Les commissaires
Colonna-Cesari, Arrighi, Cervoni. — Le bataillon de Bonaparte part d'Ajaccio.
— Quenza à Bonifacio. — Napoléon à Corté. — Froideur entre Paoli et Napoléon.
— Opinion de Napoléon sur le fort de Corté. — Sa course à Pontenovo, — Ses
observations sur la Stretta d'Omessa et Luminada. — Un vieillard lui raconte
la bataille de Pontenovo. — Son avis sur le château de Serravalle. — Il
propose d'ériger un monument aux martyrs de la liberté.
Le
département ne pouvait pas demeurer indifférent aux événements d'Ajaccio. Il
envoya sur les lieux Colonna-Cesari, Arrighi et Cervoni[1]. Le rapport qu'ils firent,
après avoir examiné les choses, fut favorable au bataillon. Cependant,
les meneurs, appuyés par le commandant Maillard, ne cessaient de représenter
qu'il était dangereux, après ce qui était arrivé, de laisser le bataillon à
Ajaccio. « Le feu couve sous la cendre, disait-on ; les haines sont
assoupies, mais non pas éteintes. Il serait donc prudent d'envoyer le
bataillon dans une autre garnison. » Les gens de bien paraissaient partager
cette opinion. Il n'en fallait pas davantage pour que le général l'adoptât. Cinq
compagnies furent envoyées à Corté, les autres à Bonifacio. Ouenza partit
pour cette dernière résidence, sans donner aucun ordre à Bonaparte. Ce
dernier demeura donc quelques jours chez lui à attendre des instructions ;
mais, voyant qu'on paraissait vouloir l'oublier, il partit pour Corté sous
prétexte de voir son frère Joseph. Son véritable but était d'obtenir le
commandement des quatre compagnies qui y étaient stationnées. Paoli le reçut
froidement : il en fut péniblement affecté, au point qu'il garda sa chambre
pendant deux jours. Trouvant Paoli changé à son égard, il pensa qu'on l'avait
desservi : mais, trop fier pour descendre à se justifier, il préféra la
disgrâce à l'humiliation de demander une explication. Napoléon
voulut employer son séjour à Corté pour connaître les alentours de cette
ville, les lieux les plus célèbres par les faits d'armes que l'histoire et la
tradition nous ont conservés. Corté
lui paraissait une position susceptible de devenir une place de guerre
importante, même une forteresse imprenable, pourvu que l'on couronnât de
forts les hauteurs qui la dominent. Il riait de ceux qui regardaient le
château actuel comme tenable. « Avec deux pièces de canon bien pointées sur
les hauteurs de Tavignano, disait-il, je voudrais raser, en moins de
vingt-quatre heures, ce petit pain de sucre. Il n'a d'autre avantage que
d'être à l'abri d'un coup de main : bâti, comme il est, sur un rocher taillé
à pic par la nature, ce serait folie et ignorance complète de l'art militaire
que de tenter de le prendre d'assaut. Ce fort devrait être bloqué, dans le
cas où l'on manquerait de canons pour le battre. » Pontenovo
était depuis longtemps l'objet de sa curiosité. Il regardait ce fatal endroit
comme le tombeau de la liberté, comme l'écueil contre lequel avait fait
naufrage l'indépendance nationale. Il lui tardait, dans son impatience
patriotique, de verser des larmes sur les cendres de tant de patriotes que la
fortune ou les hommes avaient trahis. Il partit donc pour Pontenovo. La
Stretta d'Omessa, qui se trouve sur la route entre Corté et Pontenovo, attira
d'abord toute son attention. Cet endroit, célèbre dans l'histoire de la Corse
par la résistance héroïque de Sampiero, lui parut une position éminemment
militaire[2]. Après en avoir levé le plan, il
dit : — « Je reconnais Sampiero dans le choix de ce défilé ; mais ne
pourrait-on pas tourner cette admirable position, en côtoyant d'abord le Golo
et en se dirigeant ensuite sur Castirla ? Cela vaut la peine de s'en assures.
