MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

JUSQU'À L'ÂGE DE 23 ANS

 

CHAPITRE XI. — EXPÉDITION DE SARDAIGNE.

 

 

Motifs de l'expédition. — Truguet. — Les sans-culottes à Ajaccio. — Ils pendent trois soldats corses. — Napoléon irrité contre les sans-culottes. — Conséquences de ces faits. — Truguet séquestré. — Napoléon et Colonna di Leca apaisent le tumulte : — Les bataillons corses destinés à faire une fausse attaque. — Colonna-Cesari choisi pour les commander. — Motifs d'un pareil choix. — Napoléon à Bonifacio. — Il manque d'être lanterné. — Marinaro tue un marin. — Force de l'expédition. — Regrets de Napoléon. — Départ de la flottille. — On aborde le rivage. — Napoléon débarque le premier, chasse l'ennemi et fait cinq prisonniers. — L'artillerie commence à jouer. — Intentions de Napoléon. — Son entretien avec Colonna-Cesari. — Il jette une bombe dans l'église de la Madeleine. — Signal du départ. — Une compagnie de grenadiers abandonnée. — Conseil généreux de Napoléon. — Retour à Bonifacio.

 

La cour de Turin, fidèle à ses vieilles habitudes, avait tenu depuis l'ouverture des états généraux une conduite équivoque à l'égard de la France. Elle donnait à entendre que ses intentions étaient pacifiques, qu'il était dans son plan comme dans ses intérêts de garder une parfaite neutralité, dans le cas où l'Europe ébranlée voudrait courir aux armes.

Cependant, à travers cette profession de foi perçaient son aversion pour les idées nouvelles, son penchant pour l'arbitraire, ses craintes, ses désirs. Alarmée de l'incendie qui embrasait la France, elle sentait son impuissance à l'empêcher de franchir les Alpes, si l'on ne s'empressait pas (le l'arrêter sur la Seine. Elle voyait avec une secrète joie les progrès de l'émigration et tes armements du Nord. Elle ignorait que, malgré toutes ses tergiversations, elle devait être la première à tomber sous les coups de la liberté naissante. La France désirait conserver la paix avec la cour de Turin. En effet, libre de ce côté, elle pouvait porter toutes ses forces dans les Pyrénées, en Belgique et sur le Rhin ; elle avait, par cela même, un grand intérêt à pénétrer la politique d'une puissance qui pouvait tout à coup lui tomber sur le flanc, pendant qu'elle portait ailleurs ses efforts. On lui demanda satisfaction d'une insulte faite à la nation française clans la personne de M. de Semonville. Cette satisfaction fut refusée. La guerre fut déclarée sans délai ; le sort des combats fut appelé à décider entre la France et l'Europe. Les préparatifs étaient immenses ; la lutte ne pouvait être que longue, rude et sanglante ; mais une grande nation, réduite à la terrible nécessité de défendre sa gloire et surtout son indépendance, ne compte jamais ses ennemis.

L'expédition de Sardaigne fut arrêtée. En attendant que les victoires de la Belgique permissent de franchir les Alpes, on voulait se venger de la cour de Turin sur ses possessions d'outre-mer. La conquête de la Sardaigne faisait tomber sa couronne, fermait aux Anglais la mer de Provence, et facilitait la surveillance des ports espagnols.

Truguet, avec la flotte destinée à cette expédition, arriva dans le golfe d'Ajaccio vers la mi-novembre.

Il avait à bord la légion marseillaise composée de gens sans aveu, de tout ce qu'il y avait de plus mauvais, de plus impur dans la Provence. Chaque soldat était pourvu d'une corde qu'il portait constamment dans sa poche pour lanterner, disait-il, ceux qu'il lui plaisait d'appeler aristocrates. Cette légion fut casernée dans la citadelle, en attendant les préparatifs du départ.

La renommée des sans-culottes n'avait malheureusement que trop retenti d'un bout à l'autre du royaume. Ajaccio fut effrayé de les avoir dans son sein pour quelques jours : les rues, les places furent désertes. En effet, à peine avaient-ils mis le pied dans la ville qu'ils coururent danser une carmagnole autour de l'arbre de la liberté. Dans leur féroce impatience, ils auraient voulu faire, à Ajaccio, ce que leurs compagnons avaient fait à Paris ; mais les prisons étaient vides, les habitants sur leurs gardes. Irrités de ce que la contenance ferme et prudente des Ajacciens les empêchait d'accomplir les massacres qu'ils avaient projetés, ils déchaînèrent toute leur fureur contre trois soldats, dont un du bataillon Grimaldi et Colonna-di-Leca, les deux autres du bataillon de Quenza et Bonaparte.

