Charles. — Ses études.
— Ses mœurs. — Son mariage. — Son voyage à Rome. — Son retour ; sa visite et
sa promesse à Paoli. — Son séjour à Corté. — Un de ses discours. — Sa
retraite sur le Mont-Rotondo. — Son retour à Ajaccio. — Dangers de sa femme.
— Il veut suivre Paoli dans son exil.
Les
Bonaparte étaient considérés comme une des familles les plus distinguées
d'Ajaccio à l'époque où Charles Bonaparte, père de Napoléon, attira sur lui
l'attention de ses concitoyens par ses qualités morales et par ses talents.
Né en 1746, il commença ses études à Corté et se fit remarquer par son
intelligence, sa modestie et son amour du travail. Privée de tout
établissement scientifique par les Génois, dont l'esprit ombrageux redoutait
les effets de l'éducation sur un peuple qui supportait déjà si impatiemment
leur joug, la Corse envoyait les plus nobles de ses enfants faire leurs
études en Italie. La proximité de la ville de Pise, et peut-être aussi la
sympathie douloureuse que font naître entre les peuples des infortunes qui se
ressemblent, attiraient les Corses vers l'Université célèbre qu'y avait
fondée Côme de Médicis. Pise était alors l'Athènes de la péninsule italienne.
Comme la célèbre ville grecque, elle gisait à demi-morte sous ses marbres, au
milieu des restes magnifiques d'une grandeur qui n'était plus. La fameuse
-république de Pise, qui avait subjugué la Sardaigne, pris Carthage, et
enlevé Palerme aux Sarrasins, qui avait défait des armées royales en bataille
rangée, et envoyé une flotte de quarante vaisseaux au secours d'Amaury, roi
de Jérusalem ; Pise enfin, qui avait fait longtemps avec succès la guerre aux
Génois, ces ennemis mortels et détestés des Corses, avait fini par être
vendue et livrée. Les Pisans avaient tellement pria à cœur la perte de leur
liberté qu'ils s'étaient expatriés de colère ; aussi cette pauvre cité se
trouvait-elle si dépeuplée, à l'époque dont nous parlons, que l'herbe
croissait dans ses larges rues. Tel était à peu près le sort que la Corse
avait eu elle-même à subir. C'est
donc à Pise que Charles Bonaparte fut envoyé pour terminer ses études. Il
trouva sur les bords de l'Arno l'élite de la jeunesse corse, jeunesse
impétueuse et fière qui sympathisait avec celle de Pise et qui avait acquis,
au contact des douces mœurs italiennes, ce poli d'urbanité qu'on ne troue pas
aisément dans les montagnes. Ces
pauvres insulaires, forcément économes, vivaient de peu dans une ville où
tout était à bon marché, et quelquefois éprouvaient, malgré cela, des moments
de gêne. Mais lorsque les galions de quelque étudiant arrivaient,
comme disait plaisamment l'Empereur en parlant des quelques cent francs que
Junot recevait de sa famille, l'heureux possesseur du petit trésor se hâtait
d'en faire part à ceux qui attendaient encore cette pluie d'or qui devait
venir des rives de la Corse, et Charles Bonaparte n'était pas de caractère à
se poser en exception à la règle. Au contraire, il ouvrait si largement sa
bourse à ses condisciples dans l'embarras, qu'il s'acquit bientôt l'estime et
l'amitié de cette jeunesse studieuse et désintéressée qui serrait ses rangs
sur la terre de l'étranger. À leur retour du continent, les amis do Charles,
disséminés sur tous les points de Pile, le vantaient comme un savant
distingué, un ami généreux, un étudiant modèle, et jetaient ainsi les
premières bases de sa réputation naissante. Sa
famille, heureuse du bien qu'elle en entendait dire, ne regardait pas aux
sacrifices qu'elle faisait pour l'entretenir sur le continent, quoique ces
sacrifices fussent onéreux dans une fie qui a toujours été fort pauvre en numéraire. Lorsque
Charles Bonaparte eut terminé son droit, il fit ses dispositions pour
retourner dans sa patrie. De l'embouchure de l'Arno, et tandis que les molles
brises de la Toscane l'embaumaient encore du parfum de leurs orangers, il la
découvrit au loin sous la forme d'un rocher nu, dont la cime blanchie de
neige se dessinait sur l'azur profond de la Méditerranée, Le jeune Corse, qui
avait quelquefois sacrifié aux Muses, dut alors éprouver ce sentiment si
