LIVRE TROISIÈME — GUERRE DES GAULES D’APRÈS LES COMMENTAIRES
— I — Projets d’invasion des Helvètes César, ainsi qu’on l’a vu, avait reçu du sénat et du
peuple un commandement qui comprenait les deux Gaules (transalpine et
cisalpine) et l’Illyrie[1]. Cependant
l’agitation qui continuait à régner dans Les Helvètes, fiers de leurs anciens exploits, confiants
dans leurs forces, gênés par l’excès de la population, se sentaient humiliés
de vivre dans un pays dont la nature avait resserré les bornes, et méditaient
depuis plusieurs années de le quitter pour se rendre dans le Dès 693, il ne fut pas difficile à un chef ambitieux,
Orgetorix, de leur inspirer l’envie de trouver ailleurs un territoire plus
fertile et un climat plus doux. Ils résolurent d’aller s’établir dans le pays
des Santons ( Ils n’avaient que deux chemins pour sortir de l’Helvétie :
l’un traversait le pays des Séquanes, dont l’entrée était défendue par un
défilé étroit et difficile, situé entre le Rhône et le Jura (le Pas-de-l’Écluse)
et où les chariots ne passaient qu’avec peine un à un ; comme ce défilé était
dominé par une très haute montagne, une poignée d’hommes suffisait pour en interdire
l’accès. L’autre chemin, moins resserré et plus facile, traversait — II — Arrivée de César à Genève César, apprenant que les Helvètes avaient l’intention de
traverser — III — Description du retranchement du Rhône La distance du lac Léman au Jura est, en suivant les
sinuosités du fleuve, d’un peu plus de Ce retranchement, qui n’exigeait que deux à trois jours de travail, était achevé lorsque les députés revinrent, à l’époque convenue, pour connaître la réponse de César. Il leur refusa formellement, le passage, déclarant qu’il s’y opposerait par tous les moyens. Cependant les Helvètes et les peuples qui prenaient part à leur entreprise s’étaient réunis sur la rive droite du Rhône. Apprenant qu’ils devaient renoncer à l’espoir de sortir de leur pays sans obstacles, ils résolurent de se frayer un chemin par la force ; à plusieurs reprises, tantôt le jour, tantôt la nuit, ils traversèrent le Rhône, les rois à gué, les autres à l’aide de bateaux joints ensemble ou d’un grand nombre de radeaux, et essayèrent d’enlever les hauteurs ; mais, arrêtés par la solidité du retranchement (operis munitione) comme par les efforts et les traits des soldats qui accouraient aux points menacés (concursus et telis), ils abandonnèrent l’attaque[14]. — IV — Les Helvètes se mettent en marche vers Restait seul le chemin à travers le pays des Séquanes (le Pas-de-l’Écluse) ; mais cet étroit défilé ne pouvait être franchi sans le consentement des habitants. Les Helvètes chargèrent l’Éduen Dumnorix, gendre d’Orgetorix, de le solliciter pour eux. Fort en crédit chez les Séquanes, Dumnorix l’obtint ; les deux peuples s’engagèrent, l’un à laisser le passage libre, l’autre à ne commettre aucun désordre, et, comme gages de leurs conventions, ils échangèrent des otages[15]. Lorsque César apprit que les Helvètes s’apprêtaient à
traverser les terres des Séquanes et des Éduens, pour se rendre chez les
Santons, il résolut de s’y opposer, ne voulant pas souffrir l’établissement
d’hommes belliqueux et hostiles dans un pays fertile et ouvert, voisin de
celui des Tolosates, qui faisait partie de Mais, comme il n’avait pas sous la main des forces
suffisantes, il prit le parti de réunir toutes les troupes disponibles de son
vaste commandement. Il confie la garde des retranchements du Rhône à son
lieutenant T. Labienus[17], se rend en
Italie à grandes fournées, y lève en toute hâte deux légions (les 11e et 12e),
fait venir d’Aquilée, ville d’Illyrie[18], les trois
légions qui s’y trouvaient en quartiers d’hiver (7e, 8e et 9e),
et, à la tête de cette armée, prend par les Alpes le plus court chemin de Ces opérations durèrent deux mois[23] ; le même temps avait
été nécessaire aux Helvètes pour négocier les conditions de leur passage chez
les Séquanes, se transporter du Rhône à Il établit son camp près du confluent du Rhône et de — V — Défaite des Helvètes sur Après ce combat, César, afin de poursuivre l’antre partie
de l’armée ennemie et l’empêcher de se diriger vers le sud, jeta un pont sur Néanmoins les Helvètes paraissent avoir voulu éviter la
bataille, car le jour d’après ils levèrent leur camp, et, privés de la
possibilité de descendre le cours de César suivit les Helvètes, et, pour surveiller leur marche,
