Napoléon aspire à être
chef de bataillon. — Cuneo. — Ornano. — Pozzo-di-Borgo. — Peretti. — Quenza.
— Peraldi — Napoléon à la tête d'un parti. — Une de ses réponses. — Napoléon
appelle en duel Peraldi. — Dépenses de la famille Bonaparte. —Napoléon et sa mère.
— Napoléon harangue ses partisans. — Projet du parti contraire. — Les
commissaires. — Napoléon inquiet. — Il conseille un coup de main. — Bonelli.
— Peraldi. — Les deux partis en présence. — Ouverture de l'Assemblée. — Le
beau-frère de Pozzo-di-Borgo chassé de la tribune. — Quenza et Napoléon
nommés commandants. — Admiration de Napoléon pour les grands hommes de
l'antiquité. — César. — Alexandre.
On
allait former deux bataillons en Corse. La manière dont ils devaient
s'organiser éveilla l'ambition de tous ceux qui croyaient avoir quelque
influence sur le peuple. Les soldats nommaient leurs chefs, idée heureuse
dans une république de vrais citoyens, qui n'ont d'autre guide que la vertu
et la gloire nationale, mais source d'inconvénients et même de malheurs dans
un gouvernement où le choc des intérêts particuliers en change constamment la
forme et la tendance. Tous
ceux, à qui leur popularité ou leur fortune pouvait promettre une place dans
ces bataillons, se mirent sur les rangs. Napoléon pouvait-il rester immobile
dans ce mouvement presque général ? Il n'était que lieutenant d'artillerie[1], ce qui ne l'empêcha pas de
porter ses vues jusqu'à la place de chef de bataillon. Cependant il n'avait
pas une grande fortune pour acheter les suffrages. Fort jeune encore, il
devait craindre de ne pas inspirer assez de confiance. Tout autre que lui n'aurait
osé porter son ambition au-delà d'une place de capitaine et se serait estimé
heureux de pouvoir l'obtenir. Des concurrents nombreux, riches, d'une
influence reconnue, auraient découragé quiconque ne se sentait pas des forces
et des moyens extraordinaires. Napoléon avait pour ainsi dire tout contre lui
; mais son génie, sa volonté inébranlable, son étoile surtout devaient
l'emporter. C'était
le commandement du bataillon d'Ajaccio que Napoléon ambitionnait. Mais Cuneo (Pietrino), Ornano (Lodovico) de sainte Marie, hommes riches,
ayant beaucoup de relations, de crédit, se présentaient comme candidats pour
la même place. Pozzo-di-Borgo (Mathieu) n'était pas moins à redouter ; il
était lui aussi bien jeune, sans fortune, mais doué d'une âme ardente,
possédant beaucoup de talent naturel. Son frère, alors membre du département[2], lui donnait une importance qui
manquait aux autres. Cependant
celui des concurrents qui donnait le plus d'ombrage à Napoléon, c'était
Peretti (Ugo) de Levie, alors capitaine de
gendarmerie[3]. Peretti joignait à une grande
popularité une assez belle fortune, de plus la bienveillance de Paoli ; mais,
content de son grade, il ne voulut pas courir les chances d'une élection.
