passa quelquefois la fantaisie d'y entrer, comme pour les détrôner un moment par quelques discours plus hardis que les leurs, et pour les réduire à leur vraie mesure, en se faisant voir à côté d'eux. Rien n'est plus imposant que l'isolement de cet homme, gouvernant une Assemblée qui n'était pas plus à lui qu'il n'était à elle, et d'autant plus maître des esprits, que, par la défiance qu'inspiraient ses mœurs, on se croyait plus sûr, en suivant ses avis, de ne céder qu'à la force de la vérité. Mais il ne pouvait garder cet empire sur une armée de volontaires qu'à une condition, c'est qu'il ne se trompât jamais ; le jour où il ne rencontrait pas juste leur pensée, la faveur de la personne ne recommandant pas ses opinions, il se faisait autour de lui une désertion générale, et le dictateur d'aujourd'hui n'avait le lendemain que sa voix. C'est ce qui explique le silence de Mirabeau dans certaines questions importantes : il s'abstenait pour n'être pas seul de son avis. VIII Ceux qui ne veulent pas faire honneur à la raison de Mirabeau de la grandeur de son rôle entre le passé, qu'il combattait sans le haïr, et l'avenir, qu'il fondait sur l'union de la royauté et de la révolution, n'y voient que le résultat d'un marché passé entre la cour et lui. Désintéressé, disent-ils, il se fuit précipité vers la république ; c'est le salaire qu'il recevait qui fit le contrepoids : il n'y a de sincère dans Mirabeau que le révolutionnaire ; l'argent du roi le rendit monarchique. Je n'hésite pas à dire que le juger ainsi c'est le calomnier. Je respecte d'ailleurs le motif de cette rigueur envers Mirabeau. On fait bien de ne sacrifier aucun principe, même aux grands hommes, et la reconnaissance des nations serait la pire des corruptions si elle cessait d'être d'accord avec la morale. Mais la morale elle-même n'est pas tout d'abord et en tout temps parfaite. Née d'un noble, et immortel instinct de l'homme, elle s'épure, elle se développe avec les sociétés ; ses prescriptions deviennent plus précises et plus délicates, et, s'il est vrai qu'on ne puisse à aucune époque y manquer innocemment, la diversité des temps aggrave ou atténue les infractions. Qui pourrait dire que Comines soit aussi coupable d'avoir loué la perfidie de Louis XI que le serait un historien d'aujourd'hui qui nous vanterait la perfidie comme une vertu d'État ? Qui donc qualifierait de traître à sa patrie le chevalier français du temps de Froissart, lequel combattait tour à tour pour l'Angleterre contre la France, et pour la France contre l'Angleterre ? Non, je ne me sens pas le même mépris pour un homme dont le bon chroniqueur trouvait les exploits tout aussi beaux sous une bannière que sous une autre, que pour celui qui abandonnait la France à Waterloo. Je regrette pourtant que Comines n'ait pas été plus délicat que son temps, et je préfère au chevalier du chroniqueur Froissart celui qui, dans le même temps, pressentant la patrie sous la France, patriote avant que le mot de patrie fût inventé[16], restait fidèle à l'oriflamme de Saint-Denis. Aussi ne s'agit-il d'approuver ni la morale politique de Comines, ni l'indifférence de Froissart, mais de les expliquer ; et, en ce qui concerne Mirabeau, s'il n'est pas permis d'excuser sa faiblesse, il n'y a que justice à l'expliquer par la morale d'un temps où les pensions du roi ne déshonoraient personne. Peut-être même, toutes circonstances pesées, trouverait-on que le reproche de vénalité ne s'applique pas justement à un homme qui n'a rien vendu. Qu'est-ce qu'on appelle en politique un homme vendu, un vil stipendié, comme disait Mirabeau ? C'est un homme qui, pour de l'argent, déserte ses principes et vend la vérité. Quels principes Mirabeau a-t-il désertés ? quelle vérité a-t-il vendue ? Il est, très-vrai qu'un jour il a reçu de l'argent de Louis XVI. Qu'il en ait reçu peu ou beaucoup, peu importe : les uns ont enflé le chiffre par haine pour sa mémoire ; les autres, par excès de faveur, l'ont trop réduit ; ce qui est certain, c'est qu'il a reçu de l'argent ; mais ce qui ne l'est pas moins, c'est qu'il n'a rien vendu. Je prends pour juges, non pas les consciences ambitieuses, qui n'ont que des indignations de respect humain, mais, parmi les plus honnêtes gens, ceux qui ne se souffriraient pas, même en rêve, avec une pensée de vénalité, et qui ne se trouveraient Pas une main pour recevoir de l'argent. Dans sa brillante