MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

 

PRÉFACE.

 

 

Le nom de Bonaparte n'est pas aussi moderne en Corse qu'on l'a prétendu. Muratori, dans ses Antiquités d'Italie[1], rapporte une donation faite, en 407, par les seigneurs Otto Domenico et Guidon de Conti, à l'abbé de Saint-Mamiliano de l'île de Monte-Christo, dans laquelle un Bonaparte figure comme témoin. L'acte ayant été passé à Mariana, ancienne ville de la Corse, il est hors de doute que le Bonaparte dont il s'agit était un habitant de l'île. Il est également certain que c'était un personnage fort distingué et fort connu, puisqu'on le qualifie de Messer, titre qu'on n'accordait qu'aux nobles et à. ceux qui étaient revêtus d'en caractère public.

Cette donation, dont Muratori lui-même ne garantit pas la date, est sans doute beaucoup plus récente ; mais, elle doit toujours être assez ancienne pour constater que la famille Bonaparte florissait en Corse depuis plusieurs siècles.

Quoi qu'il en soit, mon but n'est pas d'aller chercher dans la nuit des temps la généalogie de cette illustre famille. Je veux laisser intact ce champ de conjectures et de combinaisons où quelques savants se sont jetés.

J'en ai connu, en effet, qui prétendaient que les Bonaparte sont d'origine grecque et qu'ils descendent des Empereurs de Constantinople. Il est possible qu'ils aient raison, et je n'entends pas infirmer la véracité de généalogies qui leur ont coûté tant de veilles ; mais je trouve qu'ils ont pris des soins superflus. La famille qui a donné an monde un homme tel que l'Empereur Napoléon peut se passer d'être grande par ses aïeux[2].

Fonctionnaire public depuis longtemps dans la ville qui a été le berceau du plus grand capitaine da monde, rai tank consacrer le peu de loisir que j'avais à m'enquérir des circonstances qui ont précédé, secondé son élévation, aplani peut-être le chemin qui l'a conduit à un si haut degré de gloire et de puissance. J'ai vu dans ce but plusieurs des compagnons d'enfance de Napoléon ; plusieurs de ses anciens amis et de ses anciens adversaires politiques ; j'ai consulté des vieillards ; j'ai recueilli des uns et des autres avec le plus grand soin tous les détails, tous les documents possibles sur l'état primitif de sa famille et sur ce qu'il avait dit, fait ou écrit de plus remarquable pendant les vingt-trois premières années de sa vie ; j'ai fouillé dans les papiers des particuliers ; j'ai compulsé les archives publiques, et, après avoir tout confronté, tout épuré, mis à l'écart quelques anecdotes douteuses ou insignifiantes, j'ai coordonné sur un plan ré., tiller le fruit de mes recherches.

Je ne me suis d'abord livré à ce travail que par une curiosité trop naturelle chez tous ceux qu'un motif quelconque amène dans ce pays ; mais, voyant que mon séjour s'y prolongeait au-delà de mon attente, j'ai pensé que je pouvais l'utiliser au profit de l'histoire, en rédigeant les Mémoires que je destine au public. Cette pensée me souriait d'autant plus que les renseignements précieux que j'avais recueillis étaient presque entièrement inconnus. Le manteau impérial, les rayons qui partaient du trône ont dérobé aux yeux de l'Europe étonnée les premiers pas et les premiers faits de l'homme admirable qui a dominé de si haut son siècle.

Les commencements des grands hommes ont été souvent entourés de nuages ; autrefois le mystère qui enveloppait leur origine contribuait à les rendre plus majestueux et en quelque sorte à les diviniser. Ils brillaient comme le soleil au milieu du jour ; cela suffisait à l'admiration, à la vénération du monde. Mais aujourd'hui l'esprit d'observation et d'analyse qui s'attache à tout est plus exigeant et veut, autant qu'il lui est possible, remonter des effets aux causes. Pour nos penseurs modernes, rien n'est insignifiant dans la vie d'un génie extraordinaire ; ils en étudient toutes les phases et cherchent à découvrir dans les jeux de l'enfant les batailles futures du grand capitaine. C'ti.si surtout pour ceux qui aiment ainsi à approfondir jusque dans leur germe les grandes destinées historiques que j'écris ces Mémoires.

