MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

JUSQU'À L'ÂGE DE 23 ANS

 

CHAPITRE XIII. — LA MAISON BONAPARTE LIVRÉE AU PILLAGE.

 

 

On Intrigue contre la famille Bonaparte. — Ordre de l'arrêter. — Madame Bonaparte se retire à Milelli. — Sa maison livrée au pillage, sa fuite à travers les champs et sa retraite dans un bois.

 

Cependant madame Bonaparte et sa famille étaient menacées. La jalousie, l'envie, toutes les passions étaient en mouvement. On parlait de saccager leur maison et de les faire jeter dans un cachot. Une irruption de paysans paraissait inévitable. Les meneurs d'Ajaccio la sollicitaient vivement auprès de Paoli qui sous différents prétextes en ajournait la permission. Il répugnait à son cœur de sévir contre une famille, qu'il avait aimée, qui lui avait toujours donné des preuves d'attachement et de patriotisme ; mais enfin il se détermina à donner un exemple, à effrayer les républicains, et à satisfaire un parti qui ne cessait de l'importuner de ses instances.

L'ordre est donc donné de marcher contre Ajaccio pour arrêter la famille Bonaparte, pour en saccager la maison. Tartaroli et Ugo Peretti sont chargés ou se chargent de cette mesure de rigueur. En apprenant cette nouvelle, madame Bonaparte se décida à opposer aux agresseurs une résistance opiniâtre et à périr sous les ruines de sa maison, plutôt que d'en ouvrir les portes. Elle rejette le conseil qui lui est donné de se réfugier quelque part avec sa famille et se prépare à une défense courageuse et désespérée. Résolue à mourir, elle peut tout entreprendre, tout hasarder. Des jeunes gens de Bocognano et de Bastelica sont là pour la seconder de tous leurs efforts ; ils jurent de succomber avec elle et de vendre chèrement leur vie ; ils vont même, dans un premier élan d'indignation et de fureur, jusqu'à lui proposer de prendre les devants sur ses ennemis et de faire main basse sur ceux qui sont à Ajaccio. Elle refuse d'y consentir, en s'écriant : « Non, mes enfants ; combattons avec honneur, et, s'il le faut, mourons ; mais sans honte et sans remorde. »

Enfin, la nuit tombait et la crise devenait imminente. Un exprès, envoyé de Bocognano en toute bête, vient annoncer qu'il précédait de peu d'instants une colonne de paysans animés des plus mauvaises intentions. Alors Costa, dont l'intrépidité et le dévouement étaient fort connus de madame Bonaparte, prend la liberté de lui faire des observations pour l'engager à changer d'avis : il va jusqu'à l'en supplier. Ne pouvant vaincre son courage, il se replie sur ses affections. Il lui représente combien les suites d'un assaut, qu'accompagnerait probablement un incendie et auquel on ne pourrait résister longtemps, seraient affreuses pour sa famille ; il peint la douleur, le désespoir de Napoléon et de Joseph, si elle périssait, comme tout portait à le craindre ; il s'étend sur les angoisses et sur les dangers auxquels se trouve. raient exposées ses filles Marie-Anne et Pauline, il la conjure d'épargner tous ces malheurs à ses enfants.

Ces considérations l'emportèrent. « Gagnons du temps, dit la noble mère de famille ; cédons à la nécessité. » Et après avoir fait rapidement quelques préparatifs de départ, elle quitta la ville à la faveur des ténèbres pour se rendre à sa terre de Milelli.

Fesch, Louis, Marie-Anne et Pauline partent avec elle ; Jérôme et Caroline restent cachés dans la maison de leur aïeule maternelle. Lucien était déjà parti, dès le mois de janvier, pour Toulon. Les clefs de la maison sont remises à Braccini, homme de confiance de la famille qui pendant la nuit enlève, comme on l'en avait chargé, quelques effets et une grande quantité de papiers.

Les gens de Bastelica et de Bocognano, qui suivent la famille à Milelli, prennent toutes les précautions pour éviter une surprise.

