Napoléon va prendre sa
sœur à Paris. — Maillard. — Servan. — Lajarre. — Napoléon manque de passer
devant un conseil de guerre. — Ses démarches et ses relations avec les
Girondins. — Le 20 juin. — Le 10 août. — Napoléon nommé capitaine
d'artillerie. — Sa sœur le force de rentrer en Corse. — Une de ses lettres.
La
situation du continent n'était pas rassurante. Les factions, les partis, les
intérêts des grands et ceux de la multitude donnaient des inquiétudes
sérieuses. Tout faisait présager un bouleversement ; on ne savait quel parti
prendre. Les puissances coalisées menaçaient la France d'une prochaine
invasion, dont les conséquences ne pouvaient pas se calculer. Dans cet état
de choses, madame Bonaparte sentit la nécessité de rappeler auprès d'elle sa
fille, Marie-Anne-Elisa, depuis grande-duchesse de Toscane, princesse de
Lucques et Piombino, qui se trouvait à Saint-Cyr, à la veille d'achever son
éducation. Napoléon
applaudit au projet de sa mère, revint à Ajaccio et partit pour Marseille
vers la fin du mois de mai. Il espérait obtenir de l'avancement dans sa
première arme ; mais le commandant Maillard avait écrit contre lui à
l'occasion des troubles de Pâques et il rencontra des obstacles. Cependant
l'agitation des esprits et l'instabilité des choses ne permettaient pas de
s'arrêter sur un événement insignifiant ; des affaires d'une tout autre
importance appelaient l'attention du ministère. Les puissances du Nord
levaient le bouclier contre la Révolution ; il fallait se préparer à les
combattre. Ce n'était pas assez de les braver, il fallait encore les vaincre
pour sauver nos frontières. Les officiers d'artillerie étaient fort rares,
car l'émigration avait laissé un grand vide dans cette arme. D'ailleurs,
d'excellentes notes existaient sur le compte de Napoléon. Servan se disposait
à accueillir sa demande, en dépit des accusations de Maillard accréditées par
quelques députés, qui auraient désiré le voir éliminer des contrôles de
l'armée ; mais le 20 juin vint lui susciter de nouvelles difficultés. Le
changement de ministère faillit le transformer en criminel. Lajarre revint
sur les désordres de Pâques. Heureusement, il ne trouva pas qu'il fût dans
ses attributions d'en poursuivre les auteurs ; il s'en remit à la prudence du
ministre de la justice, qui apparemment n'en eut ni le temps, ni la volonté.
La lettre ci-après que Lajarre s'empressa d'écrire à Maillard prouve assez le
danger que courut alors Napoléon. Paris,
le 8 juillet, l'an IV de la liberté[1]. J'ai
reçu, monsieur, avec la lettre que vous avez écrite à M. de Grave le 25
avril, les pièces qui l'accompagnaient, concernant tous les excès commis à
Ajaccio pendant les fêtes de Pâques, par le bataillon des volontaires
nationaux corses. Après
avoir examiné ces pièces avec la plus sérieuse attention, je me suis
convaincu qu'il n'était pas possible de montrer plus de prudence, de
modération et de zèle, pour le bien public et pour le maintien du bon ordre,
que vous ne l'avez fait dans les circonstances désagréables et très-délicates
où vous vous êtes trouvé ; que MM. de Ouenza et Bonaparte étaient infiniment
répréhensibles dans la conduite qu'ils ont tenue, et qu'on ne peut se
dissimuler qu'ils aient favorisé tous les désordres et les excès de la troupe
qu'ils commandaient. Si
les délits qui ont été commis eussent été purement militaires, je n'aurais
pas hésité à prendre les ordres du roi pour faire traduire ces deux officiers
supérieurs par-devant la cour martiale, ainsi que tous ceux qui ont participé
à ces excès ; mais la connaissance de ces délits étant exclusivement réservée
par les nouvelles lois aux juges ordinaires, attendu qu'ils intéressent
essentiellement la sûreté publique et qu'il y a des particuliers impliqués
avec des militaires, je n'ai pu que déférer cette affaire au ministre de la
justice et m'en remettre à lui de donner les ordres qu'il jugera nécessaires
pour faire punir les auteurs de tous ces désordres et leurs principaux
complices. Le Ministre de la guerre, Signé, A. LAJARRE. En vain
espérait-il se laver aux yeux du ministre, en lui soumettant le mémoire qu'il
avait fait pour la justification du bataillon : Lajarre n'y ajoutait pas foi,
il persistait à le croire coupable. Des insinuations perfides contribuaient
sans doute à entretenir la prévention du ministère. Napoléon
était désolé de se voir victime de la calomnie. Cependant, fort de sa
conscience, il ne désespérait pas de venir à bout de se justifier. Voyant que
son mémoire au ministre n'avait pas produit l'effet qu'il s'en promettait, il