Toute l'Europe a vu l'Empereur le front ceint de l'auréole de sa gloire ; moi, je vais montrer l'enfant corse prenant des canons pour jouets, souriant à l'éclat des épées et créant des bataillons enfantins, en attendant ceux de sa vieille garde.

Je vais montrer l'adolescent commençant à exercer sur les hommes cet irrésistible empire qui n'appartient qu'aux profonds politiques et aux cœurs hardis ; se formant, dans une ville aux habitudes italiennes, un parti dont il se fait le chef, et assurant à ce parti une supériorité décidée au moyen d'une bravoure que rien n'effraie et de combinaisons audacieuses qui se sont reproduites plus tard dans sa vie d'Empereur.

Je vais montrer le jeune officier d'artillerie étudiant les sites où s'étaient livrées quelques-unes des plus célèbres batailles de la Corse et se rendant compte des manœuvre, stratégiques qui avaient donné ou enlevé la victoire. On ver, le conquérant futur lever le plan de ces positions mémorables et même de quelques forteresses qui n'ont plus pour garnison que l'hirondelle ou les oiseaux de mer, et déterminer, avec ce coup d'œil rapide qui ne le trompa jamais, le nombre d'hommes nécessaires pour repousser

On le verra, commandant d'un bataillon de gardes nationales soldées, instruire ses hommes avec un zèle infatigable ; les former à la carrière des armes par une discipline tort à la fois rigide et paternelle ; leur inspirer les plus nobles sentiments de probité, de patriotisme, d'honneur, de courage, et s'arracher des bras de sa mère pour voler à leur secours, en exposant sa vie.

On le verra persécuté dans sa position, menacé maintes fois dans son existence ; toujours intrépide dans les dangers, toujours actif, studieux, inébranlable dans ses résolutions, généreux dans ses sentiments, et, malgré l'hostilité des circonstances, toujours attaché à la grande nation, où il avait fait ses études et à laquelle il avait voué une affection sans bornes.

Enfin, on le verra déployer pour la première fois ses talents militaires dans l'expédition de Sardaigne, dont une trahison mystérieuse empêcha le succès, et, proscrit de son pays avec sa famille, partir pour le continent où l'attendait une couronne. C'est là que ce récit s'arrête ; l'univers entier cannait le reste de cette merveilleuse histoire.

Bien des écrits ont paru sur les premières années de Napoléon et sur sa famille ; mais tous, jusqu'à présent, ne contiennent que des faits controuvés ou défigurés, pour la plupart dénués de toute vraisemblance. Pour les habitants de la Corse et surtout d'Ajaccio, ces récits tiennent du roman. Cela s'explique : les écrivains du continent, manquant de renseignements locaux, ont pu, en général sans s'en douter, suivre les entraînements de la haine ou de l'enthousiasme. Placé plus avantageusement pour recueillir les documents et les vérifier, je tiens à honneur d'exposer la vérité sans alliage.

Ces Mémoires sont écrits en conscience. On les imprimera, quand je ne serai plus. Le public trouvera dans cette détermination un gage certain de mon impartialité : les morts ne craignent pas les vivants et ne font la cour à personne.

 

Ajaccio, 1829.

 

 

 



[1] Tome deuxième.

[2] Cependant, pour satisfaire la curiosité de quelques-uns de mes lecteurs, j'ai dressé, d'après un ancien manuscrit assez intéressant que M. Sendai a bien voulu me communiquer, mais dont je ne puis garantir l'authenticité, un arbre généalogique de la famille Bonaparte qui sera imprimé à la fin de ce livre avec des notes explicatives.

Note de l'éditeur. — On trouvera aussi de très-précieux détails dans l'étonnante dissertation sur la généalogie de la famille Bonaparte faite par le prince Napoléon-Louis, que la mort a si ensellement moissonné à la fleur de l'âge, et qui était frère du Prince-Président, Louis-Napoléon Bonaparte. On y verra que, depuis le XIIe jusqu'au XVe siècle, des personnages de la plus haute distinction, issus de cette antique et illustre famille, ont figuré très-honorablement dans plusieurs histoires de l'Italie. (Voyez, dans le Choix de chroniques et mémoires sur l'histoire de XVIe siècle, à la page 11, par J. A. C. Buchon, édition de Paris, 1836, la préface de la traduction de l'histoire du roi de Rome, par le prince Napoléon-Louis Bonaparte).