et décevante épopée des Girondins, M. de Lamartine s'interroge sur l'acte de Charlotte Corday poignardant Marat. Entre la morale universelle, qui qualifie de crime tout assassinat, et.son sentiment intérieur, qui lui fait admirer l'assassin, il hésite. Ne pouvant la trouver ni tout à fait criminelle ni tout à fait innocente, il l'appelle l'ange de l'assassinat. Ce mot fait-il les parts égales entre la morale universelle et le sens intime de l'historien ? Non, car si l'acte est caractérisé par le nom commun d'assassinat, le nom d'ange élève l'assassin fort au-dessus de l'homme. Cette hésitation de l'illustre écrivain, condamnant la main qui frappe, mais justifiant, que dis-je ? divinisant le cœur qui a conduit la main, je l'éprouve au moment où j'apprécie la vénalité de Mirabeau. Peut-être serait-il plus sage de laisser à Dieu le jugement de ces crimes qui ne déshonorent pas le criminel, et de ne pas tenter la conscience publique par des excuses données, au nom du sentiment privé, à des violations de la morale universelle. L'inquiétude m'en est venue en écrivant cette justification de Mirabeau. Mais l'affection a été la plus forte. J'ai cédé aux séductions qui lui firent tant d'amis. Et, soit que cette prévention m'ait trompé, soit qu'elle m'ait rendu clairvoyant, je n'ai pas plus voulu voir dans Mirabeau un homme vendu, que M. de Lamartine n'a voulu voir un assassin dans Charlotte Corday. Mirabeau n'a sacrifié aucun principe, n'a trahi personne pour de l'argent. Tous ses discours à l'Assemblée nationale, tous ses écrits, soit avant, soit après 89, toutes ses lettres, toutes ses paroles, le montrent possédé par une seule pensée, l'établissement d'une monarchie constitutionnelle. Dans le commencement, il lutte pour les principes
constitutionnels contre la royauté ; plus tard il luttera pour la royauté
contre l'exagération des principes constitutionnels. Factieux aux yeux de la
cour lorsqu'il lui arrache de force les libertés nouvelles, il est traître
aux yeux des libertés nouvelles lorsqu'il veut les concilier avec la royauté.
Placé comme arbitre médiateur entre deux principes qui se défiaient l'un de
l'autre, Mirabeau voit tout d'abord, avant tout le monde, qu'ils sont faits
l'un pour l'autre, et que leur union seule peut donner un gouvernement
durable à la France. Il travaille à cette union presque seul, au milieu de
gens qui ne songent qu'à faire prédominer le principe qu'ils préfèrent. Il
vient tour à tour en aide à tous les deux au moment où ils en ont besoin, et,
quoiqu'irait à se plaindre de l'un et de l'autre, il marche d'un pas ferme à
son but, à travers les tiraillements de sa vie privée, comptant sur cet
empire de la vérité, dont il disait, en termes prophétiques : Débattons, sinon fraternellement, du moins paisiblement ;
ne nous défions pas de l'empire de là vérité et de la raison ; elles finiront
par dompter, ou, ce qui vaut mieux, par modérer l'espèce humaine, et
gouverner tous les gouvernements de la terre[17]. Si Mirabeau dit aidé la royauté alors qu'elle combattait encore pour quelque privilège incompatible avec les principes constitutionnels, oui, il faudrait dire qu'il s'est vendu. Mais c'est au moment où, n'y ayant plus rien à conquérir sur elle, il ne restait plus qu'à la dépouiller, que Mirabeau lui offre ses services. Elle les repousse. Il la défend, en attendant qu'elle daigne le lui permettre. On accepte enfin son aide, on la paye, je ne crains pas le mot. Quel sacrifice fait-il à la cour ? Qui pourrait distinguer, dans ses discours, les paroles salariées des paroles libres ? Dans les plans de gouvernement qu'il soumettait en secret à la cour, y a-t-il un démenti donné à sa conduite publique ? lin stipendié montre d'ordinaire plus de zèle contre la cause qu'il a désertée que pour celle qui le soudoie. C'est de la nature humaine. On en veut à l'opinion qu'on quitte, en eût-on changé par réflexion et librement ; à plus forte raison quand on en a reçu le prix. Alors on intéresse sa vanité à son apostasie : nos plus ardents contradicteurs sont ceux qui d'abord ont pensé comme nous. Mirabeau, défenseur de la royauté, se retourne-t-il contre la révolution ? Lisez ses discours : les dernières résistances de l'ancien régime n'ont pas d'ennemi plus résolu et plus ardent. Dans le moment qu'il organisait un plan pour sauver la royauté, sa fidélité à la révolution le faisait président du club des