HISTOIRE DE JULES CÉSAR

LIVRE TROISIÈME — GUERRE DES GAULES D’APRÈS LES COMMENTAIRES

CHAPITRE TROISIÈME — CAMPAGNE CONTRE LES HELVÈTES.

AN DE ROME 696 - Livre I des Commentaires

 

 

— I — Projets d’invasion des Helvètes

César, ainsi qu’on l’a vu, avait reçu du sénat et du peuple un commandement qui comprenait les deux Gaules (transalpine et cisalpine) et l’Illyrie[1]. Cependant l’agitation qui continuait à régner dans la République le retenait encore aux portes de Rome, lorsque tout à coup, vers le printemps de 696, on apprit que les Helvètes, reprenant leur projet, se préparaient à envahir la Province romaine. Cette nouvelle causa une vive émotion.

Les Helvètes, fiers de leurs anciens exploits, confiants dans leurs forces, gênés par l’excès de la population, se sentaient humiliés de vivre dans un pays dont la nature avait resserré les bornes, et méditaient depuis plusieurs années de le quitter pour se rendre dans le midi de la Gaule.

Dès 693, il ne fut pas difficile à un chef ambitieux, Orgetorix, de leur inspirer l’envie de trouver ailleurs un territoire plus fertile et un climat plus doux. Ils résolurent d’aller s’établir dans le pays des Santons (la Saintonge), situé sur les côtes de l’Océan, au nord de la Gironde. Deux ans durent être employés en préparatifs, et, par un engagement solennel, le départ fut fixé à la troisième année. Mais Orgetorix, envoyé chez les peuples voisins pour contracter des alliances, conspira avec deux personnages influents, l’un du pays des Séquanes, l’autre du pays des Éduens : il les engagea à s’emparer de l’autorité, leur promit le secours des Helvètes, et leur persuada que ces trois puissantes nations liguées soumettraient facilement toute la Gaule. Ce complot échoua par la mort d’Orgetorix, accusé dans son pays de vouloir usurper le pouvoir. Les Helvètes n’en persistèrent pas moins dans leur projet d’émigration. Ils réunirent le plus grand nombre possible de chariots et de bêtes de somme ; et, afin de s’ôter toute idée de retour, ils brûlèrent leurs douze villes, leurs quatre cents bourgs et tout le blé qu’ils ne purent emporter. Chacun se munit de farine[2] pour trois mois, et, après avoir persuadé à leurs voisins les Rauraques[3], les Tulinges, les Latobriges[4], d’imiter leur exemple et de les suivre, après avoir attiré à eux ceux des Boïens qui du Norique s’étaient rapprochés du Rhin, ils fixèrent le rendez-vous sur les bords du Rhône, au 5 des calendes d’avril (24 mars, jour de l’équinoxe)[5].

Ils n’avaient que deux chemins pour sortir de l’Helvétie : l’un traversait le pays des Séquanes, dont l’entrée était défendue par un défilé étroit et difficile, situé entre le Rhône et le Jura (le Pas-de-l’Écluse) et où les chariots ne passaient qu’avec peine un à un ; comme ce défilé était dominé par une très haute montagne, une poignée d’hommes suffisait pour en interdire l’accès. L’autre chemin, moins resserré et plus facile, traversait la Province romaine après avoir franchi le Rhône, qui séparait les Allobroges des Helvètes, depuis le lac Léman jusqu’au Jura. Sur cette étendue, le fleuve était guéable en plusieurs endroits[6]. A Genève, extrême limite du territoire des Allobroges du côté de l’Helvétie, un pont établissait une communication entre les deux pays. Les Helvètes se décidèrent à prendre le chemin le plus commode ; ils espéraient d’ailleurs1e concours de ce peuple voisin, qui, récemment soumis, ne devait avoir pour les Romains que des sympathies douteuses[7].

— II — Arrivée de César à Genève

César, apprenant que les Helvètes avaient l’intention de traverser la Province romaine, partit précipitamment de Roule, au mois de mars, se rendit à grandes journées dans la Gaule transalpine, et, selon Plutarque, arriva à Genève en huit jours[8]. Comme il n’avait dans la Province qu’une seule légion, il ordonna d’y lever le plus d’hommes possible et fit ensuite rompre le pont de Genève. Instruits de son arrivée, les Helvètes, qui probablement n’étaient pas encore tous rassemblés, envoyèrent les plus nobles d’entre eux demander le passage à travers le pays des Allobroges, promettant de n’y commettre aucun dégât ; ils n’avaient, disaient-ils, que ce chemin pour sortir de leur pays. César inclinait à repousser sur-le-champ leur demande, il se rappelait l’échec et la mort du consul L. Cassius ; mais, voulant se donner le temps de réunir les troupes dont il avait prescrit la levée, il fit espérer aux députés une réponse favorable, et l’ajourna aux ides d’avril (8 avril). Ce délai lui faisait gagner quinze jours ; ils furent employés à fortifier la rive gauche du Rhône, entre le lac Léman et le Jura[9]. Si l’on évalue à cinq mille hommes la légion qui était dans la Province, et à cinq oit six mille le nombre des soldats nouvellement levés, ou voit que César put disposer, pour défendre les bords du Rhône, de dix à onze mille hommes d’infanterie environ[10].

— III — Description du retranchement du Rhône

La distance du lac Léman au Jura est, en suivant les sinuosités du fleuve, d’un peu plus de 28 kilomètres ou de 19.000 pas romains (millia passuum decem novem)[11]. C’est sur l’espace compris entre ces deux points que fut élevé un retranchement appelé dans les Commentaires murus fossaque. Ce ne pouvait être un ouvrage continu, car le terrain qu’il fallait défendre est coupé par des rivières, des ravins, et les rives du Rhône sont presque partout tellement escarpées, qu’il eût été inutile de les fortifier. César, pressé par le temps, n’a dû faire des retranchements que sur les points les plus faibles de la ligne, là où le fleuve était facile à traverser : c’est ce que dit en effet Dion Cassius[12]. Les travaux romains n’ont fait que suppléer sur quelques points aux obstacles naturels que le Rhône présente dans la plus grande partie de son cours. Les seuls endroits où un passage puisse être tenté, parce que les hauteurs s’abaissent vers les bords du fleuve en pentes praticables, sont situés en face des villages actuels de Russin, Cartigny, Avully, Chancy et Cologny. Dans ces lieux, on tailla à pic la partie supérieure des versants, et l’on creusa ensuite un fossé dont l’escarpe acquit ainsi seize pieds de haut. Ces ouvrages, en reliant entre eux les escarpements du Rhône, formaient, de Genève au Jura, une ligne continue qui présentait une barrière infranchissable. En arrière et le long de cette ligne, de distance en distance, des postes et des redoutes fermées la rendaient inexpugnable[13].

Ce retranchement, qui n’exigeait que deux à trois jours de travail, était achevé lorsque les députés revinrent, à l’époque convenue, pour connaître la réponse de César. Il leur refusa formellement, le passage, déclarant qu’il s’y opposerait par tous les moyens.

Cependant les Helvètes et les peuples qui prenaient part à leur entreprise s’étaient réunis sur la rive droite du Rhône. Apprenant qu’ils devaient renoncer à l’espoir de sortir de leur pays sans obstacles, ils résolurent de se frayer un chemin par la force ; à plusieurs reprises, tantôt le jour, tantôt la nuit, ils traversèrent le Rhône, les rois à gué, les autres à l’aide de bateaux joints ensemble ou d’un grand nombre de radeaux, et essayèrent d’enlever les hauteurs ; mais, arrêtés par la solidité du retranchement (operis munitione) comme par les efforts et les traits des soldats qui accouraient aux points menacés (concursus et telis), ils abandonnèrent l’attaque[14].

— IV — Les Helvètes se mettent en marche vers la Saône César réunit ses troupes

Restait seul le chemin à travers le pays des Séquanes (le Pas-de-l’Écluse) ; mais cet étroit défilé ne pouvait être franchi sans le consentement des habitants. Les Helvètes chargèrent l’Éduen Dumnorix, gendre d’Orgetorix, de le solliciter pour eux. Fort en crédit chez les Séquanes, Dumnorix l’obtint ; les deux peuples s’engagèrent, l’un à laisser le passage libre, l’autre à ne commettre aucun désordre, et, comme gages de leurs conventions, ils échangèrent des otages[15].

Lorsque César apprit que les Helvètes s’apprêtaient à traverser les terres des Séquanes et des Éduens, pour se rendre chez les Santons, il résolut de s’y opposer, ne voulant pas souffrir l’établissement d’hommes belliqueux et hostiles dans un pays fertile et ouvert, voisin de celui des Tolosates, qui faisait partie de la Province romaine[16].

