MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

NOTICE SUR LA VIE DE CHARLES BONAPARTE, PÈRE DE NAPOLÉON

 

I — CHARLES BONAPARTE ET SA FAMILLE AVANT LA CONQUËTE DE LA CORSE PAR LES FRANÇAIS (1769).

 

 

Charles. — Ses études. — Ses mœurs. — Son mariage. — Son voyage à Rome. — Son retour ; sa visite et sa promesse à Paoli. — Son séjour à Corté. — Un de ses discours. — Sa retraite sur le Mont-Rotondo. — Son retour à Ajaccio. — Dangers de sa femme. — Il veut suivre Paoli dans son exil.

 

Les Bonaparte étaient considérés comme une des familles les plus distinguées d'Ajaccio à l'époque où Charles Bonaparte, père de Napoléon, attira sur lui l'attention de ses concitoyens par ses qualités morales et par ses talents. Né en 1746, il commença ses études à Corté et se fit remarquer par son intelligence, sa modestie et son amour du travail. Privée de tout établissement scientifique par les Génois, dont l'esprit ombrageux redoutait les effets de l'éducation sur un peuple qui supportait déjà si impatiemment leur joug, la Corse envoyait les plus nobles de ses enfants faire leurs études en Italie. La proximité de la ville de Pise, et peut-être aussi la sympathie douloureuse que font naître entre les peuples des infortunes qui se ressemblent, attiraient les Corses vers l'Université célèbre qu'y avait fondée Côme de Médicis. Pise était alors l'Athènes de la péninsule italienne. Comme la célèbre ville grecque, elle gisait à demi-morte sous ses marbres, au milieu des restes magnifiques d'une grandeur qui n'était plus. La fameuse -république de Pise, qui avait subjugué la Sardaigne, pris Carthage, et enlevé Palerme aux Sarrasins, qui avait défait des armées royales en bataille rangée, et envoyé une flotte de quarante vaisseaux au secours d'Amaury, roi de Jérusalem ; Pise enfin, qui avait fait longtemps avec succès la guerre aux Génois, ces ennemis mortels et détestés des Corses, avait fini par être vendue et livrée. Les Pisans avaient tellement pria à cœur la perte de leur liberté qu'ils s'étaient expatriés de colère ; aussi cette pauvre cité se trouvait-elle si dépeuplée, à l'époque dont nous parlons, que l'herbe croissait dans ses larges rues. Tel était à peu près le sort que la Corse avait eu elle-même à subir.

C'est donc à Pise que Charles Bonaparte fut envoyé pour terminer ses études. Il trouva sur les bords de l'Arno l'élite de la jeunesse corse, jeunesse impétueuse et fière qui sympathisait avec celle de Pise et qui avait acquis, au contact des douces mœurs italiennes, ce poli d'urbanité qu'on ne troue pas aisément dans les montagnes.

Ces pauvres insulaires, forcément économes, vivaient de peu dans une ville où tout était à bon marché, et quelquefois éprouvaient, malgré cela, des moments de gêne. Mais lorsque les galions de quelque étudiant arrivaient, comme disait plaisamment l'Empereur en parlant des quelques cent francs que Junot recevait de sa famille, l'heureux possesseur du petit trésor se hâtait d'en faire part à ceux qui attendaient encore cette pluie d'or qui devait venir des rives de la Corse, et Charles Bonaparte n'était pas de caractère à se poser en exception à la règle. Au contraire, il ouvrait si largement sa bourse à ses condisciples dans l'embarras, qu'il s'acquit bientôt l'estime et l'amitié de cette jeunesse studieuse et désintéressée qui serrait ses rangs sur la terre de l'étranger. À leur retour du continent, les amis do Charles, disséminés sur tous les points de Pile, le vantaient comme un savant distingué, un ami généreux, un étudiant modèle, et jetaient ainsi les premières bases de sa réputation naissante.

Sa famille, heureuse du bien qu'elle en entendait dire, ne regardait pas aux sacrifices qu'elle faisait pour l'entretenir sur le continent, quoique ces sacrifices fussent onéreux dans une fie qui a toujours été fort pauvre en numéraire.