jacobins. Il n'y a pas deux causes pour Mirabeau, il n'y en a qu'une ; et de même qu'il croyait servir la royauté en défendant la révolution, il croyait assurer la révolution en sauvant la royauté. Esprit vraiment supérieur par ce trait, entre tant d'autres, que, tandis qu'autour de lui les partis n'aiment que l'un des deux principes, et se résignent à l'autre, Mirabeau les aime tous deux d'une égale affection, et semble, de ses bras puissants, les vouloir rapprocher pour qu'ils se regardent en face et qu'ils se rendent justice. Un stipendié en donne pour son argent à qui l'achète. Une manifestation publique, de temps en temps, quand on la lui demande, et le voilà quitte. Il n'est pas ordinaire qu'il ajoute à sa tâche, qu'il aille au-devant des services à rendre, qu'il veuille, par exemple, sauver les gens malgré eux, et qu'il s'expose à ajouter à leur mépris la disgrâce qui s'attache à trop de zèle. Telle est pourtant la conduite de Mirabeau avec la cour. Il s'épuisait en combinaisons, en entretiens secrets, en mémoires écrits, pour la persuader, pour l'entrainer. Dans ces communications, que la défiance rendait si délicates, il répandait à la fois tous les trésors de son esprit et toutes les forces de son âme, espérant arracher par la raison et par l'éloquence le crédit qu'on refusait à sa vie. Que ne lui fut-il permis d'expier par quelque grand sacrifice ce passé qui déshonorait tous ses conseils ! Il l'eût fait ; il eût, au prix de son sang, renouvelé l'homme en lui pour servir la France. Pauvre France, comme il l'appelait, à qui l'on faisait payer si cher les fautes de sa jeunesse ! Parmi les traits auxquels je ne reconnais pas un stipendié de la cour, en voici un que je retrouve dans les Mémoires de Malouet. Il raconte une conférence qu'il eut avec Mirabeau : Mirabeau, écrit-il, était harassé ! Il avait déjà le germe de la maladie dont
il est mort ; ses yeux enflammés et couverts de sang sortaient de leur orbite
; il était horrible, mais il n'eut jamais plus d'énergie, plus d'éloquence. Il
n'est plus temps, me dit-il, de calculer les inconvénients ; si vous en
trouvez à ce que je propose, faites mieux, mais faites : car nous ne pouvons
vivre longtemps ; en attendant, nous périrons de consomption ou de mort
violente... Qu'on me soupçonne, qu'on
m'accuse d'être vendu à la cour, peu m'importe. Personne ne croira que j'aie
vendu la liberté de mon pays, que je lui prépare des fers. Je leur dirai,
oui, je leur dirai : Vous m'avez vu dans vos rangs, luttant contre la
tyrannie, et c'est elle que je combats encore ; mais l'autorité légale, la
monarchie constitutionnelle, l'autorité tutélaire du monarque, je me suis
toujours réservé le droit et l'obligation de les défendre... Prenez bien garde,
ajouta-t-il, que je suis le seul dans cette horde patriotique qui puisse
parler ainsi sans faire volte-face. Je n'ai jamais adopté leur roman, ni leur
métaphysique, ni leurs crimes inutiles. Sa voix tonnante comme à la tribune, ses gestes animés, l'abondance et la justesse de ses idées, m'électrisèrent aussi. Je secouai toutes mes préventions, tous mes doutes ; et me voilà partageant son émotion, louant ses projets, son courage, exaltant ses moyens de succès... Cette conversation se serait prolongée jusqu'au jour, si nous ne l'avions vu épuisé de fatigue, couvert de sueur, ayant une fièvre assez forte, el ne pouvant plus parler. L'espèce d'honneur qu'on attache à la loyale exécution d'un marché de ce genre ne fait pas faire de pareils efforts. On ne sert ainsi que ses croyances. Mirabeau se prodiguait pour les siennes. Plus tard, il leur eût donné sa vie, si ses mœurs l'avaient gardée. Comment dire qu'il y ait marché là où le vendeur donne plus qu'il ne reçoit ? Cependant, il n'y a pas à le nier : Mirabeau a vécu pendant quelques mois de l'argent du roi. Que ne s'est-on borné à dire : Il a vécu ! mais l'esprit de parti, la légèreté, ont dit : Il s'est vendu à ses débauches. Son train de maison était magnifique ; il habitait un hôtel ; il avait équipage, maison de campagne ; sa bibliothèque valait cent quarante mille francs ; il a laissé un million à sa mort. Il y en a qui ont vu les reçus de Mirabeau. Ils savent, à quelques centimes près, le prix auquel il s'est estimé. Ce prix importe peu, je le sais ; car, le plus ne dépendant que de la volonté de celui qui donne, le moins ne peut être à la décharge de celui qui reçoit. Mais