se fit précéder par toute sa cavalerie. Celle-ci, trop ardente à la
poursuite, en vint aux mains avec la cavalerie ennemie, dans une position
désavantageuse, et essuya quelques pertes. Fiers d’avoir repoussé 4.000
hommes avec 500 cavaliers, les Helvètes s’enhardirent au point d’oser parfois
harceler l’armée romaine. Mais César évitait d’engager ses troupes, il se
bornait à suivre chaque jour les ennemis à cinq ou six milles ( Les deux armées continuaient leur marche avec une extrême
lenteur, et les jours s’écoulaient sans que l’occasion tant désirée se
présentât. Cependant le ravitaillement de l’armée romaine commençait à
inspirer de sérieuses inquiétudes : les blés n’arrivaient plus par Les Helvètes, après s’être avancés vers le nord jusqu’à
Saint-Vallier, avaient tourné à l’ouest pour atteindre la vallée de Au point du jour, Labienus occupait les hauteurs, el. César n’était plus qu’à 1,500 pas du camp des barbares ; ceux-ci ne soupçonnaient ni son approche ni celle de son lieutenant ; tout à coup Considius vint bride abattue annoncer que la montagne dont Labienus devait s’emparer était au pouvoir des Helvètes ; il les avait reconnus, disait-il, à leurs armes et à leurs insignes militaires. A cette nouvelle, César, craignant de ne pas être en force contre toute leur armée, avec quatre légions seulement, renonça à ses projets ; choisit une solide position sur une colline voisine et s’y rangea en bataille. Labienus, qui avait ordre dé ne pas engager le combat avant d’avoir aperçu les troupes de César près du camp ennemi, restait immobile en les attendant. Il faisait grand jour lorsque César apprit que les siens s’étaient rendus maîtres de la montagne, et que les Helvètes avaient levé leur camp. Ils lui échappèrent ainsi, grâce au faux rapport de Considius, qu’une vaine terreur avait aveuglé. Ln admettant que les Helvètes aient passé près d’Issy l’Évêque, le mont Tauffrin, qui s’élève à quatre kilomètres à l’ouest de ce village, répond aux conditions du texte. Rien ne s’oppose à ce que Labienus et César aient pu, l’un en occuper le sommet, l’autre s’approcher du camp ennemi jusqu’à 1.500 pas sans être aperçus, et le terrain avoisinant présente des hauteurs qui permettaient à L’armée. romaine de se ranger en bataille[31]. — VI — Défaite des Helvètes près de Bibracte Ce jour-là les Helvètes continuèrent à s’avancer jusqu’à
Remilly, sur l’Alène. Depuis le passage de Le lendemain, comme il ne restait à l’armée romaine que pour deux jours de vivres[33], et que d’ailleurs Bibracte (le mont Beuvray)[34], la plus grande et la plus riche ville des Éduens, n’était pas à plus de dix-huit milles (27 kil.) de distance, César, pour se ravitailler, se détourna de la route que suivaient les Helvètes et prit celle de Bibracte. Les ennemis furent informés de cette circonstance par quelques transfuges de la troupe de L. Emilius, décurion[35] de la cavalerie auxiliaire. Croyant que les Romains s’éloignaient d’eux par crainte, ou espérant leur couper les vivres, ils revinrent sur leurs pas, et commencèrent à harceler l’arrière-garde. Aussitôt César conduisit ses troupes sur une colline
voisine, qui s’élève entre deux villages appelés le Grand-Marié et le
Petit-Marié, et envoya sa cavalerie pour retarder la marche des ennemis, ce
qui lui donna le temps de se meure en bataille. Il rangea à mi-côte, sur
trois lignes, ses quatre légions de vétérans, et sur le plateau supérieur les
deux légions récemment levées dans César fait éloigner les chevaux des chefs et le sien même[38], pour rendre le
péril égal et enlever à tous la possibilité de fuir, harangue ses troupes et
donne le signal du combat, Les Romains, de leur position élevée, lancent le pilum[39], rompent les
phalanges ennemies, se précipitent l’épée à la main. La mêlée s’engage. Les
Helvètes se trouvent bientôt embarrassés dans leurs mouvements : leurs
boucliers, percés et cloués ensemble par un même pilum, dont le fer, se
recourbant, ne peut plus être arraché, paralysent leur bras gauche ; la
plupart, après avoir longtemps agité inutilement les bras, jettent leur
bouclier et combattent à découvert. Enfin, accablés de blessures, ils lâchent
pied et se retirent sur la montagne du château de Ce double combat fut long et acharné ; ne pouvant plus
résister à l’impétuosité de leurs adversaires, les Helvètes furent obligés de
