Mission des
Commissaires de la Convention. — La Corse divisée en trois factions. —
Enthousiasme des Corses pour Paoli. — Saliceti. — Joseph à Bastia. —
Licenciement du bataillon Bonaparte. — Regrets de Napoléon à la mort du roi.
— Ses pressentiments. — Mission de Bonelli. — Napoléon nommé inspecteur. — Sa
mission et ses projets pour s'emparer de la citadelle d'Ajaccio. —
Colonna-di-Leca. — Ornano. — Un guet-apens. — Bagaglino. — Napoléon part pour
Bastia. — Son arrestation à Bocognano. — Napoléon dans une grotte. — On le
cache dans une alcôve. — Présence d'esprit de Jean-Jérôme Levie. — Napoléon
s'embarque pour Bastia. — Paoli. — Pozzo-di-Borgo.
Sur ces
entrefaites, la Convention avait envoyé en Corse les commissaires Saliceti,
Lacombe-St-Michel et Delcher pour surveiller de plus près la conduite de
Paoli, dont les intentions étaient suspectées. Ils étaient chargés de le
destituer et de le faire conduire à la barre de l'Assemblée ; mais cette
mission n'était pas facile à remplir. On ne
pouvait guère compter sur la ruse, moins encore sur les forces que la
République avait dans l'île. Paoli se défiait des unes, et ne craignait pas
les autres. Pour arriver jusqu'à lui, il aurait fallu marcher sur le corps de
trente mille patriotes. Pozzo-di-Borgo,
alors procureur général syndic, se trouvait frappé par le même décret que
Paoli et faisait cause commune avec lui. La
Corse était divisée en trois partis : les républicains, ou les Français ; les
Paolistes, ou les Anglais ; les Gafforistes, ou les Espagnols. Ces derniers
étaient les moins forts ; ils n'avaient point de racine, et se trouvèrent
bientôt en dehors de la nation. La lutte s'engagea entre les deux premiers,
les seuls qui pussent se mesurer avec plus ou moins de chances de succès. Le nom
de Paoli était un talisman pour les Corses ; ils se précipitaient avec
confiance dans le parti qu'il Voulait. Les vieillards, qui avaient combattu
sous ses ordres, quoique courbés sous le poids de l'âge, oubliaient leur
faiblesse, leurs infirmités et leurs malheurs ; désirant vivement seconder
les vues de leur général, ils étaient heureux de répondre encore à son appel. Les
républicains, qui, par intérêt, par inclination, ou par politique, suivaient
le parti de la France, correspondaient ensemble et tâchaient de se réunir.
Joseph s'était rendu à Bastia, sur l'invitation secrète de Saliceti ; de là,
il s'efforçait de tenir en haleine son parti. Paoli
avait dissous le bataillon Quenza-Bonaparte, afin d'ôter à ce dernier toute
sorte de pouvoir ; mais il aurait voulu le réorganiser, pour n'y placer que
des hommes de son choix. A cet effet, il avait envoyé l'ordre à Bonifacio de
faire partir pour Corté plusieurs capitaines du bataillon avec leurs
compagnies. Bonelli et Orsoni étaient du nombre, car Paoli croyait pouvoir
compter sur leur dévouement. Ces deux officiers étant de Bocognano, il
voulait apparemment s'assurer par eux du passage de Vizzavona. Bonelli ne
répondit pas à son attente. Il avait appris à ses dépens combien il était
dangereux d'embrasser une autre cause que celle des Français. D'ailleurs, il
était très-attaché à Bonaparte. Napoléon,
en débarquant à Bonifacio, n'apprit pas sans peine le licenciement de son
bataillon. Il vit que c'était un coup porté plutôt contre lui que contre son
parti ; mais il s'en consola vite. Les journaux le mirent bientôt au courant
des affaires du continent.11 déplora sincèrement la mort d'un roi qu'il se
plaisait à regarder comme le bienfaiteur de sa famille ; mais il ne put se
défendre d'une émotion de joie, en voyant la guerre allumée de toutes parts.
