Napoléon part pour
Valence. — Une de ses lettres. — Le général Bouillé. — Louis XVI. —
L'Assemblée constituante. — Napoléon après la déclaration de Pillnitz. —
Garde nationale soldée.
Après
avoir écrit la lettre qu'on vient de lire, Napoléon quitta Ajaccio et se
rendit de nouveau à Valence. Les partis, irrités par le froissement des
intérêts et des ambitions, étaient plus que jamais acharnés les uns contre
les autres. La révolution, après avoir ébranlé l'Europe, était à la vielle
d'en être écrasée. La suppression des titres et des armoiries, la
constitution civile du clergé, le code militaire avaient embrasé la France. L'émigration
se recrutait tous les jours ; les nobles, les officiers et les partisans de
l'ancien régime quittaient le royaume dans l'espoir d'y ramener les
privilèges, et l'arbitraire. Ils allaient grossir les rangs des hordes qui
méditaient l'envahissement de la patrie. Tel était l'égarement de leur haine,
qu'elle les aveuglait sur la honte dont se couvre le citoyen qui livre sa
nation à la merci de l'étranger. Napoléon,
dont le courage ne se démentait jamais, se récria hautement contre ceux de
ses camarades qui chancelaient et paraissaient pencher pour l'émigration. Il
soutenait que c'était lâcheté, trahison, folie même, que de quitter la
France, lorsque l'Europe en armes se préparait à marcher contre elle. Son
exemple, son langage et sa fermeté déconcertèrent les menées de ceux qui
auraient voulu entraîner à la révolte le corps d'officiers qui se trouvait
alors à Valence. Comme s'il eût eu le pressentiment que la révolution le
couvrirait de gloire, il se mit, aussitôt arrivé, à voyager en Dauphiné,
'pour connaître l'esprit des paysans. Tout allait à souhait pour lui. La
lettre qu'il écrivit pendant sa course ne sera pas déplacée ici. On la lira
peut-être avec plaisir. Serve,
près St-Valery en Dauphiné, le 8 février. Je
suis dans la cabane d'un pauvre, d'où je me plais à t'écrire après m'être
longtemps entretenu avec ces bonnes gens... 11 est 4 heures du soir, le temps
est frais, quoique doux ; je me suis amusé à marcher ; la neige ne tombe pas,
mais n'est pas loin... J'ai trouvé partout les paysans très-fermes sur leurs
étriers — surtout en Dauphiné : ils sont tous disposés à périr pour le
maintien de la constitution. J'ai
vu à Valence un peuple résolu, des soldats patriotes et des officiers
aristocrates ; exception cependant, puisque le président du club est un
capitaine nommé Du Cerbeau. C'est un capitaine du
régiment de Forez en résidence à Valence. Les
femmes sont partout royalistes. Ce n'est pas étonnant ; la liberté est une
femme plus jolie qu'elles, qui les éclipse. Tous
les curés du Dauphiné ont prêté le serment civique ; l'on se moque des cris
des évêques. Il
ne faut pas tant plaindre notre département ; je connais les personnes qui
composent celui de Valence : elles ne valent pas les nôtres. Le
club est ici composé de 200 personnes ; quand ils tiennent leurs sessions
publiques ils s'assemblent dans une église, les femmes y vont alors. Ce
qu'on appelle la bonne société est aux trois quarts aristocrate, c'est-à-dire
qu'ils se couvrent du masque des partisans de la constitution anglaise. Il
est vrai que Peretti a menacé Mirabeau d'un coup de couteau. Cela n'a pas
fait honneur à la nation. Il
faudrait que la société patriotique fit présent d'un
habillement complet corse à Mirabeau, t'est-à-dire d'une barrette, veste,
culotte et caleçon, cartouchière, stylet, pistolet et fusil ; cela ferait un
bon effet. Dimanche
prochain, le département de la Drôme nommera son évêque ; il est probable que
te gent un curé de Valence. Je
n'entends, rien de nouveau, ainsi il faut que tout soit tranquille. La
société patriotique de Valence a envoyé Une députation pour tâcher de
concilier Avignon avec Carpentras. Cette députation se joindra aux
députations des sociétés de l'Escot, de Rouge, de Montélimar, etc., etc. Je
vous embrasse, mon cher Fesch. La voiture passe, je vais le joindre, nous
couchons à St. Valéry. BUONAPARTE[1]. On
parla beaucoup à Valence de l'expédition du général Bouillé contre le
régiment révolté à Nancy : on en disait du bien ou du mal, suivant le parti
qu'on avait embrassé. Quant à Napoléon, il trouvait que ce général avait fait
son devoir et mérité les félicitations de l'Assemblée. Il aimait la
révolution, mais non pas la révolte. La
fuite et l'arrestation du roi produisirent dans les clubs, dans les sociétés,
dans les réunions publiques ou privées, des discussions orageuses. Les uns
accusaient, condamnaient l'Assemblée ; ils en auraient voulu la dissolution.