Ces trois malheureux avaient eu la curiosité d'aller se promener dans la citadelle ; les sans-culottes, qui ne respiraient que carnage, les avaient aussitôt entourés, saisis, pendus, sous prétexte qu'ils étaient des aristocrates. Les deux bataillons corses, informés de la barbarie des sans culottes, prennent les armes, se précipitent furieux vers la citadelle pour venger la mort tragique de leurs camarades. Napoléon est à leur tête, l'épée à la main ; il veut mettre en pièce les sans-culottes, ces monstres qui souillent et déshonorent la Révolution : mais les Marseillais, n'ayant pas le courage de se mesurer avec eux, avaient fermé les portes. On les provoque, on les traite de bourreaux, on les insulte de toutes les façons pour les décider à sortir ; mais ils tremblent dans leur caserne et n'osent se montrer.

Les Corses assiègent la citadelle, se tiennent toute la nuit sous les armes et se préparent à escalader, le lendemain, les remparts. Le général Casabianca eut soin de déjouer leur projet. Profitant de la nuit et d'une porte secrète qui donne sur la mer, il fit passer la légion marseillaise à bord des frégates. Le jour venu, les portes furent ouvertes ; on courut, on fouilla partout, on se répandit en menaces, en injures contre les misérables qui s'étaient sauvés. La vengeance fut ajournée. Cet incident ne contribua pas peu à faire échouer l'expédition. L'inconduite des sans-culottes avait irrité les bataillons corses, qui, dans leur juste ressentiment, soupiraient après une rencontre. Aussi, étaient-ils toujours aux aguets pour visiter les chaloupes qui venaient à terre. Vigilance inutile : les meurtriers ne quittaient plus les frégates.

Il aurait été impossible d'empêcher une catastrophe, si les deux bataillons et la légion se fussent rencontrés. Il fallait donc aviser aux moyens de les tenir à distance les uns des autres. Mais comment faire lorsqu'on aurait abordé en Sardaigne ? La jonction de ces deux corps pouvait devenir nécessaire pour attaquer ou repousser l'ennemi. Les circonstances pouvaient être telles que l'un eût besoin de l'autre pour se couvrir, se soutenir ou se renforcer. Pour Napoléon, son opinion était qu'il fallait renvoyer à Toulon la légion marseillaise et avec elle toute la flotte. « L'expédition, disait-il, avait manqué son but. On ne pouvait plus espérer de surprendre l'ennemi ; on avait mis trop de lenteur, trop d'appareil dans les préparatifs ; de plus, on n'avait pas les moyens nécessaires pour réussir. Il fallait se disposer à combattre : on manquait de forces suffisantes pour vaincre. Dans le cas même où, par un coup de main, ou par un tout autre événement, on s'emparerait de Cagliari, on ne pouvait se flatter de le garder contre le gré des Sardes, contre les troupes du roi. On ne pouvait compter sur les premiers, on devait s'attendre à avoir les autres sur les bras. Un peuple, quelque mécontent qu'il soit de son gouvernement, ne voit pas avec satisfaction que l'étranger intervienne d'autorité dans ses affaires. Il fallait donc avoir plus de monde, choisir mieux son temps, pour conquérir la Sardaigne, surtout pour s'y maintenir.

D'autres étaient d'avis que nos armes auraient une meilleure fortune en Sardaigne ; mais qu'il fallait, sous peine de voir une mêlée ; empêcher la réunion des Corses et des sans-culottes. Dans ce but, il fallait destiner les uns ou les autres pour une fausse attaque du côté de la Madeleine. De cette manière, on mettrait l'ennemi dans la nécessité de partager ses forces ; les Corses et les sans-culottes, en combattant les uns loin des autres, concourraient néanmoins à un seul et même succès.

Le général flottait entre ces deux avis ; il n'osait pas prendre sur lui de suspendre l'expédition, ni de changer le plan qu'on lui avait tracé. Un second incident, survenu dans ces entrefaites, fixa cependant ses incertitudes :

Truguet, ayant des malades parmi les marins de son équipage, les fit mettre à terre dans un camp qu'il forma au jardin des Capucins. Les bataillons corses n'avaient jamais cessé de demander le châtiment légal des sans-culottes, ou du moins leur débarquement : dans ce dernier cas, ils se chargeaient eux-mêmes de les punir. Toutes leurs réclamations, toutes leurs démarches avaient été infructueuses.