louable et si naturel qui faisait dire au fils d'Ulysse : « Dans mon Ithaque,
il n'y a que des rochers, des bruyères, des terres arides, et pourtant mon
cœur la préfère aux plus riches plaines de la Grèce. Précédé
de sa bonne renommée, regardé comme l'honneur de sa famille et l'espoir de sa
patrie, Charles reçut de ses concitoyens un accueil empressé. Son éloquence,
son patriotisme, ses manières nobles et simples achevèrent de lui concilier
les cœurs. Enfin, l'estime dont on l'entourait devint si générale qu'elle
fixa les regards de Paoli, qui voulut que le jeune Bonaparte lui fût
présenté. Paoli,
dont la mémoire est encore adorée des Corses, était alors à l'apogée de sa
puissance et régnait de fait sur ce peuple qu'on disait si difficile à
gouverner. Fils de Giacinto Paoli qui avait commandé les Corses dans les
dernières guerres contre les Génois, frère de Clément Paoli, l'homme le plus
brave de son temps et l'un des premiers magistrats de Pile, Pascal Paoli
avait été pro-damé général de la Corse et rappelé de Naples, où il servait
avec distinction. Courageux, éclairé, politique habile, mettant toute sa
gloire à sauver sa patrie et à la rendre heureuse, il marchait noblement vers
ce grand but. Après avoir battu les Génois, il avait profité du calme qui
suivit sa victoire pour réorganiser la justice et faire fleurir
l'agriculture. Investi par la nation d'un pouvoir absolu, il l'avait balancé lui-même
en créant un conseil suprême composé d'hommes très-capables, et, au-dessus de
ce conseil, il avait établi un syndicat chargé de surveiller tous les
magistrats de File sans faire d'exception pour lui. Afin d'occuper Gênes de
ses propres affaires, il avait armé en course des bâtiments légers qui
poursuivaient le long des côtes de la Ligurie les navires marchands de la
république. Ces corsaires, par des prises heureuses qu'ils ramenaient en
Corse, faisaient reparaître l'argent dans ce pays que des siècles de guerre
avaient épuisé. Paoli battait monnaie, fondait une Université, créait des
imprimeries, et, chose qui ne s'était jamais vue, on eut alors un journal en
Corse. Paoli, quoique partisan rigide des mœurs austères et simples de sa
nation, voulut la distraire un instant des graves préoccupations de la
guerre, en donnant des fêtes auxquelles il conviait les personnes les plus
éminentes de l'île ; il se faisait ainsi une sorte de cour, et ce luxe
inusité enchantait les Corses. C'est à
cette époque que Charles Bonaparte, encore tort jeune, lui fut présenté. Le
général, qui se connaissait en hommes et qui cherchait à s'entourer de gens
de cœur, le traita avec tant d'égards que Charles conçut pour lui un vif
attachement, une admiration sincère qu'il conserva jusqu'au tombeau. Si
l'état de sa fortune le lui eût permis, il fût resté auprès du général ; mais
sa famille exigea qu'il utilisât dans sa ville natale les connaissances qu'il
avait acquises en Italie, et il devint bientôt un des premiers avocats
d'Ajaccio. Les
talents et les qualités de Charles Bonaparte lui permettaient d'aspirer aux
plus hauts partis, et sa famille, dont il était l'unique espoir, eût vivement
désiré qu'il fit un mariage opulent. Charles n'entra pas dans ces vues et ne
consulta que son cœur, en enlevant à l'admiration passionnée de toute la
jeunesse de la ville, mademoiselle Letizia Ramolino, qui était d'une rare
beauté, et qui, à peine âgée de quatorze ans, possédait tous les charmes de
son sexe[1]. La
première année de son mariage ne fut marquée que par un événement bien triste
: il perdit son premier enfant. L'année suivante, il voulut mettre à
exécution un projet qu'il avait conçu pendant son séjour à Pise ; il partit
pour Rome afin de visiter la patrie des Scipions, des Césars, et de se
perfectionner dans la science si difficile des lois anciennes. Il y
passa une année scolaire et revint en Corse peu satisfait de Rome et des
Romains. Il
débarqua à Bastia, et, en traversant l'île pour se rendre à Ajaccio, il
voulut voir Paoli qui était alors à l'abbaye de Rostino, dont le général
aimait le séjour parce qu'il était né pour ainsi dire à l'ombre de son clocher.