Mais, comme il n’avait pas sous la main des forces suffisantes, il prit le parti de réunir toutes les troupes disponibles de son vaste commandement. Il confie la garde des retranchements du Rhône à son lieutenant T. Labienus[17], se rend en Italie à grandes fournées, y lève en toute hâte deux légions (les 11e et 12e), fait venir d’Aquilée, ville d’Illyrie[18], les trois légions qui s’y trouvaient en quartiers d’hiver (7e, 8e et 9e), et, à la tête de cette armée, prend par les Alpes le plus court chemin de la Gaule transalpine[19]. Les Centrons, les Graïocèles et les Caturiges, postés sur les hauteurs[20], tentent de lui barrer le chemin : il les culbute dans plusieurs rencontres, et d’Ocelum (Usseau)[21], point extrême de la Cisalpine, atteint en sept jours le territoire des Voconces, faisant ainsi environ 25 kilomètres par jour. Il pénètre ensuite chez les Allobroges, puis dans le pays des Ségusiaves, limitrophe de la Province, au delà du Rhône[22].

Ces opérations durèrent deux mois[23] ; le même temps avait été nécessaire aux Helvètes pour négocier les conditions de leur passage chez les Séquanes, se transporter du Rhône à la Saône et commencer à traverser cette rivière. Ils avaient franchi le Pas-de-l’Écluse, longé la rive droite du Rhône jusqu’à Culoz, tourné ensuite à l’est par Virieu-le-Grand, Terray et Saint-Rambert, et, traversant, à partir de là, les plaines d’Ambérieux, la rivière de l’Ain et le vaste plateau des Dombes, ils étaient parvenus à la Saône, dont ils occupaient la rive gauche, depuis Trévoux jusqu’à Villefranche. La lenteur de leur marche ne doit pas surprendre, si l’on considère qu’une agglomération de trois cent soixante-huit mille individus, hommes, femmes et enfants, traînant après eux huit à neuf mille chariots, par un défilé où les voitures ne pouvaient passer qu’une à une, dut employer plusieurs semaines à le franchit[24]. César calcula sans doute à l’avance, assez exactement, le temps qu’ils mettraient à gagner les bords de la Saône, et on peut dès lors supposer qu’au moment oit il se rendit en Italie, il espéra en ramener son armée assez vite pour les prévenir au passage de cette rivière.

Il établit son camp près du confluent du Rhône et de la Saône, sur les hauteurs de Sathonay ; de là il pouvait également manœuvrer sur les deux rives de la Saône, tomber sur le flanc des Helvètes en marche vers cette rivière, ou les empêcher, s’ils la traversaient, de se rendre par la vallée du Rhône dans la Province romaine. C’est probablement sur ce point que Labienus le rejoignit avec les troupes qui lui avaient été laissées, ce qui portait à six le nombre de ses légions. Sa cavalerie, composée en grande partie d’Éduens et d’hommes levés dans la Province romaine, s’élevait à 21.000 hommes[25]. Pendant ce temps, les Helvètes ravageaient les terres des Ambarres, celles des Éduens et celles que les Allobroges possédaient sur la rive droite du Rhône. Ces peuples implorèrent le secours de César. Il était tout disposé à accueillir leurs prières[26].

— V — Défaite des Helvètes sur la Saône

La Saône, qui traversait le pays des Éduens et celui des Séquanes[27], coulait, alors comme aujourd’hui, en de certains endroits, avec une extrême lenteur. César rapporte qu’on ne pouvait distinguer le sens du courant. Les Helvètes, incapables de faire un pont, passèrent la rivière, entre Trévoux et Villefranche, sur des radeaux et des barques jointes entre elles. Dès que le général romain se fut assuré par ses éclaireurs que les trois quarts des barbares se trouvaient au delà de la rivière, et que les autres étaient encore en deçà, il partit de son camp vers minuit (de tertia vigilia) avec trois légions, atteignit au nord de Trévoux, dans la vallée du Formans, vers six heures du matin, après une marche de 18 kilomètres, les Helvètes restés sur la rive gauche, les surprit au milieu des embarras dit passage, et en tua un grand nombre. Ceux qui purent échapper se cachèrent dans les forêts voisines. Ce désastre tomba sur les Tigurins (habitants des cantons de Vaud, Fribourg et d’une partie du canton de Berne), l’une des quatre peuplades dont se composait la nation des Helvètes, celle qui, dans une expédition hors de l’Helvétie, avait jadis fait périr le consul L. Cassius et passer son armée sous le joug[28].

Après ce combat, César, afin de poursuivre l’antre partie de l’armée ennemie et l’empêcher de se diriger vers le sud, jeta un pont sur la Saône, et transporta ses troupes sur la rive droite. Les barques affectées an service des vivres durent nécessairement faciliter cette opération. Il est probable qu’un détachement établi dans les défilés de la rive droite de la Saône, à l’endroit où est Lyon aujourd’hui, interceptait la route qui aurait pu conduire les Helvètes vers la Province romaine. Quant aux trois légions restées an camp de Sathonay, elles rejoignirent bientôt César. Frappés de son approche soudaine et de sa promptitude à effectuer en un seul jour nu passage qui leur avait coûté vingt jours de peines, les Helvètes lui envoyèrent une députation, dont le chef, le vieux Divicon, avait commandé clans les guerres contre Cassius. Dans un langage plein de jactance et de menaces, Divicon rappela à César l’humiliation infligée autrefois aux armes romaines. Le proconsul répondit que le souvenir des anciens affronts n’était pas sorti de sa mémoire, mais que les injures récentes suffisaient pour motiver sa conduite. Cependant il offrit la paix, à condition que des otages lui seraient donnés. Les Helvètes, répliqua Divicon, ont appris de leurs ancêtres à recevoir, non à donner des otages ; les Romains doivent le savoir. Cette fière réponse mit fin à l’entrevue.

Néanmoins les Helvètes paraissent avoir voulu éviter la bataille, car le jour d’après ils levèrent leur camp, et, privés de la possibilité de descendre le cours de la Saône pour se rendre dans le midi, ils prirent la voie la plus facile pour atteindre le pays des Santons, en se portant vers les sources de la Dheune et de la Bourbince. Ce pays accidenté leur permettait d’ailleurs de résister avec avantage aux Romains. Ils suivirent, à travers les montagnes du Charolais, la route gauloise, sur la trace de laquelle fut sans cloute construite plus tard la voie romaine de Lyon à Autun, dont les vestiges existent encore ; celle-ci longeait la Saône jusqu’à Belleville, où elle s’en écartait brusquement, franchissait le col d’Avenas, parcourait la vallée de la Grosne jusqu’à Cluny, et se dirigeait par Saint-Vallier sur Autun. A Saint-Vallier ils devaient quitter cette route et s’acheminer vers la Loire, pour la passer à Decize[29].

César suivit les Helvètes, et, pour surveiller leur marche, se fit précéder par toute sa cavalerie. Celle-ci, trop ardente à la poursuite, en vint aux mains avec la cavalerie ennemie, dans une position désavantageuse, et essuya quelques pertes. Fiers d’avoir repoussé 4.000 hommes avec 500 cavaliers, les Helvètes s’enhardirent au point d’oser parfois harceler l’armée romaine. Mais César évitait d’engager ses troupes, il se bornait à suivre chaque jour les ennemis à cinq ou six milles (8 kilomètres environ) de distance au plus, s’opposant aux dévastations qu’ils commettaient sur leur passage, et attendant une occasion favorable de leur faire éprouver une défaite.

Les deux armées continuaient leur marche avec une extrême lenteur, et les jours s’écoulaient sans que l’occasion tant désirée se présentât. Cependant le ravitaillement de l’armée romaine commençait à inspirer de sérieuses inquiétudes : les blés n’arrivaient plus par la Saône, car César avait été obligé de s’en éloigner pour ne pas perdre de vue les Helvètes. D’un autre côté, les Éduens ajournaient, sous de vains prétextes, l’envoi des grains qu’ils avaient promis. Or la moisson n’était pas encore mûre, le fourrage même manquait. Comme on approchait du jouir de la distribution, César convoqua les chefs éduens, qui étaient en grand nombre auprès de lui, et les accabla de reproches. L’un d’eux, Liscus, occupait dans son pays la magistrature suprême sous le nom de vergobret ; il dénonça Dumnorix, frère de Divitiacus, comme s’étant opposé à l’envoi des approvisionnements ; c’était ce même Dumnorix qui avait négocié secrètement le passage des Helvètes à travers le pays des Séquanes, et qui, placé à la tête du contingent éduen, venait, dans le dernier combat, en se retirant avec les siens, d’entraîner la fuite de toute la cavalerie. César manda Divitiacus, dévoué au peuple romain, et lui révéla la coupable conduite de son frère, qui méritait une punition exemplaire. Divitiacus en convint, et, fondant en larmes, implora la grâce de Dumnorix. César la lui accorda, et se borda à faire surveiller le coupable. Il était, en effet, très politique de ne point s’aliéner le peuple éduen par une trop grande sévérité envers un homme puissant.

