Danger et présence
d'esprit de Napoléon. — Son départ de Toulon et nouvelle qu'il apporte. — Un
guet-apens. — Rupture entre Paoli et Napoléon. — Rocca et Colonna-di-Leca. —
Conseils du général Casablanca. Napoléon quitte Corté. — Ses plaisanteries
sur les Naïades de la Rustonica. — Son opinion sur la position de Vizzavona.
— Regrets de Paoli.
Arrivé
à Marseille, Napoléon courut un grave danger, dont il ne se tira que par sa
présence d'esprit. Sa sœur avait un chapeau garni de plumes ; en descendant
de voiture, à la porte de l'auberge, elle fut remarquée par une 'foule de
démagogues qui aussitôt se mirent à crier : « Aux aristocrates, mort aux
aristocrates ! — Pas plus aristocrates que vous, » leur répondit Bonaparte
avec fierté ; et prenant le chapeau qui avait soulevé cette tempête
populaire, il le jeta au milieu de la foule ébahie, qui changea ses
vociférations en applaudissements prolongés. Le 24
septembre, pendant qu'il était encore à Toulon à attendre le moment de
s'embarquer avec sa sœur, un courrier extraordinaire[1] apporta la nouvelle que la
Convention, par son décret du 21, avait aboli la royauté en France. Le
lendemain, il mouilla dans le port d'Ajaccio. Aussitôt un courrier fut
expédié à Corté pour donner à Paoli cette importante nouvelle. Dans
les premiers jours d'octobre, Napoléon se rendit lui-même à Corté pour voir
son frère, pour sonder peut-être en même temps les dernières intentions de
Paoli. Celui-ci n'avait plus pour lui les mêmes sentiments. De nouvelles
raisons, de nouvelles circonstances avaient décidé son refroidissement
vis-à-vis de la famille Bonaparte et de tous ceux qui tenaient pour la
France. Pendant
son séjour à Corté, Napoléon faisait journellement un tour de promenade du
côté de St-François. Il était déjà signalé par ses opinions comme un de ceux
qui soutenaient avec le plus d'opiniâtreté le parti de la France, parti alors
fort décrié, haï par la presque généralité des habitants. Les prêtres
craignaient le renversement des autels, l'anéantissement de la religion de
nos pères. Paoli, qui voyait le naufrage du continent, qui aurait voulu
sauver l'île, témoignait de l'aversion pour ta France. Les Corses,
naturellement religieux, sentaient le besoin de séparer leur cause de celle
d'un peuple qui marchait à l'impiété, que le chef de l'Église réprouvait. Un
jour, au moment où Napoléon se disposait à faire sa promenade avec son parent
Ramolino, Vincentello Ortoli de Tallano,
lieutenant dans son bataillon, vint l'avertir que des gens étaient apostés
contre lui au détour de la route, entre les dernières maisons de la ville et
le premier pont. Port de
sa conscience il ne jugeait pas à propos de changer la direction de sa
promenade ; mais tous les officiers du bataillon, accourus chez lui, s'y
opposèrent jusqu'à ce que l'on eût reconnu les gens qui avaient été aperçus.
On envoya des soldats ; il n'y avait plus personne. On parla beaucoup alors
de ce guet-apens. On eut des soupçons, on fit des conjectures. Paoli ordonna
des patrouilles. Napoléon
prétendait pouvoir concilier son grade de chef de bataillon de la garde
nationale soldée avec celui de capitaine d'artillerie, qu'il venait d'obtenir
; mais on lui faisait des difficultés, on traînait en longueur la décision de
l'affaire. Ennuyé enfin de rester à Corté dans l'impuissance à laquelle on
voulait le réduire, il prend la résolution d'obtenir, par une démarche
hardie, ou la justice qu'il réclame ou bien la certitude qu'on ne veut pas de
lui. Il se présente un beau jour à Paoli, au moment où Colonna-di-Leca et
Rocca, capitaine du bataillon, l'avocat Tiberi et Grimaldi étaient avec lui.
Il se plaint devant eux, d'une manière respectueuse et en même temps libre et
ferme, de l'injustice qu'il croit lui être faite. Il demande que le commandement
des cinq compagnies qui se trouvaient encore à Corté, lui soit confié
sur-le-champ ; faute de quoi, il déclare vouloir partir le lendemain pour
Ajaccio et de là adresser ses réclamations à Paris, afin de faire mettre un
terme aux tracasseries d'une faction anti-nationale.
Paoli, qui n'était accoutumé à recevoir ni menaces, ni reproches, eut de la
peine à se contenir ; mais son âge, sa dignité comprimèrent un premier
mouvement de colère. « Vous pouvez partir, répondit-il, si vous le voulez. » Napoléon
traversa la salle, descendit l'escalier en prononçant des mots que les deux
capitaines qui sortaient avec lui ne purent pas recueillir. Il était animé ;
il porta plusieurs fois la main sur son épée, ce qui fit présumer qu'il
regrettait que son grade ne lui permît pas de demander satisfaction à Paoli
de l'affront qu'il croyait recevoir. Le
général Casabianca devait partir le lendemain pour Ajaccio, afin d'y préparer
l'expédition de Sardaigne ; Napoléon alla le trouver pour lui faire part de
la conférence qu'il venait d'avoir et pour lui dire qu'il désirait partir
avec lui. Ce général, qui connaissait sa famille, qui avait pour lui de
l'amitié, écouta ses doléances avec bonté, lui fit ensuite des remontrances
amicales, lui parla comme un père pourrait le faire à son fils. Il lui fit
observer que probablement Paoli avait été mal prévenu sur son compte, mais
que sa conduite, ses talents, ne tarderaient guère à le justifier, à lui
conquérir de nouveau la confiance et l'amitié d'un homme tel que Paoli qui
aimait la vérité et la patrie pardessus tout ; qu'il ne fallait pas, au début
de sa carrière, se brouiller avec ses chefs. Enfin, le général Casabianca le
conjura de prendre patience, lui offrit ses bons offices auprès du général
Paoli. Napoléon le remercia et persista dans la résolution de partir pour
Ajaccio. Le
lendemain, Napoléon se mit en chemin, brouillé avec Joseph, qui ne voulait
pas qu'il partît. En passant sur le pont de Rustonica il apostropha les
Naïades de cette rivière, leur prédisant qu'elles prendraient bientôt le
titre de nymphes de la Tamise. « Mais que ce titre pompeux ne vous
enorgueillisse pas, ajouta-t-il, vous le perdrez... Le titre modeste de
Naïades de la Rustonica vous sied mieux ; les airs patriotiques que vous
chantez sur ces rochers, sont plus doux, plus harmonieux que les sifflements qu'on
entend sur les bords nébuleux de la Tamise. » Pendant
tout le reste du voyage, Napoléon fut rêveur, pensif. A Vizzavona, il mit
pied à terre pour visiter le fort. Après l'avoir bien reconnu, il dit qu'il
n'était pas tenable, mais qu'avec une poignée de braves, il se faisait fort
de défendre les défilés de Vizzavona contre une armée de cent mille hommes. Le général Paoli fut péniblement affecté d'avoir perdu tin homme dans lequel il avait placé d'abord tant d'espérances. Ses confidents tâchaient de le consoler, en atténuant les talents, les connaissances de Bonaparte. Il répondait toujours « que le parti national avait perdu en lui son meilleur appui, son meilleur défenseur ; qu'il le rachèterait au prix de son sang, s'il pouvait changer quelques-unes de ses idées. » |
[1]
Connu sous le sobriquet de Moustache et qui avait l'habitude d'aller de Paris à
Toulon en trois jours.