Quenza, son beau-frère, après une longue hésitation, fit cause commune avec
Napoléon. Désirant lui-même obtenir le grade de commandant en premier ou
celui de commandant en second du bataillon, il crut n'avoir d'autre parti à
prendre et résolut de réussir ou de succomber avec lui. Marius
Peraldi, quoiqu'il ne fia pas sur les rangs, était néanmoins un de ceux qui
devaient leur inspirer le plus de craintes, Candidat pour la prochaine
députation à la Législative, il exerçait une influence des plus marquée. Il
ne voulait pas de Quenza, moins encore de Bonaparte. Il
fallait donc monter la machine, s'emparer de tous les ressorts pour la faire
agir au gré des circonstances. Napoléon ne songea plus qu'au grade de chef de
bataillon dès qu'il eut arrêté dans son esprit de l'obtenir. Il devint d'un
côté taciturne et pensif ; de l'autre, plus aimable, plus caressant, plus
familier avec tout le monde. Il se promenait plus souvent dans les rues,
s'entretenait plus longtemps avec ceux qu'il rencontrait ; il visitait ceux
qu'il croyait pouvoir lui être utiles, les enchantait par ses manières
nobles, loyales, par le feu et la vivacité de son caractère, par son
patriotisme enfin, qu'il poussait jusqu'à l'enthousiasme Il
employait le jour à se captiver l'attachement de tous, la nuit à étudier ou à
se concerter avec ses amis sur les mesures à prendre pour assurer le succès
de leurs desseins. Il dédaignait tout moyen, toute ressource pour peu qu'il y
aperçût de la fraude, de la bassesse ou de la lâcheté. Il se laissait
entraîner, au contraire, aux conseils hardis, généreux, même violents. Il
s'écriait toujours « que l'honneur serait constamment son guide, qu'il se
garderait bien de le souiller au début de sa carrière. » Lorsque
Napoléon se trouvait tout à fait seul, il se livrait à l'étude ou se
promenait dans sa chambre, absorbé dans de profondes méditations. Le jour de
l'arrivée du courrier de France, il était presqu'invisible : les journaux
l'occupaient une bonne partie de la journée ; il passait le reste du temps à
écrire des notes pour ou contre ce qui l'avait frappé le plus. C'était
une chose ordinaire au jeune Napoléon, que de commenter, le soir en société,
les opinions politiques qu'il venait de lire pendant le jour. Il parlait, et
surtout il jugeait en homme d'État. Personne n'était au courant comme lui des
affaires du continent ; personne ne pouvait mieux les apprécier. Lorsqu'il
prenait la parole, il entraînait tout le monde à son opinion, plus par la
force de son intime conviction, que par ses mouvements oratoires. Ses idées
cependant étaient nettes, bien classées, sa parole était forte et vibrante ;
son raisonnement juste marchait droit au but. Toutes
ces qualités ne tardèrent pas à faire oublier son extrême jeunesse, pour ne
laisser apercevoir que son génie et son patriotisme. Son âme était pour ainsi
dire un foyer, où son parti puisait tous les jours une nouvelle chaleur. Tout
ce qui était extraordinaire, héroïque, faisait une profonde impression sur
Napoléon. Ses discours, ses actions annonçaient l'homme indépendant et loyal.
Fier avec ses adversaires, modeste, et presque sans amour-propre avec ses
partisans, il répétait souvent : « Qu'autant valait ne rien faire, que de
faire les choses à demi. N Son esprit se portait tout entier dans ce qu'il
disait, comme dans ce qu'il faisait. Un jour
qu'il se promenait tout seul sur le cours[4], on lui fit observer qu'il se
hasardait un peu trop ; qu'étant le chef d'un parti, il ne devait rien
aventurer. Il répondit, en portant la main sur son épée : « Si on
m'attaque de front, je ne crains rien, » et il continua à se promener, Peraldi
s'efforçait de jeter du ridicule sur Napoléon, en plaisantant sur sa taille,
sur en ambition, sur le peu de moyens qu'il avait pour réussir dans son
entreprise. Il s'en moquait avec ses partisans. Napoléon n'ignorait pas les
propos qu'il tenait sur son compte. Jeune
comme il était, à la tête d'un parti, il ne pouvait souffrir longtemps qu'on
portât atteinte à sa réputation. Chaque fois qu'on lui parlait de Peraldi, il
changeait de visage et finissait toujours par s'emporter. Il aurait voulu se
venger ; il l'aurait pu aisément ; mais un sentiment d'honneur d'un côté, de
mépris de l'autre, l'en empêchait. Aussi, dévorait-il en silence les propos
outrageants qu'on lui rapportait. Un jour cependant, sa patience fut à bout.
Il se jeta sur son épée, en jurant qu'il voulait à l'instant même obtenir
réparation des injures qu'on lui prodiguait. Il fit dire à Peraldi de se
trouver dans une heure, avec son second, à la chapelle des Grecs, pour vider
leur querelle. Peraldi voulait accepter et aller sur-le-champ au rendez-vous
; mais les conseils de ses parents, les prières de ses partisans, qui le
conjuraient de ne pas les exposer tous dans sa personne, l'en détournèrent.