Les Helvètes, après s’être avancés vers le nord jusqu’à Saint-Vallier, avaient tourné à l’ouest pour atteindre la vallée de la Loire ; arrivés vers Issy-l’Évêque, ils campèrent sur les bords d’un affluent de la Somme, au pied du mont Tauffrin, à huit milles de l’armée romaine. Informé de cette circonstance, César jugea le moment venu de les surprendre, et envoya reconnaître par quels circuits on pourrait atteindre les hauteurs. Il apprit que l’accès en était facile, ordonna à Labienus de gagner, avec deux légions, le sommet de la montagne, par des chemins détournés, sans donner l’éveil à l’ennemi, et d’attendre que lui-même, marchant à la tête des quatre autres légions par la même route que les Helvètes, apparût près de leur camp ; alors tous les deux devaient les assaillir à la fois. Labienus partit à minuit, cil prenant pour guides les hommes qui venaient d’explorer les chemins. César, de son côté, se mit en marche à deux heures du matin (de quarta vigilia)[30], précédé de sa cavalerie. A la tête de ses éclaireurs était P. Considius, que ses services antérieurs sous L. Sylla et ensuite sous M. Crassus signalaient comme un homme de guerre expérimenté.

Au point du jour, Labienus occupait les hauteurs, el. César n’était plus qu’à 1,500 pas du camp des barbares ; ceux-ci ne soupçonnaient ni son approche ni celle de son lieutenant ; tout à coup Considius vint bride abattue annoncer que la montagne dont Labienus devait s’emparer était au pouvoir des Helvètes ; il les avait reconnus, disait-il, à leurs armes et à leurs insignes militaires. A cette nouvelle, César, craignant de ne pas être en force contre toute leur armée, avec quatre légions seulement, renonça à ses projets ; choisit une solide position sur une colline voisine et s’y rangea en bataille. Labienus, qui avait ordre dé ne pas engager le combat avant d’avoir aperçu les troupes de César près du camp ennemi, restait immobile en les attendant. Il faisait grand jour lorsque César apprit que les siens s’étaient rendus maîtres de la montagne, et que les Helvètes avaient levé leur camp. Ils lui échappèrent ainsi, grâce au faux rapport de Considius, qu’une vaine terreur avait aveuglé.

Ln admettant que les Helvètes aient passé près d’Issy l’Évêque, le mont Tauffrin, qui s’élève à quatre kilomètres à l’ouest de ce village, répond aux conditions du texte. Rien ne s’oppose à ce que Labienus et César aient pu, l’un en occuper le sommet, l’autre s’approcher du camp ennemi jusqu’à 1.500 pas sans être aperçus, et le terrain avoisinant présente des hauteurs qui permettaient à L’armée. romaine de se ranger en bataille[31].

— VI — Défaite des Helvètes  près de Bibracte

Ce jour-là les Helvètes continuèrent à s’avancer jusqu’à Remilly, sur l’Alène. Depuis le passage de la Saône, ils avaient marché pendant quinze jours environ, ne faisant pas en moyenne plus de onze à douze kilomètres par jour[32]. D’après notre calcul, on devait être arrivé à la fin du mois de juin. César suivit les Helvètes à la distance accoutumée, et établit son camp à trois milles du leur, sur la Cressonne, près de Ternant.

Le lendemain, comme il ne restait à l’armée romaine que pour deux jours de vivres[33], et que d’ailleurs Bibracte (le mont Beuvray)[34], la plus grande et la plus riche ville des Éduens, n’était pas à plus de dix-huit milles (27 kil.) de distance, César, pour se ravitailler, se détourna de la route que suivaient les Helvètes et prit celle de Bibracte. Les ennemis furent informés de cette circonstance par quelques transfuges de la troupe de L. Emilius, décurion[35] de la cavalerie auxiliaire. Croyant que les Romains s’éloignaient d’eux par crainte, ou espérant leur couper les vivres, ils revinrent sur leurs pas, et commencèrent à harceler l’arrière-garde.

Aussitôt César conduisit ses troupes sur une colline voisine, qui s’élève entre deux villages appelés le Grand-Marié et le Petit-Marié, et envoya sa cavalerie pour retarder la marche des ennemis, ce qui lui donna le temps de se meure en bataille. Il rangea à mi-côte, sur trois lignes, ses quatre légions de vétérans, et sur le plateau supérieur les deux légions récemment levées dans la Cisalpine, ainsi que les auxiliaires, de sorte que son infanterie couvrait toute la hauteur. Les gros bagages et les fardeaux (sarcinœ)[36] dont les soldats étaient chargés furent rassemblés sur un même point, que fortifièrent les troupes de réserve. Pendant que César` prenait ces dispositions, les Helvètes, qui arrivaient suivis de tous leurs chariots, les réunirent en un seul endroit ; eux-mêmes, en ordre serré, repoussèrent la cavalerie, se formèrent en phalanges, et, gravissant les pentes de la colline occupée par l’infanterie romaine, s’avancèrent contre la première ligne[37].

César fait éloigner les chevaux des chefs et le sien même[38], pour rendre le péril égal et enlever à tous la possibilité de fuir, harangue ses troupes et donne le signal du combat, Les Romains, de leur position élevée, lancent le pilum[39], rompent les phalanges ennemies, se précipitent l’épée à la main. La mêlée s’engage. Les Helvètes se trouvent bientôt embarrassés dans leurs mouvements : leurs boucliers, percés et cloués ensemble par un même pilum, dont le fer, se recourbant, ne peut plus être arraché, paralysent leur bras gauche ; la plupart, après avoir longtemps agité inutilement les bras, jettent leur bouclier et combattent à découvert. Enfin, accablés de blessures, ils lâchent pied et se retirent sur la montagne du château de la Garde, éloignée d’environ mille pas ; mais, pendant qu’on les poursuit, les Boïens et les Tulinges, qui, au nombre de quinze mille environ, fermaient la marche des colonnes ennemies et composaient l’arrière-garde, arrivent sur le champ de bataille et, sans s’arrêter, se précipitent sur les Romains en tournant leur flanc droit[40]. Les Helvètes, réfugiés sur la hauteur, aperçoivent ce mouvement, reviennent à la charge et recommencent le combat. César, pour parer à ces deux attaques, fait opérer un changement de front (conversa signa bipartito intulerunt) à sa troisième ligne, l’oppose aux nouveaux assaillants, tandis que les deux premières lignes résistent aux Helvètes qui avaient déjà été repoussés[41].

Ce double combat fut long et acharné ; ne pouvant plus résister à l’impétuosité de leurs adversaires, les Helvètes furent obligés de se retirer, comme ils l’avaient déjà fait, sur la montagne du château de la Garde ; les Boïens et les Tulinges, vers les bagages et les chariots. Telle fut l’intrépidité de ces Gaulois pendant toute l’action, qui dura depuis une heure de l’après-midi jusqu’au soir, qu’aucun ne tourna le dos. Fort avant dans la nuit, on se battit encore autour des bagages. Les barbares s’étant fait un rempart de leurs chariots, les uns lançaient d’en haut leurs traits sur les Romains ; les autres, placés entre les roues, les blessaient avec de longues piques (matarœ ac traqulœ). Les femmes et les enfants prirent part au combat avec acharnement[42]. A la suite d’une lutte opiniâtre, on s’empara du camp et des bagages. La fille et l’un des fils d’Orgetorix furent faits prisonniers.

Cette bataille réduisit à cent trente mille individus l’émigration gauloise ; ils battirent en retraite dès le soir même, et, après avoir marché sans interruption jour et nuit, arrivèrent le quatrième jour sur le territoire des Lingons, vers Tonnerre ; ils avaient sans doute passé par Moulins-Engilbert, Lormes et Avallon. Défense fut faite aux Lingons de fournir aux fuyards soit des vivres, soit des secours, sous peine d’être traités comme eux. Au bout de trois jours, l’armée romaine, après avoir pris soin des blessés et enseveli les morts, se mit à la poursuite de l’ennemi[43].

— VII — Poursuite des Helvètes

Les Helvètes, réduits à l’extrémité, envoyèrent vers César pour traiter de leur soumission. Les députés le rencontrèrent en chemin, se jetèrent à ses pieds, et demandèrent la paix dans les termes les plus suppliants. Il les chargea de dire à leurs concitoyens qu’ils eussent à s’arrêter dans le lieu même où ils se trouvaient et à y attendre son arrivée : ceux-ci obéirent. Dès que César les eut rejoints, il exigea qu’on lui remît des otages, les armes et les esclaves fugitifs. Tandis qu’on s’apprêtait à exécuter ses ordres, la nuit étant survenue, six mille hommes environ d’une peuplade nommée Verbigène (Soleure, Argovie, Lucerne et partie du canton de Berne) s’échappèrent, soit frayeur, leurs armes une fois livrées, d’être massacrés, soit espoir de se sauver, inaperçus, au milieu d’une si grande multitude. Ils se dirigèrent vers le Rhin et les frontières de la Germanie.