Le jeune voyageur traversa Pontenovo qui devait être le dernier champ de
bataille de l'indépendance, gravit la montagne du village de Pastoreccia où
était née la mère du général et dont quelques bois d'oliviers faisaient
partie de son patrimoine. Sur le versant opposé, il découvrit bientôt, dans
le petit hameau de la Stretta dépendant de la commune de Morosaglia, la
maison paternelle de Paoli qu'entouraient des châtaigniers gigantesques et qu'accompagnait
une petite chapelle dédiée à la Madone. Non loin de cette modeste maison du
chef de la Corse, s'élevait le superbe monastère des Franciscains où se
rendait Charles. Lorsqu'il demanda Paoli, on l'introduisit dans son salon en
le priant d'attendre, le général étant enfermé dans son cabinet où il
s'occupait de quelques dépêches importantes qu'il allait faire partir pour l'Italie.
« Je reviendrai quand il sera visible, » dit le jeune Corse qui se
mit en devoir de se retirer. Mais à ce moment la porte du cabinet s'ouvre, et
Paoli paraissant sur le seuil s'écrie : « C'est toi, Charles ? Je t'ai bien
reconnu ; viens donc que je t'embrasse. » Et, sans écouter les excuses
du voyageur qui craignait de le déranger : « Tu n'es pas de trop ici,
dit-il en le faisant entrer dans son cabinet ; au contraire, tu arrives de
l'Italie et j'ai besoin de savoir ce qui s'y passe ; viens donc. » Il le
garda toute la journée, le fit souper avec lui, et ne lui laissa reprendre sa
route que le lendemain, après lui avoir fait promettre de quitter Ajaccio
pour s'établir à Corté, ville centrale, où le général avait fixé le siège de
son gouvernement. Cette
promesse que Charles Bonaparte voulut tenir souleva une petite tempête au
sein de sa famille. Madame Bonaparte, dont les parents habitaient la ville
maritime qu'il fallait quitter, refusa d'abord d'échanger les brumes de la
côte, et surtout le doux parfum des orangers d'Ajaccio, pour l'air vif et pur
des montagnes, alléguant pour gagner sa cause toutes les raisons que put lui
suggérer sa logique de dix-sept ans. Mais quelque touchantes que fussent les
prières d'une femme aimée et d'un oncle vénéré à l'égal d'un père, elles ne
pouvaient balancer dans le cœur d'un Corse l'influence irrésistible de Paoli
; Charles se rendit seul à Corté conformément à sa promesse, et sa jeune
femme ne tarda pas à l'y rejoindre. A
Corté, Charles se révéla sous un nouveau jour : à son économie primitive
succéda l'amour du faste et de la dépense ; ses relations s'étendirent sur
toute Ille, où il s'acquit bientôt une grande popularité, et il se posa en
homme politique. Son caractère ardent, son éloquence passionnée, son
instruction et sa connaissance des lois le firent rechercher par les
principaux personnages de l'État. Il était admis dans la confidence de tous
les secrets de la nation ; ses avis étaient écoutés, et, sans avoir de place
ostensible dans le gouvernement, il exerçait une véritable influence sur la
conduite des affaires. Cependant
la situation de la Corse devint bientôt très-alarmante. Dès l'an 1764, les
Français, appelés par la république de Gênes, étaient débarqués en Corse sous