Dans un de ces premiers mouvements qui électrisent les âmes ardentes et font
sentir le besoin de s'épancher, il dit à Ortoli, un de ses capitaines : — «
Si tu pouvais lire au fond de mon cœur, et voir de quoi s'enivre mon âme, tu
me traiterais de téméraire ou d'insensé de m'abstiens de te le dire, parce
que j'ose à peine me l'avouer à moi-même. » Avant
de quitter Bonifacio, il congédia le bataillon. Bonelli cependant fut chargé
de se rendre à Corté, pour dire à Paoli que ses soldats avaient refusé de le
suivre au-delà des monts, et que, s'il voulait le mettre en garnison à
Ajaccio, à Vico ou à Cargèse, il se faisait fort de les rallier. Napoléon
se rendit ensuite chez lui, d'où il ouvrit une correspondance secrète, mais
active, avec les représentants du peuple. Ceux-ci étaient au moment de rompre
ouvertement avec Paoli ; aussi, auraient-ils voulu s'assurer de toutes les
places maritimes. Ne pouvant compter sur Colonna-di-Leca que Paoli avait
nommé provisoirement commandant de place à Ajaccio les représentants
chargèrent Napoléon de s'emparer de la citadelle ou par force ou par ruse.
Pour lui faciliter cette entreprise, on le nomma inspecteur général de
l'artillerie de la Corse. Mais,
comment faire ? Colonna-di-Leca était partisan dévoué de Paoli ; il n'était
pas homme à trahir la confiance que celui-ci avait placée en lui. Il fallait
donc le vaincre, ou le surprendre. Napoléon
avait un fort parti dans la ville, une nombreuse clientèle que son père avait
laissée dans les villages environnants : on aurait pu risquer un coup de
main. C'est ce qu'il voulait faire ; niais Colonna-di-Leca tenait constamment
plusieurs pièces de canon braquées sur la ville, et plus particulièrement
contre le faubourg où était le plus grand nombre des partisans de Bonaparte.
Il avait déjà déclaré, qu'au plus léger mouvement, il raserait la ville. Ces
menaces ne pouvaient rien sur Napoléon, mais elles ne laissèrent pas que de
faire impression sur les habitants de la ville. Ses partisans les plus
dévoués reculèrent devant le danger. En vain chercha-t-il à rappeler à
Ajaccio la compagnie Bonelli. Paoli n'avait pas été entièrement dupe des
ruses de ce dernier. Il lui avait permis de rallier sa compagnie à Vico ;
mais il y avait placé aussi Orsoni avec la sienne. Orsoni lui était
entièrement dévoué. Il croyait pouvoir compter sur lui, pour comprimer au
besoin les mouvements hostiles de Bonelli. Celui-ci était cependant d'une
grande utilité à Bonaparte, car il lui facilitait sa correspondance avec les
représentants par le chemin de Vico et du Niolo. Dans
ces circonstances, Napoléon eut recours à mi stratagème qui faillit le mettre
en possession de la citadelle. Lorsque Truguet avait mouillé dans le golfe
d'Ajaccio, le Vengeur, gros vaisseau de guerre, avait échoué en
arrivant. On avait sauvé presque toutes les munitions, les agrès et on les
avait déposés dans le séminaire. Plusieurs pièces de canon étaient restées
sur la place de la Sciarabola. Un dimanche, au sortir de la messe
paroissiale, Napoléon se présente ; il s'adresse au peuple et lui démontre
l'imprudence de laisser des canons sur la plage. Dans une émeute, les'
paysans pouvaient s'en emparer et les tourner contre la ville. Rien n'est
plus capable d'entraîner les habitants des villes en Corse que l'idée de se
mettre à l'abri des attaques des paysans. On applaudit l'orateur ; on court
'atteler aux canons pour les transporter dans la citadelle. Napoléon,
content de l'enthousiasme qu'il a excité, se prépare à en tirer parti. Il
communique son plan à ses affidés, assigne à chacun son rôle et son poste,
réservant pour lui tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus périlleux. Dès
qu'on aurait pénétré dans la place, il devait le premier se saisir du
commandant ; les uns devaient alors courir dans les casernes, s'emparer des
armes, les autres se porter aux canons, qui étaient braqués sur la ville, les
tourner contre la citadelle et faire feu si l'on opposait de la résistance. Les
