Napoléon à Brienne. —
On veut lui faire subir le sort des nouveaux venus. — Il met bientôt un terme
aux mauvaises plaisanteries. — On le punit. — Sa réponse au maître de
quartier. — Le père Patrault. — Le portrait-da duc de Choiseul. — Progrès de
Napoléon. — Bienveillance de la maison de Brienne. — Une lettre de Napoléon.
— De Kéralio. — De Regnault. — Napoléon à Paris. — Ses nominations de cadet
gentilhomme et de lieutenant. — Il va à Valence. — Demazzis. — Il concourt à
l'Académie de Lyon. — Il travaille à l'histoire de la Corse. — L'abbé Raynal.
— Napoléon dirige l'éducation de ses frères et sœurs. — Anecdote sur la
bombe. — Cabinet de /MIL — Le chêne antique.
En
entrant à l'école militaire de Brienne, Napoléon sentit promptement qu'une
vie nouvelle commençait pour lui. Aux soins affectueux de ses parents
succédait une discipline sévère ; au tendre sourire de sa mère, la
physionomie dure et sombre des professeurs, qui, à l'exception d'un seul, ne
savaient guère tempérer l'exercice de leur autorité par la douceur et la
bienveillance des manières. D'un autre côté, ses condisciples, loin de se
prêter aux habitudes de supériorité et de commandement qu'il avait contractées
à Ajaccio avec les enfants de cette ville, voulurent le faire passer par les
petites avanies auxquelles les anciens avaient coutume de soumettre les
nouveaux venus. Mais, si son cœur eut à souffrir des procédés de ses maîtres,
sa fierté naturelle se révolta contre la tyrannie de ses camarades et mit
bientôt un terme à leurs mauvaises plaisanteries. Dès les premiers jours, il
repoussa à coups de règle deux de ses condisciples, qui, dans la classe,
voulaient s'amuser à ses dépens. On le mit aux arrêts pendant trois jours.
Ensuite le maître de quartier lui fit une semonce. — « Si à l'avenir, lui
dit-il, vous n'êtes pas sage, on vous mettra en prison. » — « Eh bien !
Monsieur, vous pouvez m'y mettre dès à présent, car je suis décidé à nie
faire justice de quiconque s'avisera de plaisanter sur moi. » — « Mais
personne ne vous plaisantera. » — « Alors, Monsieur, je vous réponds de moi.
» Le père Patrault, qui était présent, fut étonné de trouver dans un enfant
de son âge tant d'énergie et tant d'aplomb. La
première fois que Napoléon aperçut dans une des salles de l'école le portrait
du duc de Choiseul, il s'approcha d'un air sombre du tableau et dit tout haut
du ton de la menace : « Tu me rendras compte un jour du sang que tu as fait
couler dans ma patrie et des libertés que tu nous as ôtées. » Puis, se
tournant vers quelques élèves stupéfaits de cette apostrophe, il ajouta avec
dédain : « qu'il était honteux de garder à Brienne le portrait d'un homme tel
que le duc de Choiseul. » Cette
incartade patriotique fut bientôt connue des professeurs et les indisposa
contre le jeune Corse, au caractère impétueux et indompté, qui ne ressemblait
en rien à ses condisciples. Le père Patrault seul devina, dès lors, le génie
qui se cachait sous cette rude écorce. Il étudia cet enfant à l'âme
inflexible, et se prit pour lui d'une affection qui ne se démentit jamais. Les
progrès du jeune insulaire furent bientôt remarqués à l'école. Son aptitude