Voyant qu'on ne voulait, qu'on n'osait peut-être pas leur accorder la juste satisfaction qu'ils sollicitaient et que le massacre indigne de leurs frères d'armes restait sans expiation, les gardes nationaux rôdaient continuellement sur les bords de la mer. Là, tout en faisant des gestes de mépris, ils proféraient des défis et des menaces, dans l'espoir que quelques sans-culottes, las d'endurer lâchement les injures, se décideraient enfin â venir à terre pour se mesurer corps à corps et pour vider leur querelle.

C'était, peut-être, le meilleur parti à prendre ; mais les sans-culottes n'étaient pas de cette trempe ; d'ailleurs, les chefs ne l'auraient pas permis. Dans ces circonstances, Truguet descend un jour pour visiter ses malades ; il se fait débarquer sur la grève de la Charabola[1], d'où il se dirige avec ses officiers vers les Capucins. Quelques soldats corses le reconnaissent, forment aussitôt le projet de se saisir de sa personne et de le retenir jusqu'à ce qu'il fasse mettre à terre les sus-culottes. Concevoir, mettre à exécution ce projet n'est que l'affaire d'un moment. Truguet, avec sa suite, est entouré, arrêté, sommé, s'il veut sa liberté, de faire embarquer la légion marseillaise. En vain cherche-t-il à c aimer les soldats et à les dissuader ; ils ne se portent à aucune autre violence contre lui, protestent même de leur respect pour sa personne ; mais ils n'en persistent pas moins dans leurs demandes.

Peu s'en fallut que la ville ne fût rasée. Les frégates, qui avaient aperçu l'arrestation de l'amiral, manœuvraient pour se mettre en ligne. Heureusement le général Casablanca tenait conseil dans ce moment. Des gens de bien lui donnèrent avis de ce qui se passait. Napoléon et Colonna-di-Leca furent envoyés sur-le-champ pour veiller à la sûreté de l'amiral et le faire délivrer, s'il était possible. La présence des chefs en imposa aux mutins ; Truguet et sa suite furent relâchés.

Cet incident amena le projet d'envoyer les bataillons corses, faire une diversion à l'île de la Madeleine.

L'expédition se trouva ainsi doublement affaiblie : elle compta 1.800 hommes de moins et ne put s'aider des talents de Napoléon, qui valait à lui seul toute l'armée d'expédition.

Il fut décidé que les deux bataillons iraient s'embarquer à Bonifacio, afin de pouvoir plus aisément aborder la Sardaigne.

Mais il fallait un chef à cette petite armée. Le choix appartenait à Paoli ; il le fit tomber sur la personne de Colonna-Cesari, ex-constituant, colonel de gendarmerie en retraite. On se doutait bien que la conquête de la Sardaigne contrariait les vues de Paoli, qu'il n'en souhaitait pas la réussite. Le choix d'un tel chef en était une preuve, car il avait contre lui la loi et l'opinion. Colonel de gendarmerie en retraite, il ne pouvait être appelé à l'activité par un simple général ; d'ailleurs on ne lui reconnaissait pas les talents nécessaires pour faire réussir une pareille entreprise. Il avait, en revanche, la confiance de Paoli.

Les commissaires protestèrent contre cette nomination. Napoléon ne voulait pas de ce chef ; Ouenza, quoique son parent, n'osait le soutenir.

Napoléon proposa de ne pas le reconnaître en cette qualité et de donner le commandement à Colonna-di-Leca, celui-ci étant le plus ancien. Mais il s'en excusa par une défiance peut-être excessive de lui-même.

Il proposa au contraire de reconnaître Colonna-Cesari, après avoir toutefois vainement tâché d'amener Napoléon à prendre lui-même le commandement ; car, selon lui, Napoléon était le seul qui le méritât et qui pût inspirer de la confiance et de la subordination aux soldats. Napoléon refusa à son tour, parce qu'étant le plus jeune, il ne voulait ni risquer un coup d'autorité, ni être accusé d'une ambition déplacée.

Toutes ces incertitudes amenèrent la reconnaissance de Colonne-Cesari. Napoléon se rendit le premier à Bonifacio avec son bataillon.

Celui de Colonna-di-Leca[2] fut placé à Sartène en attendant le moment du départ. Soit insouciance naturelle, soit inexpérience, soit qu'il eût des instructions secrètes, le chef ne se donnait aucun mouvement pour accélérer l'expédition, ni pour se pourvoir de vivres, d'ambulances et d'hôpitaux ; en un mot, de tout ce qui était nécessaire à la guerre. Cependant, on assurait qu'on avait mis à sa disposition des fonds suffisants pour toutes les dépenses.