Lorsque Charles Bonaparte eut terminé son droit, il fit ses dispositions pour retourner dans sa patrie. De l'embouchure de l'Arno, et tandis que les molles brises de la Toscane l'embaumaient encore du parfum de leurs orangers, il la découvrit au loin sous la forme d'un rocher nu, dont la cime blanchie de neige se dessinait sur l'azur profond de la Méditerranée, Le jeune Corse, qui avait quelquefois sacrifié aux Muses, dut alors éprouver ce sentiment si louable et si naturel qui faisait dire au fils d'Ulysse : « Dans mon Ithaque, il n'y a que des rochers, des bruyères, des terres arides, et pourtant mon cœur la préfère aux plus riches plaines de la Grèce.

Précédé de sa bonne renommée, regardé comme l'honneur de sa famille et l'espoir de sa patrie, Charles reçut de ses concitoyens un accueil empressé. Son éloquence, son patriotisme, ses manières nobles et simples achevèrent de lui concilier les cœurs. Enfin, l'estime dont on l'entourait devint si générale qu'elle fixa les regards de Paoli, qui voulut que le jeune Bonaparte lui fût présenté.

Paoli, dont la mémoire est encore adorée des Corses, était alors à l'apogée de sa puissance et régnait de fait sur ce peuple qu'on disait si difficile à gouverner. Fils de Giacinto Paoli qui avait commandé les Corses dans les dernières guerres contre les Génois, frère de Clément Paoli, l'homme le plus brave de son temps et l'un des premiers magistrats de Pile, Pascal Paoli avait été pro-damé général de la Corse et rappelé de Naples, où il servait avec distinction. Courageux, éclairé, politique habile, mettant toute sa gloire à sauver sa patrie et à la rendre heureuse, il marchait noblement vers ce grand but. Après avoir battu les Génois, il avait profité du calme qui suivit sa victoire pour réorganiser la justice et faire fleurir l'agriculture. Investi par la nation d'un pouvoir absolu, il l'avait balancé lui-même en créant un conseil suprême composé d'hommes très-capables, et, au-dessus de ce conseil, il avait établi un syndicat chargé de surveiller tous les magistrats de File sans faire d'exception pour lui. Afin d'occuper Gênes de ses propres affaires, il avait armé en course des bâtiments légers qui poursuivaient le long des côtes de la Ligurie les navires marchands de la république. Ces corsaires, par des prises heureuses qu'ils ramenaient en Corse, faisaient reparaître l'argent dans ce pays que des siècles de guerre avaient épuisé. Paoli battait monnaie, fondait une Université, créait des imprimeries, et, chose qui ne s'était jamais vue, on eut alors un journal en Corse. Paoli, quoique partisan rigide des mœurs austères et simples de sa nation, voulut la distraire un instant des graves préoccupations de la guerre, en donnant des fêtes auxquelles il conviait les personnes les plus éminentes de l'île ; il se faisait ainsi une sorte de cour, et ce luxe inusité enchantait les Corses.

C'est à cette époque que Charles Bonaparte, encore tort jeune, lui fut présenté. Le général, qui se connaissait en hommes et qui cherchait à s'entourer de gens de cœur, le traita avec tant d'égards que Charles conçut pour lui un vif attachement, une admiration sincère qu'il conserva jusqu'au tombeau. Si l'état de sa fortune le lui eût permis, il fût resté auprès du général ; mais sa famille exigea qu'il utilisât dans sa ville natale les connaissances qu'il avait acquises en Italie, et il devint bientôt un des premiers avocats d'Ajaccio.

Les talents et les qualités de Charles Bonaparte lui permettaient d'aspirer aux plus hauts partis, et sa famille, dont il était l'unique espoir, eût vivement désiré qu'il fit un mariage opulent. Charles n'entra pas dans ces vues et ne consulta que son cœur, en enlevant à l'admiration passionnée de toute la jeunesse de la ville, mademoiselle Letizia Ramolino, qui était d'une rare beauté, et qui, à peine âgée de quatorze ans, possédait tous les charmes de son sexe[1].

La première année de son mariage ne fut marquée que par un événement bien triste : il perdit son premier enfant. L'année suivante, il voulut mettre à exécution un projet qu'il avait conçu pendant son séjour à Pise ; il partit pour Rome afin de visiter la patrie des Scipions, des Césars, et de se perfectionner dans la science si difficile des lois anciennes.

Il y passa une année scolaire et revint en Corse peu satisfait de Rome et des Romains.

