On Intrigue contre la
famille Bonaparte. — Ordre de l'arrêter. — Madame Bonaparte se retire à
Milelli. — Sa maison livrée au pillage, sa fuite à travers les champs et sa
retraite dans un bois.
Cependant
madame Bonaparte et sa famille étaient menacées. La jalousie, l'envie, toutes
les passions étaient en mouvement. On parlait de saccager leur maison et de
les faire jeter dans un cachot. Une irruption de paysans paraissait
inévitable. Les meneurs d'Ajaccio la sollicitaient vivement auprès de Paoli
qui sous différents prétextes en ajournait la permission. Il répugnait à son
cœur de sévir contre une famille, qu'il avait aimée, qui lui avait toujours
donné des preuves d'attachement et de patriotisme ; mais enfin il se
détermina à donner un exemple, à effrayer les républicains, et à satisfaire
un parti qui ne cessait de l'importuner de ses instances. L'ordre
est donc donné de marcher contre Ajaccio pour arrêter la famille Bonaparte,
pour en saccager la maison. Tartaroli et Ugo Peretti sont chargés ou se
chargent de cette mesure de rigueur. En apprenant cette nouvelle, madame
Bonaparte se décida à opposer aux agresseurs une résistance opiniâtre et à
périr sous les ruines de sa maison, plutôt que d'en ouvrir les portes. Elle
rejette le conseil qui lui est donné de se réfugier quelque part avec sa
famille et se prépare à une défense courageuse et désespérée. Résolue à
mourir, elle peut tout entreprendre, tout hasarder. Des jeunes gens de
Bocognano et de Bastelica sont là pour la seconder de tous leurs efforts ;
ils jurent de succomber avec elle et de vendre chèrement leur vie ; ils vont
même, dans un premier élan d'indignation et de fureur, jusqu'à lui proposer
de prendre les devants sur ses ennemis et de faire main basse sur ceux qui
sont à Ajaccio. Elle refuse d'y consentir, en s'écriant : « Non, mes
enfants ; combattons avec honneur, et, s'il le faut, mourons ; mais sans
honte et sans remorde. » Enfin,
la nuit tombait et la crise devenait imminente. Un exprès, envoyé de
Bocognano en toute bête, vient annoncer qu'il précédait de peu d'instants une
colonne de paysans animés des plus mauvaises intentions. Alors Costa, dont
l'intrépidité et le dévouement étaient fort connus de madame Bonaparte, prend
la liberté de lui faire des observations pour l'engager à changer d'avis : il
va jusqu'à l'en supplier. Ne pouvant vaincre son courage, il se replie sur
ses affections. Il lui représente combien les suites d'un assaut,
qu'accompagnerait probablement un incendie et auquel on ne pourrait résister
longtemps, seraient affreuses pour sa famille ; il peint la douleur, le
désespoir de Napoléon et de Joseph, si elle périssait, comme tout portait à
le craindre ; il s'étend sur les angoisses et sur les dangers auxquels se
trouve. raient exposées ses filles Marie-Anne et
Pauline, il la conjure d'épargner tous ces malheurs à ses enfants. Ces
considérations l'emportèrent. « Gagnons du temps, dit la noble mère de
famille ; cédons à la nécessité. » Et après avoir fait rapidement quelques
préparatifs de départ, elle quitta la ville à la faveur des ténèbres pour se
rendre à sa terre de Milelli. Fesch,
Louis, Marie-Anne et Pauline partent avec elle ; Jérôme et Caroline restent
cachés dans la maison de leur aïeule maternelle. Lucien était déjà parti, dès
le mois de janvier, pour Toulon. Les clefs de la maison sont remises à
Braccini, homme de confiance de la famille qui pendant la nuit enlève, comme
on l'en avait chargé, quelques effets et une grande quantité de papiers. Les
gens de Bastelica et de Bocognano, qui suivent la famille à Milelli, prennent
toutes les précautions pour éviter une surprise. La
maison venait à peine d'être évacuée qu'un gros détachement de troupes sort
de la citadelle et vient la cerner, dans l'espoir d'arriver à temps pour
empêcher l'évasion de la famille ; mais, instruit de l'inutilité de cette