Le bataillon Colonna-di-Leca se trouva tout à coup dans la détresse : point de vivres, point de solde. On écrit à Ajaccio pour en avoir, et la réponse qu'on reçoit donne l'assurance que Colonna-Cesari était pourvu de tout. Le capitaine Rocca, de Vico, est alors détaché à Bonifacio afin de réclamer la solde et les vivres pour son bataillon. Ses démarches restèrent sans effet. Colonna-Cesari lui répond qu'il n'a que ce qu'il faut pour les troupes qui sont à Bonifacio. Napoléon était dans un coin de la salle, assis auprès d'une table, se soutenant le front des deux mains. Absorbé dans l'étude de quelques cartes qu'il avait sous les yeux, il ne s'était point aperçu de l'arrivée du capitaine, ni de son entretien avec Colonna-Cesari. On causait depuis une demi-heure, lorsqu'il se leva en fredonnant, et plia les cartes. Apprenant alors de quoi il s'agissait, il garda un morne silence pendant tout le reste de la conférence. Ensuite, il emmena Rocca dîner avec lui. Cet officier ne pouvait se rendre raison des refus de Colonna-Cesari. « Cependant, dit Napoléon, on les explique assez facilement : notre commandant veut garder l'argent pour un meilleur usage[3]... »

Une frégate et d'autres bâtiments sont envoyés à Bonifacio ; mais rien n'est préparé pour le départ. On doit encore attendre qu'on envoie d'Ajaccio les vivres, les autres objets nécessaires.

Dans cet intervalle, Napoléon faillit être tué. Les marins de la frégate venaient souvent à terre. Un jour que plusieurs de ces marins couraient les rues comme des furieux, dansant la carmagnole, chantant le fameux refrain ça ira, Napoléon sort pour se promener accompagné du capitaine Ortoli. Il a l'air de désapprouver ces clameurs sanguinaires : aussitôt les marins se tournent contre lui, l'accusent d'être un aristocrate et le menacent de la lanterne.

En vain cherche-t-il à leur parler raison, ils l'entourent pour se saisir de sa personne. Il ne lui reste plus de salut alors que dans son courage ; la présence du danger redouble ses forces et son agilité. Il se jette sous un portique, met l'épée à la main, prêt à donner la mort au premier qui osera approcher. Ortoli en fait autant ; mais on persiste à les assiéger. Sur ces entrefaites, vient à passer dans la rue un soldat du bataillon ; Napoléon l'aperçoit, lui crie : A moi, Marinaro[4]. Celui-ci n'est pas sourd à la voix de son chef ; il s'élance dans la foule, frappe d'un coup de stylet et renverse le marin le plus près de la porte ; il se jette sur les autres, mais les lâches ne l'attendent pas. Effrayés de tant d'audace, ils se sauvent à toutes jambes, croyant ressentir les atteintes de l'arme meurtrière.

Délivré de ce danger, Napoléon n'eut rien de plus pressé que d'apporter du secours au marin qu'il croyait seulement blessé ; mais le coup avait porté droit au cœur.

Napoléon était encore à Bonifacio, lorsqu'on connut le décret de la Convention du 3 décembre 1792, qui ordonnait la mise en jugement de Louis XVI. En le lisant, il s'écria : « Pauvre France, le malheur t'a frappée ! Ton sang va couler par torrents. » Il tint d'autres propos qui, rapportés à Paoli, lui firent, pour un moment, espérer de pouvoir le ramener dans son parti ; mais il fut bientôt désabusé.

Napoléon aimait le roi comme son bienfaiteur, mais il n'aimait pas l'ancienne monarchie. Tout ce qu'il témoigna de chagrin et d'indignation n'était que l'effet de l'attachement, de la reconnaissance qu'il avait pour le roi personnellement. Pour le fond des idées, il était ravi de se trouver tout à coup membre d'une république redoutable par ses ressources. La carrière qui s'ouvrait devant lui était plus brillante, plus conforme à ses principes, à son ambition. Tout en s'affligeant sur le sort d'un roi qu'il aimait, il était bien aise de voir de son vivant les Gaulois reconquérir leur ancienne indépendance sur les Francs.