les ordres du comte de Marbeuf et s'étaient mis en possession des lieux que
les Génois possédaient encore sur le littoral. Cette occupation française
avait inquiété Paoli ; mais, déguisant habilement ses alarmes, il était
demeuré en bons termes avec les nouvelles garnisons, tout, en continuant de
faire la guerre aux Génois. Pendant près de quatre ans, les Français se
bornèrent au simple rôle de spectateurs. Mais ensuite la république de Gênes,
à bout d'efforts, céda au roi de France ses prétendus droits sur cette île, à
condition qu'elle pourrait la reprendre, après la conquête, en payant les
frais de l'expédition. Lorsque
cette effrayante nouvelle arriva aux oreilles des Corses, un cri de fureur
s'éleva d'un bout de Pile à l'autre. Paoli, qui n'osait assumer la
responsabilité d'une guerre si périlleuse, convoqua les députés des communes
à Corté afin de connaître, disait-il, le vœu de la nation. Charles
Bonaparte assista à cette consulte extraordinaire, et, après le discours de
Paoli qui en était le président, il prit la parole et s'exprima en ces termes
: « Vaillante
jeunesse corse, « Toutes
les nations qui ont aspiré à la conquête de la liberté ont été exposées aux
grandes vicissitudes qui déterminent le triomphe des peuples. Il y en a eu de
moins vaillantes, de moins puissantes que nous ; cependant à force de
constance elles ont atteint le grand but qu'elles se proposaient. « Si
le désir suffisait pour obtenir la liberté, tout le monde serait libre : mais
il faut pour cela une vertu persévérante, supérieure à tous les obstacles,
qui ne se nourrit point d'apparence, mais de réalité. Cette vertu, il n'est
que trop vrai, se trouve rarement parmi les hommes ; aussi ceux qui la
possèdent sont-ils considérés comme des demi-dieux. « Les
droits et la condition d'un peuple libre sont trop inappréciables pour qu'on
puisse en parler d'une manière digne de leur importance. Je me borne donc à
vous rappeler qu'ils excitent l'envie et l'admiration des plus grands hommes
de l'univers. « Je
voudrais me tromper, mais je crois que la plupart de ceux qui se préparent à
nous attaquer ne veulent qu'effacer de la carte une nation qui, ayant le cœur
plus grand que sa fortune, semble reprocher à l'Europe son insouciance, et
lui rendre plus sensible la honte de s'endormir au bruit de ses chaînes. «
Vaillante jeunesse, voici le moment décisif. Si nous ne triomphons de la
tempête qui nous menace, c'en est fait tout à la fois de notre nom et de
notre gloire. En vain aurions-nous montré jusqu'ici des sentiments d'héroïsme
; en vain nos pères auraient combattu pour la liberté et nous l'auraient
transmise au prix de leur sang : tout serait perdu... Mais non ! ombres
honorées de tant de braves, qui siégez au temple immortel de la gloire, ne
craignez pas d'avoir à rougir : vos enfants ont hérité de votre courage et de
vos vertus. Ils sont inébranlables dans la résolution de suivre votre exemple
; ils seront libres, ou ils sauront mourir ! « Si
nous en croyons nos ennemis, nous aurons à combattre les troupes françaises.