se retirer, comme ils l’avaient déjà fait, sur la montagne du château de Cette bataille réduisit à cent trente mille individus l’émigration gauloise ; ils battirent en retraite dès le soir même, et, après avoir marché sans interruption jour et nuit, arrivèrent le quatrième jour sur le territoire des Lingons, vers Tonnerre ; ils avaient sans doute passé par Moulins-Engilbert, Lormes et Avallon. Défense fut faite aux Lingons de fournir aux fuyards soit des vivres, soit des secours, sous peine d’être traités comme eux. Au bout de trois jours, l’armée romaine, après avoir pris soin des blessés et enseveli les morts, se mit à la poursuite de l’ennemi[43]. — VII — Poursuite des Helvètes Les Helvètes, réduits à l’extrémité, envoyèrent vers César
pour traiter de leur soumission. Les députés le rencontrèrent en chemin, se
jetèrent à ses pieds, et demandèrent la paix dans les termes les plus
suppliants. Il les chargea de dire à leurs concitoyens qu’ils eussent à
s’arrêter dans le lieu même où ils se trouvaient et à y attendre son arrivée
: ceux-ci obéirent. Dès que César les eut rejoints, il exigea qu’on lui remît
des otages, les armes et les esclaves fugitifs. Tandis qu’on s’apprêtait à
exécuter ses ordres, la nuit étant survenue, six mille hommes environ d’une
peuplade nommée Verbigène (Soleure, Argovie, Lucerne et partie du canton de Berne)
s’échappèrent, soit frayeur, leurs armes une fois livrées, d’être massacrés,
soit espoir de se sauver, inaperçus, au milieu d’une si grande multitude. Ils
se dirigèrent vers le Rhin et les frontières de A la nouvelle de la fuite des Verbigènes, César ordonna
aux peuples dont ils devaient traverser le territoire, de les arrêter et de
les ramener, sous peine d’être regardés comme complices. Les fugitifs furent
livrés et traités en ennemis, c’est-à-dire passés au fil de l’épée ou vendus
comme esclaves. Quant aux autres, César agréa leur soumission ; il obligea
les Helvètes, les Tulinges et les Latobriges de retourner vers les lieux
qu’ils avaient abandonnés, de rétablir les villes et les bourgs incendiés, et
comme, après avoir perdu toutes leurs récoltes, ils n’avaient plus rien chez
eux pour vivre, les Allobroges furent chargés de leur fournir du blé[44]. Ces mesures
avaient pour but de ne pas laisser l’Helvétie sans habitants, la fertilité du
sol pouvant y attirer les Germains d’outre-Rhin, qui seraient devenus ainsi
limitrophes de On trouva dans le camp des Helvètes des tables sur lesquelles était écrit en lettres grecques l’état nominatif de tous ceux qui étaient sortis de leur pays ; d’un côté, le nombre des hommes capables de porter les armes, et, de l’autre, celui des enfants, des vieillards et des femmes. Le total s’élevait à 263.000 Helvètes, 36.000 Tulinges, 14.000 Latobriges, 23.000 Rauraques et 32.000 Boïens ; ensemble 368.000 individus, dont 92.000 hommes en état de combattre. D’après le recensement ordonné par César, le nombre de ceux qui retournèrent chez eux fut de 110.000[45]. L’émigration était donc réduite à moins d’un tiers. On ignore où se trouvaient les Helvètes lorsqu’ils firent leur soumission. Cependant tout conduit à placer le théâtre de cet événement dans la partie occidentale du pays des Lingons. Cette hypothèse paraît d’autant plus raisonnable que la marche de César, dans la campagne suivante, ne peut s’expliquer qu’en le faisant partir de cette région. Nous admettons donc que César reçut la soumission des Helvètes sur l’Armançon, vers Tonnerre ; et c’est là que nous le supposerons campé pendant les événements dont le récit va suivre. — VIII — Observations Les forces des deux armées opposées étaient, à la bataille
de Bibracte, à peu près égales ; César avait six légions : la 10e,
qu’il avait trouvée dans Dans cette bataille, on doit le remarquer, César n’employa pas les deux légions de nouvelle levée, qui restèrent à la garde du camp, pour assurer la retraite en cas de malheur ; l’année suivante, il assigna le même rôle aux plus jeunes troupes. La cavalerie ne poursuivit pas les ennemis dans leur déroute, sans doute parce que la nature montagneuse des lieux rendit son action impossible. |
[1] Les limites de
l’Illyrie, au temps de César, sont peu connues ; cependant il paraît que cette
province comprenait l’Illyrie actuelle, l’Istrie et une partie de
[2] Molita cibaria, Guerre des Gaules, I, 5.