au travail, son adresse étonnante aux exercices militaires le firent souvent
proposer pour modèle à tous les élèves de sa classe. Rien ne le rebutait,
rien ne lui semblait difficile ; son esprit juste et pénétrant saisissait
vite et retenait avec ténacité. Le
binôme de Newton, les logarithmes, le calcul différentiel, intégral, l'hypoténuse,
etc., étaient parfaitement compris par Napoléon, dès la première
démonstration, au grand étonnement des professeurs et des élèves. A en juger
par la grande facilité qu'il avait à apprendre les théorèmes qu'on lui
démontrait, et à résoudre les problèmes qu'on lui proposait, on aurait dit
qu'il avait plusieurs années de mathématiques. Il faisait des progrès rapides
dans les sciences ; ses facultés intellectuelles, en se développant,
anticipaient sur l'âge. En moins de quatre ans, il était le premier élève de
l'école de Brienne. Pichegru, qui était alors son répétiteur, s'étonnait des
progrès immenses que le jeune élève faisait tous les jours. Bientôt, il ne
fut plus question que de lui dans l'école. La
recommandation de l'archevêque de Lyon à la famille de Brienne l'aida à-
conquérir l'intérêt de ses maitres. Tous les dimanches, elle l'envoyait
chercher, et engageait en même temps un des professeurs à aller dîner chez
elle avec lui. La bienveillance de la maison de Mienne, alors très-puissante,
lui valut aussi celle de toute l'école. Autant il avait essuyé de mauvais
traitements au commencement, autant il éprouvait alors de bons procédés. Tous
rivalisaient de complaisance envers lui. Cependant celui qui lui inspirait le
plus d'estime, le plus l'attachement, c'était le père Patrault. C'était le
seul qui jouît de toute sa confiance, le seul à qui il dévoilât le fond de
son âme. Par la
lettre suivante, en verra quelle était qu'il avait pour œ professeur, et
quelles étaient ses idées et ses occupations à l'âge de dix à onze ans. MON CHER PÈRE, Votre
lettre[1], comme vous pensez bien, ne m'a
pas fait beaucoup de plaisir ; mais la raison et les intérêts de votre santé
et de la famille, qui me sont fort chers, m'ont fait louer votre prompt
retour en Corse et m'ont consolé tout à fait. D'ailleurs, étant assuré de la
continuation de vos bontés et de votre attachement et empressement à me faire
sortir et seconder en ce qui peut me faire plaisir, comment ne serais-je pas
bien aise et content ? Au reste je m'empresse de vous demander des nouvelles
des effets que les eaux ont fait sur votre santé et de vous assurer de mon
respectueux attachement et de mon éternelle reconnaissance. Je
suis charmé que Joseph soit venu en Corse avec vous, pourvu qu'il soit ici le
1er de novembre, un an environ de cette époque. Joseph peut venir ici parce
que le père Patrault, mon maitre de mathématiques que vous connaissez, ne
partira point. En conséquence monsieur le principal m'a chargé de vous
assurer qu'il sera très-bien reçu ici et qu'en toute sûreté il peut venir. Le
père Patrault est un excellent maitre de mathématiques, et il m'a assuré
particulièrement qu'il s'en chargerait avec plaisir ; et si mon frère veut
travailler, nous pourrons aller ensemble à l'examen d'artillerie. Vous
n'aurez aucune démarche à faire pour moi, puisque je suis élève simplement.
