Charles, assesseur. —
Une de ses chansons. — Ses relations avec Mahmut. — On lui donne des bourses
pour ses enfants. — Succession Odone. — Charles nommé député. — Il conduit
Napoléon à Helena. — Une lettre de recommandation pour la reine. — Service
qu'il rend à Marbrent. — Sa maladie. — Il rentre en Corse. Charles contrarié
pour la succession Odone. — Il part pour Paris. — Il meurt à Montpellier. —
Son mémoire. — Deux lettres de Napoléon. — Madame Bonaparte. — L'Archidiacre.
Fiers
et impétueux sur le champ de batailles les Français sont Magnanimes et
indulgents après la victoire. Satisfaits d'avoir vaincu des ennemis dignes
sous tant de rapports de se mesurer avec eux, ils accédèrent une amnistie
ample et loyale à tous ceux qui ne refusèrent pas de se soumettre à la
nouvelle domination. La
politique ombrageuse et cruelle de Gènes avait soigneusement exclu les Corses
de tous les emplois de leur pays[1] ; la politique sage et
généreuse de la France voulut obtenir le concours des plus notables de l'île
en les y appelant. Charles Bonaparte entre autres fut nommé assesseur à la
justice royale d'Ajaccio. Il hésita d'abord à accepter cette place par suite
d'une répugnance patriotique ; mais les sollicitations de ses amis et de ses
parents prévalurent. Cependant
la frayeur de la domination française se dissipait de jour en jour. Les
illusions de l'indépendance nationale s'évanouissaient avec le temps ; le
sentiment de la liberté se refroidissait dans les cœurs ; le joug de
l'étranger paraissait s'adoucir insensiblement par l'habitude de le porter,
par l'impuissance de le secouer et par la grandeur du nom de la France.
Charles pourtant en gémissait au fond de son âme ; il voyait avec peine la
résignation trop facile de ses concitoyens. Dans un moment de dégoût et de
noble indignation, il composa la chanson satirique Pastorella infida sei,
où Paoli, sous l'allégorie d'un berger, se plaint amèrement de la Corse,
comme d'une maîtresse infidèle. La jeunesse de l'île apprit la chanson et
resta française[2]. En
dépit de ses regrets cachés et de son amitié constante pour Paoli, Charles se
concilia l'estime des Français. Le comte de Marbœuf surtout le traita
toujours avec une bienveillance toute particulière. Ses talents, ses
manières, sa position sociale et la haute réputation dont il jouissait lui
valurent cette flatteuse distinction. Charles ne pouvait pas être insensible
à tant d'égards ; il paya de retour le gouverneur français. On a pris texte
de cette liaison pour répandre les calomnies les plus absurdes : un simple
rapprochement de dates suffit pour en faire justice. Charles
Bonaparte, qui aimait le luxe et la représentation, dépensait parfois au-delà
de ses revenus. Cependant sa famille devenait chaque jour plus nombreuse, et,
comme s'il en pressentait déjà la grandeur future, il se proposait de donner
une éducation soignée à tous ses enfants. Prêt à s'imposer tous les
sacrifices possibles pour atteindre un but si légitime et si sage, il
songeait sérieusement à envoyer, dans des établissements d'instruction
publique, l'aîné et le cadet de ses fils qui étaient assez avancés en âge
pour commencer régulièrement leurs classes. Ce fut alors que Marbœuf voulut
lui donner une preuve certaine de l'attachement qu'il lui avait voué. Il lui
suggéra l'idée de faire des démarches afin d'obtenir les bourses du
gouvernement pour Joseph et pour Napoléon. Il appuya lui-même fortement sa
demande et les bourses furent accordées[3]. Charles
avait toujours espéré pouvoir améliorer sa fortune par la revendication de la
succession Odone, qui lui était dévolue et dont on avait injustement disposé
en faveur des Jésuites. Il avait fait plusieurs réclamations, du temps de
Paoli ; mais toujours sans succès. Après la conquête de Pile, qui entraîna
l'expulsion des Jésuites, ces biens furent affectés à l'instruction publique.