s'il était vrai que Mirabeau n'a reçu de l'argent que pour vivre, il y aurait sujet de le plaindre, non de le mépriser. Eh bien, cet hôtel, c'était une petite maison qui subsiste encore, et qu'il louait cent louis par an ; cette maison de campagne, près d'Argenteuil, où il allait se reposer du samedi au lundi, il l'acheta cinquante mille francs, mais ne la paya point ; cet équipage, c'était une voiture louée au mois ; cette bibliothèque qu'on évalue au prix où la mit sa gloire, en valait peut-être le quart ; il laissait, avait-on dit, un million, et on le déclare insolvable, et l'État se charge de ses funérailles. Assurément, pour vivre, c'était trop de cette aisance ou plutôt de cette gêne recouverte d'un vernis. Il y avait dans la gêne de Mirabeau le nécessaire de beaucoup d'honnêtes gens. Mais sommes-nous tout à fait maîtres de notre manière de vivre ? Si indépendant qu'on soit de l'imitation, des faux besoins, à quel homme public est-il facile de réduire ses dépenses au strict nécessaire ? Tout fut cause de pauvreté pour Mirabeau. Cette réputation qui le saisit au sortir des prisons où son père l'avait fait enfermer pour le nourrir à meilleur compte, c'est une charge qui s'ajoute à toutes celles de sa condition. Il ne s'appartient plus, il appartient aux clients que lui a faits son nom. Il lui faut s'occuper de tout, excepté de ses affaires ; être à tous, excepté à lui. On le loue de s'employer si glorieusement dans l'intérêt public, on l'admire ! mais de quoi vit-il ? Qui s'en inquiète ? Que dis-je ? si l'on soupçonne que ce malheureux, victime de ses grands talents, qui n'a reçu ni dot, ni héritage, a un gîte à la Ville et un jardin à la campagne, que cet écrivain qui remplit l'Europe de son nom possède une bibliothèque, on crie à la vénalité, à la soif de l'or ; et les plus durs sont ceux qui ont vécu de ce que leur habileté obscure a fait perdre à de moins habiles. Je redoute moins pour Mirabeau le jugement des très-honnêtes gens que celui de ces sages qui n'ont pour toutes vertus que des vices médiocres. Il n'y avait qu'un moyen pour ce grand homme de s'arracher à ces tristes nécessités, tout en faisant les affaires de la révolution : c'était le ministère ; l'Assemblée nationale le lui ôta. En lui fermant cette carrière, la seule où il pût vivre de ses talents, elle le réduisit à se mettre aux gages du roi. Le décret d'incompatibilité des fonctions de ministre et de celles de député fut à la fois une faute de cette Assemblée, et une mauvaise action : une faute, parce qu'elle isolait de plus en plus la royauté de l'Assemblée et faisait de leur défiance réciproque une doctrine d'État ; une mauvaise action, parce que l'exclusion visait la personne de Mirabeau. Il s'en vengea noblement, en proposant à l'Assemblée de voter le principe qui permettait au roi d'y prendre ses ministres, et de borner l'exclusion à M. de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d'Aix[18]. Mais le désintéressement ne lui était plus possible. L'envie produisait un fruit digne d'elle, la, vénalité. Il restait pourtant à Mirabeau un dernier parti : il pouvait fonder un journal. Mais quoi ! faire concurrence aux Loustalot, aux Camille Desmoulins, aux Marat, courtiser là défiance, caresser la force, abaisser tout ce qui s'élevait, insulter la modération, avilir le courage, qui voudrait voir Mirabeau vivre d'un tel métier ? Car, pour attirer des lecteurs en grand nombre à une feuille qui eût défendu les principes de la monarchie constitutionnelle, le talent même de Mirabeau y eut échoué, de quelque violence de plume qu'il eût couvert sa modération. On n'attirait la foule que par la raillerie, l'injure, une métaphysique déclamatoire, la haine, l'appel à l'insurrection ; et ce n'est pas le moindre des crimes du régime qui allait tomber, que la nation émancipée ne se plat qu'au langage des esclaves révoltés. Mirabeau n'eût pas pu vivre de la presse honorablement ; il ne pouvait pas vivre de sa gloire de grand orateur et de grand homme d'État. Il faut renvoyer aux scrupules excessifs des uns, à la jalousie des autres, une partie des reproches qu'il a mérités, en recevant de l'argent du roi pour conserver à sa patrie l'intégrité de ses talents, et, comme disait la Fayette, pour l'ester, après tout, de son avis. Telle est, si je ne me fais illusion, la vérité sur la vénalité de Mirabeau. S'il se fût agi d'un homme sans génie et sans