» Napoléon
longea la rivière jusqu'au pont de Castirla, en examinant chaque accident de
terrain. Il examina également les rochers à pie et les ravins profonds de
Santaregina et se rendit ensuite à Luminada. En arrivant dans cette dernière
position, il sentit le besoin de se reposer. Son guide[3] lui ayant demandé s'il était
content de sa promenade : « Oui, répondit-il, car je me suis convaincu
qu'avec vingt mille hommes et cinquante pièces de canon bien servies, on
pourrait défendre en même temps ce passage et celui de la Stretta d’Omessa
contre toute l'Europe en armes. » Vers le
soir, Napoléon et son guide redescendirent sur la grande route et la
suivirent jusqu'à Ponte-Alla-Leccia, où ils s'arrêtèrent à une petite
hôtellerie située à l'une des extrémités du pont. Cette hôtellerie n'avait
rien du confort moderne, c'était plutôt un caravansérail mauresque qu'une
auberge. Point de meubles, hormis une longue table et quelques banquettes ;
point de lits : on y dormait sur le plancher enveloppé dans sa cape ou dans
son manteau ; point de mets recherchés : il fallait se contenter d'un peu de
pain, de viande salée et de fromage. Les voyageurs s'y arrêtaient cependant
pour y passer la nuit ; l'assemblée était toujours nombreuse et animée. A
peine eut-on appris du guide qu'il conduisait un jeune officier d'Ajaccio,
qui voulait visiter Pontenovo pour rendre hommage aux martyrs de la liberté,
que tous les voyageurs qui se trouvaient dans l'hôtellerie firent foule
autour du nouvel arrivant et l'accablèrent de questions. Napoléon
leur parla avec une extrême bonté et leur demanda à son tour quelques détails
sur le combat de Pontenovo. Alors tous les regards se portèrent du côté d'un
vieux patriote qui y avait pris part et qui était heureux d'apprendre que le
jeune Bonaparte avait entrepris un aussi long voyage, dans le but de visiter
les lieux où tant de braves avaient succombé pour la cause commune. Ce
vieillard, après avoir félicité le jeune officier d'une si louable
résolution, lui dit combien il regrettait de n'avoir pu trouver la mort avec
ses camarades et s'écria ensuite avec l'accent d'une conscience satisfaite. «
Si je ne pus rencontrer une balle ennemie, « ce ne fut pas ma faute ! je n'en
évitai aucune ! » Charmé
que le sort lui eut amené un homme qui avait assisté à la journée de
Pontenovo, Napoléon se plaça à ses côtés et le pria de lui raconter ce qu'il
savait sur ce combat. Le vieillard ne consentit qu'avec peine à reporter sa
pensée sur une époque qui lui rappelait de si cruels souvenirs ; ne voulant
cependant pas le désobliger, il s'exprima en ces termes : Le
comte de Vaux, chargé du commandement des troupes d'invasion en remplacement
du marquis de Chauvelin qui venait d'être rappelé, était débarqué à
Saint-Florent dans les premiers jours du mois d'avril 1769. Les renforts
considérables qu'il avait amenés avec lui, les munitions et les armes de
toute espèce dont il était abondamment pourvu, les mouvements qu'il fit faire
à plusieurs de ses régiments et le langage qu'il tenait contre l'indépendance
insulaire nous dévoilaient toute la pensée du duc de Choiseul : ce ministre
voulait à tout prix subjuguer la Corse ; notre nationalité politique devait
absolument périr. Cependant,
loin de nous décourager, nous nous préparions au combat. Paoli établit son
quartier général à Rostino, afin de pouvoir mieux diriger les opérations de
la guerre. Persuadé que les Français auraient d'abord attaqué la Casinca ou
le Nebbio, il réunit dans ces d'eux provinces, après avoir fiait évaluer
Borgo, Ortale et Biguglia, le tiers des contingents qui étaient sotie les
armes[4]. Le
général français, voulant nous pousser à fractionner nos forces qui du reste
était bien inférieures aux siennes, fit commencer la lutte dans la Balagne
ainsi que dans le pays d'outre-monts et se mit lui-même en marche le 30