Charles renouvela ses réclamations qui ne furent pas plus heureuses. Comme il
l'a dit lui-même, il continuait à s'épuiser en démarches inutiles. En
1'777, Charles fut nommé député de la noblesse pour aller à Paris. Il passa
par Florence, où il obtint une lettre du grand-duc Léopold pour la reine de
France, sa sœur[4]. Cette recommandation lui valut
l'honneur, d'être admis à la cour et un libre accès au ministère. Monseigneur
Santini, qui, par son rang, aurait dû conduire la députation corse, se trouva
en seconde ligne. Il eut le bon esprit de ne pas s'en fâcher. Chartes
profita de la faveur dont il jouissait pour faire de nouvelles démarches au
sujet de la succession Odone. Il présenta au ministère de ta guerre un
mémoire détaillé sur les droits qu'il avait à cette succession. Des ordres
précis furent donnés ; i4 aurait obtenu enfin la justice qu'il réclamait
depuis longtemps, sans les difficultés que lui suscitèrent en Corse quelques
fonctionnaires intéressés personnellement à faire éliminer sa demande. Dans
cet intervalle, les premiers symptômes de la 'maladie qui devait conduire au tombeau
Charles Bonaparte se déclarèrent. Il se rendit à Montpellier pour consulter
la faculté de médecine et revint à Paris mieux portant ; ce qui lui fit
croire qu'il était muré. Vaine espérance qui devait être bientôt détruite ! Ce fut
pareillement à cette époque que Charles acquit de nouveaux titres à la
bienveillance du comte de Marbœuf. Des mésintelligences existaient entre ce
dernier et le comte de Narbonne. Les Corses, dont la destinée se ressentira
toujours des caprices, des haines, et des vengeances mutuelles de leurs chefs,
étaient partagés en deux factions ; car ils ignoraient alors, comme ils semblent
l'ignorer encore aujourd'hui, que ce qu'ils ont de mieux à faire ; c’est de demeurer
étrangers aux démêlés de leurs gouvernants, d'avoir autant de respect pour
les lois, que de mépris pour ceux qui les foulent aux pieds et les font
servir à leurs mauvaises passions. Les
choses en étaient au point que la cour jugea à propos de rappeler l'un des deux
; mais elle aurait voulu rappeler celui qui avait le plus de torts à se
reprocher, et, qui avait, dans tous les cas, était le moins agréable aux
Corses. Charles fut consulté, et le rappel de Narbonne arrêté. En cela
Chartes ne fut que l'interprète des sentiments bien prononcés de ses
commettants, qui tous, ou presque tous, préféraient les manières affables, insinuantes
et populaires de Marbœuf, aux manières franches loyales si l'on veut, mais
rudes, et hautaines de Narbonne. Cependant,
si celui-ci avait un faible parti en Corse, il en avait en revanche un bien
puissant à la cour Marbœuf, qui le savait, s'attendait à lui être sacrifié.
Victorieux, il sentit toute l'étendue de l'obligation qu'il avait à relui qui
le faisait triompher d'un rival aussi redoutable. La famille Marbœuf lui fut
dès ce moment très-attachée, et trouva plus d'une fois l'occasion de lui être
agréable. L'archevêque
de Lyon lui écrivit pour le remercier de ce qu'il avait fait en faveur de son
oncle et lui envoya en même temps une lettre de recommandation pour M. de
Brienne, sachant qu'il -avait un de ses enfants à l'école militaire de
Brienne. Cette recommandation fut très-utile à Napoléon, puisque la famille
Brienne eut pour lui un attachement tout particulier : elle ne contribua pas
peu à le faire remarquer de bonne heure aux inspecteurs, qui tous les ans
visitaient l'école. Les
relations de la famille Bonaparte àvee.la famille Marbœuf furent dès lors
plus intimes, plus amicales. Ceux qui ne voient les choses que de loin, ou se
soucient fort peu de les voir de près, font remonter cette intimité à une
époque à laquelle ces deux familles ne se connaissaient nullement, et se
trouvaient d'ailleurs, par leurs positions respectives, placées dans des
rangs opposés. Napoléon lui-même disait dans son exil sur le rocher de
Sainte-Hélène, que c'était de cette époque que datait la bienveillance des
familles Marbœuf et 8rienne envers les enfants Bonaparte. Charles
fut obligé de rester en Corse plus têt n'aurait désiré, la maladie dont il
était atteint faisant des progrès effrayants sous le ciel de Paris. Les