Napoléon, après avoir vainement attendu jusqu'au soir, rentra en ville, sinon
tout à fait content, satisfait du moins d'avoir ainsi suffisamment humilié
celui qui était son adversaire et son détracteur. En
moins de deux mois, le parti de Napoléon s'était tellement accru, qu'il
menaçait d'absorber ses adversaires. Des défections journalières
affaiblissaient les uns, pour fortifier l'autre. La
maison Bonaparte était ouverte à tous ceux de son parti, et sa table était
toujours mise à leur intention. Le soir, on plaçait des matelas dans les
salles, sur les escaliers, afin de pouvoir donner l'hospitalité de la nuit au
plus grand nombre possible de partisans. Rien ne
coûtait à madame Bonaparte pour seconder les vues de son fils. Il n'y avait
pas de sacrifice qu'elle ne s'imposât volontiers à cet effet. La confiance
qu'elle avait en lui était déjà sans bornes. Un mot
de Napoléon était un ordre pour toute la famille Bonaparte. On ne discutait
pas avec lui : il se fâchait des observations, s'emportait à la moindre
résistance. Joseph même, qui était l'aîné, qui annonçait beaucoup de jugement
dans les affaires, qui, président du district d'Ajaccio, était alors entouré
d'une certaine considération ; Joseph enfin n'osait pas répliquer à son
frère. A la vérité, ce frère avait toujours raison, car il voyait juste en
tout. L'abbé Fesch était le seul qui, de temps à autre, se permît des
observations. Il ne lui en revenait que des réponses respectueuses ; mais
sèches. La seule personne avec laquelle le jeune Napoléon épanchait son cœur,
avec laquelle il entrait en discussion, qu'il tâchait de convaincre, en lui
faisant part de ses projets, de ses raisons ; la seule personne qu'il
écoutait paisiblement, qui pouvait le forcer à rendre compte de ses procédés
parfois bizarres et d'une originalité extravagante en apparence, c'était sa
mère. Il disait que c'était une femme qui pensait et raisonnait au mieux. «
Ma mère pourrait gouverner un royaume ; elle a l'esprit juste et ne se trompe
jamais. Son expérience et ses conseils me sont d'une grande utilité. » La
dépense à laquelle se livrait alors la famille Bonaparte était énorme,
comparativement à sa fortune. Madame Bonaparte s'en effraya et craignit de ne
pouvoir faire face jusqu'au bout à la candidature trop onéreuse de Napoléon. « Je
suis presque à bout de ressources, lui dit-elle un jour tristement, et à
moins de vendre ou d'emprunter... » Le jeune officier fit un geste. « Oh !
ajouta sa mère noblement, ce n'est pas la pauvreté que je crains, c'est la
honte. » « Ma
mère, répondit Napoléon, touché comme il devait l'être, ma mère, je vous en
conjure, reprenez courage et tâchez de me soutenir jusqu'à la fin. Il faut
marcher, nous sommes trop avancés pour reculer. Dans dix jours, le bataillon
sera organisé ; alors mes gens ne vous seront plus à charge ; ils seront
soldés par le gouvernement. Si je réussis, comme j'en ai l'espoir, notre
fortune changera. Une fois officier supérieur, mon chemin est fait. Une conflagration
générale va éclater en Europe ; une carrière brillante se prépare pour ceux
qui sauront hasarder à propos. Le métier des armes va l'emporter sur tous
les-autres. Je vous réponds que je saurai me frayer un chemin à travers les
erreurs d'une vieille routine. Je connais tous ceux qui ont fait leurs études
avec moi ; je puis vous assurer qu'il n'y en a pas quatre qui soient capables
de commander un régiment. J'espère qu'on aura besoin de moi. Au reste, j'ai
du cœur, je saurai me rendre nécessaire. Les dangers, les fatigues ne
m'épouvantent pas. Si je ne rencontre à la guerre une mort prématurée, j'y
rencontrerai infailliblement la gloire et la fortune. Ma mère, faites ce que
vous pourrez ; surtout ne vous affligez pas ; votre santé pourrait en
souffrir. J'ai besoin de votre constance comme de votre amour. » Napoléon
se retira tout ému, il passa dans son salon où on l'attendait. Le premier
qu'il aborda, ce fut Ortoli de Tallano. « Eh bien ! avons-nous des nouvelles
des commissaires ? — Oui, ils seront ici dans deux jours. — Tant mieux,
camarades, que chacun de nous fasse son devoir ; le moment approche où notre
union, notre appui réciproque vont décider de notre sort. Soyons fidèles à
nos engagements ; qu'on ne dise pas de nous : Ils avaient des traîtres parmi
eux, Les bons patriotes ne trahissent point. Quant à moi, vous me trouverez
toujours prêt à vous seconder ; je tiendrai tout ce que je vous ai promis :
ma sollicitude, mon attachement vous accompagneront partout. Nos destinées
sont désormais les mêmes, liées à un même anneau ; nous devons vaincre ou
succomber ensemble. Mais, que dis-je, succomber ! Nous devons vaincre ; nous
vaincrons ! soyons unis et la victoire est à nous. » Cette
courte harangue produisit son effet. Des applaudissements prolongés
marquèrent l'exaltation des esprits. Les promesses de fidélité, de dévouement
réciproques furent renouvelées sous la foi de l'honneur et du serment. Chacun
protestait de poignarder quiconque serait coupable de trahison ; chacun
voulait être le Caton, le Brutus de son parti. Bonaparte jouissait en
lui-même du résultat qu'il avait produit, car il en prévoyait toutes les
conséquences. Le
parti contraire n'était pas sans inquiétude ; toutefois, il ne désespérait
pas encore de l'emporter. Plusieurs chances de succès lui restaient.