avril. Il partagea son armée en trois colonnes, dont en effet la première
devait s'emparer du Nebbio, la seconde de la Casinca et la te troisième
pénétrer par les gorges du Golo jusqu'à Pontenovo, pour nous prendre à dos,
si nous résistions encore dans le Nebbio, et pour nous couper la retraite,
dans le cas où nous eussions été forcés de nous replier sur Lento. Celle-ci
et la première devaient donc nous placer entre deux feux, nous obliger à
déposer les armes et opéi.er leur jonction à Pontenovo ou dans le Nebbio[5]. Théoriquement,
rien n'était plus mauvais que ce plan ; car ces trois colonnes, quoique les
deux dernières eussent reçu l'ordre de s'avancer réunies jusqu'à la rivière
de Golo, allaient être séparées pendant deux jours, par un terrain
très-accidenté et couvert de maquis impénétrables à des étrangers, qui n'en
connaissent ni les sentiers, ni les débouchés. Il leur était impossible de se
donner la main, dans le cas d'une attaque vigoureuse de la part des Corses. La
première colonne avait en outre une tâche bien difficile à remplir. A
l'inégalité du terrain se joignait la résistance qu'elle devait s'attendre à
rencontrer dans le Nebbio. Les hommes qui se trouvaient dans cette province
devaient, pour le moins, la tenir en échec pendant quelques jours. En
attendant, la troisième colonne aurait été cernée dans les gorges du Golo et
défaite, avant qu'elle eût pu recevoir le moindre secours. Ensuite, on serait
tombé sur la première et sur la seconde qui, peut-être, auraient éprouvé
successivement le même sort. Tel
fut réellement le projet que forma le général Paoli. Pour le mettre à
exécution, il donna ordre, dans tous les villages de l'intérieur, de se
rassembler au plus vite à Pontenovo. En peu de jours, quatre mille patriotes
étaient réunis et prêts à entrer en campagne. Mais,
le comte de Vaux déjoua nos calculs. Se trouvant à la tête de la première
colonne, il surmonta tous les obstacles de terrain par une manœuvre habile et
bien exécutée. Après avoir vainement harcelé pendant plusieurs jours nos
avant-postes dans le Nebbio, il tourna par surprise ceux qui les défendaient
vigoureusement, s'empara de Murato et envoya une partie de ses troupes sur
les hauteurs de Lento. Paoli
ignorait ces avantages ; car tous les courriers qui lui étaient expédiés et
ceux qu'il envoyait lui-même étaient fait prisonniers par l'ennemi. Aussi, il
ne changea rien aux dispositions qu'il avait prises. Des
quatre mille hommes qu'il avait sous la main il en avait placé trois mille à
Pontenovo et mille à Ponte-alla-Leccia. Le 8 mai, il enjoignit à ces derniers
de partir le lendemain, à la petite pointe du jour, de passer le Golo à Pontenovo,
de gagner les hauteurs de Canavaggia et de prendre en flanc la troisième
colonne ennemie aussitôt que le combat aurait été engagé à Pontenovo. — Ceux
qui gardaient le Nebbio devaient envoyer un corps à Bigorno pour se jeter sur
les derrières des Français au moment de l'action, les placer ainsi entre
trois feux, les acculer à la rivière et les forcer à se rendre. Le
terrain, il faut en convenir, n'avait pas été bien choisi ; cependant les
combinaisons avaient été si bien calculées, que si les ordres de Paoli
eussent été ponctuellement suivis, nous aurions, j'en suis convaincu,
remporté la victoire ou du moins empêché la défaite. Mais une triste fatalité
parut peser sur toutes nos opérations. Ceux du Nebbio s'étaient laissé
tromper, se trouvaient isolés et ne recevaient plus aucun ordre du quartier
général. Ceux du Ponte-alla-Leccia, aveu lesquels j'eus le malheur de nie
trouver, au lieu de partir à la pointe du jour, ne se mirent en marche qu'à
midi. Le chef que Paoli nous avait donné prit sur lui de différer notre
départ à cause du retard des vivres qu'on attendait de Corté. le lui fis
observer qu'il était d'une extrême importance pour la nation et même pour