médecins, qu'il consulta pour la seconde fois, lui conseillèrent de rentrer
au plus vite chez lui ; l'air natal pouvait seul lui apporter quelque
soulagement. Il ramena avec lui Joseph, qui était placé dans le séminaire
d'Autun, et pour lequel il venait d'obtenir une place à récole militaire de
Metz. Napoléon, qui l'attendait à Brienne, en fut d'abord désolé ; mais il ne
s'en plaignit point et fut au contraire satisfait du prompt retour de son
père à Ajaccio, dès qu'il sut que l'état de sa santé l’avait empêché de venir
le voir à Brienne, comme il le lui avait promis. Quoique
Charles fût après son retour lié plus que jamais avec lé comte de Marbœuf,
aussi puissant alors en Corse qu'il l'était à la cour, il ne cessa d'éprouver
des désagréments de la part des créatures du comte de Narbonne, qui ne
pouvaient lui pardonner la préférence qu'il avait accordée au premier. Ils
lui suscitaient toute sorte de difficultés pour le faire échotier dans la
revendication des biens de la succession Odone. Ils étaient d'autant plus à
craindre, qu'étant du continent, ils avaient tous des patrons à Paris, qui
les soutenaient en dépit des réclamations les plus vives et les Sui fondées. Voyant
enfin qu'il ne pouvait pas venir à bout de surmonter les obstacles qu'une
chicane déloyale élevait sans cesse contre lui, il se détermina, pour en
finir, à demander à bail emphytéotique une portion des biens de la succession
Odone. Cette demande parut d'abord déjouer les intrigues et les cabales de
ses ennemis ; mais elle fut bientôt paralysée par les retards que la
mauvaise volonté mit à en régler la redevance. Toutes
ces tracasseries déterminèrent Charles à partir pour Paris, et à porter
lui-même ses réclamations au ministère, au pied du trône, s'il le fallait. La
traversée fut pénible, sa maladie s'éveilla tout à coup, s'annonçant avec des
symptômes alarmants. Il fut obligé de s'arrêter à Montpellier, mais il se
hâta, quoique dangereusement malade, d'adresser au ministère un mémoire
contenant ses griefs. Ce mémoire, fait pour ainsi dire au lit de mort, ne
sera pas tout à fait indifférent pour ceux qui attachent un certain intérêt à
connaître le père de Napoléon[5]. MÉMOIRE Pour régler la redevance du bail
emphytéotique de la campagne dite les Milelli, et la maison la Badine,
appartenant autrefois aux Jésuites d'Ajaccio en Corse. MONSEIGNEUR, Charles
de Buonaparte, d'Ajaccio en Corse, a l'honneur de vous représenter qu'ayant
été prévenu par une lettre de l'Intendance du I novembre dernier qu'il vous
avait plu d'ordonner une expertise des biens ci- dessus demandés par le
suppliant en bail emphytéotique, il attendait d'en être instruit par le sieur
Souiris économe sequestre, et subdélégué de monsieur l'Intendant ; mais
voyant que, malgré les ordres reçus, le sieur Souiris observait le plus
profond silence pour conserver le plus longtemps possible la possession et
jouissance des biens dont il se regarde-comme propriétaire depuis tant
d'années, il prit le parti de lui présenter une requête de la teneur suivante
: A monsieur SOUIRIS économe des
biens de l'Instruction publique, et subdélégué de la juridiction d'Ajaccio. MONSIEUR, Charles
de Buonaparte a l'honneur de vous représenter que, depuis l'année 1779, il
présenta un mémoire au Ministre de la guerre, en lui exposant qu'il était le
seul héritier de Virginie Odone, que la dite Virginie, ses enfants, et
héritiers étaient appelés à la succession de Pierre Odone son père, qui par
son testament avait substitué tous ses biens à la dite Virginie, sa fille, et
à ses enfants, au cas que Paul Emile son fils vint à mourir sans enfants, ou
que les enfants nés du dit Paul Emile mourussent eux-mêmes sans laisser de
postérité ; que le cas prévu par le testament était arrivé ; que Paul
François Odone, méconnaissant le droit de la nature, enivré d'un faux
principe de religion, avait donné aux jésuites d'Ajaccio lei biens grevés de
la dite substitution fidéi-commissaire, dévolus de toute justice à la famille
Buonaparte. Que
la prise de possession faite par les Jésuites dénotait assez les biens
considérables dont la dite famille avait été privée ; que l'Instruction
publique était à la vérité censée propriétaire des dits biens, mais que l'utilité