L'argent, les caresses, les menaces, étaient des armes dont il pouvait se
servir. Mais la coopération surtout des commissaires, qui devaient organiser
le bataillon, était celle sur laquelle il comptait le plus. C'était là que
reposait l'ancre de salut. On s'y
était pris d'avance : Murati seulement alla mettre pied à terre chez Peraldi.
Grimaldi « alla tout droit chez Napoléon ; Quenza, qui était le troisième,
s'en alla chez Ramolino. La
manœuvre du parti contraire n'avait donc réussi qu'à demi ; néanmoins,
Napoléon sentait combien il importait de la déjouer tout entière. Il aurait
voulu cependant que l'on devinât son projet, qu'on le mît à exécution, sans
qu'il eût besoin d'en prendre toute la responsabilité sur lui. Ses adhérents
étaient certainement braves et décidés à tout entreprendre, même au risque de
leur vie ; mais ils étaient peu capables de concevoir par eux-mêmes un projet
aussi hardi, aussi difficile à exécuter. Son génie, ou pour mieux dire, son
audace pouvait seule ne pas être effrayée à l'idée d'enlever de vive force
Murad, en présence d'un parti nombreux, qui, par ses relations, son
exaspération, était redoutable. Mais son étoile l'appelait à jouer un rôle
fort extraordinaire sur la scène du monde ; ce premier pas ne devait être que
l'avant-coureur des grands coups d'État qu'il devait frapper par la suite. Les
commissaires étaient arrivés le soir ; Bonaparte avait veillé toute la nuit.
A peine le jour commençait à poindre qu'il se promenait dans la rue ; ses
partisans ne tardèrent pas à le rejoindre, et l'accompagnèrent chez lui. Il
avait l'air pensif, rêveur, la figure pâle. Tantôt il se promenait, tantôt il
se jetait sur une chaise comme épuisé de fatigue, puis se relevait
presqu'aussitôt, se promenait encore. L'inquiétude et la confiance, la
crainte et l'espoir se peignaient tour à tour sur ses traits. Des mots
entrecoupés lui échappaient comme malgré lui ; il interrogeait sans faire
attention à la réponse ; si on le questionnait, il ne répondait que par des
monosyllabes, qui assez souvent prouvaient qu'il n'avait pas fait attention à
la demande. Tout le monde enfin s'apercevait qu'il était fortement préoccupé,
qu'il mûrissait un grand dessein ; mais personne ne pouvait pénétrer sa
pensée. Trois
heures de relevée étaient sonnées ; les craintes, les inquiétudes de Napoléon
s'étaient communiquées aux siens ; sans songer encore à déserter,
quelques-uns commençaient à regretter de n'avoir pas embrassé le parti
contraire. L'approche de la nuit menaçait Napoléon d'une défection presque
générale, et ses adhérents les plus dévoués prévoyaient qu'on aurait eu
recours à tous les moyens pour l'obtenir. Il n'y avait donc pas un instant à
perdre. Ce fut alors que Bonelli[5] de Bocognano, qui ne l'avait
pas quitté de toute la journée, lui dit : « Depuis hier au soir, vous ne
faites que « rêver ; n'avez-vous rien encore à nous commander ? »
Napoléon répartit, avec l'accent d'une indignation longtemps comprimée, mais
d'une manière caressante et confidentielle : — « Ai-je besoin de vous donner
des ordres ! Ne voyez-vous pas ce que l'on doit faire ! — Non, expliquez-vous
? — Il faut un coup de main. Il faut enlever le commissaire de la maison
Peraldi. — Pour le conduire ? — Quelqu'autre part... même chez moi, si vous