[3] Les Rauraques habitaient un territoire qui répond à peu près à l’ancien évêché de Bâle. La ville de ce nom s’appela, sous les empereurs, Augusta Rauracorum.
[4] Habitants du sud du grand-duché de Bade. On croit que la ville de Stühlingen, près de Schaffhouse, tire son nom des Tulinges.
[5] Guerre des Gaules, I, 6. Les savants se sont donné beaucoup de peine pour déterminer la concordance du calendrier anté-Julien et du calendrier Julien ; malheureusement les résultats qu’ils ont obtenus laissaient beaucoup à désirer. Nous avons prié M. Le Verrier de résoudre ce difficile problème, et nous devons à son obligeance les tableaux placés à la fin de ce volume, Appendice A.
[6] Le lit du Rhône a changé sur quelques points depuis César ; aujourd’hui, d’après le dire des riverains, il n’existe de gués qu’entre Russin, sur la rive droite, et le moulin de Vert, sur la rive gauche.
[7] Guerre des Gaules, I, 6.
[8] Plutarque, César, 18.
[9] Cette partie du Jura sur la rive gauche du Rhône se nomme le mont du Vuache.
[10] Guerre des Gaules, I, 8.
[11] M. Queipo, dans
son savant ouvrage sur les poids et mesures des anciens, assigne au pied
romain, subdivisé en
[12] Dion Cassius dit que César fortifia de murs et de fossés les points les plus importants (XXXVIII, 31).
[13] Le retranchement que César nomme murus fossaque ne pouvait point être un mur, dans l’acception habituelle du mot ; d’abord, parce qu’un mur n’eût été qu’un faible obstacle ; ensuite, parce que les matériaux ne se trouvaient pas sur les lieux ; et enfin, parce que, si une telle quantité de pierres eût été amassée au bord du Rhône, on en retrouverait encore des traces. J’ai alors cherché une autre explication, et j’ai pensé que murus pouvait s’entendre d’un escarpement naturel, rendu plus roide par un léger travail. Pénétré de cette idée, j’ai chargé M. le commandant d’artillerie baron Stoffel d’aller inspecter les lieux, et le résultat de ses recherches a pleinement confirmé mes suppositions. Voici le résumé de son rapport.
Considéré clans son ensemble, depuis Genève jusqu’au
Pas-de-l’Écluse, le Rhône offre l’aspect d’un immense fossé de 100 à
1° Depuis Genève jusqu’au confluent de l’Arve et du
Rhône, étendue
2° Depuis l’Arve jusqu’au plateau d’Aire-la-Ville, étendue
3° Depuis le plateau d’Aire-la-Ville jusqu’à la pointe
d’Épeisses, étendue
D’après cela, il était possible que les Helvètes parvinssent à traverser le fleuve et à gravir les hauteurs de la rive gauche, si elles n’avaient été ni fortifiées ni gardées. Cette opération présentait le moins de difficultés dans cette partie. Aussi ne saurait-on douter que les Romains la fortifièrent, pour ajouter aux obstacles naturels, insuffisants dans cette étendue.
L’examen attentif des lieux, la découverte de certains accidents de terrain, qu’il est permis de considérer comme des vestiges, conduisent à expliquer de la manière suivante l’expression murum fossamque perducit.
César profita des hauteurs moyennes au pied desquelles
coule le Rhône, pour faire pratiquer dans le versant qui regarde le fleuve, et
à partir de la crête, une tranchée longitudinale d’une profondeur telle que la
grande paroi avait une élévation de
Les collines de la rive gauche, qui s’élèvent en face
de Russin, sont accessibles surtout dans une étendue de
Les Romains ont pu en défendre l’accès, au moyen de la
tranchée décrite, plus haut. Ils l’auront sans doute prolongée jusqu’au point
où la terrasse cesse et où les hauteurs deviennent impraticables. Elle aurait
eu ainsi de 800 à
Si l’on continue à descendre le Rhône, on rencontre,
sur la rive gauche, d’abord les escarpements à pic de Cartigny, qui ont 70 à
Les hauteurs d’Avully et d’Épeisses laissent entre
elles et le fleuve en assez vaste espace, composé de deux parties distinctes.