A la nouvelle de la fuite des Verbigènes, César ordonna aux peuples dont ils devaient traverser le territoire, de les arrêter et de les ramener, sous peine d’être regardés comme complices. Les fugitifs furent livrés et traités en ennemis, c’est-à-dire passés au fil de l’épée ou vendus comme esclaves. Quant aux autres, César agréa leur soumission ; il obligea les Helvètes, les Tulinges et les Latobriges de retourner vers les lieux qu’ils avaient abandonnés, de rétablir les villes et les bourgs incendiés, et comme, après avoir perdu toutes leurs récoltes, ils n’avaient plus rien chez eux pour vivre, les Allobroges furent chargés de leur fournir du blé[44]. Ces mesures avaient pour but de ne pas laisser l’Helvétie sans habitants, la fertilité du sol pouvant y attirer les Germains d’outre-Rhin, qui seraient devenus ainsi limitrophes de la Province romaine. Il permit aux Boïens, connus par leur brillante valeur, de s’établir dans le pays des Éduens, qui avaient demandé à les recevoir ; ceux-ci leur donnèrent des terres entre l’Allier -et la Loire, et les admirent bientôt au partage de tous leurs droits et de leurs privilèges.

On trouva dans le camp des Helvètes des tables sur lesquelles était écrit en lettres grecques l’état nominatif de tous ceux qui étaient sortis de leur pays ; d’un côté, le nombre des hommes capables de porter les armes, et, de l’autre, celui des enfants, des vieillards et des femmes. Le total s’élevait à 263.000 Helvètes, 36.000 Tulinges, 14.000 Latobriges, 23.000 Rauraques et 32.000 Boïens ; ensemble 368.000 individus, dont 92.000 hommes en état de combattre. D’après le recensement ordonné par César, le nombre de ceux qui retournèrent chez eux fut de 110.000[45]. L’émigration était donc réduite à moins d’un tiers.

On ignore où se trouvaient les Helvètes lorsqu’ils firent leur soumission. Cependant tout conduit à placer le théâtre de cet événement dans la partie occidentale du pays des Lingons. Cette hypothèse paraît d’autant plus raisonnable que la marche de César, dans la campagne suivante, ne peut s’expliquer qu’en le faisant partir de cette région. Nous admettons donc que César reçut la soumission des Helvètes sur l’Armançon, vers Tonnerre ; et c’est là que nous le supposerons campé pendant les événements dont le récit va suivre.

— VIII — Observations

Les forces des deux armées opposées étaient, à la bataille de Bibracte, à peu près égales ; César avait six légions : la 10e, qu’il avait trouvée dans la Province romaine, les trois vieilles légions (7e, 8e et 9e) qu’il avait fait venir d’Aquilée, et les deux nouvelles (11e et 12e) levées clans la Cisalpine. L’effectif de chacune d’elles devait s’approcher du chiffre normal de 6.000 hommes, car la campagne commençait, et leurs rangs avaient dû se grossir par l’adjonction des vétérans et des volontaires dont nous avons parlé dans le 1er volume (page 403). Le nombre des légionnaires était donc de 36.000. En ajoutant 4.000 hommes de cavalerie, levés dans la Province romaine et chez les Éduens, et probablement 20.000 auxiliaires[46], on aura un total de 60.000 combattants, non compris les hommes servant les machines, conduisant les bagages, les valets d’armée, etc. Les Helvètes, de leur côté, ne comptaient que 69.000 combattants, puisque sur 92.000 ils en avaient perdu un quart près de la Saône.

Dans cette bataille, on doit le remarquer, César n’employa pas les deux légions de nouvelle levée, qui restèrent à la garde du camp, pour assurer la retraite en cas de malheur ; l’année suivante, il assigna le même rôle aux plus jeunes troupes. La cavalerie ne poursuivit pas les ennemis dans leur déroute, sans doute parce que la nature montagneuse des lieux rendit son action impossible.

 

 

 



[1] Les limites de l’Illyrie, au temps de César, sont peu connues ; cependant il paraît que cette province comprenait l’Illyrie actuelle, l’Istrie et une partie de la Carniole. Aquilée devait en être une des villes principales ; elle est située au fond du golf de la mer Adriatique, non loin de l’Isonzo. En effet, Strabon (I, p. 178) dit qu’Aquilée était située hors des frontières des Vénètes, dans le territoire desquels cette ville fut comprise sous Auguste. D’autre part, Tite-Live (XXXIX, 55) nous apprend que la colonie d’Aquilée avait été fondée en Istrie ; et Hérodote (I, 196), comme Appien, compte les Istriens parmi les peuples de l’Illyrie.

[2] Molita cibaria, Guerre des Gaules, I, 5.

[3] Les Rauraques habitaient un territoire qui répond à peu près à l’ancien évêché de Bâle. La ville de ce nom s’appela, sous les empereurs, Augusta Rauracorum.

[4] Habitants du sud du grand-duché de Bade. On croit que la ville de Stühlingen, près de Schaffhouse, tire son nom des Tulinges.

[5] Guerre des Gaules, I, 6. Les savants se sont donné beaucoup de peine pour déterminer la concordance du calendrier anté-Julien et du calendrier Julien ; malheureusement les résultats qu’ils ont obtenus laissaient beaucoup à désirer. Nous avons prié M. Le Verrier de résoudre ce difficile problème, et nous devons à son obligeance les tableaux placés à la fin de ce volume, Appendice A.

[6] Le lit du Rhône a changé sur quelques points depuis César ; aujourd’hui, d’après le dire des riverains, il n’existe de gués qu’entre Russin, sur la rive droite, et le moulin de Vert, sur la rive gauche.

[7] Guerre des Gaules, I, 6.

[8] Plutarque, César, 18.

[9] Cette partie du Jura sur la rive gauche du Rhône se nomme le mont du Vuache.

[10] Guerre des Gaules, I, 8.

[11] M. Queipo, dans son savant ouvrage sur les poids et mesures des anciens, assigne au pied romain, subdivisé en 12 pouces, une longueur de 0m,29630. Le pas romain était de 5 pieds, de sorte que le mille équivalait à une longueur de 1481m,50.

[12] Dion Cassius dit que César fortifia de murs et de fossés les points les plus importants (XXXVIII, 31).

[13] Le retranchement que César nomme murus fossaque ne pouvait point être un mur, dans l’acception habituelle du mot ; d’abord, parce qu’un mur n’eût été qu’un faible obstacle ; ensuite, parce que les matériaux ne se trouvaient pas sur les lieux ; et enfin, parce que, si une telle quantité de pierres eût été amassée au bord du Rhône, on en retrouverait encore des traces. J’ai alors cherché une autre explication, et j’ai pensé que murus pouvait s’entendre d’un escarpement naturel, rendu plus roide par un léger travail. Pénétré de cette idée, j’ai chargé M. le commandant d’artillerie baron Stoffel d’aller inspecter les lieux, et le résultat de ses recherches a pleinement confirmé mes suppositions. Voici le résumé de son rapport.

Considéré clans son ensemble, depuis Genève jusqu’au Pas-de-l’Écluse, le Rhône offre l’aspect d’un immense fossé de 100 à 120 mètres de largeur, à escarpe et contrescarpe abruptes et très élevées. Les parties où il ne présente pas ce caractère sont en petit nombre et d’une étendue relativement assez restreinte. Ce sont les seules où des opérations de passage puissent être tentées, les seules, par conséquent, que César ait eu besoin de fortifier sur la rive gauche.

1° Depuis Genève jusqu’au confluent de l’Arve et du Rhône, étendue 1 kilomètre ½. Largeur du fleuve, 90 à 100 mètres. — La rive gauche est plate dans toute cette étendue. La rive droite a des escarpements presque verticaux, dont la hauteur varie entre 15 et 35 mètres. Aucune tentative de passage n’a pu avoir lieu, ni à Genève, ni entre cette ville et l’Arve.

2° Depuis l’Arve jusqu’au plateau d’Aire-la-Ville, étendue 12 kilomètres ½. — A partir du confluent de l’Arve, les hauteurs de la rive droite du Rhône augmentent d’élévation ; les escarpements deviennent formidables. — La rive gauche est bordée d’escarpements pareils, et le fleuve coule ainsi entre des berges hautes et abruptes, de toute part infranchissables. II conserve ce caractère jusqu’à un kilomètre en amont du ravin d’Avril, près de Peney. — Les hauteurs qui, sur la rive droite du Rhône, s’étendent de Vernier à Peney, s’abaissent graduellement de l’un de ces villages vers l’autre, et elles forment, à l’est du ravin d’Avril, un plateau, dont l’élévation au-dessus du lit du fleuve n’est moyennement que de 20 mètres. En face, sur la rive gauche, s’étend le plateau d’Aire-la-Ville. Longueur, 1.700 mètres ; largeur, 700 mètres ; élévation moyenne au-dessus (lu lit du Rhône, 20 à 25 mètres. Les hauteurs de Peney sont bien disposées pour qu’une armée puisse s’y établir, et le plateau d’Aire-la-Ville permettrait à cette armée, le Rhône une fois franchi, un déploiement facile. Malgré ces avantages, il est certain que les Helvètes ne tentèrent aucune opération de ce côté, car le Rhône coule au pied de talus élevés de 14 à 16 mètres et inclinés d’au moins 45 degrés.