voulez. — Allez m'attendre, vous aurez de ses nouvelles. » Bonelli
assemble les siens, leur fait part de ce qu'il va entreprendre. Il n'y en a
pas un qui ne demande à partager avec lui les dangers d'une pareille
entreprise. Chacun veut être le premier à enfoncer les portes de la maison
Peraldi, quoique l'on soit presque certain d'y trouver la mort. Bonelli, en
homme de tète, ne voulut avec lui que trois des plus braves ; il ordonna aux
autres de se glisser dans les maisons environnantes et de se tenir prêts à
l'appuyer en cas de résistance. Tout fut fait en un clin d'œil. On
frappe à la porte de la maison Peraldi ; un domestique ouvre pour dire que
ses maîtres sont à table. Bonelli s'avance sans faire attention à la réponse,
tandis que ses trois camarades se placent en échelon dans le corridor. Les
convives, étonnés de la brusque apparition de Bonelli, armé de pied en cap,
se lèvent ; celui-ci s'adresse au commissaire. « Monsieur, j'ai à vous parler
et il faut que vous me suiviez. -- Où ? — Je vous le dirai tout à l'heure. —
Mais, Monsieur.... — Point d'observations ; voulez-vous des violences ? — Oui,
des violences, précisément des violences, répartit madame Peraldi outrée de
colère, je ne souffrirai pas qu'on vienne m'insulter chez moi... y
pensez-vous !... Sortez ! » Ceux qui étaient dans le corridor, et jusque sur
l'escalier, entrèrent : madame Peraldi fut écartée. Peraldi, Jean[6], voulait courir dans sa chambre
pour prendre ses armes ; mais Bonelli, le couchant en joue, lui cria : — « Si
vous faites un pas, je vous tue. » Pendant
ce temps, le commissaire, objet de la dispute, était sorti ; Bonelli le
rejoignit dans la rue, le rassura, et l'emmena chez Bonaparte. Celui-ci
l'accueillit avec beaucoup de politesse, se plaignit de ce qu'il ne l'avait
pas honoré plus tôt de sa présence. « J'ai voulu, dit-il, que vous fussiez à
votre aise, libre, entièrement libre. Vous ne l'étiez pas chez Peraldi. Ici,
vous êtes chez vous ; personne ne vous parlera de l'objet de votre mission.
Vous pouvez, sans crainte, être juste et impartial. Si les protégés de
Peraldi réunissent plus de suffrages que moi, je ne me plaindrai ni d'eux, ni
de vous, mais seulement de ma mauvaise fortune. D'ailleurs vous êtes libre
d'aller chez qui il vous plaira ; je ne prétends pas vous contraindre à
demeurer chez moi ; vous y seriez trop mal pour que je veuille vous y retenir
malgré vous. » — Murati s'excusa en disant que n'ayant pas de relations dans
la ville, il avait dû accepter l'hospitalité qu'on lui avait offerte[7] ; que du reste il était bien
aise de se trouver chez Napoléon, qu'il n'en sortirait point pour aller dans
une autre maison. Cette
audacieuse démarche impressionna fortement tout le monde, et inspira la
frayeur aux uns, la confiance aux autres. On courait dans les rues, on
s'assemblait sur les places, on engageait de vives discussions sur les
mesures à prendre pour réparer la honte d'une pareille violence. Ceux-mêmes
qui n'avaient rien à faire dans les partis ne pouvaient pas endurer un
affront fait, disaient-ils, à la ville plus qu'à la faction contraire.
Cependant, les adhérents de Bonaparte s'étaient ralliés autour de sa maison ;
ils attendaient dans une attitude menaçante le signal de fondre sur la foule.
