LIVRE QUATRIÈME — RÉSUMÉ DE
— I — C. Claudius Marcellus et L. Cornelius Lentulus, consuls Dans le courant de l’été, on se le rappelle, César était
revenu à Arras, au milieu de son armée, campée au nord de C’est à Ravenne que Curion, dont l’année de tribunat était
expirée en décembre 704[5], vint le
rejoindre en grande diligence. César le reçut à bras ouverts, le remercia de
son dévouement et conféra avec lui sur les mesures à prendre. Curion lui
proposa d’appeler les autres légions qu’il avait au delà des Alpes et de
marcher sur Rome ; mais César ne goûta pas cet avis, toujours persuadé qu’on
parviendrait à s’entendre. Il engagea ses amis[6] de Rome à
présenter un plan d’accommodement approuvé, disait-on, par Cicéron, et que
Plutarque attribue expressément à ce dernier : César aurait cédé Curion, après avoir parcouru en trois jours 1.300 stades ( César, après avoir rappelé ce qu’il avait fait pour — II — Lentulus entraîne le sénat contre César Le consul L. Lentulus, dans un discours véhément, engagea
le sénat à montrer plus de courage et de fermeté : il promit de le
soutenir et de défendre Marc-Antoine et Q. Cassius, tribuns du peuple, s’opposent au décret[14]. Aussitôt on fait un rapport sur leur opposition, en invoquant la décision prise l’année précédente par le sénat ; de graves mesures sont proposées : plus elles sont violentes, plus les ennemis de César applaudissent. Sur le soir, après la séance, Pompée convoque les sénateurs dans ses jardins ; il leur distribue l’éloge et le blâme, encourage les uns, intimide les autres. En même temps il rappelle de tontes parts un grand nombre de ses vétérans, leur promettant des récompenses et des grades. Il s’adresse même aux soldats des deux légions qui avaient fait partie de l’armée de César[15]. La ville est dans une agitation extrême. Le tribun Curion revendique le droit méconnu des comices. Les amis des consuls, les adhérents de Pompée, tous ceux qui nourrissaient de vieilles haines contre César, se précipitent vers le sénat, réuni de nouveau. Leurs clameurs et leurs menaces enlèvent à cette assemblée toute liberté de décision. Les propositions les plus diverses se succèdent. Le censeur L. Pison et le préteur Roscius offrent de se rendre près de César pour l’instruire de ce qui se passe ; ils ne demandent qu’un délai de six jours. D’autres veulent que des députés soient chargés d’aller lui exposer la volonté du sénat. Toutes ces motions sont rejetées. Caton, Lentulus et
Scipion redoublent de violence. D’anciennes inimitiés et la honte de son
récent échec dans les élections consulaires animent Caton. Lentulus, accablé
de dettes, espère les honneurs et les richesses ; il se vante, parmi les
siens, de devenir un autre Sylla et maître de l’empire[16]. Scipion se
berce d’une ambition aussi chimérique. Enfin Pompée, qui ne veut point
d’égal, désire la guerre, seule issue aux inconséquences de sa conduite[17], et ce soutien
de Les consuls proposent au sénat un deuil public, afin de
frapper l’imagination du peuple et de lui montrer la patrie en danger. Marc-Antoine
et son collègue Cassius intercèdent ; mais on ne s’arrête pas à leur
opposition. Le sénat se réunit en habits de deuil, résolu d’avance à toutes
les mesures de rigueur. Les tribuns, de leur côté, annoncent qu’ils feront
usage de leur droit de veto. Au milieu de cette excitation générale, leur opiniâtreté
n’est plus considérée comme un droit de leur charge, mais comme une preuve de
complicité ; et d’abord on met en délibération les mesures à prendre contre
leur opposition. Marc-Antoine est le plus audacieux ; le consul Lentulus
l’interpelle avec colère, et lui enjoint de quitter la curie, où, dit-il, son
caractère sacré ne le préservera pas plus longtemps du châtiment que lui mérite
sa conduite hostile à Les jours suivants le sénat se réunit hors de la ville.
Pompée y répète ce qu’il a fait dire par Scipion. Il applaudit au courage et
à la fermeté de l’assemblée ; il énumère ses forces, se vante d’avoir dix
légions, dont six en Espagne et quatre en Italie[22]. Dans sa
conviction, l’armée n’est point dévouée à César, et elle ne le suivra pas
dans ses entreprises téméraires. D’ailleurs oserait-il, avec une seule
lésion, affronter les forces du sénat ? Avant qu’il ait eu le temps de faire
venir ses troupes qui sont au delà des Alpes, Pompée aura rassemblé une armée
formidable[23].