bonté, et que j'eusse rencontré dans sa vie de l'argent reçu pour des services secrets, l'idée ne me serait pas venue de chercher s'il peut y avoir quelque excuse dans la vénalité. J'aurais gardé intact ce mépris instinctif que m'inspire tout homme qui se rend assez peu digne.de ses talents pour les vendre. Mais il s'agissait d'un homme d'autant de cœur que de raison, généreux, plein de courage, incapable de crainte et capable de repentir, ne s'humiliant que devant ses fautes, qui a beaucoup failli, mais qui a encore plus souffert. La vénalité même, dans la vie d'un tel homme, ne m'a pas fait horreur, et je n'ai pas craint de regarder au fond de ce mystère, toujours triste, même quand il n'est pas révoltant. J'ai vu d'un côté les plus grands talents, des services immenses, les plus grandes vérités de la politique moderne, toute la politique de la France nouvelle, la paix, le respect des droits des nations, la liberté, à la fais comme devoir et comme droit, proclamés dans un magnifique langage ; et de l'autre, le manque du nécessaire. J'ai cru qu'il convenait à ceux que la médiocrité de leurs talents ou de leurs passions dérobe aux périls et aux fautes des grands rôles, d'être indulgents pour les hommes qui vivent sur cette cime où le vertige est si à craindre, et où les grandes vertus ne sont.pas toujours possibles. Si c'est une erreur, je m'en consolerai par la pensée de ce que la morale gagne à ce que je me trompe ; mais rien ne me fera dire qu'on ne serait pas injuste envers Mirabeau si l'on préférait à sa vénalité la pauvreté ambitieuse des purs de la Montagne, ce prétendu désintéressement, qui n'était que la peur de l'argent, dans un temps di l'argent menait à l'échafaud[19]. IX Mirabeau survivant à l'Assemblée constituante et au décret absurde qui interdisait à ses membres le ministère, Mirabeau, devenu ministre de Louis XVI, au commencement de la Législative, aurait-il prévenu ce qu'il appelait d'avance les crimes inutiles de la révolution ? On se l'est demandé, tant on a de répugnance à confesser la nécessité qui a rendu ces crimes inévitables. On ne veut pas consentir à dire que tout ce qui s'est fait a dû se faire, parce qu'il s'est fait. On a écrit des livres sur cette question : La Révolution pouvait-elle s'arrêter ? Un trouble involontaire nous fait hésiter, en entrant dans cette période qui nous mène si rapidement du 10 août au 20 janvier et au 31 mai. Nous craignons presque d'être engagés à notre insu dans le parti de la nécessité, et d'avoir à trouver, malgré nous, quelques excuses pour ces hommes qui, vus à part, dans le vrai de leur nature envieuse et basse, hors des circonstances qui les ont emportés ou dominés, ne nous semblent pas même dignes d'avoir été Mi mal nécessaire. Mais il n'y a pas à s'abuser, il n'a pas été possible un seul jour de borner la révolution à l'établissement de la monarchie constitutionnelle. Non, lors même que Mirabeau eût dominé la cour et conduit le roi, lors même qu'à toutes les séductions et à toutes les qualités supérieures qui donnent la puissance il eût ajouté l'autorité d'une vie pure, il n'y aurait pas réussi. Il en eut pourtant l'illusion. Il dit un jour à la reine, après un entretien où il crut l'avoir persuadée : Madame, la royauté est sauvée. Il pouvait, en effet, plus qu'aucun homme ; mais aucun homme ne pouvait fixer une limite à la révolution. Cependant on est saisi de respect devant cette confiance imposante. Si Mirabeau s'est fait illusion, ce n'est pas du moins sur les difficultés de sa Miche. Personne ne jugea mieux la situation et n'en vit mieux les suites. Sa confiance ne lui venait pas d'aveuglement ; il se sentait des ressources pour toutes les difficultés, du courage pour tous les périls : il se croyait plusieurs vies à donner. La seule qu'il avait à donner n'eut été que le premier sacrifice illustre et inutile. La révolution n'était pas seulement une juste et sublime insurrection du droit contre la force, c'était aussi une vengeance. Vainqueurs et vaincus, personne ne put s'arrêter. Dès le premier jour, tout le monde fut lancé sur une pente qui conduisait à un terme extrême, les uns au crime, les autres à la mort. L'espèce de soulagement qu'on éprouve en voyant, à certaines époques de cette histoire, les deux régimes se réconcilier un moment, et ces trêves sincères de gens qui vont s'égorger, rend plus poignante l'horreur de ce qui suit : à