démarche, il se retire. Le
lendemain, 25 mai 1793, Tartaroli et Peretti firent leur entrée à Ajaccio, où
ils apprirent bientôt que le but principal de leur expédition était manqué :
la famille Bonaparte avait disparu. La journée se passa en conjectures et en
projets, en recherches et en perquisitions dans l'intérieur de la ville. Le
soir, l'abbé Coti, procureur syndic du district, craignant d'être arrêté
comme partisan des Bonaparte, se rend secrètement à Milelli où il jette
l'alarme. On craint d'être assailli pendant la nuit ; on voit que la maison
de Milelli, quoique remplie de jeunes gens décidés à repousser la force par
la force et qui y montent la garde comme dans une place de guerre, n'est pas
une position tenable ; on se souvient que les représentants avaient résolu de
faire une expédition contre Ajaccio, et, après quelques minutes de
délibération, on se détermine à gagner la côte au-delà de la tour de Capitello, pour y attendre la flotte française ; pour y
prendre conseil des circonstances. Cette
côte est entrecoupée de creux assez profonds et embrasse à droite le beau
golfe d'Ajaccio. Des bois surmontés d'un rempart de montagnes la dominent au
loin et lui donnent un aspect à la fois pittoresque et imposant. Des nappes
de ronces, de hautes bruyères, des massifs d'arbrisseaux épineux, qui forment
çà et là un épais taillis, la recouvrent dans toute son étendue. Le vent de
la mer et le cri des oiseaux de proie sont les seuls bruits qui animent la
solitude de ces maquis. C'est vers cet endroit que s'achemina la famille de
Napoléon pour y chercher un asile. La
fuite de madame Bonaparte avait quelque chose d'une retraite militaire : à
l'avant-garde étaient les jeunes gens de Bastelica ; ceux de Bocognano
fermaient la marche. Entre ces deux troupes, armées de carabines et de
stylets, s'avançait la famille proscrite. Madame Bonaparte tenait par la main
sa petite Pauline, tandis que Marie-Anne et Louis ne s'éloignaient pas de
l'abbé Fesch, leur oncle, qui ne pensait guère alors qu'il deviendrait un
jour cardinal. Les amis les plus dévoilés se tenaient constamment à leurs
côtés et cherchaient à guider leurs pas. La nuit
était profondément obscure ; pas une étoile ne brillait au firmament. Les
chemins qui sont étroits, tortueux, presqu'impraticables pendant le jour,
échappent à l'œil au milieu des ténèbres. Aussi, le voyage devenait-il
singulièrement difficile. Ici, on était arrêté par un ravin, là par un massif
de broussailles ; tantôt c'était un torrent qu'il fallait traverser, tantôt
c'était un mur ou un fossé qu'on avait à franchir. Ceux-ci étaient accrochés
par un arbuste, ceux-là déchirés par des ronces. Les soupirs étouffés qui
échappaient aux fugitifs, interrompaient seuls le silence de la nuit et en
augmentaient l'horreur, Les enfants surtout, plus gênés que les autres,
donnaient un libre cours à leurs gémissements et chaque plainte retentissait
cruellement dans le cœur de leur mère, dont cependant le courage paraissait
s'accroître par la multiplicité même des obstacles et des souffrances. Après
des détours incroyables, on arriva sur les hauteurs d'Aspreto où l'on se
reposa un instant. L'horloge de la ville sonnait minuit, et ces sons
lointains, lents, cadencés, ressemblaient à de tristes adieux. A quelque
distance, la mer brisait sur la plage avec ses lamentations infinies. C'était
une scène morne et désolée comme le groupe qui l'animait. Le cortége de la
famille fugitive resta debout, appuyé sur ses armes ; les enfants accablés de
lassitude se couchèrent sur l'herbe autour de leur mère, qui s'assit
elle-même et qui, en reposant sa tête sur ses mains, tomba dans une profonde
rêverie. Une foule de souvenirs tendres et mélancoliques viennent assaillir à
la fois son âme si fortement émue. Le passé se déroule à ses yeux et la