3° Depuis le plateau d’Aire-la-Ville jusqu’à la pointe d’Épeisses, étendue 6 kilomètres. — En aval des escarpements de Peney, les hauteurs de la rive droite (hauteurs de Russin) forment avec celles de la rive gauche un immense amphithéâtre presque circulaire (diamètre, 1 kilomètre ½). On peut, des hauteurs de Russin, descendre dans la plaine jusqu’à l’eau du fleuve. Le Rhône, dans cette partie, n’a jamais été profond ni rapide. La rive gauche est peu élevée, tout à fait plate en face du moulin de Vert, et le versant des hauteurs qui la dominent est loin d’être impraticable.

D’après cela, il était possible que les Helvètes parvinssent à traverser le fleuve et à gravir les hauteurs de la rive gauche, si elles n’avaient été ni fortifiées ni gardées. Cette opération présentait le moins de difficultés dans cette partie. Aussi ne saurait-on douter que les Romains la fortifièrent, pour ajouter aux obstacles naturels, insuffisants dans cette étendue.

L’examen attentif des lieux, la découverte de certains accidents de terrain, qu’il est permis de considérer comme des vestiges, conduisent à expliquer de la manière suivante l’expression murum fossamque perducit.

César profita des hauteurs moyennes au pied desquelles coule le Rhône, pour faire pratiquer dans le versant qui regarde le fleuve, et à partir de la crête, une tranchée longitudinale d’une profondeur telle que la grande paroi avait une élévation de 16 pieds. La terre provenant de l’excavation fut jetée le long de la pente du versant, et la crête fut garnie de palissades. C’est, à proprement parler, un fossé, dont l’escarpe est plus haute que la contrescarpe.

Les collines de la rive gauche, qui s’élèvent en face de Russin, sont accessibles surtout dans une étendue de 900 mètres, comptés à partir du point au le ravin qui descend d’Aire-la-Ville vient aboutir au fleuve. Elles y forment, entre autres accidents de terrain, une terrasse de 80 mètres de largeur, élevée de 13 à 14 mètres au-dessus de la plaine, et se raccordant avec celle-ci par un talus assez uniforme de 45 degrés.

Les Romains ont pu en défendre l’accès, au moyen de la tranchée décrite, plus haut. Ils l’auront sans doute prolongée jusqu’au point où la terrasse cesse et où les hauteurs deviennent impraticables. Elle aurait eu ainsi de 800 à 900 mètres de longueur.

Si l’on continue à descendre le Rhône, on rencontre, sur la rive gauche, d’abord les escarpements à pic de Cartigny, qui ont 70 à 80 mètres (le hau-1enr, puis des berges abruptes, jusque près d’Avully. Au-dessous de Cartigny, le Rhône entoure une petite plaine, très peu inclinée vers le fleuve et qui présente un ressaut de terrain de 5 à 6 mètres de hauteur, avec un talus de moins de 45 degrés. La rive étant peu élevée, les Helvètes auraient pu y aborder. Pour les en empêcher, les Romains ouvrirent dans le talus qui fait face an Rhône une tranchée pareille à la précédente. Elle avait 250 mètres de longueur.

Les hauteurs d’Avully et d’Épeisses laissent entre elles et le fleuve en assez vaste espace, composé de deux parties distinctes. La première est formée de pentes douces depuis Avully jusqu’à un ressaut de terrain ; l’autre partie est une plaine comprise entre ce ressaut de terrain et la rive gauche du fleuve. Sur la rive droite, une rivière torrentueuse, la London, débouche dans un terrain plat, nommé la Plaine. Les Helvètes purent y faire des préparatifs de passage et diriger leurs efforts vers la pointe occidentale de la Plaine, vis-à-vis du terrain bas et plat compris entre la rive gauche et l’escarpement. Dans cette partie, la rive gauche n’a que 1 mètre et demi à 2 mètres de hauteur. D’ailleurs les pentes d’Avully ne sont pas difficiles à gravir ; donc les Romains durent chercher à barrer le passage de ce côte. L’escarpement, tant par sa position que par sa hauteur, est facile à fortifier. Sa longueur est de 700 mètres ; son élévation moyenne au-dessus de la plaine de 18. Il présente au fleuve un talus de moins de 45 degrés. Les Romains pratiquèrent dans ce talus, le long de la crête, une tranchée formant mur et fossé. Sa longueur était de 700 mètres.

4° Depuis la pointe d’Épeisses jusqu’aux escarpements d’Étournel, étendue 6 kilomètres. — D’Épeisses jusqu’à Chancy, le Rhône coule en ligne droite, et il présente l’aspect d’un vaste fossé de 100 mètres de largeur dont les parois auraient une inclinaison de plus de 45 degrés.

A 200 mètres en amont de Chancy, le caractère des rives change tout à coup. Les hauteurs de droite s’abaissent vers le fleuve, en pentes assez douces, dans une étendue de 2.300 mètres. En face, sur la rive gauche, s’étend le plateau de Chancy. Il présente au Rhône, sur une longueur de 1.400 mètres, une crête irrégulière, éloignée du fleuve de 50 à 60 mètres et le dominant de 20 mètres environ. Le versant qui regarde le Rhône a des pentes très praticables.

La position de Chancy fut certainement le théâtre des tentatives les plus sérieuses de la part des Helvètes. Campés sur les hauteurs de la rive droite, ils purent descendre facilement au Rhône, et y faire leurs préparatifs de passage sur une étendue de 1.500 mètres. Le fleuve une fois franchi, ils n’avaient devant eux que des pentes praticables pour déboucher sur le plateau de Chancy.

Les Romains eurent donc à barrer la trouée en reliant les escarpements infranchissables. Pour y parvenir, ils ouvrirent d’un de ces points à l’autre, dans la partie supérieure du versant au bas duquel coule le Rhône, une tranchée longitudinale, pareille à celle dont il a déjà été parlé. Elle avait 1.400 mètres de longueur.

5° Depuis les escarpements d’Étournel jusqu’au Pas-de-l’Écluse, étendue 6 kilomètres. — Aux escarpements d’Étournel, le Rhône s’éloigne des hauteurs de droite ; il ne s’en rapproche que vers le hameau des Isles, à 2 kilomètres plus loin. Ces hauteurs forment un vaste amphithéâtre semi elliptique embrassant une plaine légèrement inclinée vers le fleuve. On peut descendre de toutes parts et s’approcher du Rhône, dont la rive est plate. En face, la rive gauche offre des obstacles insurmontables jusqu’au-dessous de Cologny. Mais en aval de ce point, la rive est plate et les hauteurs situées en arrière sont accessibles sur une étendue de 2 kilomètres.

Les Helvètes, établis sur les hauteurs de Pougny et de Collonges, purent descendre au Rhône et le traverser entre Étournel et le hameau des Isles. Les Romains eurent donc à relier les escarpements qui se terminent à Cologny, aux pentes impraticables du mont du Vuache. Ici encore, on va le voir, ils utilisèrent les accidents du terrain.

Au village de Cologny, les hauteurs forment un plateau triangulaire, dont la pointe s’avance comme un promontoire vers le Rhône, qu’elle domine à pic de 20 mètres au moins. Un ressaut de terrain le limite en avant et le sépare d’une plaine qui s’étend jusqu’au fleuve. L’escarpement produit par ce ressaut de terrain présente au Rhône un versant d’environ 45 degrés. Il domine la plaine de 14 mètres vers son extrémité, diminue de hauteur peu à peu, et n’a plus que 2 à 3 mètres plus loin. Les Romains creusèrent, dans le versant de l’escarpement, sur une longueur de 800 mètres, une tranchée formant mur et fossé. Le plateau de Cologny, situé en arrière, offrait une position favorable pour la défense de ce retranchement. Ils prolongèrent leurs ouvrages vers l’ouest : à partir de là les hauteurs opposent des obstacles naturels suffisants. On peut ainsi estimer que, depuis Cologny jusqu’au mont du Vuache, les Romains exécutèrent 1.600 à 1.700 mètres de retranchements.

En résumé, les travaux exécutés sur cinq points principaux, entre Genève et le Jura, représentent une longueur totale de 5.000 mètres environ, c’est-à-dire moins de la sixième partie du développement du cours du Rhône.