Nous ne pouvons nous persuader que le roi très-chrétien, qui a été médiateur
entre nous et les Génois, qui connaît la justice de nos griefs, veuille
maintenant épouser la querelle de la République pour exterminer un peuple qui
a toujours espéré dans sa puissante protection. Mais enfin, s'il est arrêté
dans le livre des destins que le plus grand monarque du monde doive se
mesurer avec le plus petit peuple de la terre, nous ne pouvons qu'en être
fiers. Nous sommes, dans ce cas, certains de vivre avec honneur au de mourir
avec gloire. « Quant
à ceux qui manquent de courage pour affronter le trépas, qu'ils ne
s'inquiètent point ; ce n'est pas à eux que l'on parle : c’est aux hommes de
cœur, c'est aux vrais braves. Oui, jeunes Corses, c'est à vous que la patrie
s'adresse ; c'est à vous de vous montrer dignes de vous-mêmes, dignes du nom
que vous portez. « On
prétend que des armées étrangères viennent courir les chances de hi guerre,
pour protéger les intérêts et soutenir les injustes prétentions de la
République ; et nous, qui combattons pour nos propres intérêts, pour nos
personnes, pour nos enfants ; nous qui avons le nom et la gloire de nos pères
à défendre, pourrions-nous balancer un moment à exposer notre vie ? «
Chacun est persuadé, valeureuse jeunesse, que votre courage ne vous
permettrait pas de survivre à la perte de la liberté. Surpassez donc par
votre promptitude l'attente générale, et apprenez à nos ennemis qu'il n'est
pas si aisé d'accomplir leurs criminels desseins. « Vivez
heureux pour la patrie et pour vous-mêmes[2]. » Ce
discours électrisa l'assemblée et l'entraîna, par un mouvement unanime et
spontané, à accepter la guerre contre la France. Il
arriva ce qui était facile à prévoir accablés par le nombre, n'ayant pas
sterne d'artillerie pour pouvoir défendre avec des chances de succès leurs
gros villages ainsi que les défilés de leurs montagnes, le Corses furent
vaincus ; mais ils ne le furent pas sans gloire. Ils disputèrent leur île
hameau à hameau, rocher à rocher, tuant aux Français le plus de monde qu'il
était possible avec leurs misérables munitions ; enlevant quelquefois des
régiments entiers et forçant, à l'affaire de Borgo, une grosse garnison
française à capituler ; ils firent enfin, sous les ordres de Clément Paoli,
l'Achille de cette courte et sanglante Iliade, de vrais prodiges de valeur.
Les Français ne revenaient pas de leur étonnement en se voyant aux prises
avec ces hommes qui, éprouvés par des siècles de lutte et quoiqu'étrangers
aux leçons de la stratégie, connaissaient parfaitement toutes les ruses de la
guerre. Ces patriotes intrépides, après avoir invoqué à genoux Dieu et la
sainte Vierge, s'élançaient contre eux au bruit de leurs conques marines, en
poussant des cris aigus, et visaient avec une si terrible justesse qu'une
foule d'officiers de marque tombaient sous les balles de leurs carabines.
C'était quelque chose de touchant que l'abnégation héroïque de ce pauvre
peuple qui, manquant de tout, hors de courage, pour se défendre, n'avait pas même
d'ambulances pour recueillir ses blessés[3]. Charles
Bonaparte avait payé de sa personne dans cette guerre de l'indépendance.
Après la défaite de Pontenovo, qui frappa au cœur la nationalité insulaire, il
fut d'avis de tenter encore la fortune des combats. On pouvait en effet
continuer à opposer une vive résistance aux troupes d'invasion. Il n'était
pas difficile de rallier à Corté les débris des patriotes. Dans cette ville et
dans les pièves des alentours, on brûlait de reprendre l'offensive, et le
comte de Vaux se trouvait constamment harcelé par d'infatigables tirailleurs.
Dans la Balagne, on luttait avec énergie contre de Lucker et le marquis
d'Arcambal qui avaient plus de quatre mille hommes sous leurs ordres.
