LIVRE QUATRIÈME — RÉSUMÉ DE
— I — Seconde descente en Angleterre L’expédition d’Angleterre, en 699, n’avait été, pour ainsi
dire, qu’une reconnaissance démontrant la nécessité de forces plus nombreuses
et de préparatifs plus considérables pour soumettre les peuples belliqueux de
— II — Dislocation de l’armée. Catastrophe de Sabinus A peine de retour, il mit ses légions en quartiers d’hiver : Sabinus et Cotta à Tongres ; Cicéron à Charleroy ; Labienus, à Lavacherie sur l’Ourthe ; Fabius, à Saint-Pol ; Trébonius, à Amiens ; Crassus, à Montdidier ; Plancus, à Champlieu, et enfin Roscius dans le pays de Sées. Cette dislocation de l’armée, nécessitée par la difficulté de la nourrir, séparait par de grandes distances les quartiers les uns des autres, qui tous, excepté celui de Roscius, étaient compris dans un rayon de 100 milles. Comme les années précédentes, César croyait pouvoir se
rendre en Italie ; mais — III — L. Domitius Ahenobarbus et Appius Pulcher, consuls Pendant ce temps, la lutte des partis se perpétuait à
Rome, et Pompée, chargé des approvisionnements, ayant Claudius sous ses
ordres des lieutenants et des légions, se tenait aux portes de L’autorité des consuls, quels qu’ils fussent, était impuissante à remédier à la démoralisation des hautes classes, que de nombreux symptômes révélaient à Rome comme dans les provinces. Cicéron lui-même, l’événement suivant le prouve, faisait bon marché de la légalité, quand elle gênait ses affections ou ses opinions politiques. — IV — Rétablissement de Ptolémée en Égypte L’oracle sibyllin, on s’en souvient, avait défendu de recourir aux armes pour faire rentrer dans ses États Ptolémée, roi d’Égypte. Malgré cette défense, Cicéron, dès l’année 695, avait engagé P. Lentulus, proconsul en Cilicie et en Chypre, à le réintégrer par la force, et, pour encourager cette entreprise, il lui avait fait entrevoir l’impunité dans le succès, sans lui cacher toutefois qu’en cas de revers la question légale et la question religieuse se produiraient menaçantes[1]. Lentulus avait cru plus prudent de s’abstenir ; mais Gabinius, proconsul en Syrie l’année suivante, ne s’était pas montré aussi scrupuleux. Acheté par le roi, disent les uns, ayant, disent les autres, reçu des ordres de Pompée, ce qui est plus probable, il avait laissé en Syrie son fils avec quelques troupes, et s’était dirigé avec ses légions vers l’Égypte. Après avoir, en passant, rançonné Gabinius, si l’on en croit Dion Cassius, se garda bien d’envoyer la relation de sa conduite ; mais on ne tarda pas à la connaître, et il fut contraint de revenir à Rome, où l’attendaient les plus graves accusations. Malheureusement pour lui, lorsque le procès allait être jugé, Pompée, son protecteur, n’était plus consul. Gabinius eut à subir successivement deux accusations : il fut absous de la première, sur le double chef de sacrilège et de lèse-majesté, parce qu’il paya chèrement ses juges[4]. Quant à la seconde accusation, relative à des faits de concussion, il éprouva plus de difficultés. Pompée, qui avait dû s’éloigner afin de pourvoir aux approvisionnements dont il était chargé, accourut aux portes de Rome, où ses fonctions de proconsul ne lui permettaient pas d’entrer, convoqua une assemblée du peuple hors du pomœrium, employa toute son autorité, et lut même des lettres de César en faveur de l’accusé. Bien plus, il pria Cicéron de prendre sa défense, et Cicéron l’accepta, oubliant les invectives dont il avait accablé Gabinius devant le sénat. Tant d’efforts échouèrent : il fallut céder au déchaînement de l’opinion publique, habilement excitée par-les ennemis de Gabinius, et celui-ci, condamné, partit pour l’exil, où il resta jusqu’à la dictature de César[5]. — V — Corruption des élections On est étonné de voir des personnages tels que Pompée et
César protéger des hommes qui semblent aussi décriés que Gabinius ; mais,
pour juger avec impartialité les caractères de cette époque, il ne faut pas
oublier d’abord qu’il y en avait fort peu sans tache, et ensuite que les
partis politiques n’hésitaient pas à jeter sur leurs adversaires les plus
odieuses calomnies. Gabinius, appartenant à la faction populaire, partisan de
Pompée, avait encouru la haine de l’aristocratie et des publicains. Les
grands ne lui pardonnaient pas d’avoir été l’auteur de la loi qui avait
confié à Pompée le commandement de l’expédition contre les pirates et d’avoir
montré, pendant son proconsulat en Syrie, peu de déférence à l’égard du
sénat. Aussi cette assemblée refusait-elle, en 698, d’ordonner des actions de
grâces pour ses victoires[6]. Les publicains
lui en voulaient de ses décrets contre l’usure[7] et de sa
sollicitude pour les intérêts de sa province[8]. Ce proconsul,