toutes les émotions s'ajoute une tentation de doute sur la liberté humaine. Tous ces esprits, tous ces cœurs, sont déchaînés. On aime, on craint, on espère avec fureur ; toutes les paroles sont ardentes, tous les visages sont émus et pales. L'idée du droit, d'un droit inconnu, sans limites, sans devoirs, exalte toutes les têtes. On se précipite à la conquête de ce droit : il dopera tout ; il finira toutes les misères, on le croit ; l'homme reconnu n'aura plus rien à craindre. Qui lui dispute ses titres est digne de mort. Ainsi pensait la foule. L'approche-de la constitution lui faisait seule prendre patience sur la famine. Quelle main eût pu apaiser cette tempête ? Il n'est pas besoin, pour trouver grand Mirabeau, de croire qu'il en aurait eu la force : il n'est si grand et si au-dessus de sort temps, que parce que ce souffle de tempête qui fait chanceler tout le monde ne le troubla pas, et qu'il paraît immobile sur un sol bouleversé. Il faut donc s'incliner devant cette nécessité-qui des justes ressentiments et des nobles espérances de la France de 89 fit sortir les massacres et les folies de 1793. Mais, s'il est vrai que pour accomplir les révolutions la Providence se serve.de tout Je :monde et qu'elle ait besoin de bons et de mauvais rôles, elle envoie les bons aux esprits élevés et aux cœurs généreux, à ceux qui aiment mieux mourir que tuer ; les mauvais vont aux esprits médiocres et aux cœurs haineux, à ceux qui savent mieux tuer que mourir. Il y a, pour tout 'homme qui lit l'histoire de ces temps-là, et qui s'interroge sur la conduite qu'il y aurait tenue, il y a un choix à faire entre ces rôles. Pour moi, j'aurais été quelqu'un de ces obscurs amis de Mirabeau qui pardonnaient ses vices à ses malheurs, à ses prodigieux travaux pour éclairer son pays, à cette raison supérieure qui lui révélait le gouvernement que la France devait se donner quarante ans plus tard. Et, puisqu'il partir de la Législative, pour tous les hommes publics-qui ne consentaient pas à se cacher sous un lâche silence, ou à racheter leur vie de tous les vainqueurs au prix de honteuses flatteries, il n'y eut plus qu'à faire choix du moment de leur mort, je serais monté dans la fatale charrette, avant ces téméraires girondins qui, en votant la mort du roi, et en mettant à rien les vies vulgaires, firent inutilement, et sans y avoir de mérite, le sacrifice de la leur. X En parlant de la mort de Mirabeau, M. de Lamartine, qui lui a consacré d'admirables pages, apprécie les sentiments secrets que cette mort inspira aux divers partis. Selon lui, le deuil ne fut qu'apparent ; l'Assemblée nationale était lasse de la supériorité de Mirabeau. Les larmes versées sur son cercueil étaient feintes. Le peuple seul le pleurait sincèrement. .le ne veux pas ôter au peuple le mérite d'avoir pleuré sincèrement Mirabeau ; le peuple aime les grands hommes ; il est sans jalousie, non parce qu'il est trop fort, comme le dit M. de Lamartine, mais parce qu'il sait que tout ce qui est véritablement grand travaille pour lui. Mais ne fait-on, pas injustice aux classes éclairées, aux honnêtes-gens dans tous les partis, à l'Assemblée, en les accusant de n'avoir donné que des larmes de respect humain à la mort de Mirabeau ? Il y eut alors des témoignages naïfs plus sûrs que les spéculations de l'historien. Quand Target, qui présidait l'Assemblée, dit d'une voix émue : J'ai une fonction bien douloureuse à remplir... Ah ! il est mort ! murmura-t-on de toutes les parties de la salle. Certes, ce ne fut pas là un cri de délivrance échappé à tous ceux sur qui pesait Mirabeau, soit comme adversaire, soit comme ami. C'était un gémissement arraché à la vérité des cœurs par la grandeur de la perte que venait de faire la nation. Je ne suspecte pas non plus les larmes que versèrent un grand nombre de députés, au court éloge que Barrère fit du mort ; et je n'y veux pas. voir l'hypocrite douleur d'héritiers qu'une mort, prématurée vient d'enrichir. Les partis mêmes que-Mirabeau avait combattus ou voulu discipliner étaient affligés de sa mort. S'il leur résistait dans leurs exagérations, il les avait aidés dans leurs vœux légitimes ; et il les avait tous servis en marquant le champ du combat. Une poignée d'hommes seulement, ou médiocres ou violents, quelques jaloux peut-être, auxquels la prévention ou la passion cachait l'avenir, purent se réjouir tout bas : ceux-ci, parce qu'ils