Alors le sénat déclare la patrie en danser (c’était le 18 des ides de janvier), mesure
suprême, réservée polir les grandes calamités publiques, et le soin de
veiller à ce que — III — César harangue ses troupes Pendant qu’à Rome tout était confusion, et que Pompée, chef nominal de son parti, en subissait les exigences et les impulsions diverses, César, maître de lui-même et libre dans ses résolutions, attendait tranquillement à Ravenne que la fougue irréfléchie de ses ennemis vînt se briser contre sa fermeté et son bon droit. Les tribuns du peuple Marc-Antoine et Q. Cassius, accompagnés de Curion et de M. Cœlius, accourent près de lui[32]. A la nouvelle des événements de Rome, il envoie des courriers au delà des monts pour réunir son armée ; mais, sans l’attendre, il assemble la 130 légion, la seule qui eût passé les Alpes ; il rappelle en peu de mots à ses soldats les outrages anciens, les injustices récentes dont il est victime. Le peuple l’avait autorisé à
briguer, quoique absent, un nouveau consulat, et, dès qu’il crut devoir
profiter de cette faveur, on s’y opposa. On lui a demandé, dans l’intérêt de
la patrie, de se dépouiller de deux légions, et, lorsqu’il en a fait le
sacrifice, c’est contre : lui qu’on les emploie. On a méprisé les décrets du
sénat et du peuple, légalement rendus, et d’autres décrets ont été
sanctionnés malgré l’opposition des tribuns. Ce droit d’intercession, que
Sylla même avait respecté, on n’en a tenu aucun compte, et c’est sous des
habits d’esclaves que les représentants du peuple romain viennent chercher un
refuge dans son camp. Toutes ses propositions de conciliation ont été
repoussées. Ce qu’on lui a refusé, on l’a accordé à Pompée, qui, entraîné par
une malignité envieuse, a rompu les liens d’une ancienne amitié. Enfin quel
prétexte pour déclarer la patrie en danger et appeler aux armes le peuple
romain ? Est-on en face d’une révolte populaire, d’une violence tribunitienne
comme au temps des Gracques, ou d’une invasion des barbares comme au temps de
Marius ? D’ailleurs aucune loi n’a été promulguée, aucune proposition soumise
à la sanction du peuple ; tout ce qui
a été fait sans le peuple est illégitime[33]. Que les soldats défendent donc le général sous lequel
ils ont, pendant neuf ans, servi D’unanimes acclamations répondent à ce discours de César. Les soldats de la 13e légion déclarent qu’ils sont prêts aux derniers sacrifices ; ils vengeront de tous les outrages leur général et les tribuns du peuple ; comme preuve de son dévouement, chaque centurion offre d’entretenir un cavalier à ses frais ; chaque soldat, de servir gratuitement, les plus riches se chargeant des plus pauvres ; et pendant toute la guerre civile, affirme Suétone, aucun ne manqua à cet engagement[34]. Voilà quel était le dévouement de l’armée ; seul, Labienus, que César affectionnait particulièrement, qu’il avait comblé de ses bienfaits, déserta la cause du Vainqueur des Gaules, et passa à Pompée[35]. Cicéron et son parti crurent que ce transfuge allait leur apporter une grande force. Labienus[36], général habile sous César, ne fut que médiocre dans le camp opposé. Les défections n’ont jamais grandi personnel — IV — César est forcé à la guerre civile Le moment suprême était arrivé. César en était réduit à
cette alternative, de se maintenir à la tête de son armée malgré le sénat, ou
de se livrer à ses ennemis, qui lui auraient réservé le sort des complices de
Catilina, condamnés à mort, s’il n’était pas, comme les Gracques, Saturninus et
tant d’autres, tué dans une émeute. Ici se pose naturellement cette question
: César, qui si souvent avait affronté la mort sur les champs de bataille, ne
devait-il pas aller l’affronter à Rome sous une autre forme, et renoncer à
son commandement, plutôt que d’engager une lutte qui devait jeter Il y a des circonstances impérieuses qui condamnent les hommes politiques soit à l’abnégation, soit à la persévérance. Tenir au pouvoir lorsqu’on ne saurait plus faire le bien, et que, représentant du passé, on ne compte, pour ainsi dire, de partisans que parmi ceux qui vivent des abus, c’est une obstination déplorable ; l’abandonner lorsqu’on est le représentant d’une ère nouvelle et l’espoir d’un meilleur avenir, c’est une lâcheté et un crime. — V — César passe le Rubicon César a pris son parti. Il a commencé la conquête des Gaules
avec quatre légions ; il va commencer celle de l’univers avec une seule. Il
lui faut d’abord s’emparer à l’improviste d’Ariminum (Rimini), première place
importante de l’Italie, du côté de Le véritable auteur de la guerre, a dit Montesquieu, n’est
pas celui qui la déclare, mais celui qui la rend nécessaire. Il n’est pas
donné à un homme, malgré son génie et sa puissance, de soulever à son gré les
flots populaires ; cependant, quand, désigné par la voix publique, il
apparaît au milieu de la tempête qui met en péril le vaisseau de l’État, lui
seul alors peut diriger sa course et le conduire au port. César n’était donc
pas l’instigateur de cette profonde perturbation de la société romaine, il
était devenu le pilote indispensable. S’il en exit été autrement, lorsqu’il
disparut tout serait rentré dans l’ordre ; au contraire, sa mort livra l’univers
entier à toutes les horreurs de la guerre. L’Europe, l’Asie, l’Afrique, furent
le théâtre de luttes sanglantes entre le passé et l’avenir, et le monde
romain ne retrouva de calme que lorsque l’héritier de son nom eut fait
triompher sa cause. Mais il ne fut plus possible à Auguste de refaire
l’ouvrage de César ; quatorze années de guerre civile avaient épuisé les
forces de la nation et usé les caractères ; les hommes imbus des grands
principes du passé étaient morts ; les survivants avaient alternativement
servi tous les partis ; pour réussir, Auguste lui-même avait pactisé avec les
assassins de son père adoptif ; les convictions étaient éteintes, et le
monde, aspirant au repos, ne renfermait plus les éléments qui eussent permis
à César, comme il en avait l’intention, de rétablir Aux Tuileries,
le NAPOLÉON |
[1] Neque senatu interveniente (Guerre des Gaules, VIII, 4).