qu’on représente comme un aventurier pillant ses administrés, parait avoir
gouverné Memmius, autrefois ennemi de César, s’était depuis rallié à son parti ; néanmoins celui-ci, outré de son impudence, blâma sa conduite et l’abandonna ; Memmius fut exilé[12]. Quant à Domitius, il fut, à la vérité, accusé de brigue, et le sénat crut lui fermer absolument le consulat eu décidant que les comices consulaires n’auraient lieu qu’après le jugement de son procès. Tous ces faits témoignent de la décadence d’une société, car la dégradation morale des individus devait infailliblement amener l’avilissement des institutions. — VI — Mort de la fille de César Vers le mois d’août de l’année 700, César perdit sa mère
Aurélie, et, quelques jours après, sa fille Julie. Celle-ci, dont la santé
avait été altérée depuis les troubles de l’année précédente, était devenue
enceinte ; elle mourut en donnant le jour à un fils, qui ne vécut pas. César
fut douloureusement affecté de ce malheur[13], dont il reçut
la nouvelle pendant son expédition de Bretagne[14]. Pompée désirait
faire enterrer sa femme dans sa terre d’Albe ; le peuple s’y opposa, emporta
le corps au Champ de Mars, et exigea qu’il y fût enseveli. Par ce rare privilège
réservé aux hommes illustres, il voulait, selon Plutarque, honorer plutôt la fille
de César que la femme de Pompée[15]. Cette mort
brisait un des liens qui unissaient les deux hommes les plus importants de — VII — Constructions de César à Rome A la même époque, le proconsul des Gaules faisait, avec le
produit du butin, reconstruire à Rome un édifice magnifique, la vieille
basilique du Forum, qu’on étendait jusqu’au temple de — VIII — Ses relations avec Cicéron Tandis que César s’attirait, par ces travaux destines au public, l’admiration générale, il ne négligeait aucun de ces ménagements qui étaient de nature à lui assurer le concours des hommes importants. Cicéron, comme on l’a vu, s’était déjà réconcilié avec lui, et César avait tout mis en œuvre pour le gagner encore davantage. Il flattait son amour-propre, faisait droit à toutes ses recommandations[20], traitait avec de grands égards Quintus Cicéron, dont il avait fait un de ses lieutenants ; il allait même jusqu’à mettre à la disposition du grand orateur son crédit et sa fortune[21]. Aussi Cicéron était-il en correspondance suivie avec lui. Il composait, on l’a vu, des poèmes en son honneur, et il écrivait à Quintus[22] qu’il mettait au-dessus de tout l’amitié d’un tel homme, dont l’affection lui était aussi précieuse que celle de son frère et de ses enfants. Ailleurs il disait[23] : Les procédés mémorables et vraiment divins de César pour moi et pour mon frère m’ont imposé le devoir de le seconder dans tous ses projets. Et il avait tenu parole. C’est sur la demande de César que Cicéron avait consenti à reprendre ses anciennes relations d’amitié avec Crassus[24], et à défendre Gabinius et Rabirius. Ce dernier, compromis dans les affaires d’Égypte, était accusé d’avoir reçu de grandes sommes d’argent du roi Ptolémée ; mais Cicéron prouva qu’il était pauvre, réduit à vivre de la générosité de César, et, dans le cours du procès, s’exprima ainsi : Voulez-vous, juges, savoir la vérité ? Si la générosité de C. César, extrême envers tout le monde, n’eût, à l’égard de Rabirius, dépassé toute croyance, il y a déjà longtemps que nous ne le verrions plus dans le Forum. César à lui seul remplit envers Postumus le devoir de ses nombreux amis, et les services que ceux-ci rendaient à sa prospérité, César les prodigue à son infortune. Postumus n’est plus que l’ombre d’un chevalier romain ; s’il garde ce titre, c’est par la protection, par le dévouement d’un seul ami. Ce simulacre de son ancien rang, que César seul lui a conservé et l’aide à soutenir, est le seul bien qu’on puisse lui ravir aujourd’hui. Et voilà pourquoi nous devons d’autant plus le lui maintenir dans sa détresse. Ce ne peut être l’effet d’un mérite médiocre, que d’inspirer, absent et malheureux, tant d’intérêt à un tel homme, qui, dans une fortune si élevée, ne dédaigne pas d’abaisser ses regards sur les affaires d’autrui. Dans cette préoccupation des grandes choses qu’il fait ou qu’il a faites, on ne s’étonnerait pas de le voir oublier ses amis, et, s’il les oubliait, il lui serait facile de se le faire pardonner. J’ai reconnu dans César de bien éminentes et merveilleuses qualités ; mais ses autres vertus sont, comme sur un vaste théâtre, exposées aux regards des peuples. Choisir habilement l’assiette d’un camp, ranger une armée, emporter clés places, enfoncer des lignes ennemies, affronter la rigueur de l’hiver et ces frimas que nous avons peine à supporter au sein de nos villes et de nos maisons, poursuivre l’ennemi