comparaison qu'elle en fait avec son état actuel lui montre l'affreuse
gravité de ses maux. Errante, sans fortune, à la merci des événements et du
sort, que va-t-elle devenir ? que vont devenir ses enfants ? Malgré sa force
d'âme si bien prouvée, son cœur se brise et elle se prend à verser en silence
un torrent de larmes. A une
heure, le voyage est repris dans le même ordre. On traverse la plaine de
Campodiloro, toujours loin du chemin et en faisant encore de nombreux
détours. Quoique le terrain soit inégal, glissant et couvert de blé, on croit
marcher sur un tapis après la pénible traversée de Milelli à Aspreto. Enfin,
ils arrivent harassés par la fatigue et l'insomnie sur les bords de Capitello. Il faut se jeter à l'eau pour passer le
torrent. Madame refuse de soumettre ses enfants à cette dernière épreuve. On
n'ose pas monter un chétif cheval qui avait été amené chargé
de provisions ; il en faudrait un accoutumé à l'eau ; car le torrent est
rapide et profond. On ne peut pas attendre le jour dans cet endroit, sans
courir le risque d'être découvert par les paysans, qui de toutes parts
accourent à Ajaccio. Il faut passer à tout prix. Costa se rappelle fort à
propos que, dans un de ses enclos, non loin de là, se trouve le cheval de son
ami, le capitaine Rocca. Il court le prendre, fait passer la mère et les
filles sur la rive opposée. Fesch, Louis et Coti franchissent pareillement le
torrent ; tous les autres sont congédiés, remerciés et priés de gagner les
salines avant le jour, afin de répandre la nouvelle qu'ils ont accompagné la
famille jusqu'à Sagona, où elle s'est embarquée
pour Saint-Florent. Costa
les conduit par des sentiers peu connus dans l'intérieur des maquis. Tous
sont mouillés, mais dans la crainte d'être aperçus, ils n'osent allumer du
feu pour sécher leurs habits. Les souffrances de l'esprit rendent moins
sensibles celles du corps. Madame Bonaparte et ses filles, accoutumées à
l'aisance et aux commodités d'une vie délicate, et quoiqu’en proie aux plus
vives inquiétudes, s'endorment au milieu des privations de tout genre. Celles
que la Providence appelait à coucher dans les palais des rois se trouvent
heureuses alors de pouvoir enfin s'étendre dans un bois, à la belle étoile.
Etrange retour de la fortune humaine ! Le jour
vint éclairer toute l'horreur de leur position. Chacun voit dans l'autre
l'image de ce qu'il est lui-même ; les vêtements sont en lambeaux, les
meurtrissures, les contusions, les piqûres sans nombre. Les femmes surtout
sont abattues et souffrantes. Cependant, il faut se tenir caché et renoncer à
toute espèce de secours. Un incident vint augmenter leurs appréhensions,
ranimer leur courage et déterminer leur constance. Dans
l'après-midi, on entend une bande de paysans traverser le bois, en suivant un
sentier qui, de la côte, mène à Campodiloro. Ce sont des habitants de Zevaco, ennemis de Coti, qui vont à Ajaccio se joindre à
Tartaroli. Ils s'entretiennent de ce qu'ils se proposent de faire à leur
arrivée. « Coti doit périr sous leurs coups ; ils veulent piller la
maison Bonaparte et vaincre de vive force la résistance qu'on pourrait leur
opposer. » Madame Bonaparte et ses filles, furent effrayées par des propos si
cruels et faillirent s'évanouir. Mais, reprenant bientôt leurs forces, elles
crurent ne plus sentir leurs souffrances ; elles oublièrent qu'elles étaient
dans un bois, dénuées de tout, pour se consoler d'avoir échappé à de plus
grands malheurs. Madame se félicita d'avoir suivi le conseil de Costa, lui en
fit des remercîments et rendit grâce au ciel de l'avoir soustraite, avec ses
enfants, à la fureur de ces forcenés. Le jour même, jour de dimanche, la maison Bonaparte fut livrée au pillage. On enleva jusqu'aux gonds des portes et des fenêtres. On l'aurait même incendiée, sans la crainte d'endommager les maisons voisines qui appartenaient aux soi-disant patriotes. |