Les autres demandaient, avec le Patriote français, la déchéance du roi.
Napoléon évita, tant qu'il put, de prendre part à ces débats ; mais, forcé un
jour de s'expliquer, il dit » que le roi, poursuivi par une espèce de
fatalité, marchait de faute en faute ; que sa fuite était la plus grave comme
la plus imprudente de toutes celles qu'il avait commises jusqu'alors ; que
néanmoins toute la responsabilité devait peser sur les conseillers perfides
qui trahissaient la nation et le monarque, en les poussant tous les deux vers
un gouffre de malheurs. A son avis, le parti le plus sage était celui qui
avait été adopté par la majorité de l'Assemblée : il sauvait le trône et la
France du fléau de. la guerre civile. » La fameuse
déclaration de Pillnitz jetait le gant à la révolution, en menaçant de
l'étouffer. Napoléon ignorait que la lutte qui allait s'engager devait lui
faire parcourir tous les extrêmes de la vie ; il ne se doutait pas qu'il en
serait le héros tout à la fois et la victime ; néanmoins le sort des combats
sourit à son âme avide de gloire. Il ne rêva plus que guerre et batailles.
Son zèle égalait son enthousiasme et son patriotisme. Partout, dans toutes
les occasions, il ne cessait de se récrier contre les menaces et les
rodomontades des puissances du Nord. « De quel droit, disait-il, se
mêlait-on de nos affaires ? Depuis quand la France se trouverait-elle sous la
tutelle de l'étranger ? Voulait-on la faire descendre au rang des puissances
secondaires ? Espérait-on la calomnier impunément ? Prétendait-on lui faire
oublier sa gloire et lui enlever le sentiment de ses forces et de ses droits
! Notre siècle pouvait bien avoir ses Turenne, ses Condé. La France n'était
point une nation déchue pour qu'on lui fît la loi ; elle avait coutume de la
dicter à l'Europe. On voulait la faire ressouvenir de sa puissance et de ses
victoires. Malheur à ceux qui osaient la provoquer ! Insensés ! ne voyait-on
pas que la révolution marcherait à pas de géants, à la conquête du monde ;
que l'attaque et la résistance multiplieraient ses forces, comme ses
égarements ! » L'Assemblée constituante, dont le courage, la prévoyance et l'activité répondaient aux exigences de l'époque, ordonna une levée de cent mille hommes de garde nationale soldée, pour contribuer à la défense de la patrie. Ce fut alors que Napoléon entrevit pour la première fois qu'une grande carrière pouvait s'ouvrir devant lui ; il ne balança pas à s'y jeter ; il devait la parcourir jusqu'au bout. Il crut à la possibilité d'obtenir un grade supérieur dans cette nouvelle organisation ; il n'en fallut pas davantage pour qu'il se décidât à rentrer en Corse. Sa présence y était nécessaire pour l'accomplissement de ses desseins. Vers la fin d'août, il débarqua à Ajaccio. |
[1]
Cette lettre conserve endors le cachet en cire rouge. L'empreinte n'a pas été
bien prise, cependant on y remarque deux lions soutenant un écusson sur lequel
on voit une raye ou zodiaque, une étoile surmontée d'une couronne. Il
paraîtrait que le cachet contiendrait d'autres emblèmes, mais on ne peut pas
les reconnaître ; il n'est pas plus grand qu'une pièce de dix sous. Ce sont
évidemment les armes de la maison Bonaparte.