d'une pareille destination ne pouvait pas couvrir le vice de son titre. Que,
pour éviter les suites toujours funestes d'un procès en justice réglée
vis-à-vis des économes qui plaideraient aux frai de l'Instruction, il s'était
borné à demander une indemnité proportionnée à sa privation, justifiée par
les titres qu'il avait produits. Que
monseigneur le prince de Montbarey avait renvoyé la requête et les titres aux
commissaires du roi en Corse, et qu'après trois années de débats avec
l'économe général, le suppliant, pour voir la fin de ses démarches, s'était
restreint, du consentement de monsieur l'Intendant, à demander la préférence
d'un bail emphytéotique de la campagne dite les Milleti ; et de la
maison la Badine, moyennant une légère redevance. Que
monsieur l'Intendant, en 1782, avait formé son rapport, et que finalement il
vous avait plu ; Monseigneur, d'accorder au suppliant., par préférence, le
bail emphytéotique des biens dont il s'agit, vous réservant d'en fixer la
redevance après en avoir reconnu la valeur. Que le remontrant vous avait
réitéré ses instances pour obtenir la jouissance provisoire, afin de procéder
aux réparations urgentes, mais que monsieur le changeur subdélégué général
venait de lui faire part qu'il vous avait plu de décider qu'il était plus
expédient de le mettre en possession desdits biens, que d'en accorder la
jouissance provisoire ; que vous aviez autorisé à cet effet monsieur
l'Intendant à faire procéder à l'estimation, le chargeant de faire terminer
cette opération le plus promptement possible. Qu'il
paraissait nécessaire de faire procéder par des experts publics à
l'estimation des biens-fonds, en faisant détailler leur état, soit par
rapport aux deux maisons délabrées et menaçant ruine, soit par rapport à la
campagne, qui était exposée aux incursions des bestiaux et remplie de makis
de toutes parts ; comme aussi de faire procéder à la liquidation des
fruits et revenus, année commune, déduction faite des frais de culture et
entretien, qui absorbent la meilleure partie du revenu. D'avoir
égard au défaut du moulin à huile de la dite campagne, qui a été aliéné et
qui occasionnera une dépense de deux mille livres pour en faire venir un de
Marseille, comme aussi que les maisons sont presque sans portes, sans
fenêtres, sans planchers, et sans crépissage. Qu'il
était nécessaire, eu égard à la situation des biens, d'achever cette
opération le plus promptement possible, pour mettre le suppliant à portée de
recueillir le fruit de la justice que vous aviez eu la bonté, Monseigneur, de
lui rendre et qu'il espérait obtenir complète au moyen d'une redevance légère
et proportionnée aux privations dont sa famille avait été la victime. Finalement,
il le priait de joindre la requête au procès-verbal d'expertise, pour qu'il
pût en prendre une copie légale et en faire part au ministère. Que
cette requête, Monseigneur, au lieu de produire l'effet qu'on en devait
attendre, décida le sieur Souiris à s'acharner plus fortement contre le
suppliant, qui s'est épuisé en démarches inutiles pour parvenir à faire
exécuter votre volonté. Qu'enfin
les experts nommés, le sieur Souiris, jouant le rôle de juge et partie, ne
voulut point des experts publics, mais il nomma le médecin Greque, son intime
ami, auquel il délivra une instruction secrète sur la manière dont on devait
rédiger l'expertise, afin de 'Vôtre jamais d'accord. Que
les experts n'ayant pas été d'accord, le suppliant laissa au sieur Souiris le
choix du troisième, pourvu qu'il fût pris parmi les gens du métier ; mais il
répondit qu'il fallait en écrire à Bastia au subdélégué général. Cette
réponse de Bastia ne venait jamais, et, à force de réclamations, le sieur
changeur nomma pour troisième le sieur Frère, géomètre du terrier, absent
d'Ajaccio. Le
suppliant, voyant alors qu'il était joué de toute part, se décida à
s'embarquer pour venir à Paris se jeter, à vos pieds, et il a eu le malheur
de tomber malade dans la traversée de mer, et d'être obligé de s'arrêter à
Montpellier pour le rétablissement de sa santé. Il
s'est efforcé de vous adresser le présent mémoire, parce qu'il est persuadé