[2] Suétone, César, 30.
[3] Appien, Guerres civiles, II, 32. — Plutarque, César, 41 ; Pompée, 85.
[4] Guerre des Gaules, VIII, 54.
[5] Elle finissait avant l’année consulaire.
[6] Drumann pense que c’est à tort que les Commentaires parlent de Fabius.
[7] Plutarque, Pompée, 59. — Appien, Guerres civiles, II, 32.
[8] Velleius Paterculus, II, 49.
[9] Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 9.
[10] Plutarque, Pompée, 63.
[11] Plutarque (Pompée, 59) prétend même qu’ils en firent la lecture devant le peuple.
[12] Appien, Guerres civiles, II, 32.
[13] César, Guerre civile, I, 1.
[14] Cicéron, Lettres familières, VIII, 8.
[15] César, Guerre civile, I, 3.
[16] Les Livres sibyllins avaient prédit l’empire de Rome à trois Cornelius : L. Cornelius Cinna avait été consul ; Sylla, dictateur ; Cornelius Lentulus espérait être le troisième.
[17] César, Guerre civile, I, 3-4.
[18] Plutarque, Pompée, 72.
[19] Cicéron, Lettres familières, XVI, 2 ; Philippiques, II, 21-22.
[20] Plutarque, Antoine, 7. — Dion Cassius, XLI, 2-3.
[21] Plutarque, Antoine, 7. — Appien, Guerres civiles, II, 33.
[22] Cicéron, Lettres familières, XVI, 12.
[23] Appien, Guerres civiles, II, 34.
[24] Cicéron, Lettres familières, XVI, 11.
[25] Florus, IV, 2.
[26] César, Guerre civile, I, 15. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 23.
[27] César, Guerre civile, I, 7. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 13.
[28] César, Guerre civile, I, 12. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 13. — Lucain, Pharsale, II, v. 463.
[29] César, Guerre civile, I, 6, 30. — Cicéron, Lettres familières, V, 20 ; XVI, 12 ; Lettres à Atticus, X, 16. — Suétone, César, 34.
[30] Cicéron, Lettres familières, XV, 11. — Appien, Guerres civiles, II, 34. — César, Guerre civile, I, 7.
[31] Appien, Guerres civiles, II, 36.
[32] Les Commentaires disent, il est vrai, que les tribuns du peuple rejoignirent César à Rimini ; mais il est plus probable que ce fut à Ravenne, ainsi que le rapporte Appien (II, 33), ou dans son camp, entre Ravenne et Rimini.
[33] Paroles de la proclamation de l’empereur Napoléon débarquant au golfe Juan en 1815.
[34] Suétone, César, 48.
[35] Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 12.
[36] César vient de recevoir un coup terrible : T. Labienus, qui avait tant d’influence dans son armée, n’a pas voulu se rendre son complice : il l’a quitté et s’est joint à nous. Cet exemple aura de nombreux imitateurs (Cicéron, Lettres familières, XVI, 12). — Labienus regarde César comme tout à fait hors d’état de soutenir la lutte (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 16).
[37] Est-ce tenir à l’honneur... (de la part de César) de ne rêver qu’abolition de dettes, rappel d’exilés et tant d’autres attentats ? (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 11).
[38] Un pouvoir à
[39] Appien, Guerres civiles, II, 35. — Plutarque, César, 35.
[40] Lucain, Pharsale, I, v. 526.
[41] Suétone, César, 7. — Plutarque, César, 27.
[42] Suétone, César, 32.