Naissance de Napoléon.
— Circonstances. — Sa première enfance. — Sa nourrice. — Sa grand'mère. — Il
reçoit le baptême. — Son parrain, sa marraine. — Circonstances. — Sa passion
pour les militaires. — Il se fâche contre un grenadier. — Ses promenades militaires.
— Querelle des enfants. — Napoléon part pour Brienne.
Napoléon
naquit à Ajaccio le 15 août 1769, vers les 11 heures du matin. Sa mère était
à l'église lorsqu'elle sentit les premières atteintes. Elle sortit
précipitamment, courut s'enfermer dans sa chambre ; mais elle n'y était pas
plutôt arrivée qu'elle accoucha heureusement. Sa belle-sœur, Gertrude, qui
l'avait suivie, servit de sage-femme en attendant qu'on en eût trouvé une. L'enfant,
qui en s'échappant du sein de sa mère avait jeté des cris perçants, devint
doux et tranquille aussitôt qu'il fut emmaillotté. Il montra le même
caractère pendant les deux premières années de son enfance. Depuis lors il
devint colère, emporté et d'une obstination extraordinaire. Dès qu'il avait
demandé ou refusé quelque chose, il n'y avait pas moyen de le faire changer
d'avis. La résistance l'irritait, les menaces l'excitaient au lieu de
l'intimider. Il fallait commencer par le satisfaire et puis lui parler
doucement raison en le caressant : c'était le seul moyen d'obtenir quelque
chose de lui. Sa
nourrice ne pouvait souffrir que personne le contrariât.
Sa grand'mère, qui s'avisait quelquefois de vouloir le corriger, avait des
scènes avec elle. « Allez prier le bon Dieu, disait la nourrice ; ne vous
mêlez pas de mon petit ; cela ne vous regarde pas. » Napoléon
touchait à sa deuxième année, et n'avait pas encore été soumis à la cérémonie
du baptême. Il le reçut le I juillet 4 771 en même temps que sa sœur,
Marie-Anne, née le 14 du même mois, et décédée peu de temps après. Il voulut
se tenir agenouillé pendant que le prêtre prononçait sur lui les prières
d'usage ; sen parrain — Laurent Giubega — et sa
marraine Gertrude — sa tante — en firent autant par ses instances. C'est que
madame Bonaparte, vrai type de la mère chrétienne, lui faisait sucer avec le
lait les premiers principes de la religion catholique. Pendant qu'on
baptisait sa sœur, il garda un silence respectueux, jusqu'à ce que le prêtre
voulut lui verser de l'eau bénite sur la tête : « Non, non, s'écriait-il , ne la mouillez pas : » il s' élança comme pour le
retenir, mais l'eau avait déjà coulé. Il se fâcha contre le prêtre, contre la
marraine, contre tous ceux qui assistaient au baptême. A l'âge
de trois ans, il commença à apprendre l'alphabet. Il faisait des progrès
rapides, mais la passion pour les jeux d'enfant, les 'tambours, les fusils,
les épées, etc., etc., l'emportait sur l'étude. Rien ne pouvait l'arrêter
lorsqu'il entendait les soldats passer dans la rue. Si sa nourrice n'était
pas prompte à le conduire, il ne s'en mettait pas en peine ; il s'armait de
son petit fusil, ceignait son épée, et courait se placer hardiment dans les
rangs. Les officiers lui faisaient toutes sortes de caresses, les soldats
étaient charmés de le voir suivre avec soin leurs évolutions, se placer à
leur tête, et balbutier quelques mots de commandement. C'était l'enfant chéri
de la garnison. Il voulait des moustaches, des plumets sur son chapeau, des
éperons, des épaulettes, des sabres, des tambours, des fusils, et même des
canons. Si parfois il ne voulait pas lire, ou se refusait à quelque chose, il
suffisait de lui promettre l'un de ces objets pour qu'il fit tout ce qu'on
désirait de lui. Il ne
pouvait pas concevoir pourquoi il n'avait pas de moustaches. Il en était
chagrin. Il demandait aux grenadiers comment ils s'y prenaient pour en avoir
de si belles. Un sergent le conduisit un jour au quartier, lui appliqua une
superbe moustache, et le ramena tout joyeux à la maison. Son père s'en amusa
beaucoup. Lorsque le sous-officier voulut se retirer, il demanda un louis à
sa mère pour lui en faire cadeau : on lui donna six francs. Comme le sergent
refusait : « Acceptez-les, camarade, dit-il, vous boirez à ma santé. » Un jour
que, selon son ordinaire, il s'était mêlé aux exercices des soldats sur le
champ de manœuvre, un grenadier fit semblant de se fâcher contre lui. « Petit
bonhomme, lui dit-il, marchez vite ou je vous colle sur ma giberne. »