choses ainsi disposées, on s'approchait de la citadelle. La foule était
immense la curiosité, la nouveauté avaient attiré presque toute la ville. Le
commandant, homme d'honneur, mais par trop confiant avait donné dans le
piège. Il avait consenti à recevoir les canons et la foule qui y était
attelée. Pour
endormir davantage la vigilance de ses adversaires, Napoléon s'arrêta dans la
rue, à causer avec une de ses tantes, dès qu'il fut arrivé à Fontanaccia,
comme s'il n'e*t pas eu l'intention de s'avancer jusqu'à la citadelle.
Cependant il était à portée de voir, lorsque la foule aurait dépassé les
portes pour y accourir aussitôt. Tout
paraissait aller à souhait ; on touchait presqu'au glacis, lorsque le
capitaine Colon na-di-Leca, frère du commandant, attiré par le bruit sur les
remparts, voit la foule, se doute de quelque stratagème, se précipite vers
les portes sans consulter son frère, arrive à temps pour faire dresser le
pont-levis. Les portes sont fermées, les remparts sont couronnés de soldats
en armes, les canons pointés, et la foule effrayée de cet appareil de guerre
s'écoule sur-le-champ devant les sommations qu'on lui fait. Cette
tentative manquée, Napoléon tâcha de persuader aux siens de hasarder un coup
de main sur la place ; mais il ne put les y déterminer. Il proposait deux
moyens, dont l'un était dangereux pour la ville, l'autre périlleux pour ceux
qui devaient le mettre à exécution. Le
premier consistait à élever pendant la nuit, dans la rue à Fontanaccia, un
rempart de sacs de sable, haut et épais de quinze pieds. Derrière ce
boulevard, Napoléon voulait pointer des canons en guise de mortier et envoyer
ainsi dans la place assez de boulets pour faire écrouler tous les bâtiments ;
ce qui aurait amené la capitulation de la garnison composée en grande partie
de recrues. Mais on ne voulait rien entendre. Les canons braqués sur la ville
avaient frappé les esprits d'une terreur panique. L'autre
moyen consistait à placer, pendant le silence de la nuit, quatre pièces de
canon devant les portes, à se tenir cachés dans les maisons jusqu'à ce que le
pont-levis fût abaissé. On devait alors mettre le feu aux canons qui auraient
infailliblement enfoncé les battants, s'élancer ensuite dans la citadelle, et
exterminer la troupe, si elle résistait. On ne s'arrêta pas non plus à ce
moyen. Ne
pouvant pas compter sur le courage des siens, Bonaparte voulut essayer
d'arriver à son but par la défection de ses adversaires. La garnison se
composait d'une compagnie de troupe de ligne du régiment de Limousin,
commandée par le capitaine Arcamont, d'une compagnie de canonniers français
sous les ordres d'un lieutenant, dont on ignore le nom, enfin du bataillon
Colonna-di-Leca. Napoléon n'eut pas de peine à mettre dans ses intérêts la
troupe de ligne et les canonniers, mais il n'en fut pas de même des soldats
du bataillon. Ils étaient tous républicains par principes et par intérêt,
plus attachés à la France qu'à l'Angleterre, mais il fut impossible de leur
faire comprendre qu'il n'y avait pas de honte pour eux à seconder les
intentions des commissaires. Le capitaine Rocca, sur lequel Napoléon comptait
le plus, comme ayant épousé depuis peu mademoiselle Ternano, d'une famille
dévouée aux Bonaparte, rejeta toute proposition et déclara qu'il combattrait
jusqu'à la mort pour défendre son poste. La troupe de ligne et les artilleurs
n'osèrent pas se mesurer avec le bataillon ; ainsi l'espoir de s'emparer de
la place s'évanouit. D'ailleurs, toute tentative à force ouverte aurait été
inutile, car le commandant était résolu, s'il se voyait poussé à la dernière
extrémité, à mettre le feu au magasin à poudre et à s'ensevelir avec ses
ennemis sous les ruines de la ville. Napoléon
faisait souvent des courses dans les alentours d'Ajaccio, tantôt pour se
distraire, tantôt pour lever le plan des fortifications de la ville. Un jour
de grand matin, accompagné de Michel-Ange-Ornano, il se rendit aux îles des
Sanguinaires pour lever le plan des vieilles tours qu'on y remarque encore.