Enfin, tout est prêt pour le départ. Les vivres, les munitions viennent d'arriver dans le port. Les ordres sont pressants. Le bataillon Quenza-Bonaparte est embarqué avec une compagnie d'artilleurs, deux compagnies du régiment limousin, dont une de grenadiers. Le bataillon Colonna-di-Leca, mandé d'abord, est renvoyé à Sartène sous prétexte qu'il n'y a pas assez de bâtiments pour le transporter. Du reste, Colonna -Cesari prétendait avoir assez de monde pour s'acquitter de sa mission. Cependant il avait tout au plus 1,200 hommes de débarquement.

Napoléon prévoyait le sort de l'expédition et s'en affligeait. Il en était d'autant plus désolé qu'il perdait, disait-il, un temps précieux.

Les victoires de Dumouriez retentissaient dans son âme, l'embrasaient tout entière. Il regrettait de n'avoir pas été insensible aux larmes de sa sœur. S'il eût rejoint l'armée comme il en avait eu le désir, il aurait assisté sans doute aux journées de Valmy, de Jemmapes. Un faible rayon de la gloire de Kellermann, de Dumouriez serait arrivé peut-être jusqu'à lui. Il aurait été charmé d'avoir pris part à la conquête de la Belgique... Infortuné grand homme ! il ne prévoyait pas alors que son naufrage y était marqué !...

Il ignorait qu'après avoir noyé dans sa propre gloire celle de Kellermann, de Dumouriez, il devait venir se briser dans les plaines de cette Belgique qui échauffait tant alors son imagination !! Il épanchait son cœur dans le sein de quelques-uns de ses capitaines. Ses camarades, disait-il, allaient se couvrir de gloire dans la campagne de Hollande que préparait alors Dumouriez, tandis que lui courait les chances des combats sans espoir d'en acquérir. Il était vraiment contristé de se trouver loin du théâtre de la guerre, lorsque de-grands faits d'armes s'y préparaient. La Sardaigne ne pouvait donner l'immortalité à ceux qui l'auraient conquise. Le théâtre était trop petit pour se flatter que l'Europe y assistât.

Au commencement de février 1793, à huit heures du soir, on mit à la voile contre l'avis des marins. A peine eut-on pris le large que l'on rencontra une mer houleuse et un vent contraire. Le temps devint mauvais. On essaya de rentrer dans le port ; mais plusieurs bâtiments furent obligés de courir jusqu'à Porto-Novo. La frégate sur laquelle était Colonna-Cesari resta en pleine mer, pendant deux jours, sans pouvoir gagner le rivage. Le troisième jour le vent se calma ; le signal du départ fut donné, mais on attendit jusqu'à huit heures du soir ; alors on cingla vers la Madeleine par un vent favorable.

Napoléon montait un chebek avec les compagnies Bonelli et Ottavi : il souffrait beaucoup des effets de la mer ; néanmoins il voulut se tenir constamment sur le pont pour donner l'exemple du courage dans les souffrances de la traversée.

Deux heures avant le jour, la petite flottille côtoyait l'île de la Madeleine. Napoléon voulait relâcher à la pointe de cette île pour tomber à l'improviste sur la ville, qui était située à la pointe opposée[5] ; mais Colonna-Cesari fit signal de continuer à faire route vers l’île de St-Étienne, où les habitants de la Madeleine avaient conduit, les jours précédents, quantité de gros et menu bétail. L'expédition n'aurait peut-être pas manqué si l'on eût suivi l'avis de Napoléon, car les habitants étaient fort divisés. Il y en avait beaucoup qui n'eussent pas aimé mieux que de voir flotter sur leur rivage le pavillon républicain de la France.

La liberté, en exaltant l'imagination des continentaux, avait-échauffé celle des insulaires. Une apparition aussi brusque ne pouvait manquer de produire son effet. Les uns, encouragés dans leurs vœux, se seraient réunis aux Français, bien loin de faire résistance, Les autres, en se voyant assaillis à la fois par terre et par mer, et abandonnés par une partie notable de leurs compatriotes, n'auraient même pas osé tenter de repousser l'invasion. Il faisait encore nuit, quand on mouilla dans une anse en face d'une tour qui la dominait. Aussitôt Napoléon se prépare à débarquer aven ses deux compagnies. Il brûlait de se voir à terre. Le jour commençait à peine à poindre qu'il monte sur une chaloupe, et javeline vers le rivage, suivi des plus braves de ses soldats, qui toue, au reste, rivalisent de zèle, de courages eîi le voyant à leur tête.