qu'aussitôt qu'on aura su qu'il est tombé malade, on fera achever l'opération
au gré du sieur Souiris, qui espère que les biens finiront par lui être
adjugés, si on règle une redevance an delà du produit. Ce
mémoire produisit son effet. Le ministre ordonna que l'exposant fût mis en
possession des biens réclamés ; mais Charles n'existait plus, lorsque cet
ordre fut mis à exécution par ses ennemis : il était mort à Montpellier[6] d'un squirre à l'estomac, cause
de ses souffrances depuis plusieurs années. Joseph,
que Charles avait amené avec lui pour le conduire à Metz, fut le seul qui
l'assista dans ses derniers moments. Son beau-frère, l'abbé Fesch, accouru à
son secours du séminaire d'Aix, n'arriva que pour pleurer avec Joseph sur son
cercueil. Pendant son agonie, Charles appelait souvent Napoléon, son fils, le
conjurant d'aller à son secours avec sa grande épée. Après
lui avoir rendu Tes derniers devoirs, Fesch revint à Aix, Joseph rentra en
Corse[7]. Napoléon reçut la fatale
nouvelle à Paris, où il avait été transféré par les inspecteurs, qui avaient
apprécié de bonne heure ses talents et son génie. Lorsque sa douleur fut un
peu calmée, il écrivit à son oncle, l'archidiacre Lucien, et à sa mère les
deux lettres suivantes : Paris, le 28 mars 1785. MON CHER ONCLE, Il
serait inutile de vous exprimer combien j'ai été sensible au malheur qui
vient de nous arriver. Nous avons perdu en lui un père, et Dieu sait quel
était ce père ! Sa tendresse, son attachement ; hélas ! tout nous désignait
en lui le soutien de notre jeunesse. Vous avez perdu en lui un neveu
obéissant, reconnaissant... ah ! mieux que moi vous sentez combien il vous
aimait. La patrie même, j'ose le dire, a perdu par sa mort un citoyen zélé,
éclairé, et désintéressé. Cette dignité dont il a été plusieurs fois honoré
marque assez la confiance qu'avaient en lui ses concitoyens. Et cependant le
ciel l'a fait mourir, en quel endroit ? à cent lieues de son pays, dans une
contrée étrangère, indifférente à son existence, éloigné de ce qu'il avait de
plus précieux. Un fils, il est vrai, l'a assisté dans ce moment terrible ; ce
dut être pour lui une consolation bien grande, mais certainement pas
comparable à la triste joie qu'il aurait éprouvée s'il avait terminé sa
carrière dans sa maison, près de son épouse et au sein de sa famille. Mais l'Être
suprême ne l'a pas ainsi permis : sa volonté est immuable, lui seul peut nous
consoler. Hélas ! du moins, s'il nous a privés de ce que nous avions de plus
cher, il nous a encore laissé les personnes qui seules peuvent le remplacer. Daignez
donc nous tenir lieu du père que nous avons perdu. Notre attachement, notre
reconnaissance seront proportionnés à un service si grand. Je finis en vous
souhaitant une santé semblable à la mienne. Votre
très-humble et très-obéissant serviteur et neveu, NAPOLEONE DE BUONAPARTE. Paris le 29 mars 1784. MA CHÈRE MÈRE, C'est
aujourd'hui, que le temps a un peu calmé les premiers transports de ma
douleur, que je m'empresse de vous témoigner la reconnaissance que
m'inspirent les bontés que vous avez toujours eues pour nous. Consolez-vous,
ma chère mère ; les circonstances l'exigent. Nous redoublerons nos soins et
notre reconnaissance, 'et heureux si nous pouvons, par notre obéissance, vous
dédommager un peu de l'inestimable perte d'un époux chéri. Je termine, ma
chère mère ; ma douleur me l'ordonne, en vous priant de calmer la vôtre. Ma
santé est parfaite et je prie tous les jours que le ciel vous en gratifie
d'une semblable. Présentez mes respects à Zia Geltrude, Minana
Saveria, Minana Fesch, etc. P.
S. La reine de
France est accouchée d'un prince, nommé le duc de Normandie, le 27 de mars, à
7 heures du soir. Votre très-humble et affectionné fils, NAPOLEONE DE BUONAPARTE[8]. Charles
méritait bien les regrets de son fils ; il emportait ceux de ses concitoyens
et de tous ceux qui l'avaient connu. Il était bon patriote, bon époux,
excellent père, loyal, franc et sincère ami. Il ne laissait pas à ses enfants
une grande fortune, mais il leur léguait en revanche une réputation pure et
intacte. Sa passion pour la dépense avait sans doute un peu dérangé ses
affaires ; mais elle ne l'avait pas ruiné comme on a osé le dire. Madame.