En admettant que César disposât de 10.000 hommes, on peut croire qu’il les distribua de la manière suivante : 3.000 hommes sur les hauteurs d’Avully, quartier général ; 2.500 à Genève ; 1.000 sur le plateau d’Aire-la-Ville, 2.000 à Chancy, 1.500 sur le plateau de Cologny. Ces 10.000 hommes purent être concentrés, en deux heures, sur les hauteurs entre Aire-la-Ville et Cartigny ; en trois heures, sur les hauteurs d’Avully ; en trois heures et demie, sur le plateau de Chancy ; en trois heures et demie, ces troupes, moins celles campées à Genève, purent être réunies entre Cologny et le fort de l’Écluse. Il fallait cinq heures au détachement de Genève pour s’y porter.

Les détachements cités plus haut, celui de Genève excepté, furent établis dans ce que César appelle les castella. Ceux-ci furent construits sur les hauteurs et à proximité des retranchements qu’il s’agissait de défendre, savoir : à Aire-la-Ville, à Avully, à Chancy et à Cologny. Ils consistaient probablement en redoutes en terre, capables de contenir un certain nombre de troupes.

César put connaître à chaque instant la marche et les projets des Helvètes, les hauteurs de la rive gauche du Rhône présentant un grand nombre de positions où il était facile de placer avantageusement des postes d’observation. Le commandant Stoffel en a signalé six. — Comme on le remarquera, les Helvètes, en traversant le Rhône, ne purent être inquiétés par des traits lancés du haut des retranchements, car ces traits n’auraient pas porté jusqu’à la rive gauche du fleuve. Or il existe aujourd’hui, entre cette rive et le pied des hauteurs dans lesquelles les tranchées furent creusées, des terrains plats plus ou moins étendus. En admettant donc que le Rhône ait coulé il y a dix-neuf siècles dans le même lit que de nos jours, on peut se demander si les Romains n’ont pas construit, dans ces parties basses, près de la rive, pour attaquer les Helvètes pendant le passage même du Rhône, des retranchements ordinaires, composés d’un fossé et d’un rempart. Les fouilles pratiquées par le commandant Stoffel ont révélé partout, dans ces plaines, l’existence de terrains d’alluvion, ce qui ferait croire que le Rhône les couvrait autrefois. Du reste, quand même, à cette époque, les petites plaines dont il s’agit auraient déjà été découvertes, soit en totalité, soit en partie, on ne comprendrait pas que César y eût fait élever des ouvrages, puisque les hauteurs situées en arrière lui permettaient, par un travail plus prompt, de créer une défense plus redoutable, celle des tranchées ouvertes le long des crêtes. Comme on le voit, l’obstacle pour les assaillants ne commençait qu’à ces tranchées mêmes, en haut des versants.

Quant aux vestiges qui paraissent exister aujourd’hui, voici ce qu’on en peut dire. Les pentes que les Romains fortifièrent à Chancy, à Cologny, offrent dans les parties supérieures, en quelques endroits, des ondulations de terrain dont la forme dénote le travail de l’homme. Au versant de Chancy, par exemple, le terrain présente un ressaut très nettement accusé, et qui, particularité remarquable, a environ 11 pieds de hauteur et 8 à 9 pieds de largeur. Or n’est-il pas évident que, si l’un des fossés qui ont été décrits venait à se combler, soit naturellement par l’action du temps, soit par les travaux de la culture, il affecterait absolument la forme, avec les dimensions indiquées ci-dessus ? Il n’y a donc aucune témérité à considérer les accidents de terrain, comme des traces des tranchées romaines.

On doit encore mentionner le ressaut de terrain situé au-dessous de Cartigny. Sa forme est si régulière, si nette, de la crête jusqu’au pied du talus, qu’il est difficile de n’y pas voir les vestiges d’un travail fait de main d’homme.

Il est possible d’évaluer approximativement le temps qu’il fallut aux troupes de César pour construire les 5.000 mètres de tranchées qui s’étendaient, à intervalles séparés, de Genève au Jura.

On considérera, pour fixer les idées, un terrain ADV, incliné à 45 degrés, dans lequel serait pratiquée la tranchée A B C D. La grande paroi ABC avait 16 pieds romains de hauteur ; on supposera que AB était inclinée à 5 sur 1 et que la petite paroi D C avait 6 pieds de hauteur.

Le calcul du déblai sera le suivant : Section A B C D - 61a pieds carrés, ou, par la réduction en mètres carrés : A B C D = 5 mètres 60 centimètres carrés.

Le mètre courant du déblai donne donc 5,60 mètres cubes.

Si l’on songe à la facilité du travail de la tranchée, puisque les terres se jettent le long du versant, on verra que deux hommes peuvent creuser 3 mètres courants de cette tranchée en deux jours. Donc, en admettant que les dix mille hommes dont César pouvait disposer n’aient été employés que par quarts, il aura suffi de deux à trois jours pour l’exécution du travail complet.

[14] Guerre des Gaules, I, 8.

[15] Guerre des Gaules, I, 9. — Le pays des Séquanes comprenait le Jura, et sa limite méridionale était à plusieurs lieues au sud du Pas-de-l’Écluse.

[16] On a prétendu que c’était une erreur de César d’avoir placé les Santons à proximité des Tolosates : les recherches modernes ont prouvé que les deux peuples n’étaient pas à plus de trente on quarante lieues l’un de l’autre.

[17] Voir la Biographie des lieutenants de César, Appendice D.

[18] Plusieurs auteurs ont avancé à tort que César s’était rendu en Illyrie ; il nous apprend lui-même (Guerre des Gaules, III, 7) qu’il y alla, pour la première fois, dans l’hiver de 698.

[19] Nous croyons, avec le général de Gœler, d’après l’itinéraire marqué sur la table de Peutinger, que les troupes de César passèrent par Altinum (Altino), Mantoue, Crémone, Laus Pompei (Lodi Vecchio), Pavie, Turin ; mais, à partir de ce dernier lien, nous leur faisons suivre la route de Fenestrelle et Ocelum. De là elles se dirigèrent à travers les Alpes cottiennes, par Césanne, Brigantium (Briançon) ; puis, en suivant la voie qu’indique la même table et qui paraît avoir longé la Romanche, elles se rendirent à Cularo (Grenoble), sur la frontière des Voconces, par Stabatio (Chahotte ou le Monestier, Hautes-Alpes), Durotincum (Villards-d’Arenne), Mellosectum (Misoen ou Bourg-d’Oisans, Isère) et Catorissimn (Bourg-d’Oisans ou Chaource, Isère).

[20] Locis superioribus occupatis (Guerre des Gaules, I, 10).

[21] On n’est pas d’accord sur l’emplacement d’Ocelum. M. E. Celesia, qui prépare un ouvrage sur l’Italie ancienne, avance ce qui suit : Ocelum voulait dire, dans l’ancienne langue celtique ou ibérienne, passage principal. On sait que dans les Pyrénées ces passages s’appellent ports. Il existait des localités du nom d’Ocelum dans les Alpes, dans les Gaules et jusqu’en Espagne (Ptolémée, II, 6). — Les itinéraires trouvés aux bains de Vicarello indiquent, entre Turin et Suse, un Ocelum, qui ne nous semble pas avoir été celui dont parle César ; il y avait un endroit ainsi appelé dans la Maurienne, sur la rive gauche de l’Arc, à égale distance de la source de cette rivière et de la ville de Saint-Jean : c’est aujourd’hui Usseglio. Un autre existait clans la vallée du Lanzo, sur la rive gauche du Gara, d’où paraît être dérivé le nom de Garaceli ou Graioceli ; il s’appelait Ocelum Lunciensium. — L’Ocelum de César, d’après M. Celesia, qui adopte l’opinion de d’Anville, s’appelait Ocelum ad Clusonem fluvium ; il se trouvait dans la vallée de Pragelatto, sur la route allant de Pignerol au col de Fenestrelle. Ce lieu conserva toujours son nom primitif d’Ocelum, Occelum, Oxelum, Uxelum (Charta Adelaidis, ann. 1064), d’où l’on a fait par corruption Usseau. Dans cette hypothèse, César aurait passé de la vallée du Chiusone dans celle de Pragelatto, et de là, par le mont Genèvre, à Briançon, pour arriver chez les Voconces. — Polyen (Stratagèmes, VIII, XXIII, 2) raconte que César profita d’un brouillard pour échapper aux montagnards.

[22] Segusiavi sunt trans Rhodanum primi (Guerre des Gaules, I, 10). On doit croire qu’il existait un pont sur le Rhône, près de Lyon ; on comptait de Rome à Lyon, pays des Ségusiaves, 700 mille pas, soit 923 kilomètres (Cicéron, Discours pour Quinctius, 25).

[23] César avait ajourné sa réponse aux ides d’avril (8 avril). Si, dès lors, il s’est décidé à faire venir ses légions d’Aquilée, voici le temps qui leur fut absolument nécessaire pour ce trajet :

6 jours employés par les courriers pour se rendre de Genève à Aquilée. Ce temps ne nous paraît pas trop court, puisque César avait mis 8 jours pour se rendre de Rome à Genève, et qu’il n’y a que 1.000 kilomètres de Genève à Aquilée, tandis qu’il y en a 1.200 de Genève à Rome ;

8 jours pour réunir les légions ; en 581, il ne fallut que onze jours pour enrôler quatre légions (Tite-Live, XLIII, 15) ;

28 jours d’Aquilée à Ocelum (Usseau) (681 kilom.), en comptant 24 kilomètres par étape ;

6 séjours ;

7 jours d’Ocelum à Grenoble (174 kilom.) (Guerre des Gaules, I, 10) ;

5 jours de Grenoble à Lyon (126 kilom.).

