MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

JUSQU'À L'ÂGE DE 23 ANS

 

CHAPITRE X. — NAPOLÉON ENCORE UNE FOIS À CORTÉ.

 

 

Motif de la rupture entre Paoli et Napoléon. — Napoléon est chargé de lever le plan des fortifications de St-Florent. — Paoli lui ordonne de retourner à Ajaccio. — Il reprend le commandement de son bataillon.

 

La rupture entre Paoli et Napoléon était désormais un fait accompli. Leurs tendances respectives et leurs vues politiques en avaient été la seule cause.

Paoli, qui craignait qu'après la tourmente révolutionnaire la Corse ne retombât sous le joug de Gênes, avait conçu le projet de la séparer de la France. Connaissant l'attachement que Bonaparte avait pour cette nation, il regrettait d'avoir en quelque sorte contribué à le faire nommer chef de bataillon et cherchait à détruire, à diminuer du moins son influence.

Napoléon, de son côté, avait deviné les craintes et les intentions de Paoli. Ne partageant pas les unes, il ne pouvait pas seconder les autres. Il saisissait toutes les occasions pour se récrier contre le projet du général. La France lui paraissait la seule nation qui convint à la Corse. Du reste, il l'aimait par inclination, par habitude ; rien au monde n'aurait pu l'en détacher.

A peine était-il de retour à Ajaccio qu'il reçut l'ordre du ministre de la guerre de se rendre à St-Florent, pour dresser 'le plan des fortifications de cette place. Le ministre attachait beaucoup d'importance à s'assurer de ce golfe, parce qu'il était le plus à la portée du continent et que la puissance ennemie qui s'en emparerait, pourrait de là tenir en échec les escadres de Toulon.

Napoléon ne perdit pas un instant pour se mettre en route ; mais, dès qu'il fut arrivé à Corté, Paoli, qui ne trouvait pas nécessaire, dans le moment, que St-Florent fût mis en état de défense, lui ordonna de retourner sur ses pas, afin de se joindre à l'expédition de Sardaigne qui se préparait dans le golfe d'Ajaccio. Napoléon ne voulait pas obéir à l'ordre du général :et disait qu'il devait avant tout s'acquitter de la commission dont le ministre l'avait chargé. Il fallut que Paoli le lui ordonnât par écrit.

Il revint donc à Ajaccio en même temps que les cinq compagnies de son bataillon, stationnées à Corté, dont il fut, pour ainsi dire, forcé de prendre le commandement en route. Officiers, soldats, tous furent bien aises de se trouver sous les yeux de leur ancien supérieur, après en avoir été séparés pendant sept mois. Le capitaine Ortoli, qui était à leur tête, s'empressa de résigner ses pouvoirs entre les mains de leur véritable chef.

A Bocognano, on reçut l'ordre du général Casabianca de s'arrêter à Mezzana. Les soldats, auxquels il tardait de revoir Ajaccio, restèrent, à cette nouvelle, comme frappés de la foudre ; puis, revenant de leur surprise et de leur abattement, ils se plaignirent avec énergie qu'on voulût les humilier et déclarèrent qu'ils sauraient se faire rendre raison d'une telle mesure. Ce fut alors que Napoléon se détermina à ressaisir le commandement, afin d'empêcher la désobéissance et la révolte des soldats. Il ne fallut rien moins que la déférence qu'ils lui témoignaient, pour qu'ils consentissent à s'arrêter à Mezzana. Quenza y arriva le même jour avec le reste du bataillon. En conséquence, Napoléon se rendit le soir à Ajaccio, accompagné du capitaine Ortoli. Tous les deux se présentèrent en arrivant au général Casabianca, qui leur dit qu'il avait placé leur bataillon à Mezzana, dans la crainte que sa présence à Ajaccio ne rallumât la querelle avec les habitants. Napoléon le tranquillisa sur ce point ; aussi, le bataillon eut ordre d'avancer jusqu'aux Capucins, ancien monastère situé aux portes de la ville, où il fut provisoirement caserné.