Il faudrait en faire pour Joseph ; mais puisque vous avez une lettre pour
lui, tout est dit. Ainsi, mon cher père, j'espère que vous préfèrerez le
placer à Brienne plutôt qu'à Metz, par plusieurs raisons. 1°
Parce que cela sera une consolation pour Joseph, Lucien et moi ; 2°
Parce que vous serez obligé d'écrire au principal de Metz, ce qui retardera
encore puisqu'il vous faudra attendre sa réponse ; 3°
Il n'est pas ordinaire à Metz d'apprendre ce qu'il faut que Joseph sache pour
l'examen, en 6 mois ; en conséquence, comme mon frère ne sait rien en
mathématiques, on le mettrait avec des enfants, ce qui le dégoûterait. Ces
raisons et beaucoup d'autres doivent vous engager à l'envoyer ici ; d'autant
plus qu'il sera mieux. Ainsi j'espère qu'avant la fin d'octobre j'embrasserai
Joseph. Du reste il peut fort bien ne partir de Corse que le 26 ou 27
d'octobre, pour être ici le 12 ou 13 novembre prochain. Je
vous prie de me faire passer Boswel (Histoire de Corse) avec d'autres histoires ou
mémoires touchant ce royaume. Vous n'avez rien à craindre ; Yen aurai soin et
les rapporterai en Corse avec moi, quand j'y viendrai, fût-ce dans 6 ans. Adieu,
mon cher père : Chevalier vous embrasse de tout son cœur. Il travaille fort
bien, il a fort bien su à l'exercice public. Monsieur l'inspecteur sera ici
le 15 ou le 16 au plus tard de ce mois, c'est-à-dire dans 3 jours. Aussitôt
qu'il sera parti, je vous manderai ce qu'il m'a dit. Présentez mes respects à
Minana Saveria, Zia Geltrude, Zia Nicalino, Zia Touta,
etc. Mes compliments à Minana Francesca, Santo, Giovanna,
Orazio : je vous prie d'avoir soin d'eux. Donnez-moi de leurs
nouvelles et dites-moi sont à leur aise. Je finis en vous souhaitant une
aussi bonne santé que la mienne. Votre
très-humble et très-obéissant, T. C. et fils DE BUONAPARTE, l'arrière-cadet[2]. Napoléon
resta environ six ans à Brienne, où il devint non-seulement le premier élève,
mais encore l'enfant chéri du collège. Lorsque
de Keralio manifesta, en 1782, l'intention de le faire appeler à l'école
militaire de Paris, tous les professeurs s'y opposèrent sous différents
prétextes. L'inspecteur n'eut point égard aux observations qu'on lui fit, et
le porta dans ses notes. Cependant il n'eut pas le temps d'accomplir ses
desseins. La mort l'enleva trop tût à sa famille et à sa patrie. S'il eût
vécu jusqu'à l'empire, il aurait pu :s'enorgueillir avec raison d'avoir été
l'un des premiers à pressentir dans un enfant le plus grand génie du siècle. M. de
Regnault, appelé au poste de M. de Keralio, tut le boa esprit de suivre les
intentions de son -devancier : Napoléon fut appelé à Paris. Le
jeune élève continua à mériter l'estime de ses chefs, à faire l'admiration de
ses professeurs. Tout était original ne lui jusqu'à ses défauts. Il pensait
et s'exprimait en philosophe : ses idées frappaient par leur nouveauté, par
leur justesse ; ses conceptions étaient vastes et sublimes ; ses réflexions
savantes et profondes. La théorie, comme la tactique militaire, était, à son
avis, surannée, trop au-dessous des lumières et des connaissances du temps.
C'était un échafaudage confus, qui devait s'écrouler au premier choc : une
nouvelle méthode était indispensable ; le premier qui sa saurait proposer une
ne pouvait pas manquer de faire époque. Il regrettait de ne pouvoir dissiper
l'erreur des siècles, mais, en ce moment, il était trop jeune pour se bercer
d'un pareil espoir. Il se bornait donc à soumettre à ses professeurs les
objections que lui fournissaient ses méditations sur l'histoire et sur l'art
de la guerre. Personne ne savait mieux que lui exalter les exploits des
anciens, ni en relever les fautes. Il ne tarda pas à obtenir une nouvelle
marque de la bienveillance royale : on lui donna une place de
Cadet-Gentilhomme, ce qui lui aplanissait déjà le chemin à une place
d'officier. L'année
suivante, il obtint la charge de lieutenant en second dans une compagnie de