En revenant, il aperçoit de loin, le long de la route, un homme qui marchait
avec précaution dans les broussailles, et paraissait craindre d'être vu. Se
doutant de quelque embuscade, il met pied à terre, arme son fusil, et se
dirige de manière à tomber à revers sur l'assaillant. Son compagnon en fait
autant. Mais comme ils approchaient de l'homme qu'ils avaient aperçu, celui-ci
se lève, jette son fusil et va à leur rencontre. C'était un habitant de
Caleatoggio, qui leur dit qu'il y avait des hommes postés sur la route pour
les assassiner ; qu'il t'était réuni à eux dans l'espoir de déjouer le
complot ; et que, par le conseil du fameux Trentacost, il s'était
placé au point le plus avancé, pour leur en donner avis. Napoléon jugea alors
prudent de rebrousser chemin son compagnon et lui firent le tour des
Sanguinaires, prirent le chemin de St-Antoine où était un certain Bagaglino
de Becognano, berger de la famille Bonaparte qui, avec les siens, les escorta
jusqu'à Ajaccio[1]. Persuadé
qu'il n'y a plus rien à aire à Ajaccio, Napoléon prend la résolution de se
rendre à Bastia. Il part, mais il ne veut avec lui qu'un certain Frate de
Bocognano, homme de main, qui, armé de pied en cap, lui sert de guide. Dans
les défilés de Vizzavona, il rencontre Marius Peraldi et Cauro revenant de
Corté ; pendant qu'il cause avec ce dernier, Frate arme son fusil et lui
demande la permission de brûler la cervelle à Peraldi qui venait de passer
devant eux sans rien dire : il le lui défend et continue son voyage. Entre
Vivario et le pont de Vecchio, il rencontre Jean-Paul Meuron qui se rendait à
Ajaccio. Celui-ci apprend que, s'il s'avance jusqu'à Corté, il sera
infailliblement arrêté et lui donne le conseil de retourner sur ses pas.
Napoléon méprise d'abord cet avis ; mais plus il s'avance, plus il en
reconnaît la sagesse. Après
une heure de fluctuation, après avoir bien réfléchi sur la possibilité et sur
les suites de son arrestation, il se détermine à rentrer à Ajaccio. Mais, il
n'est pas plutôt arrivé à Bocognano, qu'il se voit arrêté par une foule de
paysans. Peraldi en passant avait, à tout hasard, enjoint à ceux de son parti
de se saisir de Napoléon, si jamais il revenait, et d'en donner aussitôt avis
à Paoli. Le
parti républicain se décide à le sauver à tout prix. On l'avait mis dans une
chambre, presqu'au rez-de-chaussée : des factionnaires en gardaient la porte.