La première est formée de pentes douces depuis Avully jusqu’à un ressaut de
terrain ; l’autre partie est une plaine comprise entre ce ressaut de terrain et
la rive gauche du fleuve. Sur la rive droite, une rivière torrentueuse,
4° Depuis la pointe d’Épeisses jusqu’aux escarpements
d’Étournel, étendue
A
La position de Chancy fut certainement le théâtre des
tentatives les plus sérieuses de la part des Helvètes. Campés sur les hauteurs
de la rive droite, ils purent descendre facilement au Rhône, et y faire leurs
préparatifs de passage sur une étendue de
Les Romains eurent donc à barrer la trouée en reliant
les escarpements infranchissables. Pour y parvenir, ils ouvrirent d’un de ces
points à l’autre, dans la partie supérieure du versant au bas duquel coule le
Rhône, une tranchée longitudinale, pareille à celle dont il a déjà été parlé.
Elle avait
5° Depuis les escarpements d’Étournel jusqu’au
Pas-de-l’Écluse, étendue
Les Helvètes, établis sur les hauteurs de Pougny et de Collonges, purent descendre au Rhône et le traverser entre Étournel et le hameau des Isles. Les Romains eurent donc à relier les escarpements qui se terminent à Cologny, aux pentes impraticables du mont du Vuache. Ici encore, on va le voir, ils utilisèrent les accidents du terrain.
Au village de Cologny, les hauteurs forment un plateau
triangulaire, dont la pointe s’avance comme un promontoire vers le Rhône,
qu’elle domine à pic de
En résumé, les travaux exécutés sur cinq points
principaux, entre Genève et le Jura, représentent une longueur totale de
En admettant que César disposât de 10.000 hommes, on peut croire qu’il les distribua de la manière suivante : 3.000 hommes sur les hauteurs d’Avully, quartier général ; 2.500 à Genève ; 1.000 sur le plateau d’Aire-la-Ville, 2.000 à Chancy, 1.500 sur le plateau de Cologny. Ces 10.000 hommes purent être concentrés, en deux heures, sur les hauteurs entre Aire-la-Ville et Cartigny ; en trois heures, sur les hauteurs d’Avully ; en trois heures et demie, sur le plateau de Chancy ; en trois heures et demie, ces troupes, moins celles campées à Genève, purent être réunies entre Cologny et le fort de l’Écluse. Il fallait cinq heures au détachement de Genève pour s’y porter.
Les détachements cités plus haut, celui de Genève excepté, furent établis dans ce que César appelle les castella. Ceux-ci furent construits sur les hauteurs et à proximité des retranchements qu’il s’agissait de défendre, savoir : à Aire-la-Ville, à Avully, à Chancy et à Cologny. Ils consistaient probablement en redoutes en terre, capables de contenir un certain nombre de troupes.
César put connaître à chaque instant la marche et les projets des Helvètes, les hauteurs de la rive gauche du Rhône présentant un grand nombre de positions où il était facile de placer avantageusement des postes d’observation. Le commandant Stoffel en a signalé six. — Comme on le remarquera, les Helvètes, en traversant le Rhône, ne purent être inquiétés par des traits lancés du haut des retranchements, car ces traits n’auraient pas porté jusqu’à la rive gauche du fleuve. Or il existe aujourd’hui, entre cette rive et le pied des hauteurs dans lesquelles les tranchées furent creusées, des terrains plats plus ou moins étendus. En admettant donc que le Rhône ait coulé il y a dix-neuf siècles dans le même lit que de nos jours, on peut se demander si les Romains n’ont pas construit, dans ces parties basses, près de la rive, pour attaquer les Helvètes pendant le passage même du Rhône, des retranchements ordinaires, composés d’un fossé et d’un rempart. Les fouilles pratiquées par le commandant Stoffel ont révélé partout, dans ces plaines, l’existence de terrains d’alluvion, ce qui ferait croire que le Rhône les couvrait autrefois. Du reste, quand même, à cette époque, les petites plaines dont il s’agit auraient déjà été découvertes, soit en totalité, soit en partie, on ne comprendrait pas que César y eût fait élever des ouvrages, puisque les hauteurs situées en arrière lui permettaient, par un travail plus prompt, de créer une défense plus redoutable, celle des tranchées ouvertes le long des crêtes. Comme on le voit, l’obstacle pour les assaillants ne commençait qu’à ces tranchées mêmes, en haut des versants.
Quant aux vestiges qui paraissent exister aujourd’hui,
voici ce qu’on en peut dire. Les pentes que les Romains fortifièrent à Chancy,
à Cologny, offrent dans les parties supérieures, en quelques endroits, des
ondulations de terrain dont la forme dénote le travail de l’homme. Au versant
de Chancy, par exemple, le terrain présente un ressaut très nettement accusé,
et qui, particularité remarquable, a environ
On doit encore mentionner le ressaut de terrain situé au-dessous de Cartigny. Sa forme est si régulière, si nette, de la crête jusqu’au pied du talus, qu’il est difficile de n’y pas voir les vestiges d’un travail fait de main d’homme.