bombardiers du régiment de La Fère. — Si l'on aime à jeter les yeux sur ces
deux nominations, les voici[3] :
[434] A monsieur le marquis de Timbrune, inspecteur
général de mes écoles royales militaires. MONSIEUR DE TIMBRUNE Ayant
donné à Napoléone de Buonaparte, né le 15 août 1769, une place de
Cadet-Gentilhomme dans la compagnie des Cadets-Gentilshommes établie en mon
école royale militaire ; Je
vous écris cette lettre pour vous dire que vous ayez à le recevoir et faire
reconnaître en la dite place de tous ceux et ainsi qu'il appartiendra ; et la
présente n'étant pour autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur le
marquis de Timbrune, en sa sainte garde. Écrit
à Versailles, le 22 octobre 1784. LOUIS. Le
maréchal de SÉGUR. * * * * * A
monsieur le chevalier de LANCE,
brigadier d'infanterie, colonel du régiment de la Fère de mon corps royal de
l'artillerie, et, en son absence, à celui qui commande la compagnie des
bombardiers d'Autun. (A Napoléone de Buonaparte.) MONSIEUR LE CHEVALIER DE LANCE, Ayant
donné à Napoléone de Buonaparte la charge de lieutenant en second de la
compagnie de bombardiers d'Autan du régiment de la Fère de mon corps royal de
; Je
vous écris cette lettre pour vous dire que vous ayez à le recevoir et faire
reconnaître en ladite charge de tous ceux et ainsi qu'il appartiendra ; et la
présente n'étant pour autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur le
chevalier de Lance, en sa sainte garde. «
Écrit à Saint-Cloud, le 1er septembre 1785. LOUIS. Le
maréchal de SÉGUR. Au
moment de partir pour sa destination, il reçut ordre de se rendre à Valence,
ce qu'il fit promptement. Ce fut pendant son séjour dans cette ville qu'il
médita sérieusement sur l'art de la guerre. Toujours enfermé dans sa chambre,
toujours occupé, il roulait dans sa tête des projets, des plans gigantesques.
Il travaillait pendant plusieurs heures du jour à ébaucher ses idées sur le
papier, ou, comme il disait lui-même, ses rêveries : puis il déchirait tout,
s'habillait, allait se promener tout seul, on' arec son cher Demozzis ; celui
de ses camarades qui lui était N plus attaché. L'Académie de Lyon proposa' un
prix sur cette question donnée par l'abbé Raynal : Quels sont les
principes et les sentiments qu'on doit le plus recommander pour rendre
l'homme heureux ? Napoléon, qui avait la conscience de ses forces ; que
rien ne rebutait, puisque rien n'était au-dessus de son génie, traita cette
difficile et importante question. Il remporta le prix en gardant l'anonyme. Ce fut
pareillement pendant son séjour à Valence que Napoléon travailla à l'histoire
de son pays. Il avait conçu ce projet dès son séjour à Brienne, niais
jusque-là il n'avait pas eu le temps de s'en occuper. Ayant alors achevé ses
études, se trouvant en garnison dans une ville où il n'avait rien à faire, il
revint naturellement à ses premières idées. Son père avait négligé (le lui
envoyer à Brienne les livres qu'il avait demandés. Comme il venait alors tous
les ans passer quelques mois à Ajaccio, il les emporta avec lui, dès son
premier voyage, mais non sans quelque opposition de la part de son oncle,
l'archidiacre Bonaparte, qui regardait ces livres comme des ouvrages rares et
précieux, surtout pour un Corse. Frappé
du long esclavage de sa patrie, vivement contristé à la lecture des maux
qu'avaient endurés nos pères, Napoléon sentait chaque jour augmenter sa haine
contre les tyrans : sa sensibilité s'échauffait, son imagination exaltée
peignait les faits, les abus avec des traits de feu. L'abbé Raynal, auquel il
soumit son travail, lui donna beaucoup d'éloges, et lui conseilla de le
publier. Napoléon
avait à cœur l'éducation de ses frères et de ses sœurs ; il prenait toute
sorte d'intérêt à ce qu'ils en 'reçussent une complète, comme s'il eût eu le
pressentiment de son élévation future. Il recommanda Lucien à Joseph, et se