D’après cela, il fallut à César 60 jours, à compter du moment où il prit sa résolution, pour amener ses légions d’Aquilée à Lyon, c’est-à-dire que, s’il envoya, comme cela est probable, des courriers dès le 8 avril, jour où il refusa aux Helvètes le passage, la tête de la colonne arriva à Lyon vers le 7 juin.

[24] Pour évaluer le volume et le poids que représente, un approvisionnement de trois mois de vivres, pour trois cent soixante-huit mille personnes des deux sexes et de tout âge, admettons que la ration de vivres était faible et ne constituait pour ainsi dires qu’une réserve en farine trium mensium molita cibaria, en moyenne de 3/4 de livre (3/4 de livre de farine donnent environ une livre de pain) ; à ce compte, les Helvètes auraient emporté 24.840.000 livres, soit 12.420.000 kilogrammes de farine. Admettons aussi qu’ils eussent de grandes voitures à quatre roues, pouvant porter 2.000 kilogrammes et traînées par quatre chevaux. Les 100 kilogrammes de farine brute cubent 2 hectolitres ; 2.000 kilogrammes de farine cubent donc 4 mètres ; ce qui conduit à ne pas supposer plus de 4 mètres cubes de charge moyenne par voiture à quatre chevaux. Sur nos bonnes routes de France, tracées en plaine et pavées, trois chevaux suffisent pour traîner au pas, pendant dix heures, une voiture à quatre roues portant 4.000 kilogrammes. C’est plus de 1.300 kilogrammes de charge par collier.

Nous supposons que les chevaux des émigrants ne traînaient que 500 kilogrammes en outre du poids mort, ce qui donnerait environ 6.000 voitures et 24.000 bêtes de trait pour transporter les trois mois de vivres.

Mais ces émigrants n’étaient pas seulement pourvus de vivres, ils avaient certainement encore des bagages. Il ne nous paraît pas exagéré de penser que chaque individu emportait, en sus de ses vivres, 15 kilogrammes de bagage en moyenne. On est ainsi conduit à ajouter aux 6.000 voitures de provisions 2.500 autres voitures environ pour les battages, ce qui fait un total de 8.500 voitures, traînées par 34.000 bêtes de trait. Nous disons bêtes et non chevaux de trait, une partie au moins des attelages se composant, sans nul doute, de bœufs, dont le nombre diminuait de jour en jour, car les émigrants devaient utiliser la chair de ces animaux pour leur propre alimentation.

Une telle colonne de 8.500 voitures, supposées marchant à la file, voiture par voiture, sur une seule route, ne pouvait pas occuper moins de trente-deux lieues de longueur, si l’on compte 15 mètres par voiture. Cette remarque explique quelles énormes difficultés : il rencontre l’émigration, et la lenteur de ses mouvements ; on ne doit pas dès lors s’étonner des vingt jours qu’il fallut aux trois quarts de la colonne pour franchir la Saône.

Nous n’avons compris aucun approvisionnement de grains pour les bêtes de trait ou de somme des émigrants ; il est cependant difficile de croire que les Helvètes, si prévoyants pour leurs propres besoins, aient négligé de pourvoir à ceux de leurs attelages, et qu’ils aient exclusivement compté pour les nourrir sur les fourrages qu’ils trouveraient en route.

[25] Les Éduens rendaient les plus grands services à César ; quartiers d’hiver, provisions, fabriques d’armes, cavalerie et fantassins, il trouvait tout cher eux (Eumène, Panégyrique de Constantin, 3).

[26] Guerre des Gaules, I, 11. — Dion Cassius (XXXVIII, 22) dit que les ambassadeurs éduens avaient caché à César le traité en vertu duquel les Helvètes traversaient le territoire éduen. César, craignant de voir les Helvètes se diriger sur Toulouse, préféra les combattre ayant les Éduens pour alliés que d’avoir contre lui les deux peuples réunis.

[27] C’est à tort qu’on a traduit Arar quod per fines Æduorum et Sequanorum in Rhodanum influit, par ces mots : la Saône qui forme la limite commune des Éduens et des Séquanes. César entend toujours par fines territoire, et non limite. Il s’exprime différemment lorsqu’il parle d’une rivière séparant des territoires (Guerre des Gaules, I, 6, 23 ; VII, 5). Aussi l’expression per fines confirme la supposition que les territoires de ces deux peuples s’étendaient sur l’une et l’autre rive de la Saône. L’opinion de Strabon ne nous semble pas devoir infirmer cette interprétation.

[28] Les fouilles pratiquées eu 1862, entre Trévoux et Riottier, sur les plateaux de la Bruyère et de Saint-Barnard, ne laissent aucun doute sur le lieu de cette défaite. Elles ont révélé l’existence de nombreuses sépultures, tant gallo-romaines que celtiques. Les tumulus ont fourni des vases d’argile grossière, beaucoup de fragments d’armes en silex, des ornements en bronze, des fers de flèche, des fragments de douille. Ces sépultures sont les unes par incinération, les autres par inhumation. Dans les premières, nulle part la crémation n’a été complète, ce qui prouve qu’elles ont été faites à la hâte et exclut toute idée d’un cimetière ordinaire. Deux fosses communes étaient divisées chacune en deux compartiments, dont l’un ne renfermait que des cendres, et l’autre des squelettes humains, entassés pêle-mêle, squelettes d’hommes, de femmes et d’enfants. Enfin, de nombreux fours de campagne jalonnent en quelque sorte la route suivie par les Helvètes. Ces fours, très communs au pied des coteaux abrupts de Trévoux, Saint-Didier, Frans, Jassans et Mizérieux, se retrouvent sur la rive gauche de l’Ain et jusque dans le voisinage d’Ambronay.

[29] César fait connaître, à deux reprises différentes, l’intention bien arrêtée qu’avaient les Helvètes d’aller se fixer dans le pays des Santons (I, 10 et 11), et Tite-Live confirme ce fait en ces termes : Cæsar Helvetios, gentem vagam, domuit, quæ, sedem quærens, in provinciam Cæsaris Narbonem iter facere volebat (Epitomé, 103). Eurent-ils, pour exécuter ce projet, le choix entre plusieurs routes (le mot route étant pris dans le sens général) ? Quelques auteurs, ne tenant pas compte de la topographie de la France, ont cru que, pour se rendre chez les Santons, les Helvètes auraient dû marcher par la ligne la plus courte, de l’est à l’ouest, et passer la Loire vers Roanne. Mais ils auraient eu d’abord à traverser, dans des endroits presque infranchissables, les montagnes qui séparent la Saône de la Loire, et, y fussent-ils parvenus, ils auraient trouvé leur route barrée par une autre chaîne de montagnes, celle du Forez, qui sépare la Loire de l’Allier.

Le seul moyen d’aller de la basse Saône en Saintonge consiste à s’acheminer d’abord au nord-ouest verts les sources de la Bourbince, oit se trouve la plus grande dépression de la chaîne de montagnes qui sépare la Saône de la Loire, et dei marcher ensuite à l’ouest, pour descendre vers ce dernier fleuve. Cela est si vrai, qu’à une époque voisine de nous, avant la construction des chemins de fer, les voitures publiques, pour aller de Lyon à la Rochelle, ne passaient pas à Roanne, mais se dirigeaient au nord-ouest sur Autun et de là sur Nevers, dans la vallée de la Loire. On s’explique, en explorant le pays compris entre la Loire et la Saône, que César ait été obligé de se borner à suivre les Helvètes, sans jamais pouvoir les attaquer. On n’y trouve pas un seul point oit il eût pu les gagner de vitesse, ou exécuter une manœuvre quelle qu’elle fût.

[30] Les Romains mettaient peu de précision dans la division du temps. Forcellini (Lex. voc. Hora) remarque que les jours, c’est-à-dire le temps entre le lever et le coucher du soleil, étant divisés en douze parties, en toute saison de l’année, et la nuit de même, il en résulterait qu’en été les heures du jour étaient plus longues qu’en hiver, et vice versa pour les nuits. Galien (De san. tuend. VI, 7) observait qu’à Rome les plus longs jours équivalaient à quinze heures équinoxiales ; or, ces quinze heures ne comptant que pour douze, il arrivait que, vers le solstice, chaque heure était au delà d’un quart plus longue que vers l’équinoxe. Cette observation était ancienne, car elle est consignée dans Plaute ; un de ses personnages dit à un ivrogne : Tu boirais bien quatre bonnes récoltes de massique en une heure ! - Ajoute, répond l’ivrogne, dans une heure d’hiver (Pseudolus, v. 1302, éd. Ritschl.). Végèce dit que le soldat doit faire vingt à vingt-quatre milles en cinq heures, et note qu’il s’agit d’heures d’été, qui, à Rome, selon le calcul précédent, équivaudraient à six heures un quart vers l’équinoxe (Mil. I, 9).