dans cette même saison où les bêtes sauvages se cachent au fond de leurs retraites, et où partout le droit des gens fait trêve aux combats : ce sont là de grandes choses ; qui le nie ? mais elles ont pour mobile la plus magnifique des récompenses, l’espoir de Vivre éternellement dans la mémoire des hommes. De tels efforts ne surprennent point dans celui qui aspire à l’immortalité. Voici la gloire que j’admire en César, gloire que ne célèbrent ni les vers des poètes ni les monuments de l’histoire, mais qui se pèse dans la balance du sage : un chevalier romain, son ancien ami, attaché, dévoué, affectionné à sa personne, avait été ruiné, non parles excès, non par les honteuses dépenses et les pertes où conduisent les passions, mais par une spéculation ayant pour but d’augmenter son patrimoine : César l’a retenu dans sa chute, il n’a pas souffert qu’il tombât, il lui a tendu la main, il l’a soutenu de son bien, de son crédit, et il le soutient encore aujourd’hui ; il arrête son ami sur le bord du précipice, et le calme de son âme n’est pas plus troublé par l’éclat de son propre nom, que ses yeux ne sont éblouis par l’éclat de sa gloire. Qu’elles soient grandes dans notre estime, comme elles le sont en réalité, les actions dont je parlais tout à l’heure ! De mon opinion à cet égard qu’on pense ce qu’on voudra ; mais quand je vois, au sein d’une telle puissance et d’une si prodigieuse fortune, cette générosité envers les siens, cette mémoire de l’amitié, je les préfère à toutes les autres vertus. Et vous, juges, loin que ce caractère de bonté, si nouveau, si rare chez les hommes considérables et illustres, soit par vous dédaigné, repoussé, vous devez l’entourer de votre faveur et chercher à l’encourager ; vous le devez d’autant plus, qu’on semble avoir choisi ce moment pour porter atteinte à la considération de César, bien que, sous ce rapport, on ne puisse rien faire qu’il ne supporte avec constance ou qu’il ne répare sans peine. Mais s’il apprend que l’un de ses meilleurs amis a été frappé dans son honneur, il en concevra la douleur la plus profonde, et ce sera pour lui un malheur irréparable[25]. Dans une autre circonstance, Cicéron expliquait ainsi la raison de son attachement pour le vainqueur des Gaules : Je refuserais mes éloges à César, quand je sais que le peuple, et, à son exemple, le sénat, dont mon cœur ne s’est jamais séparé, lui ont prouvé leur estime par des témoignages éclatants et multipliés ! Alors, sans doute, il faudrait avouer que l’intérêt général n’influe point sur mes sentiments, et que les individus seuls sont les objets de ma haine ou de mon amitié ! Eh quoi ! je verrais mon vaisseau voguer à pleines voiles vers un port qui, sans être le même que je préférais autrefois, n’est ni moins sûr ni moins tranquille, et, au risque de ma vie, je lutterais contre la tempête plutôt que de m’abandonner à la sagesse du pilote qui promet de me sauver ! Non, il n’y a point d’inconstance à suivre les mouvements que les orages impriment au vaisseau de l’État. Pour moi, j’ai appris, j’ai reconnu, j’ai lu une vérité, et les écrivains de notre nation, ainsi que ceux des autres peuples, l’ont consacrée dans leurs ouvrages par l’exemple des hommes les plus » sages et les plus illustres ; c’est qu’on ne doit pas s’obstiner irrévocablement dans ses opinions, mais qu’on doit prendre les sentiments qu’exigent la situation de l’État, la diversité des conjonctures et le bien de la paix[26]. Dans son Discours contre Pison, il s’écrie : Il me serait impossible, en considération des grandes choses que César a faites, et qu’il fait tous les jours, de n’être pas son ami. Depuis qu’il commande vos armées, ce n’est plus le rempart des Alpes que je veux opposer à l’invasion des Gaulois ; ce n’est plus au moyen de la barrière du Rhin, avec tous ses gouffres, que je veux arrêter les farouches nations germaniques. César en a fait assez pour que, si les montagnes venaient à s’aplanir, et les fleuves à se dessécher, notre Italie, privée de ses fortifications naturelles, trouvât dans le résultat de ses victoires et de ses exploits une défense assurée[27]. L’expansion chaleureuse de tels sentiments devait toucher César, lui inspirer de la confiance ; aussi engageait-il fortement Cicéron à ne pas quitter Rome[28]. L’influence de César continuait à grandir, les lettres et les discours de Cicéron le témoignent assez. S’agissait-il de faire arriver des citoyens tels que C. Messius, M. Orfius, M. Curtius, C. Trebatius[29], à des positions élevées, on d’intéresser les juges en faveur d’un accusé, comme dans le procès de Balbus, de Rabirius, de Gabinius, c’était toujours le même appui qu’on invoquait[30]. |
[1] Cicéron, Lettres familières, I, 7.