chargea lui-même de l'éducation de Louis. En 1786, il l'emmena à Valence, où
il ne négligea rien pour l'élever militairement. En lui donnant toutes les
notions nécessaires à la profession des armes, il avait soin de l'accoutumer
en même temps à une discipline exacte et sévère. L'élève,
avec des talents supérieurs, n'entrait pas dans les vues militaires de son
frère. Il témoignait plus de goût pour la littérature et pour les beaux-arts,
ce qui contrariait beaucoup les projets de Napoléon, qui aurait voulu voir
tous ses frères dans l'armée, dès leur jeunesse. Joseph,
doué d'un esprit juste et solide, avait endossé la robe ; Lucien, avec le feu
et la vivacité du talent, n'était pas façonné pour l'état militaire ; Jérôme
était encore enfant : on ne pouvait porter sur lui aucun jugement. Néanmoins
Napoléon ne se rebutait pas ; il continuait l'éducation de Louis, comme
Joseph continuait celle de Lucien. Lorsqu'il
venait en Corse, et il y venait tous les ans, il prenait aussitôt la tutelle
de la famille, sans se mêler des finances, dont la direction était dévolue à
son oncle, l'archidiacre Bonaparte ; il veillait à ce que ses frères et ses
sœurs s'acquittassent exactement de leurs tâches respectives. Joseph,
quoiqu'il fût l'aîné, n'était pas moins soumis que les autres à sa censure ;
il ne jouissait d'autres privilèges que de n'être pas mis aux arrêts,
lorsqu'il était en faute. Lucien, Louis, Jérôme gardaient ces arrêts, simples
ou forcés, selon les sujets de plainte qu'il avait contre eux. Quant à ses
sœurs, elles se croyaient sévèrement punies, lorsqu'il ne les approuvait pas. Madame
Bonaparte, très-austère et très-réservée clins l'éducation de ses enfants,
s'en déchargeait sur Napoléon, toutes les fois qu'il arrivait à Ajaccio. On
aurait dit qu'on était dans un collège ou dans un amant. La prière, le
sommeil, l'étude, les repas, les divertissements, la promenade, tout était
calculé, mesuré. La plus grande harmonie, un amour tendre et sincère régnait
entre tous les membres de la famille. Elle était alors le modèle de la ville,
comme elle en a été par la suite l'ornement et la gloire. Un
jour, pendant que Napoléon était à Ajaccio, les officiers d'artillerie
voulurent faire l'essai d'un gros mortier qui venait d'arriver du continent.
La curiosité, avait attiré une foule nombreuse ; Napoléon n'avait pas été des
derniers à se rendre sur les lieux : il était en habit bourgeois. Les
officiers, les artilleurs s'épuisaient en efforts inutiles pour faire arriver
la bombe sur un point marqué à Aspreto[4]. Napoléon s'aperçut de suite
que ni les uns, ni les autres ne connaissaient leur métier et dit à ceux qui
étaient avec lui : « Ils n'en feront rien. » Enfin, les officiers
remarquèrent qu'il désapprouvait leur méthode, et, croyant l'humilier tout en
paraissant vouloir lui faire honneur : « Monsieur, lui dirent-ils, vous
avez l'air de vous moquer de nous ; voudriez-vous nous donner un échantillon
de votre savoir-faire ? — Je suis bien loin, répartit Napoléon, de vouloir me
moquer de vous ; mais je vous avoue que je n'approuve pas votre méthode. — Eh
bien, répliqua l'un d'entre eux avec humeur, veuillez nous apprendre la
vôtre. — Pourvu que cela ne vous fâche pas, j'essaierai. — Point du tout, au
contraire. Napoléon
mesura de l'œil la distance qui le séparait d'Aspreto, chargea
lui-même le mortier et y mit le feu. La bombe tomba juste. On le pria de
répéter l'épreuve ; il y consentit : par trois fois consécutives, il mit la
bombe au but marqué. Les officiers lui adressèrent des excuses, le public fit
retentir la citadelle d'applaudissements mérités. L'archidiacre
était le dépositaire de l'argent de la famille. Il était économe, mais
pourtant sans avarice. Quoique Napoléon possédât toute son affection,
lorsqu'il s'agissait d'argent, il se montrait un peu difficile. Ce n'était
qu'après lui avoir rendu un compte exact de l'emploi de son traitement, de la