Il débarqua à Bastia, et, en traversant l'île pour se rendre à Ajaccio, il voulut voir Paoli qui était alors à l'abbaye de Rostino, dont le général aimait le séjour parce qu'il était né pour ainsi dire à l'ombre de son clocher. Le jeune voyageur traversa Pontenovo qui devait être le dernier champ de bataille de l'indépendance, gravit la montagne du village de Pastoreccia où était née la mère du général et dont quelques bois d'oliviers faisaient partie de son patrimoine. Sur le versant opposé, il découvrit bientôt, dans le petit hameau de la Stretta dépendant de la commune de Morosaglia, la maison paternelle de Paoli qu'entouraient des châtaigniers gigantesques et qu'accompagnait une petite chapelle dédiée à la Madone. Non loin de cette modeste maison du chef de la Corse, s'élevait le superbe monastère des Franciscains où se rendait Charles. Lorsqu'il demanda Paoli, on l'introduisit dans son salon en le priant d'attendre, le général étant enfermé dans son cabinet où il s'occupait de quelques dépêches importantes qu'il allait faire partir pour l'Italie. « Je reviendrai quand il sera visible, » dit le jeune Corse qui se mit en devoir de se retirer. Mais à ce moment la porte du cabinet s'ouvre, et Paoli paraissant sur le seuil s'écrie : « C'est toi, Charles ? Je t'ai bien reconnu ; viens donc que je t'embrasse. » Et, sans écouter les excuses du voyageur qui craignait de le déranger : « Tu n'es pas de trop ici, dit-il en le faisant entrer dans son cabinet ; au contraire, tu arrives de l'Italie et j'ai besoin de savoir ce qui s'y passe ; viens donc. » Il le garda toute la journée, le fit souper avec lui, et ne lui laissa reprendre sa route que le lendemain, après lui avoir fait promettre de quitter Ajaccio pour s'établir à Corté, ville centrale, où le général avait fixé le siège de son gouvernement.

Cette promesse que Charles Bonaparte voulut tenir souleva une petite tempête au sein de sa famille. Madame Bonaparte, dont les parents habitaient la ville maritime qu'il fallait quitter, refusa d'abord d'échanger les brumes de la côte, et surtout le doux parfum des orangers d'Ajaccio, pour l'air vif et pur des montagnes, alléguant pour gagner sa cause toutes les raisons que put lui suggérer sa logique de dix-sept ans. Mais quelque touchantes que fussent les prières d'une femme aimée et d'un oncle vénéré à l'égal d'un père, elles ne pouvaient balancer dans le cœur d'un Corse l'influence irrésistible de Paoli ; Charles se rendit seul à Corté conformément à sa promesse, et sa jeune femme ne tarda pas à l'y rejoindre.

A Corté, Charles se révéla sous un nouveau jour : à son économie primitive succéda l'amour du faste et de la dépense ; ses relations s'étendirent sur toute Ille, où il s'acquit bientôt une grande popularité, et il se posa en homme politique. Son caractère ardent, son éloquence passionnée, son instruction et sa connaissance des lois le firent rechercher par les principaux personnages de l'État. Il était admis dans la confidence de tous les secrets de la nation ; ses avis étaient écoutés, et, sans avoir de place ostensible dans le gouvernement, il exerçait une véritable influence sur la conduite des affaires.

Cependant la situation de la Corse devint bientôt très-alarmante. Dès l'an 1764, les Français, appelés par la république de Gênes, étaient débarqués en Corse sous les ordres du comte de Marbeuf et s'étaient mis en possession des lieux que les Génois possédaient encore sur le littoral. Cette occupation française avait inquiété Paoli ; mais, déguisant habilement ses alarmes, il était demeuré en bons termes avec les nouvelles garnisons, tout, en continuant de faire la guerre aux Génois. Pendant près de quatre ans, les Français se bornèrent au simple rôle de spectateurs. Mais ensuite la république de Gênes, à bout d'efforts, céda au roi de France ses prétendus droits sur cette île, à condition qu'elle pourrait la reprendre, après la conquête, en payant les frais de l'expédition.

Lorsque cette effrayante nouvelle arriva aux oreilles des Corses, un cri de fureur s'éleva d'un bout de Pile à l'autre. Paoli, qui n'osait assumer la responsabilité d'une guerre si périlleuse, convoqua les députés des communes à Corté afin de connaître, disait-il, le vœu de la nation.

Charles Bonaparte assista à cette consulte extraordinaire, et, après le discours de Paoli qui en était le président, il prit la parole et s'exprima en ces termes :

« Vaillante jeunesse corse,

« Toutes les nations qui ont aspiré à la conquête de la liberté ont été exposées aux grandes vicissitudes qui déterminent le triomphe des peuples. Il y en a eu de moins vaillantes, de moins puissantes que nous ; cependant à force de constance elles ont atteint le grand but qu'elles se proposaient.