Heureusement Peraldi vit tout le danger qu'il y aurait eu à vouloir reprendre
par la force ce que la force lui avait enlevé. Il ne jugea pas à propos de
s'engager dans un combat, où toutes les chances étaient contre lui, pour
réparer un affront qu'il croyait devoir, à la longue, tourner contre ses
adversaires. Puisqu'ils s'étaient si hautement compromis, il espérait pouvoir
les écraser, les lois à la main, sous le poids de leur propre faute. Mais, il
se trompa dans ses calculs ; Napoléon, réduit à la nécessité de vaincre ou de
paraître criminel, déploya une habileté extraordinaire, un sang-froid
étonnant dans un jeune homme de son tige : il parvint à renverser tous les
projets de ses ennemis et à faire triompher sa propre cause. La nuit
s'écoula dans des inquiétudes réciproques ; chaque parti se tint sous les
armes, comme si on eût été en présence de l'ennemi, à la veille d'une
bataille. Le jour parut enfin, ce jour qui allait éclairer les premiers pas
de l'homme, dont les victoires et les infortunes devaient influer si
puissamment sur la destinée des peuples. Les
commissaires firent annoncer que l'assemblée se tiendrait à Saint-François et
que personne ne devait se présenter armé. On obéit de chaque côté. Les armes
apparentes restèrent dans les maisons ; mais tous étaient pourvus d'armes
cachées, de sorte qu'à la moindre irritation la mort pouvait partir de chaque
bras, tout aussi bien que si l'on eût été armé de pied en cap. Pozzo
di-Borgo, Jérôme[8], recommanda aux siens la
prudence et la modération : « Mes amis, dit-il, nos adversaires ont fait une
fausse démarche ; ils se sont engagés dans une route qui les mène à une perte
certaine. N'allez pas, par quelque imprudence, les tirer de l'abîme qu'ils se
sont creusé à eux-mêmes. Ne vous oubliez pas dans ce jour : modérez-vous
autant que possible ; souffrez tout : le moindre emportement de notre part
pourrait être fort nuisible à nos intérêts, en même temps qu'il serait d'un
grand secours à nos ennemis. Vous savez qu'ils ont enlevé le commissaire ;
que, par cela seul, ils vont s'attirer l'animadversion du gouvernement.
Ainsi, s'ils l'emportent, les opérations de l'assemblée seront pour le moins
annulées ; s'ils ont le dessous, comme tout porte à le croire, ils seront
infailliblement poursuivis devant les tribunaux. Pour le moment, nous devons
nous borner à protester contre la pression exercée sur l'assemblée, contre la
violence faite au commissaire dans la journée d'hier... Enfin laissez-vous
guider, je vous réponds du succès. » En peu
d'instants, ce discours fut répété par tous ses partisans : chacun ne songea
plus qu'à se modérer, qu'à répondre à l'attente des chefs : on se berçait de
l'espoir que, dans toutes les hypothèses, Bonaparte et les siens devaient
échouer. Les
partis se présentent à l'église, la passion dans le cœur ; mais la confiance
sur les visages, les uns prêts à tout faire pour remporter la victoire, les
autres décidés à tout endurer pour empêcher un éclat, qui pouvait amener des
conséquences fâcheuses et compromettre leur cause. Un morne silence régna
d'abord dans l'assemblée, comme si on eût dû assister à une cérémonie
religieuse. Pozzo-di-Borgo (Mathieu) profita de ce moment pour monter à la tribune,
afin de protester contre la violence faite au commissaire, contre la nullité
des opérations de l'assemblée. Aussitôt un chuchotement se fait entendre et
presque en même temps un trépignement improbateur. Pozzo-di-Borgo continuait
de rester à la tribune, dans l'espoir que le calme se rétablirait, qu'il pourrait
remplir la mission dont il avait été chargé par son parti, lorsqu'une forte
explosion de voix : A bas l'orateur, lui annonça l'impossibilité de se faire
entendre. Cependant il gardait encore la place, s'efforçant d'une voix forte
et assurée de réclamer un moment de silence. Peut-être serait-il venu à bout
de se faire écouter, s'il n'avait pas été saisi par les jambes et traîné