On était à une demi-portée de fusil du rivage ; un grand silence régnait dans la tour et aux environs. Tout à coup une décharge part de cette position, où plusieurs sardes étaient apostés. On se presse : ou arrive. Napoléon, l'épée à la main, s'élance dans la mer, gagne le premier le rivage au milieu d'une grêle de balles. Ses braves suivent son exemple ; la fusillade s'engage. L'ennemi, quoique retranché derrière de3 rochers et protégé par des murailles, ne peut garder ses postes contre une attaque aussi vigoureuse. Il est forcé de lâcher pied pour se réfugier dans l'intérieur de l'édifice, mais, poursuivi l'épée dans les reins il se débande et se disperse dans l'île. La tour, les vivres, les munitions sont au pouvoir de Napoléon. Pendant qu'on débarquait le reste du bataillon et les artilleurs, Napoléon se mit à parcourir le rivage, accompagné seulement du capitaine des grenadiers du régiment du Limousin, qui avait eu soin de prendre ses pistolets. Cinq hommes, qui se tenaient cachés dans des rochers, les apercevant venir croient pouvoir s'emparer d'eux. Ils quittent leur grotte et tombent brusquement sur les deux officiers. Napoléon ne les a pas plutôt vus qu'il arrache un pistolet à son camarade, et fond sur eux l'épée d'une main, le pistolet de l'autre, en s'écriant : « Soldats, à nous ! » Le capitaine en fait autant. Les ennemis n'ont pas le courage de faire feu et regagnent leur position. Napoléon et le capitaine les font prisonniers et les emmènent au camp. Ils repartent accompagnés d'un détachement, et s'arrêtent sur un mamelon en face de l'île de la Madeleine, d'où l'on pouvait aisément bombarder la ville. Les ordres sont aussitôt donnés pour faire débarquer l'artillerie et les munitions. En attendant, on travailla avec activité à ouvrir un chemin. Les artilleurs, aidés par les soldats, sous la direction immédiate de Napoléon qui, après avoir tracé la ligne, se tenait constamment sur les lieux, ne tardèrent guère à venir à bout de rendre praticable un chemin de la mer au mamelon.

Dans l'après-midi, un mortier et deux canons furent pointés contre la Madeleine. On plaça le mortier derrière le mamelon, les deux canons sur les côtés. Quelques boulets furent envoyés le soir même et jetèrent l'alarme parmi les habitants de la Madeleine.

Le débarquement des soldats eut lieu dans la journée même ; mais tous restèrent sur le rivage, à l'exception de la compagnie des grenadiers du régiment du Limousin, qui, avec les compagnies Bonelli et Ottavi, fut destiné à couvrir les batteries.

Le lendemain, l'artillerie commença à donner sans interruption contre la Madeleine ; mais les boulets arrivaient amortis sur le rivage et ne faisaient presque aucun mal aux habitants. Quant aux bombes, Napoléon avait la précaution de les envoyer dans les alentours de la ville, afin de causer le moins de dommage possible. Il voulait intimider les habitants pour les amener à capituler, mais il n'avait nulle envie de leur faire du mal. Presque tous ces habitants tirent leur origine de la Corse ; aussi ne voulait-on que les rattacher à la mère-patrie.

Cependant, ces fiers insulaires conservaient encore le courage de leurs pères. Un sentiment d'honneur, qui n'est jamais éteint chez un peuple qui a la gloire de ses aïeux à défendre, ou l'impossibilité de se réunir aux Français sans s'exposer à de grands malheurs, fit taire tous les partis pour ne songer qu'à la défense commune.

L'ennemi s'était occupé pendant la nuit à transporter des canons à la pointe de l'Ile de la Madeleine, précisément à l'endroit où Napoléon avait proposé d'aborder ; de là, il dominait en écharpe l'anse de Saint-Etienne, où la flotille se tenait à l'ancre.

On en avait transporté également sur la côte de la Sardaigne, vis-à-vis et à peu de distance de l'anse.

Ces deux batteries répondirent à celle que Napoléon avait placée sur les penchants du mamelon : quoiqu'elles ne fussent pas aussi bien servies, elles obligèrent néanmoins les bâtiments à s'embosser.

On remarqua que presque tous les boulets étaient dirigés contre une grosse polacre, qui était chargée de munitions de guerre, comme si l'on eût pu savoir ce qu'elle contenait. La batterie établie sur la côte de la Sardaigne tirait à boulets rouges. On crut remarquer pareillement qu'on épargnait la frégate, quoiqu'elle fût plus à portée d'être battue.

Cependant, elle eut la précaution de s'embosser aussi bien que les autres bâtiments, pour ne pas rester à la discrétion des ennemis.