« Si le désir suffisait pour obtenir la liberté, tout le monde serait libre : mais il faut pour cela une vertu persévérante, supérieure à tous les obstacles, qui ne se nourrit point d'apparence, mais de réalité. Cette vertu, il n'est que trop vrai, se trouve rarement parmi les hommes ; aussi ceux qui la possèdent sont-ils considérés comme des demi-dieux.

« Les droits et la condition d'un peuple libre sont trop inappréciables pour qu'on puisse en parler d'une manière digne de leur importance. Je me borne donc à vous rappeler qu'ils excitent l'envie et l'admiration des plus grands hommes de l'univers.

« Je voudrais me tromper, mais je crois que la plupart de ceux qui se préparent à nous attaquer ne veulent qu'effacer de la carte une nation qui, ayant le cœur plus grand que sa fortune, semble reprocher à l'Europe son insouciance, et lui rendre plus sensible la honte de s'endormir au bruit de ses chaînes.

« Vaillante jeunesse, voici le moment décisif. Si nous ne triomphons de la tempête qui nous menace, c'en est fait tout à la fois de notre nom et de notre gloire. En vain aurions-nous montré jusqu'ici des sentiments d'héroïsme ; en vain nos pères auraient combattu pour la liberté et nous l'auraient transmise au prix de leur sang : tout serait perdu... Mais non ! ombres honorées de tant de braves, qui siégez au temple immortel de la gloire, ne craignez pas d'avoir à rougir : vos enfants ont hérité de votre courage et de vos vertus. Ils sont inébranlables dans la résolution de suivre votre exemple ; ils seront libres, ou ils sauront mourir !

« Si nous en croyons nos ennemis, nous aurons à combattre les troupes françaises. Nous ne pouvons nous persuader que le roi très-chrétien, qui a été médiateur entre nous et les Génois, qui connaît la justice de nos griefs, veuille maintenant épouser la querelle de la République pour exterminer un peuple qui a toujours espéré dans sa puissante protection. Mais enfin, s'il est arrêté dans le livre des destins que le plus grand monarque du monde doive se mesurer avec le plus petit peuple de la terre, nous ne pouvons qu'en être fiers. Nous sommes, dans ce cas, certains de vivre avec honneur au de mourir avec gloire.

« Quant à ceux qui manquent de courage pour affronter le trépas, qu'ils ne s'inquiètent point ; ce n'est pas à eux que l'on parle : c’est aux hommes de cœur, c'est aux vrais braves. Oui, jeunes Corses, c'est à vous que la patrie s'adresse ; c'est à vous de vous montrer dignes de vous-mêmes, dignes du nom que vous portez.

« On prétend que des armées étrangères viennent courir les chances de hi guerre, pour protéger les intérêts et soutenir les injustes prétentions de la République ; et nous, qui combattons pour nos propres intérêts, pour nos personnes, pour nos enfants ; nous qui avons le nom et la gloire de nos pères à défendre, pourrions-nous balancer un moment à exposer notre vie ?

« Chacun est persuadé, valeureuse jeunesse, que votre courage ne vous permettrait pas de survivre à la perte de la liberté. Surpassez donc par votre promptitude l'attente générale, et apprenez à nos ennemis qu'il n'est pas si aisé d'accomplir leurs criminels desseins.

« Vivez heureux pour la patrie et pour vous-mêmes[2]. »

Ce discours électrisa l'assemblée et l'entraîna, par un mouvement unanime et spontané, à accepter la guerre contre la France.

Il arriva ce qui était facile à prévoir accablés par le nombre, n'ayant pas sterne d'artillerie pour pouvoir défendre avec des chances de succès leurs gros villages ainsi que les défilés de leurs montagnes, le Corses furent vaincus ; mais ils ne le furent pas sans gloire. Ils disputèrent leur île hameau à hameau, rocher à rocher, tuant aux Français le plus de monde qu'il était possible avec leurs misérables munitions ; enlevant quelquefois des régiments entiers et forçant, à l'affaire de Borgo, une grosse garnison française à capituler ; ils firent enfin, sous les ordres de Clément Paoli, l'Achille de cette courte et sanglante Iliade, de vrais prodiges de valeur. Les Français ne revenaient pas de leur étonnement en se voyant aux prises avec ces hommes qui, éprouvés par des siècles de lutte et quoiqu'étrangers aux leçons de la stratégie, connaissaient parfaitement toutes les ruses de la guerre. Ces patriotes intrépides, après avoir invoqué à genoux Dieu et la sainte Vierge, s'élançaient contre eux au bruit de leurs conques marines, en poussant des cris aigus, et visaient avec une si terrible justesse qu'une foule d'officiers de marque tombaient sous les balles de leurs carabines. C'était quelque chose de touchant que l'abnégation héroïque de ce pauvre peuple qui, manquant de tout, hors de courage, pour se défendre, n'avait pas même d'ambulances pour recueillir ses blessés[3].