Pline (Hist. nat., VII, 60) remarque qu’au temps où furent rédigées les Douze Tables on ne connaissait d’autres divisions du temps que le lever et le coucher du soleil , et qu’au dire de Varron le premier cadran solaire public aurait été établi devant le temple de Quirinus, par le consul Papirius Cursor en 461 ; le second fat placé près des rostres, par Valerius Messala, qui le rapporta de Catane en 491, et ce fut en 595 que Scipion Nasica, collègue de M. Popilius Lænas, divisa les heures de la nuit et du jour au moyen d’une clepsydre ou horloge à eau, qu’il consacra dans un édifice couvert.

Censorinus (De die natali, 23, opuscule daté de l’an 991 de Rome, 238 après Jésus-Christ) répète avec quelques additions les détails donnés par Pline. Il y a, dit-il, le jour naturel et le jour civil : le premier, c’est le temps qui s’écoule entre le lever et le coucher du soleil ; au contraire la nuit commence au coucher et finit au lever du soleil ; le jour civil comprend une révolution du ciel, c’est-à-dire un jour vrai et une nuit vraie, en sorte que, si l’on dit qu’une personne a vécu trente jours, ou doit entendre qu’elle a vécu autant de nuits.

On sait que le jour et la nuit sont partagés en douze heures. Les Romains furent trois cents ans sans connaître les heures. Le mot heure ne se trouve pas dans les Douze Tables. On disait alors : avant ou après midi. D’autres divisaient le jour, comme la nuit, en quatre parties, usage qui se conserve dans les armées, où l’on partage la nuit en quatre veilles. D’après ce qui précède et d’après d’autres données, M. Le Verrier a bien voulu dresser une table, qu’on trouvera à la fin du volume, et qui indique l’accroissement ou la décroissance des heures avec les saisons, et le rapport des veilles romaines avec nos heures actuelles (Voir Appendice B).

[31] Guerre des Gaules, I, 22.

[32] On compte de Villefranche à Remilly 170 kilomètres environ.

[33] Chaque soldat recevait vingt-cinq livres de blé tous les quinze jours.

[34] On admet généralement que Bibracte s’élevait sur l’emplacement d’Autun, à cause de l’inscription découverte dans cette dernière ville au XVIIe siècle, et conservée au cabinet des antiques, à la Bibliothèque impériale. Une autre opinion, qui identifie Bibracte avec le mont Beuvray (montagne d’une grande superficie, située à 13 kilomètres à l’ouest d’Autun), avait cependant trouvé, anciennement déjà, quelques rares défenseurs. On remarquera d’abord que les Gaulois choisissaient pour l’emplacement de leurs villes, quand ils le pouvaient, des lieux de difficile accès : dans les pays accidentés, c’étaient des montagnes escarpées (exemples : Gergovia, Alésia, Uxellodunum, etc.) ; dans les pays de plaines, c’étaient des terrains environnés de marais (exemple : Avaricum). Les Éduens, d’après cela, n’auraient pas bâti leur principale ville sur l’emplacement d’Autun, situé au pied des montagnes. On avait cru qu’un plateau aussi élevé que celui du mont Beuvray (son point culminant est à 810 mètres au-dessus de la mer) n’avait pu être occupé par une grande ville. Cependant l’existence de huit ou dix voies qui conduisent sur ce plateau, désert depuis tant de siècles, et dont quelques-unes sont dans un état de conservation vraiment surprenant, aurait dû faire penser le contraire. Ajoutons que des fouilles récentes ne peuvent laisser subsister aucun doute. Elles ont mis à découvert, sur une étendue de 120 hectares, des fondations de murailles gauloises, les unes rondes, les autres carrées ; des mosaïques, des fondations de murailles gallo-romaines, des portes, des pierres de taille, des monceaux de tuiles à rebords, des débris d’amphores en quantité prodigieuse, un théâtre demi-circulaire, etc.. Tout porte enfin à placer Bibracte au mont Beuvray : la ressemblance frappante des deux noms, la désignation de Φρούριον, que Strabon donne à Bibracte, et jusqu’à cette tradition vague et persistante qui, régnant parmi les habitants du pays, fait du mont Beuvray un centre vénéré.

[35] La cavalerie était divisée en turmœ, et la turma en trois décuries de dix hommes chacune.

[36] Le mot sarcinœ, dont le sens propre est celui de bagages ou fardeaux, était employé pour désigner, tantôt les fardeaux portés par les soldats (Guerre des Gaules, II, 17), tantôt les gros bagages (Guerre civile, I, 81). Ici il faut comprendre par sarcinœ les uns et les autres. Ce qui le prouve, c’est que les six légions de l’armée romaine étaient sur la colline ; or, si César avait envoyé ses gros bagages en avant, vers Bibracte, comme le croit le général de Gœler, il les aurait fait escorter par les deux légions de nouvelle levée. Comme il le fit, l’année suivante, dans la campagne contre les Nerviens (Guerre des Gaules, II, 19).

[37] Guerre des Gaules, I, 24. Dans la phalange, les hommes du premier rang se couvraient de leurs boucliers, placés jointifs devant eux, tandis que ceux des autres rangs les tenaient horizontalement au-dessus de leurs têtes, disposés comme les tuiles d’un toit.

[38] D’après Plutarque (César, 20), il aurait dit : Je monterai à cheval quand l’ennemi aura pris la fuite.

[39] Le pilum était une espèce de javelot qu’on lançait à la main ; il avait de 1m,70 à 2 mètres de longueur totale ; son fer était une tige mince et flexible de 0m,60 à 1 mètre de long, pesant de 300 à 600 grammes ; terminée par une partie légèrement renflée qui formait une pointe quelquefois barbelée.

La hampe, tantôt ronde, tantôt carrée, avait un diamètre de 25 à 32 millimètres. Elle était fixée au fer, soit par des viroles, soit par des chevilles, soit au moyen d’une douille.

Tels sont les caractères qu’offrent les fragments de pilums trouvés dans les fouilles d’Alise. Ils répondent en général aux descriptions que nous trouvons dans Polybe (VI, 23), Denys (V, 46), et dans Plutarque (Marius, 25). Des pilums forgés sur le modèle de ceux trouvés à Alise et pesant avec leur hampe de 700 grammes à 1kilo.,200, ont été lancés jusqu’à 30 et 40 mètres : ou peut donc fixer à 25 mètres environ la portée moyenne des pilums.

[40] Latere aperto, côté droit, puisque le bouclier se tenait dans le bras gauche. On lit, en effet, dans Tite-Live : Et cura in latus dextrum, quod patebat, Numidæ jacularentur, translatis in dextrum scutis, etc. (XXII, 50).

[41] Dion Cassius (XXXVIII, 23) dit à ce sujet que les Helvètes n’étaient pas tous sur le champ de bataille, à cause de leur grand nombre et de la précipitation avec laquelle les premiers avaient attaqué. Tout d’un coup, ceux qui étaient restés en arrière vinrent assaillir les Romains, occupés déjà à poursuivre l’ennemi. César ordonna à sa cavalerie de continuer la poursuite ; lui-même, avec ses légions, se tourna contre les nouveaux venus.

[42] Plutarque, César, 20.

[43] Guerre des Gaules, I, 26. On n’a pas retrouvé jusqu’à ce jour le champ de bataille où César défit les Helvètes. L’emplacement que nous avons adopté, entre Luzy et Chides, satisfait à toutes les exigences du texte des Commentaires. Des auteurs ont proposé plusieurs autres localités, mais une première cause d’erreur dans leurs appréciations consiste à identifier Bibracte avec Autun, ce que nous ne saurions admettre, et, d’ailleurs, aucune de ces localités ne remplit les conditions topographiques nécessaires. Selon nous, il ne faut pas chercher le lieu de la rencontre à l’est de Bibracte, car les Helvètes devaient, pour se rendre de la basse Saône chez les Santons, passer à l’ouest, et non pas à l’est de cette ville. Cussy-la-Colonne, où l’on place le plus généralement le champ de bataille, ne convient donc nullement, et, d’ailleurs, Cussy-la-Colonne est trop près du territoire des Lingons pour que les Helvètes, après leur défaite, aient mis quatre jours à s’y rendre.

[44] Il refoula ce peuple dans son pays comme un pasteur fait rentrer son troupeau dans le bercail (Florus, II, X, 3).

[45] Guerre des Gaules, I, 29.

[46] César poursuivit les Helvètes, prenant pour auxiliaires environ 20.000 montagnards gaulois (Appien, De rebus gallicis, IV, 15, éd. Schweigh).