Par bonheur, une croisée donne sur la grande route. Les républicains trouvent
le moyen de l'avertir de se tenir prêt à la chute du jour. L'heure arrivée,
on l'aide à franchir la croisée on l'accompagne jusqu'à une certaine distance
du village, où l'on fait parvenir d'avance son guide avec son cheval. Ses
geôliers, s'apercevant presqu'aussitôt de son évasion, veulent courir après
lui, mais ses libérateurs, postés sur la route, s'y opposent. Paoli reçoit en
même temps l'avis de l'arrestation de Napoléon et celui de sa délivrance. Dans la
nuit même, Napoléon rentra à Ajaccio ; mais la scène de Bocognano lui donnait
des inquiétudes. Il ne pouvait plus douter que son arrestation ne fut décidée
; aussi, se félicitait-il d'avoir suivi le conseil de Meuron. Ses adhérents
étaient aux aguets pour empêcher qu'on l'arrêtât, si l'ordre en arrivait. On
savait que la place n'oserait pas mettre à exécution une telle mesure, sans
l'avoir préalablement communiquée à la municipalité. On espérait donc être
informé en temps utile. Cette prévision ne fut point trompée. Deux jours
après, on voit sortir tout à coup de la citadelle un gros détachement de
soldats, avec des gendarmes qui viennent se ranger en bataille devant la municipalité,
à vingt pas de la maison Bonaparte. Un capitaine monte à la salle pour
communiquer ou prendre des ordres. Les curieux s'approchent des soldats et
les questionnent pour savoir l'objet de cette sortie. Jean-Baptiste Teramo,
homme rusé, 'devine le secret ; il court à la maison Bonaparte, mais Napoléon
n'y est pas ; il va chez Paravisini, il n'y est pas amphis. Alors il témoigne
ses inquiétudes. Paravisini accourt chez Ramolino où il venait de le laisser
; heureusement, il y était encore. Il l'emmène par des rues détournées hors
de la ville, dans soit jardin de St-François. En attendant la nuit, on le
fait cacher dans une grotte couverte de broussailles, pour le soustraire à
toutes perquisitions. Ses
partisans avaient couru aux armes, craignant qu'il ne fût chez lui ; mais,
ayant appris qu'il était en lieu de sûreté, ils se retirèrent. La troupe
demeura pendant deux heures sous les armes et rentra ensuite dans la
citadelle, peu satisfaite de sa sortie. Elle n'avait pas osé faire des
'recherches dans la maison Bonaparte, toit par crainte d'une collision, soit peut-être
encore parce qu'elle avait acquis la certitude que toutes ses démarches
seraient inutiles. Napoléon
resta dans sa grotte jusqu'à la nuit ; alors son oncle alla le trouver pour
veiller sur lui ; mais quelle ne fut pas sa surprise en le voyant plaisanter
sur sa mésaventure ! Paravisini était encore ému du danger qu'il venait de
courir. Napoléon, au contraire, riait aux éclats de la bêtise de ses ennemis.
— « Ces gens-là, mon onde, sont trop formalistes ; mais, cette fois-ci, la
forme a emporté le fond. Les imbéciles ! Ils pouvaient m'arrêter avec moins
d'appareil, mais la providence veille sur les républicains. Alles dire à ma
mère qu'elle m'envoie mes effets et de l'argent chez Jean-Jérôme Levie.