Jacques-Pierre Abbatticci ; Jules Foata, le curé de Guagno, et d'autres chefs
aussi intelligents que braves tenaient vigoureusement en échec, dans le pays
d'outremonts, les nombreux soldats que commandait Narbonne. Tout n'était donc
pas perdu pour la Corse : tant de ressources, habilement employées, devaient
au moins en retarder la conquête. Telle était l'opinion de Charles ; mais
Paoli appréciait autrement l'état des choses. Dans sa sagesse, il crut devoir
épargner de nouveaux malheurs à ses concitoyens : il prit la douloureuse
résolution de cesser la lutte et de s'éloigner. Dès
lors, le projet de défendre Corté fut abandonné ; et quand on apprit que les
Français s'avançaient pour s'en emparer, une foule de familles de
distinction, qui s'étaient réunies dans ce dernier sanctuaire de la liberté,
se réfugièrent sur le Mont-Rotondo, dont la cime atteint la région des neiges
éternelles. Charles
Bonaparte et sa jeune femme, alors enceinte de Napoléon, étaient parmi ces
fugitifs. Après avoir franchi les montagnes boisées de pins qui sont posées
en contreforts aux flancs du Rotondo, il fallut gravir encore des sentiers
étroits et rocailleux pour arriver au terme du voyage. Lorsqu'on
eut atteint les plateaux élevés de cette montagne haute et nue, d'où l'on
découvre la mer Méditerranée, les côtes de Sardaigne, et, dans un éloignement
vaporeux, les rivages de l'Italie et même de la France, lés femmes
s'abritèrent sous quelques roches avancées ; les soldats de l'indépendance se
groupèrent un peu plus loin, et agitèrent les questions douloureuses que
soulevait la situation du moment : fallait -il mourir les armes à la main, ou
quitter leur ile natale ? Mourir, oui ; mais les femmes, mais les enfants
!... Oh ! si l'ange tutélaire de la Corse leur eût dit en désignant tour à
tour la France et l'Italie : Voilà l'empire, voilà le royaume d'un de ces
enfants qui causent vos alarmes ; le vainqueur futur de l'Europe est sur
cette montagne, où vous pleurez l'asservissement de votre patrie ; la défaite
qui vous désole entrait dans les vues de la Providence : sans elle vous ne
pourriez pas vous vanter d'avoir mis au monde Napoléon. Et ils
accusaient Dieu de les avoir abandonnés. L'impatience humaine ne
laissera-t-elle donc jamais à la Providence le temps de mûrir ses desseins ?
Il est vrai que les folles colères de l'homme ne l'émeuvent pas ! Ces
fiers patriotes étaient tous décidés à ne pas sortir de la triste alternative
qui faisait depuis vingt-quatre heures le sujet de leur délibération. Mais le
comte de Vaux fut assez habile pour les porter à changer d'avis. Le lendemain
de son entrée à Corté, ayant à cœur de hâter la complète pacification de la
Corse, il détacha, en parlementaires, ses aides de camp auprès d'eux, et les
fit prier de lui envoyer une députation pour s'entendre avec lui. La
députation fut aussitôt formée. Charles Bonaparte en faisait partie[4]. Le général reçut avec beaucoup
d'égards ceux qui la composaient, et leur dit que l'île entière était soumise
et que Ascoli et son frère venaient de le quitter. Il leur tint de route un
langage si conciliant, si rassurant sur les intentions de la France, « qui
allait être avec la Corse une seule nation, » qu'ils acceptèrent, pour
eux et pour leurs compagnons, les sauf-conduits offerts par le comte, et
chacun rentra dans ses foyers. Cependant
Charles Bonaparte, en retournent à Ajaccio avec sa famille, voulut éviter
entent que possible la rencontre des troupes françaises qui occupaient la route
de Vizzavona, et suivit celle de Niolo, Vice et Cintres. Il fallut à madame
Bonaparte son tempérament robuste et toute la trempe de son caractère pour ne
pas succomber aux fatigues d'un voyage si long et si pénible. Elle dut
marcher plus d'une demi-journée à pied, par des chemins détournés, tenant
presque toujours sur ses bras son enfant Joseph qui était né à Corté l'année
précédente[5] et ne voulait pas la quitter. Au
puisage du Liamone, elle faillit se noyer : son cheval perdit pied et fut
entrainé par le courant. Son mari et les pâtres que l'abbé Acquaviva leur
avait donnés pour guides, épouvantés du péril qu'elle courait, se jetèrent à
la nage pour la sauver, en lui criant de se laisser tomber dans la rivière.