jusqu'au bas de la tribune. En vain cria-t-il aux armes, en vain demanda-t-il
du secours ; ses partisans, sourds à ses cris, restèrent muets et spectateurs
indifférents d'une scène aussi scandaleuse qu' effrayante. Napoléon
seulement, ainsi que les gens modérés de chaque parti, et surtout le
capitaine Casanova, Quilicus de Sartène, homme de bien et de cœur, indignés
de celte violence, s'empressèrent de l'entourer, de lui faire un rempart de
leur corps. Usant de leur influence, à force de raisons et de menaces, ils
parvinrent enfin à l'arracher d'entre les mains de ceux qui l'avaient saisi
et à le mettre à l'abri de toute attaque ultérieure. C'est à eux seuls qu'il
dut son salut. D'après
ce qu'on vient de voir, le résultat des opérations de l'assemblée ne peut
désormais être incertain. Napoléon ignorait lui-même qu'il faisait alors son
apprentissage, et que ces violences n'étaient que le prélude d'un autre drame
politique ; que cette séance n'était qu'une faible image de celle du 18
brumaire, dans laquelle il était appelé par sa fortune à jouer un rôle si
décisif pour le repos de la France et du reste de l'Europe. Qui eût pensé que
cette assemblée, que cette journée portaient dans leur sein les destinées du
monde ? Qui aurait pu lui prédire que ce jour-là lui frayait le chemin qui
devait le mener au trône de Charlemagne et des anciens Césars ? Quenza
fut nommé chef de bataillon en premier, Napoléon en second. Ce dernier se
piqua de générosité et de reconnaissance. Quenza s'était abandonné à sa
discrétion ; il voulut prouver aux siens et aux autres qu'il n'abusait pas de
la confiance qu'on plaçait en lui, qu'il savait même sacrifier son
amour-propre et ses intérêts. Les
sentiments d'honneur, de vertu, de liberté, étaient profondément gravés dans
son cœur. Athènes, Thèbes, Sparte, Rome étaient toujours dans sa bouche comme
dans son esprit. A chaque instant, il citait l'exemple do quelques-uns des
grands hommes de ces républiques. Il parlait avec enthousiasme des
Thémistocle, des Epaminondas, des Léonidas, des Camille, des Fabricius, des
Scævola, des Scipion, des Gracques, des Brutus, des Caton, des Pompée, de
tous les héros de l'antiquité. Mais celui qui, dans son âme, l'emportait sur
tous, c'était César : César était son idole. La lecture de ses Commentaires
l'enflammait au point qu'il passait des nuits entières sur cet ouvrage. Il en
savait plusieurs passages par cœur. Il était passionné pour le style de
César, mais beaucoup plus encore pour ses exploits[9]. Napoléon
pensait que César avait été le plus grand capitaine du monde, le plus grand
citoyen de Rome. « Sans la vanité, sans l'ambition envieuse :de Pompée,
disait-t-il, César n'aurait jamais songé à se rendre le maitre de Rome. Il
aimait la République plus que Pompée, pour le moins autant que Brutus, autant
que Caton. Cependant il ne pouvait souffrir d'être inférieur à personne,
quoiqu'il se sentît la force d'être l'égal de tous. Le grand édifice de la
République étant prêt à s'écrouler de fond en comble, il comprit la nécessité
de s'en emparer le premier pour en changer la forme, et la tendance. Sans
doute, il aurait sauvé la République, si le poignard de Brutus ne l'avait pas
arrêté au milieu de sa carrière. D'ailleurs, quel est l'homme qui ne voudrait
pas être poignardé à la condition d'avoir été César ! Un faible rayon de sa
gloire dédommagerait bien largement d'une mort prématurée ! Alexandre est
grand, ses victoires, ses conquêtes éblouissent, mais elles n'intéressent
pas, peut-être parce qu'il était roi, parce qu'elles étaient marquées au coin
de l'ambition et d'un amour désordonné de la gloire personnelle. Je suis
l'aiche de trouver pour lui Montesquieu. Ce grand publiciste, qui juge si bien
des gouvernements et des peuples, n'aurait pas dû se faire l'apologiste d'un
roi despote[10]. César, au contraire, nous
transporte, nous entraîne avec lui dans les Gaules, nous fait prendre part à
ses combats, à ses victoires ; nous associe, pour ainsi dire, à sa fortune.