nous de partir à l'heure qui nous avait été indiquée ; que quant aux vivres,
il pouvait les faire apporter à Pontenovo. Mes observations et mes instances
furent rejetées avec tant de hauteur que je fus sur le point de partir aveu
ma compagnie. Mais, réfléchissant que j'aurais été accusé d'orgueil et
d'insubordination ; que j'assumais une grande responsabilité, j'attendis avec
résignation le signal du départ. Le
corps de Pontenovo était informé, depuis le matin, que la colonne qu'il
attendait n'était plus qu'à une petite distance et il brûlait d'impatience de
se mesurer avec elle. A onze heures, l'avant-garde française se présenta à
deux portées de fusil du pont. Les patriotes ne consultent plus alors que
leur courage ; malgré l'ordre précis de n'engager le combat que lorsque nous
aurions occupé les penchants de Canavaggia, ils se précipitent avec vivacité
à la rencontre des ennemis. L'avant-garde
n'attendit pas le choc de ces braves, se replia sur le gros de la colonne,
laquelle se déploya sur un terrain d'environ quatre cents pas et commença un
feu bien nourri contre les assaillants. Ceux-ci s'emparèrent de deux rochers
qui dominent le chemin, menaçant de lui couper la retraite. Cette manœuvre
hardie porta l'épouvante dans les rangs des Français. On voyait déjà dans les
mouvements une hésitation qui annonçait le découragement, lorsque la colonne,
qui avait débouché sur les hauteurs de Lento et qui depuis le matin cheminait
par des sentiers couverts de maquis, fond tout à coup sur le flanc des
patriotes et les place entre deux feux. On s'aperçoit alors de l'imprudence
que l'on a faite ; on se repent, mais trop tard, d'avoir méconnu les ordres
du chef. On court vers le pont pour se couvrir de la rivière, mais une
compagnie de Suisses, d'Allemands, de déserteurs français, qui était restée
en réserve dans le camp, s'en empare pour obliger les fuyards à faire face à
l'ennemi. Cette imprudente résistance arrête les premières files, celles-ci
les secondes et ainsi de suite. En moins d'un quart d'heure, les abords du
pont sont couverts de patriotes qui, tous, pressés par l'imminence du danger,
demandent à passer sur la rive opposée. Pendant qu'on délibère, un régiment
arrive sur une espèce de plateau qui domine le pont, fait un feu roulant
presqu'à bout portant sur les malheureux qu'un excès de zèle ou de méchanceté
empêchait de se sauver. Enfin, la compagnie est forcée, le passage est
ouvert, mais le pont et ses alentours sont jonchés de morts et de mourants.
La retraite n'est plus qu'une défaite générale. La liberté du pays reste
enchaînée au char du vainqueur[6]. J'avais
demandé l'honneur d'être à l'avant-garde, je l'avais obtenu. Inquiet sur le
succès que pouvait avoir une pareille journée, fâché du retard qu'on avait
éprouvé jusqu'alors, je pressai mes gens. Mais j'arrivais à peine à Ponterotto,
lorsque les dernières détonations se faisaient entendre : je hâtai le
pas. Quels furent mon étonnement et ma douleur en arrivant, quarante minutes
après, sur le versant de Canavaggia ! Je vis les patriotes en fuite, les
ennemis maîtres du pont, le sol couvert de morts, et, groupés sur les côteaux
les plus rapprochés du pont, les femmes et les enfants des hameaux voisins
qui avaient envoyé tous leurs hommes valides au combat, regardant le champ de
carnage avec des gestes de douleur et des cris déchirants. A cette vue, je ne
fus plus maître de moi. Je m'élançai vers le pont plutôt dans l'intention d'y
trouver la mort que dans l'espoir de venger nos braves. Plusieurs de mes gens
me suivirent et voulurent partager mon danger. Nous
nous avançâmes à travers une grêle de balles jusqu'à une demi-portée de fusil
du pont, dans des maquis touffus, qu'on trouvait alors sur les bords de la
rivière. Nous fîmes de là un feu si bien nourri que l'ennemi n'essaya pas de
nous déloger de cette position. Nous espérions que nos camarades auraient
