MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

JUSQU'À L'ÂGE DE 23 ANS

 

CHAPITRE VIII. — VOYAGE DE NAPOLÉON À PARIS.

 

 

Napoléon va prendre sa sœur à Paris. — Maillard. — Servan. — Lajarre. — Napoléon manque de passer devant un conseil de guerre. — Ses démarches et ses relations avec les Girondins. — Le 20 juin. — Le 10 août. — Napoléon nommé capitaine d'artillerie. — Sa sœur le force de rentrer en Corse. — Une de ses lettres.

 

La situation du continent n'était pas rassurante. Les factions, les partis, les intérêts des grands et ceux de la multitude donnaient des inquiétudes sérieuses. Tout faisait présager un bouleversement ; on ne savait quel parti prendre. Les puissances coalisées menaçaient la France d'une prochaine invasion, dont les conséquences ne pouvaient pas se calculer. Dans cet état de choses, madame Bonaparte sentit la nécessité de rappeler auprès d'elle sa fille, Marie-Anne-Elisa, depuis grande-duchesse de Toscane, princesse de Lucques et Piombino, qui se trouvait à Saint-Cyr, à la veille d'achever son éducation.

Napoléon applaudit au projet de sa mère, revint à Ajaccio et partit pour Marseille vers la fin du mois de mai. Il espérait obtenir de l'avancement dans sa première arme ; mais le commandant Maillard avait écrit contre lui à l'occasion des troubles de Pâques et il rencontra des obstacles.

Cependant l'agitation des esprits et l'instabilité des choses ne permettaient pas de s'arrêter sur un événement insignifiant ; des affaires d'une tout autre importance appelaient l'attention du ministère. Les puissances du Nord levaient le bouclier contre la Révolution ; il fallait se préparer à les combattre. Ce n'était pas assez de les braver, il fallait encore les vaincre pour sauver nos frontières. Les officiers d'artillerie étaient fort rares, car l'émigration avait laissé un grand vide dans cette arme. D'ailleurs, d'excellentes notes existaient sur le compte de Napoléon. Servan se disposait à accueillir sa demande, en dépit des accusations de Maillard accréditées par quelques députés, qui auraient désiré le voir éliminer des contrôles de l'armée ; mais le 20 juin vint lui susciter de nouvelles difficultés.

Le changement de ministère faillit le transformer en criminel. Lajarre revint sur les désordres de Pâques. Heureusement, il ne trouva pas qu'il fût dans ses attributions d'en poursuivre les auteurs ; il s'en remit à la prudence du ministre de la justice, qui apparemment n'en eut ni le temps, ni la volonté. La lettre ci-après que Lajarre s'empressa d'écrire à Maillard prouve assez le danger que courut alors Napoléon.

Paris, le 8 juillet, l'an IV de la liberté[1].

J'ai reçu, monsieur, avec la lettre que vous avez écrite à M. de Grave le 25 avril, les pièces qui l'accompagnaient, concernant tous les excès commis à Ajaccio pendant les fêtes de Pâques, par le bataillon des volontaires nationaux corses.

Après avoir examiné ces pièces avec la plus sérieuse attention, je me suis convaincu qu'il n'était pas possible de montrer plus de prudence, de modération et de zèle, pour le bien public et pour le maintien du bon ordre, que vous ne l'avez fait dans les circonstances désagréables et très-délicates où vous vous êtes trouvé ; que MM. de Ouenza et Bonaparte étaient infiniment répréhensibles dans la conduite qu'ils ont tenue, et qu'on ne peut se dissimuler qu'ils aient favorisé tous les désordres et les excès de la troupe qu'ils commandaient.

Si les délits qui ont été commis eussent été purement militaires, je n'aurais pas hésité à prendre les ordres du roi pour faire traduire ces deux officiers supérieurs par-devant la cour martiale, ainsi que tous ceux qui ont participé à ces excès ; mais la connaissance de ces délits étant exclusivement réservée par les nouvelles lois aux juges ordinaires, attendu qu'ils intéressent essentiellement la sûreté publique et qu'il y a des particuliers impliqués avec des militaires, je n'ai pu que déférer cette affaire au ministre de la justice et m'en remettre à lui de donner les ordres qu'il jugera nécessaires pour faire punir les auteurs de tous ces désordres et leurs principaux complices.

Le Ministre de la guerre,

Signé, A. LAJARRE.

 

En vain espérait-il se laver aux yeux du ministre, en lui soumettant le mémoire qu'il avait fait pour la justification du bataillon : Lajarre n'y ajoutait pas foi, il persistait à le croire coupable. Des insinuations perfides contribuaient sans doute à entretenir la prévention du ministère.

Napoléon était désolé de se voir victime de la calomnie. Cependant, fort de sa conscience, il ne désespérait pas de venir à bout de se justifier. Voyant que son mémoire au ministre n'avait pas produit l'effet qu'il s'en promettait, il en présenta une copie à l'Assemblée législative. Cette copie se perdit dans les cartons.