L'enfant le regarda de travers et continua comme
auparavant. — « Vous faites-le crâne ! » Il ne dit mot. Aussitôt
l'instant du repos venu, il s'approche du grenadier et lui dit : — «
Monsieur, vous m'avez manqué. — Et puis ? — Vous m'en rendrez raison. — De
quelle manière ? — En tirant le sabre avec moi. — Je le veux bien. » Napoléon
ôte son habit, tire son petit sabre et se met en garde. Le grenadier, de son
côté, tire en riant son sabre du fourreau. Napoléon fond impétueusement sur
lui. Le grenadier recule, comme s'il eût eu peur. En ce moment les officiers,
qui aperçoivent cette scène accourent, lui font des compliments sur sa
bravoure, affectent de donner tort au grenadier, menacent de le mettre en
prison. — « Eh non ! laissez-nous nous battre. — Mais vous êtes officier ; un
officier ne se bat jamais avec un soldat. — Puisque j'ai un sabre, c'est pour
m'en servir contre ceux qui m'offensent. » On eut toutes les peines du
monde à le calmer. Son père, qui passait par là, fut enchanté de le trouver
le sabre à la main ; il plaisanta sur ses goûts guerriers et dit en riant : «
Vous me gâtez cet enfant, messieurs, et vous m'obligerez à en faire un soldat.
» Les
officiers ne négligeaient rien de tout ce qui pouvait flatter sa petite
vanité. Les soldats étaient heureux lorsqu'ils pouvaient l'avoir parmi eux ils
avaient pour lui une prédilection toute particulière, et il les payait de
retour. La
première enfance de Napoléon n'est remarquable que par cette passion
immodérée pour les amusements militaires. Son âme y était tout entière. Ce
n'était qu'en secondant ce penchant que l'on pouvait lui faire apprendre tout
ce que l'on voulait, car il ne lui fallait que la volonté pour réussir en
tout. Sa mère
connaissait son faible et le mettait à profit : avec une promesse ou une
louange donnée à propos, elle lui faisait passer une journée entière enfermé dans une chambre, occupé à apprendre par cœur son
catéchisme, des noms, des verbes, des règles, etc. On lui avait fait un grand
et un petit uniforme d'officier ; on avait garni sa chambre de tout ce qui
pouvait frapper et satisfaire sa fantaisie. Un petit canon était la seule
pièce qui manquât à son arsenal ; c'était depuis quelque temps l'objet de tous
ses vœux on trouva moyen de lui en procurer un de fonte avec son affût[1]. Dès lors commencèrent les promenades
militaires dans la ville. Tous les enfants furent enrégimentés. Les uns
étaient attelés à la prolonge, les autres marchaient en colonne derrière la
pièce, ayant Napoléon à leur tête, le sabre nu à la main, la mèche allumée.
Tantôt une place était attaquée, emportée à l'assaut, tantôt défendue et
sauvée. Les hommes prenaient plaisir à voir toutes ces manœuvres et
jouissaient en secret de l'esprit guerrier qui gagnait les enfants. Une
vieille rivalité existait depuis des siècles entre les habitants du faubourg
et ceux de la ville. Les enfants en héritaient pour ainsi dire de leurs pères
et en devenaient de tout temps les coryphées. Dans
les classes, dans les rues, aux promenades, il y avait toujours quelque défi ;
mais, à des époques déterminées, on guerroyait en masse, on se battait à
coups de pierres[2]. Assez souvent le sang coulait
de part et d'autre. C'était une habitude que les pères pardonnaient aux fils,
lors même qu'ils ne l'approuvaient pas. La raison
en était toute simple : à leur âge ils en avaient fait autant[3]. Ceux du
faubourg étaient en plus grand nombre ; ordinairement plus adroits et plus,
exercés à la lutte. L'avantage leur demeurait presque toujours. Ceux de la
ville placèrent Napoléon à leur tête, dans l'espoir qu'il ferait jouer
l'artillerie contre leurs adversaires ; mais il s'y refusa, parce qu'il lui
paraissait honteux de se battre avec d'autres armes que celles de ses
ennemis. Cependant il garda le commandement et la direction de ses camarades,
quoiqu'il y en eût de plus âgés que lui. Napoléon
s'aperçut dans les premières escarmouches que les Borghigiani (ceux du
faubourg) étaient plus forts que les Ajacciens, en nombre, en adresse et en
courage. Il eut recours à la ruse. Quelquefois il attaquait à la tête d'une
partie des siens, puis battait en retraite, attirait les poursuivants dans
une embuscade, faisait tout à coup volte-face, et les mettait en déroute.