Bonaparte sentit plus que personne la perte qu'elle avait faite. Sa douleur
fut extrême ; cependant elle n'oublia pas qu'elle était mère d'une nombreuse
famille, qu'elle se devait tout entière à ses enfants. Ses larmes coulèrent
longtemps, mais son parti fut bientôt pris. Quoique à la fleur de l'âge, elle
avait donné le jour à treize enfants, dont cinq garçons et trois filles
avaient survécu. Jérôme était encore au berceau. Le
monde n'eut plus de charmes pour elle ; le souvenir de son époux et
l'éducation de ses enfants remplirent toute son existence. Elle vécut dans la
retraite et n'eut d'autres soins que le rétablissement de ses affaires
domestiques. Son guide, son appui, son soutien, c'était l'archidiacre
Bonaparte, son oncle. Ce respectable vieillard s'était dessaisi depuis
plusieurs années de l'administration des affaires de la famille pour se
livrer entièrement à son ministère ; mais, dans une telle conjoncture, il n'hésita
pas à en reprendre le fardeau. La maison Bonaparte ne tarda pas à se
ressentir de l'habileté de la main qui la dirigeait. Une
bonne partie de la fortune de la famille Bonaparte se composait de gros et
menu bétail ; de vignes, enclos et maisons. Les colons, les bergers, les
locataires furent mandés ; l'archidiacre prit connaissance de tout et
rétablit le plus grand ordre dans ces affaires. Madame Bonaparte trouva dans les soins affectueux de son oncle un adoucissement à ses chagrins. La mort, qui avait empoisonné sa vie en moissonnant trop tôt celle de son mari, respecta aussi longtemps qu'il fallait les jours de son mentor. Lorsqu'il descendit dans la tombe (le 16 octobre 1792), ses larmes coulèrent de nouveau, son cœur saigna encore, mais ses enfants étaient en âge, sa situation de fortune singulièrement améliorée : elle se résigna, et attendit. |
[1]
Cette exclusion oppressive et humiliante, contre laquelle ne cessera de
réclamer tout peuple qui a le sentiment de ses droits et de sa dignité, était
une des nombreuses injustices que les Corses reprochaient sans cesse à la
tyrannie des Génois.
[2]
Je tiens ce fait de M. Ramolino dont l'obligeance et l'excellente mémoire m'ont
beaucoup aidé à coordonner ce travail ; mais il ne m'a pas été possible de me
procurer cette chanson. — Pour donner un faible aperçu du talent poétique de
Charles Bonaparte, je reproduis un sonnet qu'il composa à l'occasion du mariage
de M. de Marbœuf et qui m'a été fourni avec beaucoup d'autres renseignements
précieux par M. Moselli, son condisciple à Rome et son ami en Corse. (Voyez l'Appendice,
n° 2.)
[3]
Joseph d'abord fut placé dans le séminaire d'Autun. L'année suivante, Napoléon
fut envoyé à l'école militaire de Brienne. Plus tard, lorsque Charles Bonaparte
était député de la noblesse à Paris, on lui donna une troisième bourse dans
l'école royale de Metz. Cette dernière était destinée à Joseph, qui fut
remplacé pu. Lucien au séminaire d'Autun.
[4]
Charles avait été nommé le 8 juin 1777 député de la noblesse, avec Mgr Santini
pour le clergé, et Paul Casabianca pour le tiers état ; mais cette députation
ne fut appelée à Paris que vers la fin de 1778. Elle revint en Corse dans le
printemps de 1779, comme il résulte du compte rendu aux états de la Corse, le
a6 mai de la même année.
[5]
C'est aussi M. Muselli qui m'a remis ce mémoire, écrit de la main de Charles.
Il disait le tenir de l'archidiacre Bonaparte.
[6]
Dans le courant du mois de février 1785 (Voyez l'Appendice, n° 3).
[7]
Joseph partit quelque temps après pour Pise, où il fit son cours de droit.
[8]
Les deux lettres qu'on vient de lire sont écrites sur la même feuille de
papier, qui porte cette adresse : À Monsieur de Buonaparte, archidiacre de
la cathédrale d'Ajaccio en Corse, à Ajaccio par Antibes. — Malgré cette
adresse, on ne voit aucune marque indiquant que l’envoi en ait été fait par la
poste.