suivi notre exemple ; que nous aurions laissé indécis, du moins, le succès de
la journée. Nous fûmes trompés dans notre attente. Nos camarades, informés de
la déroute, n'avaient pas dépassé Ponterotto. A
la nuit close, n'ayant plus ni poudre, ni balles, craignant d'être cernés,
nous nous retirâmes sur les hauteurs de Canavaggia, où nous rencontrâmes
plusieurs de nos gens. Grand nombre de feux furent allumés, afin de faire
croire que nous étions en force. Nous conservions encore l'espoir que les patriotes
seraient revenus de leur frayeur, qu'ils se rallieraient à nous pour harceler
l'ennemi jusqu'à la Stretta d'Omessa, où il nous était possible de le
devancer, de lui fermer le passage et de prendre notre revanche. Nos
illusions s'évanouirent avec les ténèbres de la nuit. Le jour nous fit voir
l'immensité de nos pertes, dans le silence et la solitude d'une vaste
campagne. Nous
nous éloignâmes le cœur navré, ne sachant plus quel parti prendre. A
Francardo seulement, on apprit que Paoli était parti pour Corté. Je résolus
de le suivre avec ceux de mes gens qui conservaient encore du courage, mais
je ne pus le rejoindre qu'à Vivario. Il avait peu de monde avec lui. En me
voyant, il me dit avec l'accent de la douleur : — « Tout est perdu
! Je connais ta conduite à Pontenovo ; je regrette de ne pouvoir pas la faire
savoir à toute la Corse ; ce trait de dévouement et de bravoure ne devrait
pas être perdu pour l'histoire. » Nous
marchâmes alors de malheurs en malheurs. Nos opérations manquant d'ensemble,
tous nos efforts devenaient inutiles. Je suivis Paoli à Bocognano, à
Bastelica, à Levie et à Porto-Vecchio : je voulais m'expatrier avec lui, mais
il ne le permit pas. Retourne chez toi au plus vite, me dit-il, tâche de
conjurer l'orage. Quant à moi, je vais quitter l'île ; je chercherai un asile
en Angleterre, remmènerai ceux qui n'ont rien à perdre, ou qui, par des
circonstances particulières, se trouveraient fortement compromis. Tu n'es pas
de ce nombre, je t'invite à rester. Si plus tard tu crois n'être pas en
sûreté, tu viendras me trouver. Il m'embrassa et partit. Napoléon
avait écouté ce récit avec une attention soutenue ; par moments son regard
profond s'allumait ; quelquefois, une pensée soucieuse ridait ce beau front
qui semblait fait pour les couronnes. Lorsque le vieux patriote eut fini, le
jeune Bonaparte réfléchit un instant en silence et lui dit d'une voix agitée.
— « Êtes-vous sûr qu'il n'y ait pas eu trahison ? — J'aime mieux croire,
répondit tristement le vieillard[7], que nous n'avons été trahis
que par la fortune. » Le
lendemain Napoléon se rendit à Pontenovo, en leva le plan avec le plus grand
soin et parut étudier de nouveau la bataille. Il alla visiter ensuite le
château de de Serravalle, qui est sur la gauche, à environ une lieue du grand
chemin. Ce château, qui date du me siècle, est situé sur un mamelon qui
commande une jolie vallée agréablement accidentée d'une plaine, de ravins, de
Meaux, et au fond de laquelle on voit couler une rivière dont les eaux vont
se jeter dans le Golo. De
toutes les forteresses féodales de l'île, c'est sans contredit la plus vaste
et la mieux conservée. Napoléon en trouva le site pittoresque, et, après
avoir examiné ses murs crénelés et blanchis de mousse, il 'en leva le plan et
déclara que ce château était assez fort pour l'époque reculée où il avait été
bâti[8]. Sa
longue excursion terminée, Napoléon revint à Corté. « Qu'avez-vous appris
dans votre pèlerinage ? lui demanda quelqu'un. — Que nous avons toujours été