Tantôt il les faisait attaquer brusquement par derrière et sur les flancs,
pendant qu'il faisait en tête une charge vigoureuse ; tantôt il s'emparait
d'une position avantageuse, y faisait faire une grande provision de pierres,
envoyait le défi aux Borghigiani, qui, accoutumés à vaincre, ne pouvaient
souffrir qu'on les provoquât. Ils attaquaient en désespérés, faisaient des
prodiges de valeur, mais la position restait aux Ajacciens ; ils étaient
forcés de se retirer honteux et maltraités. Le
moral des Ajacciens s'était relevé depuis que le jeune Napoléon était à leur
tête. La bravoure revenait avec la confiance. Les Borghigiani
auraient voulu oublier les échecs reçus pendant la campagne d'avril et se
dissimuler la supériorité qu'avaient acquise leurs adversaires ; mais la
ville avait retenti de leurs défaites : les Ajacciens en étaient
très-orgueilleux ; ceux-là en étaient au désespoir. La pensée des Borghigiani
se portait avec une espèce de complaisance sur le mois de septembre. Cette
seconde campagne devait effacer la honte du mois d'avril et leur faire
ressaisir l'avantage. En
attendant, les Ajacciens célébraient leurs victoires par des promenades
militaires et des salves d'artillerie. C'étaient autant de coups de poignard
portés au cœur des Borghigiani. De là de nouveaux défis, des combats
sur les places, dans les rues, partout où l'on se rencontrait. Le mois
de septembre approchait enfin. De chaque côté on s'apprêtait à courir les
chances d'une nouvelle lutte. Napoléon, toujours à la tête des Ajacciens,
avait médité dans l'intervalle un nouveau plan de campagne. Il avait pensé à
porter le champ de bataille du côté des salines, afin de mettre les siens
dans la nécessité de vaincre par l'impossibilité de prendre la fuite, comme
ils avaient coutume de le faire lorsqu'ils combattaient du côté de la place
Diamant. La
première quinzaine du mois d'août fut employée par les Ajacciens à ramasser
des pierres. Le soir ils les embarquaient sur des nacelles pour aller les
enfouir dans le sable qui est sur le rivage de la mer du côté des salines, où
il était fort difficile d'en trouver. Napoléon avait formé le plan d'attirer
les Borghigiani sur la grève, où, manquant de pierres, ils auraient été
accablés par les siens qui savaient où en prendre. Il voulait suppléer au
nombre par les ruses, par les manœuvres, par des coups inattendus. Le génie,
qui, en changeant la tactique de la guerre, devait frapper le monde
d'étonnement et d'admiration, s'annonçait dès l'âge de huit ans. Ce furent cette passion pour la milice et cette adresse pour tous les exercices militaires qui déterminèrent son père à lui procurer une place à l'école de Brienne. Marbœuf, comme il a été dit, lui prêta son appui et ne tarda pas à la lui faire accorder. Charles en reçut l'avis dans le mois d'août 1778 et partit vers la fin du mois avec Napoléon[4]. |
[1]
Ce canon a été volé chez M. Ramolino ; en 1825 ou en 1826. Il était encore dans
le même état que lorsque Napoléon s'en servait.
[2]
On guerroyait ordinairement en avril et septembre. Depuis la démolition des
remparts, cette rivalité n'existe plus.
[3]
Cette rivalité et cet usage existent dans presque tous les villages de l'ile,
surtout dans ceux qui se composent de plusieurs hameaux.
[4]
Il résulterait cependant des registres de l'école militaire de Brienne que
Napoléon n'y est entré que le 23 avril 5779 (Histoire de Napoléon, par
M. Alexandre Dumas, pages 2 et 6).