Mais la courageuse jeune femme s'affermit au contraire sur sa selle et
dirigea si habilement son cheval qu'elle parvint à gagner la rive opposée. La
Providence veillait déjà sur Napoléon ! Paoli,
quoi qu'en eût dit le comte de Vaux, n'avait pas encore quitté la Corse. Il
se trouvait alors à quelques pas de Porto-Vecchio, et se préparait à partir
pour la Toscane avec son frère et plusieurs autres patriotes, sur deux
navires anglais que l'amiral Smittoy avait mis à sa disposition[6]. Charles s'était également
proposé de le suivre ; mais il ajourna l'exécution de ce louable projet, dans
le but de reconduire sa femme et son enfant au sein de sa famille. Le lendemain de son arrivée à Ajaccio, il se disposa à partir pour le rejoindre et pour partager avec lui toutes les souffrances de l'exil. Son oncle, l'archidiacre Lucien Bonaparte, et sa femme le conjurèrent les larmes aux yeux de ne pas les abandonner dans une circonstance si périlleuse, de différer encore du moins son départ pour voir quelle direction on donnerait aux affaires, lui promettant de l'accompagner si les Français voulaient abuser de la victoire. Charles ne put résister aux prières d'un oncle pour lequel il avait le respect d'un fils ; il se laissa toucher par les larmes de son épouse qu'il chérissait de tout son cœur. |
[1]
Il est positif que le mariage de Charles fut célébré en 1764 ; mais les
registres de cette année ayant été perdus, il est impossible d'en désigner le
jour et le mois. — On sait que l'épouse n'était âgée que de t4 ans, et qu'elle
était née le 24 août 1750.
[2]
Ce discours est attribué par l'abbé Cambiaggi à un jeune élève de l'université
de Corté ; mais les renseignements qu'on lui a donnés sur cet article ne sont
pas plus exacts que tant d'autres dont il a fait usage. (Voyez, pour le texte
italien, l’Appendice, n° 1.)
[3]
Un officier français, confondu de voir des troupes se battre sans ambulances et
sans chirurgiens, disait un jour à un insulaire : Que faites–vous quand vous
êtes blessés ? — Nous mourons, répondit le Corse.
[4]
Voici, d'après M. Renucci, les noms de plusieurs membres de cette députation :
Charles Bonaparte et Nicolas-Louis Paravisini d'Ajaccio, Laurent et Damien
Giubega de Calvi, Dominique Arrighi de Speloncato, Jean -Thomas Arrighi et
Jean-Thomas Bœrio de Corté et Thomas Cervoni de Soveria. (Voyez Renucci, Storia
di Corsica, t. Ier. Voyez aussi — pour la plupart des autres faits qui
concernent la Corse et que M. le conseiller Nasica, ne pouvant pas sortir du
cadre de son travail, n'a qu'énoncés dans ce chapitre, — Pompei, État actuel
de la Corse, et Giacobi, Histoire de la Corse, t. IL)
(Note de l'Éditeur.)
[5]
Le 8 janvier 1788.
[6]
Le comte de Vaux s'était emparé de Corté dans les derniers jours du mois de mai
(1769), et Paoli ne quitta Pile que le 13 juin suivant.