MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

JUSQU'À L'ÂGE DE 23 ANS

 

CHAPITRE XIV. — NAPOLÉON ET SA FAMILLE QUITTENT LA CORSE.

 

 

Expédition des commissaires contre Ajaccio. — Napoléon à Provenzale. — Il est sur le point d'être arrêté ou tué. — Il rencontre sa mère et la fait embarquer pour Calvi. — Napoléon à la tour de Capitello, et son départ pour le continent.

 

Pendant que la famille Bonaparte était ainsi persécutée, la flotte partie de Bastia s'avançait vers Ajaccio. Dans les premiers jours de juin, quelques bâtiments parurent aux Sanguinaires, entrèrent dans le golfe et furent bientôt suivis du reste du convoi.

Napoléon, qui montait un chebek bon voilier, avait pris les devants et relâché à Provenzale où étaient ses bergers. Il voulait avoir des nouvelles de sa famille et s'informer de l'état de la ville. En apprenant que sa mère et ses sœurs avaient pris la fuite ; que sa maison était entièrement saccagée, il fut ému jusqu'aux larmes. « Ma pauvre mère, s'écriait-il souvent, ma pauvre mère, que je te suis à charge ! n'aurais-je donc reçu la vie, que pour remplir la tienne d'amertumes ! que ne puis-je verser tout mon sang pour te consoler, pour te faire oublier toutes les peines que je te cause ! mes pauvres sœurs ! vous voilà donc errantes, et votre frère, votre tendre frère, impuissant pour vous prêter main forte, pour vous secourir !

Les bergers furent chargés de courir les campagnes, de pousser jusqu'à Bastelica, de savoir à tout prix ce qu'étaient devenus les siens et de le lui apprendre sans délai. Il passa la nuit en proie aux plus terribles agitations : il comptait les heures et suivait de la pensée les jeunes pâtres, qui, dans son impatience, lui paraissaient trop lents à revenir.

A Ajaccio, on avait appris que Napoléon venait de débarquer à Provenzale. Ses ennemis se mettent aussitôt en mouvement ; ils demandent un détachement de la garde nationale soldée. Colonna-di-Leca le refuse, sous prétexte que tout son monde lui est nécessaire pour défendre la place contre les frégates qui viennent de mouiller dans le golfe. On menace, on proteste contre ce refus ; mais le commandant tient ferme. Il craignait que l'on ne se portât à quelques excès contre Napoléon, si on parvenait à l'arrêter ; il ne voulait ni directement, ni indirectement se souiller d'un crime.

Les exaltés, ne pouvant pas avoir un détachement de la garde nationale soldée, en forment un de paysans, de prolétaires ; on le dirige le lendemain vers Provenzale, avec ordre de se saisir de Napoléon et de l'amener mort ou vivant. Ce détachement semble avoir des ailes aux pieds ; il s'avance en silence pour ne pas éveiller l'attention sur son passage. Napoléon était descendu terre, dès l'aurore, et attendait toujours avec anxiété les nouvelles de sa famille : assis à l'ombre -d'un rocher, il ne se doutait pas que l'on fut à sa poursuite.

Un berger aperçoit tout à coup des hommes armés courir sur le sable, et il lui crie : « Sauvez-vous, sauvez-vous. » Napoléon se lève, voit que l'on marche à sa rencontre ; seul et sans armes, il se jette à la mer. Les prolétaires hâtent le pas et font une décharge sur lui, presque à bout portant. Quelques-uns veulent même le suivre à la nage ; mais le chebek, qui voit le danger de Napoléon, riposte par une décharge à mitraille. Heureux d'avoir échappé à la première volée, les paysans se sauvent à toutes jambes. Napoléon gagne son bord ; il fait aussitôt mettre à la voile pour rejoindre la flotte.

Paoli aurait bien désiré que l'on eût arrêté Napoléon ; il écrivit à Colonna-di-Leva, qui l'avait informé de cet événement, qu'il approuvait son refus, vu que son monde lui était indispensable pour défendre la place ; mais qu'il était à regretter pour la nation qu'on eût laissé échapper cette occasion de se saisir de Bonaparte.

Le chebek entra le jour même dans le golfe d'Ajaccio. En suivant la côte, on aperçoit des gens sur le rivage qui font signe de venir à eux. Napoléon se jette sur la chaloupe pour reconnaître qui ils sont ; mais quelle n'est pas sa surprise, sa joie, lorsqu'en approchant, il voit sa mère, ses sœurs, qui, le reconnaissant à leur tour, lui tendent les mains. Dans son émotion, ne pouvant pas attendre qu'on cherche un lieu propre à débarquer, il se précipite à la mer et court les embrasser, en fondant en larmes.

La famille Bonaparte fut conduite sur-le-champ à bord du chebek et partit dans la nuit pour Calvi, où elle fut reçue par Giubega. Costa voulut se retirer 'à Bastelica, son pays natal ; il fut tendrement 'remercié de toutes les peines qu'il s'était données[1]. Coti fut reçu sur la flotte qui était à l'ancre 'dans le golfe.

Napoléon, rassuré sur le sort de sa famille, monta sur une frégate, résolu à tout entreprendre pour s'emparer de la ville. Il se dirigea Vers Capitello, se fit descendre à terre et occupa la tour, n'ayant avec lui 'que quelques soldats et une pièce de canon. On avait pré-- mis de lui envoyer un renfort et des munitions, car il se proposait d'attaquer la ville par terre, tandis que lei frégates l'attaqueraient par mer. Mais le temps devint mauvais et les embarcations ne prirent approcher de la côte : la situation de Napoléon fut 'critique pendant deux jours. Ses adversaires, s'étant 'aperçus qu'il avait peu de monde avec lui, qu'il ne pouvait recevoir aucun secours de la flotte et qu'il lui hait impossible d'e se rembarquer, coururent lui prodiguer, dei injures. Ils auraient voulu s'avancer jusqu'à la rivière de Capitello et serrer de près la tour, pour forcer Napoléon à se rendre ; mais ils n'osaient pas le faire. La mitraille les intimidait et les tenait à distance.

Napoléon se flattait de recevoir du secours, aussitôt que le temps permettrait de lui en envoyer, de chasser alors de poste en poste les ennemis et de s'emparer de la ville presque sans coup férir. Le bruit du canon devait tout faire. Mais il fut trompé dans son attente. A peine put-on descendre à terre qu'on lui envoya l'ordre de regagner la flotte, avec armes et bagages. En vain s'efforça-t-il de prouver que rien n'était plus facile que de prendre la citadelle : il suffisait d'une démonstration énergique. Le représentant St-Michel, qui commandait en chef, ne voulut rien entendre. Effrayé par les boulets rouges que la place lançait par milliers, il fit mettre à la voile pour Calvi. C'est de cette ville que Napoléon partit pour le continent. Peu de temps après, il paraissait au siège de Toulon et désormais il appartenait à l'Histoire.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Napoléon s'en est souvenu dans son testament et lui a légué cent mille francs.