montaient d'un rang ; ceux-là, parce que, dans leur sauvage instinct de destruction, ils se voyaient débarrassés d'un obstacle. Ni les uns ni les autres ne connaissaient l'héritage qu'ils allaient recueillir. Pour l'immense majorité, dans l'Assemblée comme dans la nation, la mort de Mirabeau fut une perte personnelle. C'était la révolution qui mourait, laissant la place à l'anarchie. Au commencement de 1791, tout ce qui devait périr du régime ancien était détruit ; tout ce qui devait fonder le nouveau était proclamé. Il restait à raffermir l'ordre, à le tenter du moins. Nul homme n'y était plus propre que Mirabeau, parce que les entraînements de la liberté ne lui avaient Pas rendu l'ordre indifférent, et que les périls de l'ordre ne le décourageaient pas de la liberté. Comme la majorité de la nation, il était impartial pour les concilier, passionné pour les défendre. Il répondait à l'ardeur des esprits par l'enthousiasme dans la parole, à leur raison par la sagesse dans la pensée, intéressant la passion aux vérités qui devaient la calmer, et rendant tout révolutionnaire par la forme, même la défense du principe de la royauté. On pouvait être sage avec lui sans paraître froid, et s'arrêter sans reculer. Un tel homme mort, qu'allait-il arriver ? Qui pourrait rétablir la tranquillité publique ? Qui serait de force à tenir tête aux partis ? Personne. On le sentait, et on pleurait. L'idée de l'irréparable était dans les regrets donnés à Mirabeau. Le deuil de ses funérailles ne fut pas une cérémonie dont l'État avait rédigé le programme. Tout ce qui était engagé dans l'œuvre de la révolution, assemblées, autorités nées de l'insurrection, gardes nationales, sociétés populaires, formait le cortège, où chaque pouvoir, comme chaque citoyen, s'était spontanément invité. Dans ce cortège, sur le passage, beaucoup versaient des larmes. Et quand, à minuit, après une marche de près de sept heures, de la maison du mort au Panthéon, il entra sous ces voûtes que l'Assemblée nationale avait consacrées aux grands hommes, personne ne crut que le Panthéon en pût recevoir un plus grand. Cependant, à trois années de là, une minorité souillée du sang des 2 et 3 septembre osait en trouver un plus pur : c'était Marat. Mais le deuil de Marat ne fut qu'une parodie du deuil de Mirabeau. Il y eut là aussi un président annonçant à la Convention une grande mort, des députations apportant à la barre leurs regrets, des funérailles publiques, un cortège, le Panthéon ouvert une seconde fois. Mais toute cette douleur n'était que grimace, et toute cette gloire qu'impudence. Citoyens, dit le président Romme, un grand crime a été commis sur la personne d'un représentant du peuple. — Silence sur tous les bancs. — Je prie l'Assemblée d'entendre les adresses des diverses sections relativement à cet événement. Homme se dérobait à l'oraison funèbre. Il en laissait la besogne à quelques fanatiques : fanatiques ou biches, qu'avaient trompés les haillons affectés de l'homme, ou qui avaient peur des disciples qu'il laissait. Il y en eut qui appelèrent Marat le Caton français[20]. Représentants, dit l'un d'eux[21], le passage de la vie à la mort est un intervalle bien court... Marat n'est plus !... Peuple, tu as perdu ton ami ! Marat n'est plus ! Où es-tu, David ? il te reste encore un tableau à faire... — DAVID : Aussi le ferai-je... Ces trois mots de David sont les seuls qui soient sortis d'un cœur, dans ce deuil de comédie. Ce furent l'État et la loi qui firent les funérailles de Marat. Pour mieux cacher l'absence de la nation, on en avait multiplié les figures dans le cortège. Un groupe d'artistes représentait la masse du peuple ; un groupe de citoyennes, en même nombre que les départements, représentait la France. Tout avait été réglé : l'ordre du cortège, la route qu'il devait suivre, le programme de la musique à exécuter. Peut-être avait-on songé aussi commander le deuil des cœurs ; mais, comme il est impossible d'imposer à notre nation une tristesse d'office, dût-on faire suivre un cortège funèbre par l'échafaud, on imagina de mêler deux cérémonies : une fête en l'honneur des armées, et la translation du corps de Marat au Panthéon. On fit flotter sur le cercueil, que traînait un char façonné à l'antique, les quatorze drapeaux de nos quatorze armées. De cette sorte, les citoyens qu'on avait invités à concourir à la fête, en décorant les façades de leurs