La maison venait à peine d'être évacuée qu'un gros détachement de troupes sort de la citadelle et vient la cerner, dans l'espoir d'arriver à temps pour empêcher l'évasion de la famille ; mais, instruit de l'inutilité de cette démarche, il se retire.

Le lendemain, 25 mai 1793, Tartaroli et Peretti firent leur entrée à Ajaccio, où ils apprirent bientôt que le but principal de leur expédition était manqué : la famille Bonaparte avait disparu. La journée se passa en conjectures et en projets, en recherches et en perquisitions dans l'intérieur de la ville.

Le soir, l'abbé Coti, procureur syndic du district, craignant d'être arrêté comme partisan des Bonaparte, se rend secrètement à Milelli où il jette l'alarme. On craint d'être assailli pendant la nuit ; on voit que la maison de Milelli, quoique remplie de jeunes gens décidés à repousser la force par la force et qui y montent la garde comme dans une place de guerre, n'est pas une position tenable ; on se souvient que les représentants avaient résolu de faire une expédition contre Ajaccio, et, après quelques minutes de délibération, on se détermine à gagner la côte au-delà de la tour de Capitello, pour y attendre la flotte française ; pour y prendre conseil des circonstances.

Cette côte est entrecoupée de creux assez profonds et embrasse à droite le beau golfe d'Ajaccio. Des bois surmontés d'un rempart de montagnes la dominent au loin et lui donnent un aspect à la fois pittoresque et imposant. Des nappes de ronces, de hautes bruyères, des massifs d'arbrisseaux épineux, qui forment çà et là un épais taillis, la recouvrent dans toute son étendue. Le vent de la mer et le cri des oiseaux de proie sont les seuls bruits qui animent la solitude de ces maquis. C'est vers cet endroit que s'achemina la famille de Napoléon pour y chercher un asile.

La fuite de madame Bonaparte avait quelque chose d'une retraite militaire : à l'avant-garde étaient les jeunes gens de Bastelica ; ceux de Bocognano fermaient la marche. Entre ces deux troupes, armées de carabines et de stylets, s'avançait la famille proscrite. Madame Bonaparte tenait par la main sa petite Pauline, tandis que Marie-Anne et Louis ne s'éloignaient pas de l'abbé Fesch, leur oncle, qui ne pensait guère alors qu'il deviendrait un jour cardinal. Les amis les plus dévoilés se tenaient constamment à leurs côtés et cherchaient à guider leurs pas.

La nuit était profondément obscure ; pas une étoile ne brillait au firmament. Les chemins qui sont étroits, tortueux, presqu'impraticables pendant le jour, échappent à l'œil au milieu des ténèbres. Aussi, le voyage devenait-il singulièrement difficile. Ici, on était arrêté par un ravin, là par un massif de broussailles ; tantôt c'était un torrent qu'il fallait traverser, tantôt c'était un mur ou un fossé qu'on avait à franchir. Ceux-ci étaient accrochés par un arbuste, ceux-là déchirés par des ronces. Les soupirs étouffés qui échappaient aux fugitifs, interrompaient seuls le silence de la nuit et en augmentaient l'horreur, Les enfants surtout, plus gênés que les autres, donnaient un libre cours à leurs gémissements et chaque plainte retentissait cruellement dans le cœur de leur mère, dont cependant le courage paraissait s'accroître par la multiplicité même des obstacles et des souffrances.

Après des détours incroyables, on arriva sur les hauteurs d'Aspreto où l'on se reposa un instant. L'horloge de la ville sonnait minuit, et ces sons lointains, lents, cadencés, ressemblaient à de tristes adieux. A quelque distance, la mer brisait sur la plage avec ses lamentations infinies. C'était une scène morne et désolée comme le groupe qui l'animait. Le cortége de la famille fugitive resta debout, appuyé sur ses armes ; les enfants accablés de lassitude se couchèrent sur l'herbe autour de leur mère, qui s'assit elle-même et qui, en reposant sa tête sur ses mains, tomba dans une profonde rêverie. Une foule de souvenirs tendres et mélancoliques viennent assaillir à la fois son âme si fortement émue. Le passé se déroule à ses yeux et la comparaison qu'elle en fait avec son état actuel lui montre l'affreuse gravité de ses maux. Errante, sans fortune, à la merci des événements et du sort, que va-t-elle devenir ? que vont devenir ses enfants ? Malgré sa force d'âme si bien prouvée, son cœur se brise et elle se prend à verser en silence un torrent de larmes.

