Expédition des
commissaires contre Ajaccio. — Napoléon à Provenzale. — Il est sur le point
d'être arrêté ou tué. — Il rencontre sa mère et la fait embarquer pour Calvi.
— Napoléon à la tour de Capitello, et son départ pour le continent.
Pendant
que la famille Bonaparte était ainsi persécutée, la flotte partie de Bastia
s'avançait vers Ajaccio. Dans les premiers jours de juin, quelques bâtiments
parurent aux Sanguinaires, entrèrent dans le golfe et furent bientôt suivis
du reste du convoi. Napoléon,
qui montait un chebek bon voilier, avait pris les devants et relâché à
Provenzale où étaient ses bergers. Il voulait avoir des nouvelles de sa
famille et s'informer de l'état de la ville. En apprenant que sa mère et ses
sœurs avaient pris la fuite ; que sa maison était entièrement saccagée, il
fut ému jusqu'aux larmes. « Ma pauvre mère, s'écriait-il souvent, ma pauvre
mère, que je te suis à charge ! n'aurais-je donc reçu la vie, que pour
remplir la tienne d'amertumes ! que ne puis-je verser tout mon sang pour te
consoler, pour te faire oublier toutes les peines que je te cause ! mes
pauvres sœurs ! vous voilà donc errantes, et votre frère, votre tendre frère,
impuissant pour vous prêter main forte, pour vous secourir ! Les
bergers furent chargés de courir les campagnes, de pousser jusqu'à Bastelica,
de savoir à tout prix ce qu'étaient devenus les siens et de le lui apprendre
sans délai. Il passa la nuit en proie aux plus terribles agitations : il
comptait les heures et suivait de la pensée les jeunes pâtres, qui, dans son
impatience, lui paraissaient trop lents à revenir. A
Ajaccio, on avait appris que Napoléon venait de débarquer à Provenzale. Ses
ennemis se mettent aussitôt en mouvement ; ils demandent un détachement de la
garde nationale soldée. Colonna-di-Leca le refuse, sous prétexte que tout son
monde lui est nécessaire pour défendre la place contre les frégates qui
viennent de mouiller dans le golfe. On menace, on proteste contre ce refus ;
mais le commandant tient ferme. Il craignait que l'on ne se portât à quelques
excès contre Napoléon, si on parvenait à l'arrêter ; il ne voulait ni
directement, ni indirectement se souiller d'un crime. Les
exaltés, ne pouvant pas avoir un détachement de la garde nationale soldée, en
forment un de paysans, de prolétaires ; on le dirige le lendemain vers
Provenzale, avec ordre de se saisir de Napoléon et de l'amener mort ou
vivant. Ce détachement semble avoir des ailes aux pieds ; il s'avance en
silence pour ne pas éveiller l'attention sur son passage. Napoléon était
descendu terre, dès l'aurore, et attendait toujours avec anxiété les
nouvelles de sa famille : assis à l'ombre -d'un rocher, il ne se doutait pas
que l'on fut à sa poursuite. Un
berger aperçoit tout à coup des hommes armés courir sur le sable, et il lui
crie : « Sauvez-vous, sauvez-vous. » Napoléon se lève, voit que l'on
marche à sa rencontre ; seul et sans armes, il se jette à la mer. Les
prolétaires hâtent le pas et font une décharge sur lui, presque à bout
portant. Quelques-uns veulent même le suivre à la nage ; mais le chebek, qui
voit le danger de Napoléon, riposte par une décharge à mitraille. Heureux
d'avoir échappé à la première volée, les paysans se sauvent à toutes jambes.
Napoléon gagne son bord ; il fait aussitôt mettre à la voile pour rejoindre
la flotte. Paoli
aurait bien désiré que l'on eût arrêté Napoléon ; il écrivit à
Colonna-di-Leva, qui l'avait informé de cet événement, qu'il approuvait son
refus, vu que son monde lui était indispensable pour défendre la place ; mais
qu'il était à regretter pour la nation qu'on eût laissé échapper cette
occasion de se saisir de Bonaparte. Le
chebek entra le jour même dans le golfe d'Ajaccio. En suivant la côte, on
aperçoit des gens sur le rivage qui font signe de venir à eux. Napoléon se
jette sur la chaloupe pour reconnaître qui ils sont ; mais quelle n'est pas
sa surprise, sa joie, lorsqu'en approchant, il voit sa mère, ses sœurs, qui,
le reconnaissant à leur tour, lui tendent les mains. Dans son émotion, ne
pouvant pas attendre qu'on cherche un lieu propre à débarquer, il se
précipite à la mer et court les embrasser, en fondant en larmes. La
famille Bonaparte fut conduite sur-le-champ à bord du chebek et partit dans
la nuit pour Calvi, où elle fut reçue par Giubega.
Costa voulut se retirer 'à Bastelica, son pays natal ; il fut tendrement
'remercié de toutes les peines qu'il s'était données[1]. Coti fut reçu sur la flotte
qui était à l'ancre 'dans le golfe. Napoléon,
rassuré sur le sort de sa famille, monta sur une frégate, résolu à tout
entreprendre pour s'emparer de la ville. Il se dirigea Vers Capitello, se fit
descendre à terre et occupa la tour, n'ayant avec lui 'que quelques soldats
et une pièce de canon. On avait pré-- mis de lui envoyer un renfort et des
munitions, car il se proposait d'attaquer la ville par terre, tandis que lei
frégates l'attaqueraient par mer. Mais le temps devint mauvais et les
embarcations ne prirent approcher de la côte : la situation de Napoléon fut
'critique pendant deux jours. Ses adversaires, s'étant 'aperçus qu'il avait
peu de monde avec lui, qu'il ne pouvait recevoir aucun secours de la flotte
et qu'il lui hait impossible d'e se rembarquer, coururent lui prodiguer, dei
injures. Ils auraient voulu s'avancer jusqu'à la rivière de Capitello et
serrer de près la tour, pour forcer Napoléon à se rendre ; mais ils n'osaient
pas le faire. La mitraille les intimidait et les tenait à distance. Napoléon
se flattait de recevoir du secours, aussitôt que le temps permettrait de lui
en envoyer, de chasser alors de poste en poste les ennemis et de s'emparer de
la ville presque sans coup férir. Le bruit du canon devait tout faire. Mais
il fut trompé dans son attente. A peine put-on descendre à terre qu'on lui
envoya l'ordre de regagner la flotte, avec armes et bagages. En vain
s'efforça-t-il de prouver que rien n'était plus facile que de prendre la
citadelle : il suffisait d'une démonstration énergique. Le représentant
St-Michel, qui commandait en chef, ne voulut rien entendre. Effrayé par les
boulets rouges que la place lançait par milliers, il fit mettre à la voile
pour Calvi. C'est de cette ville que Napoléon partit pour le continent. Peu
de temps après, il paraissait au siège de Toulon et désormais il appartenait
à l'Histoire. FIN DE L'OUVRAGE
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