maisons, purent obéir sans mentir à leurs sentiments. Ils fêtaient nos armées et nos victoires, cachant sous l'enthousiasme patriotique la joie secrète de voir Marat d'homme devenu Dieu. C'est avec ce cortège, parmi les fleurs et la musique, à l'ombre de ces quatorze drapeaux, que ce corps entrait au Panthéon par la porte d'honneur, tandis qu'un commissaire de police en retirait par une porte latérale la dépouille et, comme on disait en style du temps, les restes impurs du royaliste Mirabeau. Chénier en avait présenté le décret au nom d'un comité. Considérant, y est-il dit, qu'il n'est point de grand homme sans vertu... le corps de Mirabeau sera retiré du Panthéon français le même jour que celui de Marat y sera transféré. Chénier eut à donner les motifs de ce décret insensé. Il faut dire à son honneur que, s'il put trouver quelques phrases emphatiques pour déshonorer la mémoire de Mirabeau, il resta muet sur Marat, et n'insulta pas du moins le grand homme qu'on dépossédait de sa sépulture par l'éloge du misérable que la folie de la peur mettait à sa place. Je remarque que, dans ce discours, un passage où l'on sent qu'il eut à se faire violence pour s'acquitter de sa triste commission. Se voir forcé, dit-il, de séparer l'admiration de l'estime, être contraint de mépriser les dons les plus éclatants de la nature, c'est un tourment, il est vrai, pour toute âme douée de quelque sensibilité. La violence du temps ne permettait que ce scrupule à un esprit honnête et distingué, qu'égarai a chimère d'une république fondée sur la vertu. À une autre époque, il eût été plus juste en étant plus indulgent. Il eût compris que le même homme ne peut pas être admiré et méprisé ; que l'admiration, si elle est sensée, c'est-à-dire si elle s'attache aux talents bienfaisants, est mêlée de reconnaissance, et que la reconnaissance n'est pas compatible avec le mépris. Ces réserves orgueilleuses, dans les jugements sur les grands hommes, au nom d'une vertu inaccessible à l'imperfection humaine, ne servent, pas les mœurs, et donnent des prétextes à l'envie. Pardonnons beaucoup à ceux dont les talents ont fait du bien à tous, et dont les fautes n'ont nui qu'à eux-mêmes. Mirabeau en est un modèle admirable. Ses talents nous ont aidés à devenir une nation libre ; ses fautes, il les a payées de sa vie. Quant à l'intégrité impitoyable, telle qu'on la louait dans Marat, prenons garde que ce ne soit une couverture pour cacher l'ambition d'un homme médiocre, ou pour rendre respectables les haines d'un méchant. 1846. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Lettres du marquis de Mirabeau à son frère le bailli.
[2] Lettres à Sophie.
[3] Lettres du marquis de Mirabeau à son frère le bailli.
[4] Séance du mardi 18 août 1789. Discours sur la Déclaration des droits.
[5] Rapporté par M. Droz dans son Histoire du règne de Louis XVI.
[6] Il avait dit d'abord : L'assemblée des députés connus et vérifiés de la nation française. Mirabeau avait raison d'appeler cela un logogriphe.
[7] Séance du 15 juin 1789.
[8] Discours de Vergniaud, séance du 23 octobre 1791.
[9] C'est à l'occasion d'un des actes qui font le plus d'honneur à Mirabeau, le projet de licenciement et de recomposition de l'armée, que Marat écrivait : Si les noirs et les ministres gangrenés et archi-gangrenés sont assez hardis pour le faire passer, citoyens, élevez huit cents potences, pendez-y tous ces traitres, et à leur tête l'infâme Riquetti l'aîné. Mirabeau fit passer à l'ordre du jour sur ce qu'il appelait ce paragraphe d'homme ivre.
[10] Séance du 13 novembre 1790.
[11] Même séance.
[12] Ce début était en effet fort emphatique. J'ai ressenti, je l'avoue, les bouillons de la furie du patriotisme jusqu'au plus violent emportement. Séance du 21 octobre 1789.
[13] Lettre à ses commettants.
[14] Mémoires du marquis de Ferrières, liv. VII.
[15] J'écrivais ceci en 1846.
[16] Le mot est du commencement du seizième siècle.
[17] Séance du 17 septembre 1789.
[18] Séance du 7 novembre 1789.
[19] On s'est aperçu depuis quelques jours, disaient à Robespierre les Révolutions de Paris, de quelques changements de vos mœurs domestiques, et vous avez eu l'argent nécessaire pour fonder un journal. Voilà ce qui explique qu'à la mort de Marat on ne trouva chez lui qu'un assignat de vingt-cinq sous.
[20] Adresse de la députation de la section du Panthéon.
[21] Adresse de la section du Contrat social.