Le premier coup de canon tiré par les Sardes fut dirigé contre la tente de Napoléon. Il prenait alors son repas avec le capitaine Costa. Tous les deux étaient debout. Costa, en entendant passer le boulet près d'eux, se baissa ; Napoléon resta immobile à sa place et se prit à rire du mouvement de son camarade, en lui disant : « Est-ce que tu aurais peur ? » Colonna-Cesari, voyant que la canonnade était engagée, quitta un instant la frégate pour descendre à terre : Napoléon, qui ne bougeait pas des batteries, fut mandé sur le rivage, où il eut un long entretien avec lui et Quenza. La discussion fut des plus chaudes. Les officiers et les soldats, qui se tenaient à quelque distance, purent s'apercevoir que Colonna-Cesari et Napoléon n'étaient point d'accord. Ce dernier paraissait s'opposer avec beaucoup de vivacité à ce que l'autre proposait. Quenza semblait n'avoir d'autre rôle que celui de spectateur.

On a pensé plus tard que Colonna-Cesari proposait d'abandonner l'entreprise, pour se retirer de nouveau à Bonifacio.

Le conseil se termina sans qu'on eût pu s'accorder. Pour Napoléon, c'était son premier fait d'armes ; il voulait réussir à tout prix. Colonna-Cesari, qui avait peut-être toute la pensée de Paoli, s'en souciait fort peu. On lui supposait, au contraire, le projet de faire échouer l'expédition.

L'un regagna le bord de sa frégate, l'autre se rendit à ses batteries, qui commencèrent alors à donner avec plus de force. Quenza continua à se tenir sur le rivage avec le reste des soldats.

Le lendemain, la canonnade recommença avec plus de vigueur que les jours précédents. Les bombes étaient envoyées plus près de la ville, où l'on commença à craindre qu'une plus longue résistance n'eût des suites fâcheuses : d'ailleurs, l'ennemi n'avait point d'espoir d'être secouru de sitôt.

Dans ces circonstances, les habitants s'assemblent dans l'église pour délibérer sur les mesures à prendre. Napoléon, qui épiait tous leurs mouvements, conçoit aussitôt l'idée de les effrayer par un coup d'adresse. Ses gens sont prévenus qu'il va jeter une bombe vide dans l'église. Chacun a l'œil fixé sur cet édifice pour voir s'il réussit. Le projectile part, tombe juste dans l'église et s'enfonce dans un sépulcre souterrain. On pense bien que ce fut à qui gagnerait le premier la porte. Tous se précipitèrent sur la place ; l'épouvante et la consternation se répandirent dans la ville. Napoléon, qui avait prévu la frayeur qu'il jetterait parmi les délibérants, rit beaucoup de les voir sortir avec tant de désordre.

Les habitants de la Madeleine conservent religieusement la bombe qui tomba sans éclater, miracle qu'ils attribuent au saint patron de leur église. Ils ignorent sans doute qu'elle était vide.

Tout paraissait assurer la reddition de la place avant qu'il fût nuit ; mais quels furent l'étonnement et la douleur de Napoléon, lorsqu'on vint lui dire que la frégate prenait le large ; que tout le monde s'embarquait à la hâte ; que les bâtiments avaient déjà levé l'ancre, et se disposaient à partir. Il ne voulut pas d'abord y ajouter foi, mais s'en étant assuré de ses propres yeux, se voyant pressé par les soldats, qui craignaient avec raison d'être abandonnés sur un rocher, à la merci de l'ennemi, il consentit à lever le siège et à suivre les autres. En attendant, il envoya Bonelli père avec une dizaine de soldats pour retenir des bateaux jusqu'à son arrivée.

Il était temps, car Bonelli arriva au moment où tous les bâtiments quittaient le rivage. Par bonheur, ils n'étaient pas encore loin. On les somma d'approcher de terre, mais ce ne fut qu'à coups de fusil que l'on parvint à en faire revenir quelques-uns.

Un marin des plus mal disposés tomba criblé de balles ; les autres, intimidés, devinrent plus humains.

Napoléon fit ramener l'artillerie sur le rivage ; mais il fut impossible de l'embarquer. Les bateaux qu'on était parvenu à retenir ne suffisaient pas pour le transport des soldats.

Les compagnies Bonelli et Ottavi, étant arrivées les premières, s'étaient emparées des deux seuls bateaux qui restaient.

Il n'y avait pas de place pour la compagnie de grenadiers du régiment du Limousin.