pension que la famille lui faisait, et lui avoir démontré l'utilité ou la
nécessité des sommes qu'il demandait que Napoléon pouvait espérer de les
obtenir ; alors même, il n'était pas sûr d'avoir surmonté les obstacles. Dans
tous les cas, il devait s'attendre à des sorties contre la prodigalité de son
père, à l'énumération des dettes qu'il avait laissées et qui, disait-il,
n'étaient pas encore soldées. Sur cet article Napoléon savait bien à quoi
s'en tenir. Les dettes n'étaient pas si nombreuses que l'archidiacre se
plaisait à le dire, puisque toutes avaient été acquittées l'année même du
décès de Charles. Néanmoins il écoutait avec patience, comme il disait
lui-même, le refrain accoutumé de son oncle. Au bout du compte, il parvenait
à obtenir ce qu'il demandait. Du
reste Napoléon chérissait beaucoup son oncle, et lui portait un attachement
vraiment filial. Il savait que ce vénérable vieillard avait à cœur, plus que
personne, la prospérité de la famille ; aussi il était toujours prêt à lui en
témoigner sa gratitude par une déférence et un respect sans bornes, et il
exigeait que ses frères et ses sœurs se conduisissent envers lui avec les
mêmes égards. Les
réparations que l'on faisait à la campagne de Milelli absorbaient une bonne
partie du revenu de la famille Bonaparte. Cette campagne, qu'après de longues
tergiversations on lui avait enfin concédée en 1786, était entièrement
délabrée. Pour en
tirer quelque revenu, il fallait y dépenser beaucoup d'argent. L'archidiacre,
qui n'avait pas une grande confiance dans la stabilité du gouvernement,
considérait comme perdues les sommes qu'il y employait. Napoléon,
au contraire, prenait le plus vif intérêt à l'amélioration de cette terre. Il
y passait une partie de son temps, lorsqu'il venait en Corse. Quand il
voulait se livrer tout entier à l'étude, il se retirait à Milelli. Là, il
était libre d'écrire, de réfléchir tant qu'il voulait sans crainte d'être
interrompu. Quelquefois
heureux de s'asseoir à l'ombre d'un chêne antique[5], qui avait vu passer bien des
siècles, il se livrait aux rêves de son imagination. Il s'entretenait avec
son oncle l'archidiacre, assis à ses côtés, de l'histoire des temps anciens ;
il en parcourait les périodes, en jugeait les événements, en admirait la
gloire, finissant toujours par conclure que le talent, le génie, ne sont rien
s'ils ne viennent à propos ; que les grands hommes sont les résultats des
grands événements qui arrivent dans l'ordre de la providence divine ; que
tout est transitoire dans ce bas monde ; que la vertu, quoique souvent
méconnue des hommes, est seule inébranlable au milieu de la mer orageuse de
la vie. Mécontent du présent, il s'élançait dans l'avenir, qui se présentait à sa pensée gros d'événements. Comme du sommet d'une montagne, il promenait ses regards sur un vaste horizon. Il voyait les nuages se former dans le lointain, la foudre, qui, sans gronder encore, les sillonnait et préparait l'orage. Le sang bouillonnait alors dans ses veines, son âme tout en feu jouissait des approches de la tempête et l'appelait de ses vœux. La campagne de Milelli était pour lui un lieu de délices ; il s'y plaisait plus que partout ailleurs. L'archidiacre se trouvait ainsi obligé de la faire exploiter malgré lui, et même, disait-il, au détriment de ses intérêts. |
[1]
L'original de cette lettre se trouve entre les mains de M. Braccini, d'Ajaccio,
qui a bien voulu me le communiquer.
[2]
Cette lettre n'a point d'adresse parce que la feuille est écrite jusqu'au bout.
Elle doit avoir été mise sous enveloppa.
[3]
Le texte original de ces deux pièces se trouve entre les mains de M. Braccini.
Il en est de même de plusieurs autres lettres de Napoléon qu'on trouvera dans
la suite.
[4]
Côteau en face de la citadelle d'Ajaccio.
[5]
Ces lignes sont tracées à l'ombre de ce même chêne-vert qui semble né avec le
monde et ne devoir périr qu'avec lui.