Il est possible d’évaluer approximativement le temps
qu’il fallut aux troupes de César pour construire les
On considérera, pour fixer les idées, un terrain ADV,
incliné à 45 degrés, dans lequel serait pratiquée la tranchée A B C D. La
grande paroi ABC avait
Le calcul du déblai sera le suivant : Section A B C D -
61a pieds carrés, ou, par la réduction en mètres carrés : A B C D =
Le mètre courant du déblai donne donc
Si l’on songe à la facilité du travail de la tranchée,
puisque les terres se jettent le long du versant, on verra que deux hommes
peuvent creuser
[14] Guerre des Gaules, I, 8.
[15] Guerre des Gaules, I, 9. — Le pays des Séquanes comprenait le Jura, et sa limite méridionale était à plusieurs lieues au sud du Pas-de-l’Écluse.
[16] On a prétendu que c’était une erreur de César d’avoir placé les Santons à proximité des Tolosates : les recherches modernes ont prouvé que les deux peuples n’étaient pas à plus de trente on quarante lieues l’un de l’autre.
[17] Voir
[18] Plusieurs auteurs ont avancé à tort que César s’était rendu en Illyrie ; il nous apprend lui-même (Guerre des Gaules, III, 7) qu’il y alla, pour la première fois, dans l’hiver de 698.
[19] Nous croyons, avec
le général de Gœler, d’après l’itinéraire marqué sur la table de Peutinger, que les troupes de César passèrent par Altinum
(Altino), Mantoue, Crémone, Laus Pompei (Lodi Vecchio), Pavie, Turin ; mais, à
partir de ce dernier lien, nous leur faisons suivre la route de Fenestrelle et
Ocelum. De là elles se dirigèrent à travers les Alpes cottiennes, par Césanne,
Brigantium (Briançon) ; puis, en suivant la voie qu’indique la même table et
qui paraît avoir longé
[20] Locis superioribus occupatis (Guerre des Gaules, I, 10).
[21] On n’est pas
d’accord sur l’emplacement d’Ocelum. M. E. Celesia, qui prépare un ouvrage sur
l’Italie ancienne, avance ce qui suit : Ocelum voulait dire, dans l’ancienne
langue celtique ou ibérienne, passage
principal. On sait que dans les Pyrénées ces passages s’appellent ports. Il
existait des localités du nom d’Ocelum dans les Alpes, dans les Gaules et
jusqu’en Espagne (Ptolémée, II, 6). — Les itinéraires trouvés aux bains de
Vicarello indiquent, entre Turin et Suse, un Ocelum, qui ne nous semble pas
avoir été celui dont parle César ; il y avait un endroit ainsi appelé dans
[22] Segusiavi sunt
trans Rhodanum primi (Guerre
des Gaules, I, 10). On doit croire qu’il existait un pont sur le Rhône,
près de Lyon ; on comptait de Rome à Lyon, pays des Ségusiaves, 700 mille pas,
soit
[23] César avait ajourné sa réponse aux ides d’avril (8 avril). Si, dès lors, il s’est décidé à faire venir ses légions d’Aquilée, voici le temps qui leur fut absolument nécessaire pour ce trajet :
6 jours employés par les courriers pour se rendre de
Genève à Aquilée. Ce temps ne nous paraît pas trop court, puisque César avait
mis 8 jours pour se rendre de Rome à Genève, et qu’il n’y a que
8 jours pour réunir les légions ; en 581, il ne fallut que onze jours pour enrôler quatre légions (Tite-Live, XLIII, 15) ;
28 jours d’Aquilée à Ocelum
(Usseau) (681 kilom.), en comptant
6 séjours ;
7 jours d’Ocelum à Grenoble (174 kilom.) (Guerre des Gaules, I, 10) ;
5 jours de Grenoble à Lyon (126 kilom.).
D’après cela, il fallut à César 60 jours, à compter du moment où il prit sa résolution, pour amener ses légions d’Aquilée à Lyon, c’est-à-dire que, s’il envoya, comme cela est probable, des courriers dès le 8 avril, jour où il refusa aux Helvètes le passage, la tête de la colonne arriva à Lyon vers le 7 juin.