malheureux, répondit-il. » Quelques jours après, Napoléon proposa à Paoli de faire élever à Pontenovo uue pyramide sur laquelle on graverait les noms de ceux qui y avaient péri le jour du combat, et cette courte épitaphe : — Tombeau de la liberté et de ses martyrs. Paoli répondit qu'il ne fallait pas célébrer nos disgrâces, ni en perpétuer le souvenir par des monuments. « Ce combat, répartit Napoléon, sera malgré nous d'une malheureuse célébrité dans les annales de notre pays, comme le sont, dans l'histoire grecque et romaine, les batailles de Chéronée, de la Trebia et de Cannes. Il vaudrait donc mieux, peut-être serait-il encore plus glorieux pour nous de transmettre aux générations les plus reculées notre douleur et notre reconnaissance pour les victimes de Pontenovo. » Ce projet fut goûté par tous ceux qui étaient présents à cet entretien ; on l'aurait probablement réalisé, si les événements n'eussent consommé la rupture qui germait déjà entre Paoli et Napoléon. |
[1]
Cervoni était jeune alors, avocat à Corté et employé dans les bureaux de
l'administration. Quoiqu'il n'eût d'autre rôle dans cette commission que celui
de secrétaire, il en fut néanmoins le directeur. Il traita cette affaire avec
zèle, intelligence et probité. Bonaparte avait conçu dès lors de l'estime et de
l'affection pour lui. Charmé de le rencontrer plus tard à l'armée d'Italie, il
contribua à lui faire obtenir de l'avancement. En 1809, il avait le projet de
l'élever à la dignité de maréchal de l'empire ; mais une mort prématurée
termina la brillante carrière de Cervoni dans les champs de Ratisbonne.
[2]
Filippini appelle cet endroit la Stretta-Alla-Tinella ; mais fi est
évident qu'il s'est trompé. La Stretta-Alla-Tinella est plus bas, loin
d'Omessa, à un quart de lieue du Ponte-alla-Leccia et n'est nullement une
position militaire.
[3]
C'était un certain Ferracciolo, muletier de Corté, de qui je tiens ces détails.
[4]
Tous les Corses, depuis l'âge de seize ans jusqu'à celui de soixante, faisaient
partie de la milice nationale et servaient par tiers alternativement.
[5]
Les pièces du Dépôt de la Guerre, à Paris, que nous avons voulu compulser et
auxquelles des historiens, qui se sont occupés d'une manière sérieuse de
l'histoire de la Corse, paraissent avoir emprunté la plupart des détails qu'ils
donnent sur le combat de Pontenovo, diffèrent de ce récit, surtout au sujet de
la troisième colonne qui s'avança par les gorges dû Golo. Nous n'en avons pas
été surpris. Le général en chef, soit qu'il eût modifié les ordres reçus de
Versailles, soit pour un tout autre motif, pouvait bien omettre quelques
circonstances dans son Bulletin officiel. Mais ce qui ne peut pas se supposer,
c'est qu'un vieillard, racontant à ses contemporains cette bataille si
mémorable pour eux, étant d'ailleurs un des témoins oculaires, ait pu se tromper
ou ait voulu induire en erreur ; Aussi, nous en maintenons le récit dans toutes
ses parties, parce que nous le croyons véridique. (Notes de l'Éditeur.)
[6]
Paoli était à une lieue de là, sur la route de Rescamone, d'où il vit le combat
et la défaite, sans avoir eu le temps d'y apporter aucun remède.
[7]
Ce vieillard était mon père, Paul-Louis Nasica. Il m'a bien souvent raconté le
combat de Pontenovo et son entretien avec Bonaparte.
[8]
Note de l'Éditeur. — Ces excursions stratégiques et patriotiques dans
les montagnes de la Corse ne sortirent jamais de la mémoire de l'Empereur. Il
en parlait souvent à Ste-Hélène et se plaisait à détailler les grands traits de
l'île et sa structure physique ; il disait que les habitants des montagnes
avaient une énergie de caractère et une trempe d'âme qui leur étaient
particulières ; il s'y voyait dans sa jeunesse au milieu des précipices,
franchissant les sommets élevés, les vallées profondes, les gorges étroites et
recevant partout les honneurs de l'hospitalité. Ces souvenirs lointains d'une
terre à la fois agreste et gracieuse, où les orangers fleurissent au pied des
montagnes chargées de neige, semblaient rafraîchir le sang de l'auguste captif,
et lui faisaient oublier, pendant quelques instants, ses souffrances physiques
et morales.