Napoléon est furieux contre Colonna-Cesari, et mécontent de Quenza qui ne l'a pas attendu. Il s'embarque avec le capitaine des grenadiers sur l'un des deux bateaux, dans l'espoir de pouvoir décider quelques-uns des patrons des autres bâtiments à. venir chercher les grenadiers ; mais il s'épuisa en vain à crier, à faire des signaux. Tout le monde fait la sourde oreille, car la frégate s'éloignait et des demi-galères paraissaient dans le lointain.

Les grenadiers, se croyant abandonnés, faisaient retentir la plage et la mer de leurs cris. Ils longeaient le rivage en proie au plus affreux désespoir.

La nuit approchait, le danger était imminent. Napoléon ne se possède pas de colère, en voyant des braves abandonnés à la vengeance des Sardes.

Leur capitaine, désespérant de pouvoir les secourir, se saisit d'un pistolet et veut se brûler la cervelle. Napoléon l'arrête en lui criant : « Faisons un meilleur usage de la vie ; gagnons la frégate, reprochons à ceux qui commandent leur cruauté, et, si nous ne pouvons rien obtenir, revenons ensemble combattre et mourir avec vos soldats. »

Il s'élance sur un petit esquif, le capitaine le suit.

Ils accostent bientôt la frégate, et après une chaude altercation, un chebek, commandé par un certain Ghibba, de Bastia, marin courageux et expérimenté, reçoit l'ordre de faire passer sur la frégate les soldats qu'il avait sur son bord, et d'aller prendre les grenadiers, dont les cris commençaient à se perdre dans les airs et dans les ténèbres de la nuit.

Ghibba brave tous les dangers de sa mission ; passe près d'une batterie sarde, lui lâche deux bordées en allant et deux en revenant, fait taire le feu ennemi et sauve une compagnie de braves.

Toute la nuit fut employée à tourner les îles Saint-Etienne et de la Madeleine. Un peu avant le jour, pendant que le chebek, où étaient enfin remonté Napoléon, Costa et une partie de leurs soldats, côtoyait la Sardaigne, une décharge de coups de fusil partit soudain des rochers et des maquis qui bordent la mer. Les soldats voulaient riposter ; mais Napoléon le leur défendit.

Il chargea en un clin d'œil un canon à mitraille, le braqua contre les rochers et y mit le feu. Dès lors on n'entendit plus que quelques coups de fusil, qui ne portaient même pas.

Le lendemain, on se trouva en pleine mer par un temps orageux. Napoléon souffrait jusqu'à rendre le sang et ne pouvait se tenir debout. On remarqua que son uniforme était criblé de balles. On manœuvra pour gagner. Bonifacio ; mais les marins du chebek, moins habiles peut-être que_ les autres, s'épuisaient en efforts inutiles en vue du port. La frégate n'était pas plus heureuse.

Un certain Oletta, de Bastia, sortit sur une grosse chaloupe avec de bons marins pour leur donner du secours ; mais, au lieu d'aller droit au chebek, qui était le plus près et le plus en danger, il se dirigea vers la frégate. Napoléon, en ayant été averti, reprend tout à coup ses forces, monte sur le tillac, braque deux pièces de canon contre la chaloupe et menace de la couler bas si on ne prend pas le chebek à la remorque. Les soldats et l'équipage courent aux armes. Oletta est obligé de céder à la force, mais il proteste contre la violence qu'on lui fait.

On prétend même qu'ils portèrent plainte l'un contre l'autre, sans que cela eût aucune suite.

En attendant, la frégate alla se réfugier à Porto-Vecchio, où l'on assure que Colonna-Cesari avait de bonnes raisons pour la faire relâcher.

 

 

 



[1] Aux portes de la ville.

[2] Grimaldi, chef de bataillon en premier, s'était retiré chez lui.

[3] On doit à la vérité de dire que Colonna-Cesari était un homme honorable, qui jouissait d'une grande considération dans l'île. Incapable de trahir, incapable de forfaire à l'honneur, patriote zélé, il est descendu dans la tombe entouré de l'estime de ses concitoyens. Il faut croire que sa conduite, dans le cours de cette expédition, ne fut que le résultat des instructions secrètes qui lui avaient été données par Paoli, pour lequel son dévouement était sans bornes.

[4] Ce Marinaro était natif de Bastelica et soldat dans la compagnie Costa.

[5] C'était aussi l'avis de Bonelli père que Napoléon avait amené comme ayant une parfaite connaissance des hommes et des parages de la Madeleine.