[24] Pour évaluer le
volume et le poids que représente, un approvisionnement de trois mois de
vivres, pour trois cent soixante-huit mille personnes des deux sexes et de tout
âge, admettons que la ration de vivres était faible et ne constituait pour
ainsi dires qu’une réserve en farine trium mensium molita cibaria, en moyenne de 3/4
de livre (3/4 de livre de farine donnent environ une livre de pain) ; à ce
compte, les Helvètes auraient emporté
Nous supposons que les chevaux des émigrants ne
traînaient que
Mais ces émigrants n’étaient pas seulement pourvus de
vivres, ils avaient certainement encore des bagages. Il ne nous paraît pas
exagéré de penser que chaque individu emportait, en sus de ses vivres,
Une telle colonne de 8.500 voitures, supposées marchant
à la file, voiture par voiture, sur une seule route, ne pouvait pas occuper
moins de trente-deux lieues de longueur, si l’on compte
Nous n’avons compris aucun approvisionnement de grains pour les bêtes de trait ou de somme des émigrants ; il est cependant difficile de croire que les Helvètes, si prévoyants pour leurs propres besoins, aient négligé de pourvoir à ceux de leurs attelages, et qu’ils aient exclusivement compté pour les nourrir sur les fourrages qu’ils trouveraient en route.
[25] Les Éduens rendaient les plus grands services à César ; quartiers d’hiver, provisions, fabriques d’armes, cavalerie et fantassins, il trouvait tout cher eux (Eumène, Panégyrique de Constantin, 3).
[26] Guerre des Gaules, I, 11. — Dion Cassius (XXXVIII, 22) dit que les ambassadeurs éduens avaient caché à César le traité en vertu duquel les Helvètes traversaient le territoire éduen. César, craignant de voir les Helvètes se diriger sur Toulouse, préféra les combattre ayant les Éduens pour alliés que d’avoir contre lui les deux peuples réunis.
[27] C’est à tort qu’on
a traduit Arar
quod per fines Æduorum et Sequanorum in Rhodanum influit, par ces
mots :
[28] Les fouilles
pratiquées eu 1862, entre Trévoux et Riottier, sur les plateaux de
[29] César fait
connaître, à deux reprises différentes, l’intention bien arrêtée qu’avaient les
Helvètes d’aller se fixer dans le pays des Santons (I, 10 et 11), et Tite-Live
confirme ce fait en ces termes : Cæsar Helvetios, gentem vagam, domuit, quæ, sedem quærens,
in provinciam Cæsaris Narbonem iter facere volebat (Epitomé, 103). Eurent-ils, pour exécuter
ce projet, le choix entre plusieurs routes (le mot route étant pris dans le
sens général) ? Quelques auteurs, ne tenant pas compte de la topographie de
Le seul moyen d’aller de la basse Saône en Saintonge
consiste à s’acheminer d’abord au nord-ouest verts les sources de
[30] Les Romains mettaient peu de précision dans la division du temps. Forcellini (Lex. voc. Hora) remarque que les jours, c’est-à-dire le temps entre le lever et le coucher du soleil, étant divisés en douze parties, en toute saison de l’année, et la nuit de même, il en résulterait qu’en été les heures du jour étaient plus longues qu’en hiver, et vice versa pour les nuits. Galien (De san. tuend. VI, 7) observait qu’à Rome les plus longs jours équivalaient à quinze heures équinoxiales ; or, ces quinze heures ne comptant que pour douze, il arrivait que, vers le solstice, chaque heure était au delà d’un quart plus longue que vers l’équinoxe. Cette observation était ancienne, car elle est consignée dans Plaute ; un de ses personnages dit à un ivrogne : Tu boirais bien quatre bonnes récoltes de massique en une heure ! - Ajoute, répond l’ivrogne, dans une heure d’hiver (Pseudolus, v. 1302, éd. Ritschl.). Végèce dit que le soldat doit faire vingt à vingt-quatre milles en cinq heures, et note qu’il s’agit d’heures d’été, qui, à Rome, selon le calcul précédent, équivaudraient à six heures un quart vers l’équinoxe (Mil. I, 9).
Pline (Hist. nat., VII, 60) remarque qu’au temps où furent rédigées les Douze Tables on ne connaissait d’autres divisions du temps que le lever et le coucher du soleil , et qu’au dire de Varron le premier cadran solaire public aurait été établi devant le temple de Quirinus, par le consul Papirius Cursor en 461 ; le second fat placé près des rostres, par Valerius Messala, qui le rapporta de Catane en 491, et ce fut en 595 que Scipion Nasica, collègue de M. Popilius Lænas, divisa les heures de la nuit et du jour au moyen d’une clepsydre ou horloge à eau, qu’il consacra dans un édifice couvert.
Censorinus (De die natali, 23, opuscule daté de l’an 991 de Rome, 238 après Jésus-Christ) répète avec quelques additions les détails donnés par Pline. Il y a, dit-il, le jour naturel et le jour civil : le premier, c’est le temps qui s’écoule entre le lever et le coucher du soleil ; au contraire la nuit commence au coucher et finit au lever du soleil ; le jour civil comprend une révolution du ciel, c’est-à-dire un jour vrai et une nuit vraie, en sorte que, si l’on dit qu’une personne a vécu trente jours, ou doit entendre qu’elle a vécu autant de nuits.