[2] Dion Cassius, XXXIX, 56-58. — Schol. Bob. Pro Plancio, 271.
[3] Plutarque, Antoine, 2.
[4] Voici ce qu’en dit
Dion Cassius : L’influence
des hommes puissants et des richesses était si grande, même contre les décrets
du peuple et du sénat, que Pompée écrivit à Gabinius, gouverneur de
[5] Dion Cassius, XXXIX, 53.
[6] Cicéron, Lettres à Quintus, II, 8.
[7] Voir l’Index legum de Baiter, 181.
[8] Josèphe, XIV, 43.
[9] Josèphe, XIV, 11.
[10] Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 18.
[11] Cicéron, Lettres à Quintus, II, 15.
[12] Schol. Bob. Pro Sextio, 297. — Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 16 ; Lettres familières, XIII, 19.
[13] César m’a écrit de Bretagne une lettre datée des calendes de septembre (28 août), que j’ai reçue le 4 des calendes d’octobre (23 septembre). Son deuil m’a empêché de lui répondre et de le féliciter (Cicéron, Lettres à Quintus, III, 1).
[14] Dans l’affliction où se trouve César je n’ose lui écrire, mais j’ai écrit à Balbus (Cicéron, Lettres familières, VII, 9). — Que la lettre de César est aimable et touchante ! Il y a dans ce qu’il écrit un charme qui augmente ma sympathie pour le malheur qui l’afflige (Cicéron, Lettres à Quintus, III, 1).
[15] Plutarque, Pompée, 4.
[16] Suétone, César, 27.
[17] Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 17. - Suétone, César, 36.
[18] Pline, Histoire naturelle, XXXVI, 15.
[19] Appien, Guerres civiles, II, 102.
[20] Avez-vous quelque autre protégé à m’envoyer, je m’en charge (Lettre de César citée par Cicéron, Lettres familières, VII, 5). Je ne dis pas un mot, je ne fais pas une démarche dans l’intérêt de César, qu’aussitôt il ne me témoigne hautement y attacher un prix qui m’assure de son affection (Cicéron, Lettres familières, VII, 5).
[21] Je dispose comme de choses à moi de son crédit, qui est prépondérant, et de ses ressources, qui, vous le savez, sont immenses (Lettres familières, I, 9). Quelques années plus tard, lorsque Cicéron prévoyait la guerre civile, il écrivait à Atticus : Il y a cependant une affaire dont je ne cesserai de vous parler tant que je vous écrirai à Rome, c’est la créance de César. Libérez-moi avant de partir, je vous en conjure (Cicéron, Lettres à Atticus, V, 6).
[22] Lettres à Quintus, II, 15 ; III, 1.
[23] Lettres familières, I, 9.
[24] J’ai pris sa défense (de Crassus) dans le sénat, comme de hautes recommandations et mon propre engagement m’en faisaient une loi (Lettres familières, I, 9).
[25] Cicéron, Pour Rabirius Postumus, 15-16.
[26] Cicéron, Pour Cn. Plantius, 39 (An de Rome 700).
[27] Cicéron, Discours contre L. Calpurnius Pison, 33 (An de Rome 700.)
[28] Cicéron, Lettres à Quintus, III, 1.
[29] Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 15 ; Lettres familières, VII, 5 ; Lettres à Quintus, II, 15.
[30] Pompée est tout à Gutta, et il se fait fort d’obtenir de César une intervention active (Cicéron, Lettres à Quintus, III, 8).