Charles Bonaparte avait payé de sa personne dans cette guerre de l'indépendance. Après la défaite de Pontenovo, qui frappa au cœur la nationalité insulaire, il fut d'avis de tenter encore la fortune des combats. On pouvait en effet continuer à opposer une vive résistance aux troupes d'invasion. Il n'était pas difficile de rallier à Corté les débris des patriotes. Dans cette ville et dans les pièves des alentours, on brûlait de reprendre l'offensive, et le comte de Vaux se trouvait constamment harcelé par d'infatigables tirailleurs. Dans la Balagne, on luttait avec énergie contre de Lucker et le marquis d'Arcambal qui avaient plus de quatre mille hommes sous leurs ordres. Jacques-Pierre Abbatticci ; Jules Foata, le curé de Guagno, et d'autres chefs aussi intelligents que braves tenaient vigoureusement en échec, dans le pays d'outremonts, les nombreux soldats que commandait Narbonne. Tout n'était donc pas perdu pour la Corse : tant de ressources, habilement employées, devaient au moins en retarder la conquête. Telle était l'opinion de Charles ; mais Paoli appréciait autrement l'état des choses. Dans sa sagesse, il crut devoir épargner de nouveaux malheurs à ses concitoyens : il prit la douloureuse résolution de cesser la lutte et de s'éloigner.

Dès lors, le projet de défendre Corté fut abandonné ; et quand on apprit que les Français s'avançaient pour s'en emparer, une foule de familles de distinction, qui s'étaient réunies dans ce dernier sanctuaire de la liberté, se réfugièrent sur le Mont-Rotondo, dont la cime atteint la région des neiges éternelles.

Charles Bonaparte et sa jeune femme, alors enceinte de Napoléon, étaient parmi ces fugitifs. Après avoir franchi les montagnes boisées de pins qui sont posées en contreforts aux flancs du Rotondo, il fallut gravir encore des sentiers étroits et rocailleux pour arriver au terme du voyage.

Lorsqu'on eut atteint les plateaux élevés de cette montagne haute et nue, d'où l'on découvre la mer Méditerranée, les côtes de Sardaigne, et, dans un éloignement vaporeux, les rivages de l'Italie et même de la France, lés femmes s'abritèrent sous quelques roches avancées ; les soldats de l'indépendance se groupèrent un peu plus loin, et agitèrent les questions douloureuses que soulevait la situation du moment : fallait -il mourir les armes à la main, ou quitter leur ile natale ? Mourir, oui ; mais les femmes, mais les enfants !... Oh ! si l'ange tutélaire de la Corse leur eût dit en désignant tour à tour la France et l'Italie : Voilà l'empire, voilà le royaume d'un de ces enfants qui causent vos alarmes ; le vainqueur futur de l'Europe est sur cette montagne, où vous pleurez l'asservissement de votre patrie ; la défaite qui vous désole entrait dans les vues de la Providence : sans elle vous ne pourriez pas vous vanter d'avoir mis au monde Napoléon.

Et ils accusaient Dieu de les avoir abandonnés. L'impatience humaine ne laissera-t-elle donc jamais à la Providence le temps de mûrir ses desseins ? Il est vrai que les folles colères de l'homme ne l'émeuvent pas !

Ces fiers patriotes étaient tous décidés à ne pas sortir de la triste alternative qui faisait depuis vingt-quatre heures le sujet de leur délibération. Mais le comte de Vaux fut assez habile pour les porter à changer d'avis. Le lendemain de son entrée à Corté, ayant à cœur de hâter la complète pacification de la Corse, il détacha, en parlementaires, ses aides de camp auprès d'eux, et les fit prier de lui envoyer une députation pour s'entendre avec lui.