Qu'elle se tranquillise, car je me sauverai dans la nuit. Il embrassa son
oncle et partit. La
gendarmerie irritée d'avoir manqué son coup et menacée par les soi-disant
patriotes, était au désespoir. Elle aurait voulu pouvoir deviner l'asile du
fugitif pour donner une preuve de son zèle et de son savoir-faire. Quelqu'un
va jusqu'à soupçonner la maison de Jean-Jérôme Levie. On décide qu'on y fera
une perquisition. Napoléon
était à peine entré dans la maison que la porte retentit de-coups. On
reconnût de suite que ce sont des gendarmes. Napoléon veut sauter par la
croisée ou se défendre, persuadé que les siens ne tarderont pas à venir le
dégager ; mais Levie, plus calme et plus accoutumé à conjurer l'orage, lui
conseille de passer dans une alcôve, et de se tenir là tranquillement, sans
crainte, comme sans colère. Napoléon n'ose pas résister à un homme dont
l'amitié, le bon sens et la prudence lui sont connus. La
porte est ouverte : Levie, son bonnet de nuit sur la tête, se promène
lentement dans la salle. A peine aperçoit-il les gendarmes qu'il marche à
leur rencontre d'un air empressé. — « Eh bien ! me demandez-vous le pot de
vin pour l'arrestation de ce coquin de Bonaparte ! Vite, ajouta-t-il en
s'adressant à ses gens, apportez du vin de quinze ans pour ces patriotes.
J'ai été son ami, tant que j'ai pu croire qu'il était celui de Paoli ; mais
aujourd'hui je veux être son plus cruel ennemi. Où était-il ? qu'a-t-il dit,
lorsque vous l'avez arrêté ? Citoyen, nous le cherchons encore. C'est égal,
buvez toujours à la santé de Paoli, à l'honneur de la patrie. Mes amis,
Bonaparte doit être encore en ville chez quelqu'un de ses parents.
Cherchez-le bien, venez me le dire, lorsque vous l'aurez arrêté. Je promets,
de la part de Paoli, cent gros écus à celui qui l'aura saisi le premier.
Buvez encore. » Cet accueil dérouta les gendarmes, les fit rougir de leurs
soupçons. Ils se retirèrent honteux d'avoir porté leur défiance sur un homme
qui était entièrement dévoué au parti insulaire. Après que les gendarmes
furent sortis, Conti et Po furent mandés, avec les principaux de ses
partisans, qui habitaient le faubourg. Un bateau fut préparé sur-le-champ,
monté par des marins habiles et dévoués à sa personne. Il s'embarqua
précipitamment pour se soustraire à toute recherche ultérieure. Il
débarqua à Maginajo, dans les premiers jours de mai, après une heureuse
traversée. Il partit immédiatement pour Bastia, où il arriva à la nuit
tombante. Le soir même, il vit les représentants qui le reçurent à bras
ouverts. Le rapport qu'il fit sur la situation des affaires à Ajaccio ne fut
certainement pas rassurant. Il montra un commandant qui tenait bon, des
habitants peu disposés à soutenir la cause de la République, quoiqu'au fond
ils fussent tous républicains. Ce fut
à Bastia qu'il apprit que Paoli et Pozzo-di-Borgo avaient arboré le pavillon
de la révolte, qu'ils refusaient ouvertement d'obéir à la Convention, qui les
appelait à la barre. Il fut vivement affecté de se voir pour toujours séparé
du héros de son enfance et de sa première jeunesse. Il sentait encore pour
lai un attachement bien sincère, en dépit des circonstances, en dépit de
leurs positions respectives. Paoli n'était pas moins peiné que lui de leur
séparation ; mais leur gloire, plus encore que leurs intérêts personnels, les
avait engagés dans des routes opposées ; ils devaient les parcourir jusqu'au
bout. La destinée du monde y était attachée. On s'assemble plusieurs fois pour délibérer sur l'état de la ville d'Ajaccio. Il importait à la cause de la République d'enlever cette place aux révoltés, afin qu'ils ne pussent pas la céder aux Anglais qui croisaient dans nos mers. Il fut arrêté qu'on ferait une expédition. On espérait que la présence d'une flotte dans le golfe relèverait le courage des républicains et intimiderait leurs adversaires. |
[1]
Napoléon a toujours conservé un bon souvenir pour cette famille ; il lui a fait
des cadeaux en argent et en biens immeubles. Lors même qu'il était à l'île
d'Elbe, Bagaglino étant allé lui offrir ses services, en reçut une forte somme
d'argent.