Jusque sur les bords du Rubicon, au moment même où l'injustice de Rome et
l'ambition de Pompée le poussent à violer le sol sacré de la patrie, il
inspire un vif intérêt, un véritable attachement pour sa cause. On est, pour
le moins, indulgent envers un grand capitaine réduit à l'affreuse nécessité
de défendre sa gloire et les braves qui la partagent avec lui ! Oh ! que
César dut avoir le cœur navré, lorsque ses aigles victorieuses prirent le
chemin de Rome ? Ses intentions ont été calomniées, parce qu'elles ont été
méconnues. En effet, qui est-ce qui pouvait planer assez haut pour connaître,
pour bien juger César ! Pour moi, quoi que l'on en dise, si je devais me
choisir un modèle, ce serait César, et seulement César, qui aurait la
préférence. » Tels étaient les principes, les élans de Bonaparte,
lorsque sa position actuelle, l'ordre naturel des choses semblaient devoir
lui interdire tout espoir d'égaler le modèle qu'il devait surpasser un jour
en victoires et en puissance. Le
parti de Napoléon, étant le plus fort, nomma tous les officiers et
sous-officiers du bataillon. Presque tous furent contents, car tous obtinrent
ce qu'ils désiraient. Jacques Peretti de Levie, Jean-Baptiste Ortoli de
Talla-no, Jean Peretti d'Olmeto, Antoine-Pierre-André Ortoli de Sartène,
Grigiolo Pietri de Porto-Vecchio, Ottavi d'Appietto, Costa de Bastelica,
Bonelli et Orsoni de Bocognano, ainsi que Gabrielli de Ciamannaccie, furent
nommés capitaines. Plusieurs autres eurent le grade de lieutenant, de sous-lieutenant,
de sous-officier, suivant l'influence qu'ils avaient exercée et leur
coopération au succès de la cause commune. Après
trois jours, les procès-verbaux furent clos et signés, aux cris de vive le
roi ! vive la constitution ! vive l'Assemblée législative !
vive Bonaparte ! L'allégresse de la victoire était empreinte sur les
visages des vainqueurs, et faisait contraste avec l'humiliation, le silence
et l'abattement des vaincus. Ceux-là parcouraient la ville en chantant, au
milieu de bruyantes acclamations ; ceux-ci, au contraire, s'enfermaient chez
eux, honteux de paraître en public après avoir essuyé une défaite aussi complète.
Cependant ils trouvaient une sorte de consolation dans l'espoir presque
certain de vaincre et d'humilier à leur tour les vainqueurs du moment. La
haine a, elle aussi, des douceurs, en attendant l'heure de la vengeance. « È dolce l'ira in aspettar vendetta. » |
[1]
Il est positif que Napoléon était alors lieutenant ; sa promotion datait,
assure-t-on, du 1er avril de cette même année 1791.
[2]
Aujourd'hui ambassadeur de toutes les Russies à Paris (i827).
[3]
Maintenant lieutenant-colonel en retraite, chevalier pensionné de l'ordre royal
de Saint-Louis (1827).
[4]
Rue Royale, depuis 1815.
[5]
Connu sous le nom de Zampaglino, aujourd'hui chef de bataillon en retraite.
[6]
Marius était parti pour Paris comme député à la Législative ; son frère, Jean,
le représentait en Corse.
[7]
La ville d'Ajaccio n'avait même pas, à cette époque, une bonne auberge.
[8]
Ce Jérôme Pozzo-di-Borgo était le beau-frère de M. le comte Pozzo-di-Borgo,
aujourd'hui ambassadeur de toutes les Russies (1827).
[9]
Bonaparte en Italie est César dans les Gaules. En voyant l'un manœuvrer sur le
Pô, en présence de Beaulieu, on croit voir l'autre opérer sur l'Allier (Elaver)
pour tromper Vercingétorix. Sur une foule de points, le sort et les exploits de
ces deux grands capitaines se ressemblent. Les dangers, le bonheur du départ,
de l'un de Brunduze pour la Grèce, celui de l'autre, de Toulon pour l'Egypte ;
la défaite d'Afranius, la prise de Lérida, celles de l'archiduc Ferdinand,
d'Ulm ; le débordement de la Sègre ; celui du Danube. Quels rapprochements !
[10]
Voir les chapitres XIV
du livre X et VIII
du livre XXI de l'Esprit des lois.