La députation fut aussitôt formée. Charles Bonaparte en faisait partie[4]. Le général reçut avec beaucoup d'égards ceux qui la composaient, et leur dit que l'île entière était soumise et que Ascoli et son frère venaient de le quitter. Il leur tint de route un langage si conciliant, si rassurant sur les intentions de la France, « qui allait être avec la Corse une seule nation, » qu'ils acceptèrent, pour eux et pour leurs compagnons, les sauf-conduits offerts par le comte, et chacun rentra dans ses foyers.

Cependant Charles Bonaparte, en retournent à Ajaccio avec sa famille, voulut éviter entent que possible la rencontre des troupes françaises qui occupaient la route de Vizzavona, et suivit celle de Niolo, Vice et Cintres. Il fallut à madame Bonaparte son tempérament robuste et toute la trempe de son caractère pour ne pas succomber aux fatigues d'un voyage si long et si pénible. Elle dut marcher plus d'une demi-journée à pied, par des chemins détournés, tenant presque toujours sur ses bras son enfant Joseph qui était né à Corté l'année précédente[5] et ne voulait pas la quitter. Au puisage du Liamone, elle faillit se noyer : son cheval perdit pied et fut entrainé par le courant. Son mari et les pâtres que l'abbé Acquaviva leur avait donnés pour guides, épouvantés du péril qu'elle courait, se jetèrent à la nage pour la sauver, en lui criant de se laisser tomber dans la rivière. Mais la courageuse jeune femme s'affermit au contraire sur sa selle et dirigea si habilement son cheval qu'elle parvint à gagner la rive opposée. La Providence veillait déjà sur Napoléon !

Paoli, quoi qu'en eût dit le comte de Vaux, n'avait pas encore quitté la Corse. Il se trouvait alors à quelques pas de Porto-Vecchio, et se préparait à partir pour la Toscane avec son frère et plusieurs autres patriotes, sur deux navires anglais que l'amiral Smittoy avait mis à sa disposition[6]. Charles s'était également proposé de le suivre ; mais il ajourna l'exécution de ce louable projet, dans le but de reconduire sa femme et son enfant au sein de sa famille.

Le lendemain de son arrivée à Ajaccio, il se disposa à partir pour le rejoindre et pour partager avec lui toutes les souffrances de l'exil. Son oncle, l'archidiacre Lucien Bonaparte, et sa femme le conjurèrent les larmes aux yeux de ne pas les abandonner dans une circonstance si périlleuse, de différer encore du moins son départ pour voir quelle direction on donnerait aux affaires, lui promettant de l'accompagner si les Français voulaient abuser de la victoire. Charles ne put résister aux prières d'un oncle pour lequel il avait le respect d'un fils ; il se laissa toucher par les larmes de son épouse qu'il chérissait de tout son cœur.

 

 

 



[1] Il est positif que le mariage de Charles fut célébré en 1764 ; mais les registres de cette année ayant été perdus, il est impossible d'en désigner le jour et le mois. — On sait que l'épouse n'était âgée que de t4 ans, et qu'elle était née le 24 août 1750.

[2] Ce discours est attribué par l'abbé Cambiaggi à un jeune élève de l'université de Corté ; mais les renseignements qu'on lui a donnés sur cet article ne sont pas plus exacts que tant d'autres dont il a fait usage. (Voyez, pour le texte italien, l’Appendice, n° 1.)

[3] Un officier français, confondu de voir des troupes se battre sans ambulances et sans chirurgiens, disait un jour à un insulaire : Que faites–vous quand vous êtes blessés ?Nous mourons, répondit le Corse.

[4] Voici, d'après M. Renucci, les noms de plusieurs membres de cette députation : Charles Bonaparte et Nicolas-Louis Paravisini d'Ajaccio, Laurent et Damien Giubega de Calvi, Dominique Arrighi de Speloncato, Jean -Thomas Arrighi et Jean-Thomas Bœrio de Corté et Thomas Cervoni de Soveria. (Voyez Renucci, Storia di Corsica, t. Ier. Voyez aussi — pour la plupart des autres faits qui concernent la Corse et que M. le conseiller Nasica, ne pouvant pas sortir du cadre de son travail, n'a qu'énoncés dans ce chapitre, — Pompei, État actuel de la Corse, et Giacobi, Histoire de la Corse, t. IL)

(Note de l'Éditeur.)

[5] Le 8 janvier 1788.

[6] Le comte de Vaux s'était emparé de Corté dans les derniers jours du mois de mai (1769), et Paoli ne quitta Pile que le 13 juin suivant.