Dans l'intervalle, il avait cherché à faire connaissance avec quelques-uns des girondins ; mais ces relations ne pouvaient pour le moment lui être d'aucune utilité. Les girondins avaient perdu le ministère ; ils ne dominaient plus dans la Législative. Ce parti encore puissant avait essuyé des pertes. Le pouvoir lui échappait ; son influence allait s'effaçant. Le 10 août lui ramena la force et la confiance : il reprit ses positions au ministère et à la Législative. La cour tombait ; la montagne n'osait pas encore se confier à ses propres forces, ni en faire l'essai.

Napoléon profita du triomphe momentané de la Gironde pour renouveler sa demande d'avancement. Il fut nommé capitaine d'artillerie à l'armée de la Moselle, dont le commandement venait d'être confié à Dumouriez. Le désir de se trouver en présence de l'ennemi lui aurait fait aisément oublier qu'il devait ramener sa sœur en Corse ; niais celle-ci, qui s'en aperçut, le lui rappelait tous les jours, le conjurait de ne pas la laisser partir seule. Il délibéra longtemps s'il devait accéder à ses prières, ou bien suivre le penchant de son cœur. Enfin, les ordres de sa mère, les pleurs de sa sœur l'emportèrent sur toute autre considération. Il fit connaître sa position au ministre qui lui permit de rentrer en Corse et d'y attendre les ordres qu'on lui transmettrait.

Les contrariétés qu'il avait essuyées, jointes à la connaissance qu'il avait acquise des hommes et des affaires, l'avaient entièrement dégoûté. La lettre qu'il écrivait à Lucien prouve l'état de son esprit, et fait voir l'homme qui observe bien et qui juge encore mieux. Voici cette lettre

Le 3 juin.

Je t'envoie le projet du comité sur l'éducation publique ; rien n'a encore été décidé, et ce n'est pas dans ce moment de combustion que l'Assemblée pourra s'en occuper.

Lis-le avec attention, mon cher Lucien, et fais-en ton profit ; ce n'est pas un chef-d'œuvre, mais cependant il est bon.

La démarche de Lafayette[2] a été trouvée, par l'homme sensé, nécessaire, mais bien dangereuse pour la liberté publique. En fait de révolution un exemple est une loi, et c'est un exemple bien dangereux que celui que ce général vient de donner. La faction jacobine marchera en avant ; le peuple, c'est-à-dire, les dernières classes sont irritées et sans doute qu'il y aura un choc.

Ce choc peut être de nature à accélérer la ruine de la constitution.

Ceux qui sont à la tête sont de pauvres hommes. Il faut avouer, lorsque l'on voit tout cela de près, que les peuples valent peu la peine que l'on se donne tant de souci, pour mériter leur faveur. Tu connais l'histoire d'Ajaccio ; celle de Paris est exactement la même ; peut-être les hommes y sont-ils plus petits, plus méchants, plus calomniateurs et plus censeurs. Il faut voir les choses de près pour sentir que l'enthousiasme est de l'enthousiasme et que le Français est un peuple vieux, sans préjugés, sans liens.

Chacun cherche son intérêt et veut parvenir ; à force d'horreur, de calomnie, l'on intrigue aujourd'hui aussi bassement que jamais. Tout cela détruit l'ambition. L'on plaint ceux qui ont le malheur de jouer un rôle, surtout lorsqu'ils peuvent s'en passer : vivre tranquille, jouir des affections de la famille et de soi-même. Voilà, mon cher, lorsque l'on jouit de 4 à 5.000 francs de rente le parti que l'on doit prendre et que l'on a 25 à 40 ans, c'est-à-dire, lorsque l'imagination calmée ne vous tourmente plus.

Je vous embrasse et je vous recommande de vous modérer en tout ; en tout, entendez-vous, si vous voulez vivre heureux[3].

 

Napoléon avait suivi attentivement les mouvements du 20 juin et du 10 août. Le 2 septembre il était encore à Paris, mais il quitta 'bientôt la capitale, le cœur navré, mécontent des hommes et des choses.

 

 

 



[1] Cette copie est tirée de celle qui se trouve entre les mains de M. Baciocchi-Adorno, ex-conseiller de préfecture à Ajaccio.

[2] De quelle démarche veut-il parler ? Tout porte à croire qu'il fait allusion à la lettre que Lafayette écrivit de son camp de Maubeuge à l'Assemblée législative, le 26 juin 1792, et à sa brusque comparution devant la même assemblée le 28 suivant. Mais alors il faut admettre que Napoléon s'est trompé de date ; c'est-à-dire, qu'au lieu d'avoir écrit le 3 juin, il aurait écrit le 3 juillet, C'est une erreur qui arrive assez souvent, en faisant une lettre au commencement du mois, de la dater de celui qui précède.

[3] Cette lettre n'est pas signée, mais elle contient le paraphe ordinaire de Napoléon et l'écriture surtout est la sienne. Elle est sans adresse.