A une heure, le voyage est repris dans le même ordre. On traverse la plaine de Campodiloro, toujours loin du chemin et en faisant encore de nombreux détours. Quoique le terrain soit inégal, glissant et couvert de blé, on croit marcher sur un tapis après la pénible traversée de Milelli à Aspreto. Enfin, ils arrivent harassés par la fatigue et l'insomnie sur les bords de Capitello. Il faut se jeter à l'eau pour passer le torrent. Madame refuse de soumettre ses enfants à cette dernière épreuve. On n'ose pas monter un chétif cheval qui avait été amené chargé de provisions ; il en faudrait un accoutumé à l'eau ; car le torrent est rapide et profond. On ne peut pas attendre le jour dans cet endroit, sans courir le risque d'être découvert par les paysans, qui de toutes parts accourent à Ajaccio. Il faut passer à tout prix. Costa se rappelle fort à propos que, dans un de ses enclos, non loin de là, se trouve le cheval de son ami, le capitaine Rocca. Il court le prendre, fait passer la mère et les filles sur la rive opposée. Fesch, Louis et Coti franchissent pareillement le torrent ; tous les autres sont congédiés, remerciés et priés de gagner les salines avant le jour, afin de répandre la nouvelle qu'ils ont accompagné la famille jusqu'à Sagona, où elle s'est embarquée pour Saint-Florent.

Costa les conduit par des sentiers peu connus dans l'intérieur des maquis. Tous sont mouillés, mais dans la crainte d'être aperçus, ils n'osent allumer du feu pour sécher leurs habits. Les souffrances de l'esprit rendent moins sensibles celles du corps. Madame Bonaparte et ses filles, accoutumées à l'aisance et aux commodités d'une vie délicate, et quoiqu’en proie aux plus vives inquiétudes, s'endorment au milieu des privations de tout genre. Celles que la Providence appelait à coucher dans les palais des rois se trouvent heureuses alors de pouvoir enfin s'étendre dans un bois, à la belle étoile. Etrange retour de la fortune humaine !

Le jour vint éclairer toute l'horreur de leur position. Chacun voit dans l'autre l'image de ce qu'il est lui-même ; les vêtements sont en lambeaux, les meurtrissures, les contusions, les piqûres sans nombre. Les femmes surtout sont abattues et souffrantes. Cependant, il faut se tenir caché et renoncer à toute espèce de secours. Un incident vint augmenter leurs appréhensions, ranimer leur courage et déterminer leur constance.

Dans l'après-midi, on entend une bande de paysans traverser le bois, en suivant un sentier qui, de la côte, mène à Campodiloro. Ce sont des habitants de Zevaco, ennemis de Coti, qui vont à Ajaccio se joindre à Tartaroli. Ils s'entretiennent de ce qu'ils se proposent de faire à leur arrivée. « Coti doit périr sous leurs coups ; ils veulent piller la maison Bonaparte et vaincre de vive force la résistance qu'on pourrait leur opposer. » Madame Bonaparte et ses filles, furent effrayées par des propos si cruels et faillirent s'évanouir. Mais, reprenant bientôt leurs forces, elles crurent ne plus sentir leurs souffrances ; elles oublièrent qu'elles étaient dans un bois, dénuées de tout, pour se consoler d'avoir échappé à de plus grands malheurs. Madame se félicita d'avoir suivi le conseil de Costa, lui en fit des remercîments et rendit grâce au ciel de l'avoir soustraite, avec ses enfants, à la fureur de ces forcenés.

Le jour même, jour de dimanche, la maison Bonaparte fut livrée au pillage. On enleva jusqu'aux gonds des portes et des fenêtres. On l'aurait même incendiée, sans la crainte d'endommager les maisons voisines qui appartenaient aux soi-disant patriotes.