On sait que le jour et la nuit sont partagés en douze
heures. Les Romains furent trois cents ans sans connaître les heures. Le mot
heure ne se trouve pas dans les Douze Tables. On disait alors : avant ou après
[31] Guerre des Gaules, I, 22.
[32] On compte de
Villefranche à Remilly
[33] Chaque soldat recevait vingt-cinq livres de blé tous les quinze jours.
[34] On admet
généralement que Bibracte s’élevait sur l’emplacement d’Autun, à cause de
l’inscription découverte dans cette dernière ville au XVIIe siècle, et
conservée au cabinet des antiques, à
[35] La cavalerie était divisée en turmœ, et la turma en trois décuries de dix hommes chacune.
[36] Le mot sarcinœ, dont le sens propre est celui de bagages ou fardeaux, était employé pour désigner, tantôt les fardeaux portés par les soldats (Guerre des Gaules, II, 17), tantôt les gros bagages (Guerre civile, I, 81). Ici il faut comprendre par sarcinœ les uns et les autres. Ce qui le prouve, c’est que les six légions de l’armée romaine étaient sur la colline ; or, si César avait envoyé ses gros bagages en avant, vers Bibracte, comme le croit le général de Gœler, il les aurait fait escorter par les deux légions de nouvelle levée. Comme il le fit, l’année suivante, dans la campagne contre les Nerviens (Guerre des Gaules, II, 19).
[37] Guerre des Gaules, I, 24. Dans la phalange, les hommes du premier rang se couvraient de leurs boucliers, placés jointifs devant eux, tandis que ceux des autres rangs les tenaient horizontalement au-dessus de leurs têtes, disposés comme les tuiles d’un toit.
[38] D’après Plutarque (César, 20), il aurait dit : Je monterai à cheval quand l’ennemi aura pris la fuite.
[39] Le pilum était une espèce de javelot qu’on
lançait à la main ; il avait de 1m,70 à
La hampe, tantôt ronde, tantôt carrée, avait un
diamètre de 25 à
Tels sont les caractères qu’offrent les fragments de
pilums trouvés dans les fouilles d’Alise. Ils répondent en général aux
descriptions que nous trouvons dans Polybe (VI, 23), Denys (V, 46), et dans
Plutarque (Marius, 25). Des pilums
forgés sur le modèle de ceux trouvés à Alise et pesant avec leur hampe de
[40] Latere aperto, côté droit, puisque le bouclier se tenait dans le bras gauche. On lit, en effet, dans Tite-Live : Et cura in latus dextrum, quod patebat, Numidæ jacularentur, translatis in dextrum scutis, etc. (XXII, 50).
[41] Dion Cassius (XXXVIII, 23) dit à ce sujet que les Helvètes n’étaient pas tous sur le champ de bataille, à cause de leur grand nombre et de la précipitation avec laquelle les premiers avaient attaqué. Tout d’un coup, ceux qui étaient restés en arrière vinrent assaillir les Romains, occupés déjà à poursuivre l’ennemi. César ordonna à sa cavalerie de continuer la poursuite ; lui-même, avec ses légions, se tourna contre les nouveaux venus.
[42] Plutarque, César, 20.
[43] Guerre des Gaules, I, 26. On n’a pas retrouvé jusqu’à ce jour le champ de bataille où César défit les Helvètes. L’emplacement que nous avons adopté, entre Luzy et Chides, satisfait à toutes les exigences du texte des Commentaires. Des auteurs ont proposé plusieurs autres localités, mais une première cause d’erreur dans leurs appréciations consiste à identifier Bibracte avec Autun, ce que nous ne saurions admettre, et, d’ailleurs, aucune de ces localités ne remplit les conditions topographiques nécessaires. Selon nous, il ne faut pas chercher le lieu de la rencontre à l’est de Bibracte, car les Helvètes devaient, pour se rendre de la basse Saône chez les Santons, passer à l’ouest, et non pas à l’est de cette ville. Cussy-la-Colonne, où l’on place le plus généralement le champ de bataille, ne convient donc nullement, et, d’ailleurs, Cussy-la-Colonne est trop près du territoire des Lingons pour que les Helvètes, après leur défaite, aient mis quatre jours à s’y rendre.
[44] Il refoula ce peuple dans son pays comme un pasteur fait rentrer son troupeau dans le bercail (Florus, II, X, 3).
[45] Guerre des Gaules, I, 29.
[46] César poursuivit les Helvètes, prenant pour auxiliaires environ 20.000 montagnards gaulois (Appien, De rebus gallicis, IV, 15, éd. Schweigh).