en présenta une copie à l'Assemblée législative. Cette copie se perdit dans
les cartons. Dans
l'intervalle, il avait cherché à faire connaissance avec quelques-uns des
girondins ; mais ces relations ne pouvaient pour le moment lui être d'aucune
utilité. Les girondins avaient perdu le ministère ; ils ne dominaient plus
dans la Législative. Ce parti encore puissant avait essuyé des pertes. Le
pouvoir lui échappait ; son influence allait s'effaçant. Le 10 août lui
ramena la force et la confiance : il reprit ses positions au ministère et à
la Législative. La cour tombait ; la montagne n'osait pas encore se
confier à ses propres forces, ni en faire l'essai. Napoléon
profita du triomphe momentané de la Gironde pour renouveler sa demande
d'avancement. Il fut nommé capitaine d'artillerie à l'armée de la Moselle,
dont le commandement venait d'être confié à Dumouriez. Le désir de se trouver
en présence de l'ennemi lui aurait fait aisément oublier qu'il devait ramener
sa sœur en Corse ; niais celle-ci, qui s'en aperçut, le lui rappelait tous
les jours, le conjurait de ne pas la laisser partir seule. Il délibéra
longtemps s'il devait accéder à ses prières, ou bien suivre le penchant de
son cœur. Enfin, les ordres de sa mère, les pleurs de sa sœur l'emportèrent
sur toute autre considération. Il fit connaître sa position au ministre qui
lui permit de rentrer en Corse et d'y attendre les ordres qu'on lui
transmettrait. Les
contrariétés qu'il avait essuyées, jointes à la connaissance qu'il avait
acquise des hommes et des affaires, l'avaient entièrement dégoûté. La lettre
qu'il écrivait à Lucien prouve l'état de son esprit, et fait voir l'homme qui
observe bien et qui juge encore mieux. Voici cette lettre Le
3 juin. Je
t'envoie le projet du comité sur l'éducation publique ; rien n'a encore été
décidé, et ce n'est pas dans ce moment de combustion que l'Assemblée pourra
s'en occuper. Lis-le
avec attention, mon cher Lucien, et fais-en ton profit ; ce n'est pas un
chef-d'œuvre, mais cependant il est bon. La
démarche de Lafayette[2] a été trouvée, par l'homme
sensé, nécessaire, mais bien dangereuse pour la liberté publique. En fait de
révolution un exemple est une loi, et c'est un exemple bien dangereux que
celui que ce général vient de donner. La faction jacobine marchera en avant ;
le peuple, c'est-à-dire, les dernières classes sont irritées et sans doute
qu'il y aura un choc. Ce
choc peut être de nature à accélérer la ruine de la constitution. Ceux
qui sont à la tête sont de pauvres hommes. Il faut avouer, lorsque l'on voit
tout cela de près, que les peuples valent peu la peine que l'on se donne tant
de souci, pour mériter leur faveur. Tu connais l'histoire d'Ajaccio ; celle
de Paris est exactement la même ; peut-être les hommes y sont-ils plus
petits, plus méchants, plus calomniateurs et plus censeurs. Il faut voir les
choses de près pour sentir que l'enthousiasme est de l'enthousiasme et que le
Français est un peuple vieux, sans préjugés, sans liens. Chacun
cherche son intérêt et veut parvenir ; à force d'horreur, de calomnie, l'on
intrigue aujourd'hui aussi bassement que jamais. Tout cela détruit
l'ambition. L'on plaint ceux qui ont le malheur de jouer un rôle, surtout
lorsqu'ils peuvent s'en passer : vivre tranquille, jouir des affections de la
famille et de soi-même. Voilà, mon cher, lorsque l'on jouit de 4 à 5.000
francs de rente le parti que l'on doit prendre et que l'on a 25 à 40 ans, c'est-à-dire,
lorsque l'imagination calmée ne vous tourmente plus. Je
vous embrasse et je vous recommande de vous modérer en tout ; en tout,
entendez-vous, si vous voulez vivre heureux[3]. Napoléon avait suivi attentivement les mouvements du 20 juin et du 10 août. Le 2 septembre il était encore à Paris, mais il quitta 'bientôt la capitale, le cœur navré, mécontent des hommes et des choses. |
[1]
Cette copie est tirée de celle qui se trouve entre les mains de M.
Baciocchi-Adorno, ex-conseiller de préfecture à Ajaccio.
[2]
De quelle démarche veut-il parler ? Tout porte à croire qu'il fait allusion à
la lettre que Lafayette écrivit de son camp de Maubeuge à l'Assemblée
législative, le 26 juin 1792, et à sa brusque comparution devant la même
assemblée le 28 suivant. Mais alors il faut admettre que Napoléon s'est trompé
de date ; c'est-à-dire, qu'au lieu d'avoir écrit le 3 juin, il aurait écrit le
3 juillet, C'est une erreur qui arrive assez souvent, en faisant une lettre au
commencement du mois, de la dater de celui qui précède.
[3]
Cette lettre n'est pas signée, mais elle contient le paraphe ordinaire de
Napoléon et l'écriture surtout est la sienne. Elle est sans adresse.