LIVRE TROISIÈME — GUERRE DES GAULES D’APRÈS LES COMMENTAIRES
— I — Caractère aventureux des Gaulois Il y a des peuples dont l’existence dans le passé ne se révèle que par certaines apparitions brillantes, preuves irrécusables d’une énergie jusqu’alors ignorée. Dans l’intervalle, l’obscurité enveloppe leur histoire, et il en est d’eux comme de ces volcans longtemps silencieux qu’on croirait éteints si, de loin en loin, des éruptions ne venaient manifester le feu qui couve dans leur sein. Tels avaient été les Gaulois. Les récits de leurs anciennes expéditions attestent une
organisation déjà puissante et une ardeur aventureuse. Sans parler des
migrations qui remontent peut-être à neuf ou dix siècles avant notre ère,
nous voyons, au moment où Rome commençait à grandir, les Celtes se répandre
hors de leurs frontières. A l’époque de Tarquin l’Ancien (ans de Rome de 138 à 176), deux expéditions
partaient de Ces faits, quelque obscurs qu’ils soient dans l’histoire, prouvent l’esprit d’aventure et le génie guerrier de la race gauloise ; aussi inspirait-elle une terreur générale. Pendant près de deux siècles, de 364 à 531, Rome lutta contre les Gaulois cisalpins et plus d’une fois la défaite de ses armées mit son existence en péril. C’est pour ainsi dire pied à pied que les Romains firent la conquête de l’Italie du nord, l’affermissant au fur et à mesure par l’établissement de colonies. Résumons ici les principales guerres contre les Gaulois
cisalpins et transalpins dont il a déjà été question dans le premier volume
de cet ouvrage. En 531, les Romains prirent l’offensive, passèrent le Pô et
subjuguèrent une grande partie de — II — Guerre des Romains au delà des Alpes En 600, les Romains, appelés au secours de la ville au grecque de Marseille, attaquée par les
Oxybiens et les Déciates, peuplades ligures des Alpes maritimes[7], portèrent pour
la première fois leurs armes de l’autre côté des Alpes. Ils suivirent En protégeant les Marseillais, les Romains avaient étendu
leur domination sur le littoral ; en contractant d’autres alliances, ils
pénétrèrent dans l’intérieur. Les Éduens étaient en guerre avec les
Allobroges et les Arvernes. Le proconsul Cn. Domitius Ahenobarbus s’unit aux
premiers et battit les Allobroges, en 633, à Vindalium, sur En 636, le consul Q. Marcius Rex fonda la colonie de Narbo
Marcius, qui donna son nom à Le mouvement qui avait longtemps poussé vers le Les anciens confondaient souvent les Gaulois avec les
Cimbres et les Teutons ; issus d’une même origine, ces peuples formaient
comme l’arrière-garde de la grande armée d’invasion qui, à une époque
inconnue, avait amené des bords de la mer Noire les Celtes dans les Gaules.
Salluste[19]
attribue aux Gaulois les défaites de Q. Cæpion et de Cn. Manlius, et Cicéron[20] désigné sons le
même nom les barbares que détruisit Marius. C’est qu’en effet tous les
peuples du Nord étaient prêts sans cesse à se réunit dans le même effort, lorsqu’il
s’agissait de se précipiter vers le De 653 à 684, les Romains, occupés de guerres intestines,
ne songèrent pas à augmenter leur puissance au delà des Alpes, et lorsque la paix
intérieure fut rétablie, les généraux tels que Sylla, Metellus Creticus,
Lucullus, Pompée, préférèrent les conquêtes faciles et lucratives de
l’Orient. Les peuples vaincus étaient abandonnés par le sénat aux exactions
des gouverneurs, ce qui explique la facilité avec laquelle les députés des Allobroges
entrèrent, en 691, dans — III — Constante préoccupation des Romains à l’égard des Gaulois Il ressort de cet ensemble de faits que la pensée constante
des Romains fut, pendant plusieurs siècles, de résister aux peuples celtiques
établis en deçà comme au delà des Alpes. Les auteurs anciens signalent
hautement la crainte qui tenait sans cesse Rome en éveil. Les Romains, dit Salluste[24], avaient alors, comme de nos jours, l’opinion que tous les
autres peuples devaient céder à leur courage, mais qu’avec les Gaulois ce
n’était plus pour la gloire, c’était pour le salut qu’il fallait combattre.
De son côté, Cicéron s’exprime ainsi[25] : Dès le commencement de notre République, tous nos sages
ont regardé En 694, on s’en souvient, le bruit d’une invasion des
Helvètes courut à Rome. Aussitôt cessa toute préoccupation politique, et on
eut recours aux mesures exceptionnelles adoptées en semblables circonstances[26]. En effet, dans
le principe, lorsqu’il s’agissait d’une guerre contre les Gaulois, on
procédait immédiatement à la nomination d’un dictateur et à des levées en
masse. Dès lors nul n’était exempté du service militaire, et, dans la
prévision d’une attaque de ces barbares, on avait même déposé au Capitole un
trésor particulier auquel il n’était permis de toucher que dans cette
éventualité[27].
Aussi, lorsqu’en 705 César s’en empara, il répondit aux protestations des tribuns
que, La guerre contre les peuples au delà des Alpes était donc,
pour Rome, la conséquence d’un antagonisme séculaire qui devait amener une
lutte suprême et la ruine de l’un des deux adversaires. C’est ce qui explique
à la fois et l’ardeur de César et l’enthousiasme excité par ses succès. Les
guerres entreprises d’accord avec le sentiment traditionnel d’un pays ont
seules le privilège de remuer profondément la fibre populaire, et
l’importance d’une victoire se mesure à la grandeur du désastre qu’aurait
entraîné une défaite. Depuis la chute de Carthage, les conquêtes en Espagne,
en Afrique, en Syrie, en Asie, en Grèce, agrandissaient Aussi nulle autre guerre n’excita plus vivement l’opinion publique que celle des Gaules. Pompée avait eu beau porter les aigles romaines jusqu’aux bords de la mer Caspienne et, par les tributs imposés aux vaincus, doubler les revenus de l’État, ses triomphes n’avaient obtenu que dix jours d’actions de grâces. Le sénat en décréta quinze[29], et même vingt[30], pour les victoires de César, et, en leur honneur, le peuple fit des sacrifices pendant soixante jours[31]. Lors donc que Suétone attribue l’inspiration des campagnes de ce grand homme au seul désir de s’enrichir par le butin, il ment à l’histoire et au bon sens, il assigne à un noble dessein le but le plus vulgaire. Quand d’autres historiens prêtent à César l’unique intention de chercher dans les Gaules un moyen d’arriver par la guerre civile à la suprême puissance, ils montrent, ainsi que nous l’avons indiqué ailleurs, une fausse perspicacité : ils jugent les événements d’après leur résultat final, au lieu d’apprécier froidement les causes qui les ont produits. La suite de cette histoire prouvera que toute la
responsabilité ale la guerre civile appartient, non à César, mais à Pompée.
Et, quoique le premier eût sans cesse les yeux fixés sur ses ennemis à Rome,
il n’en poursuivit pas moins ses conquêtes, sans les subordonner à son
intérêt personnel. S’il n’avait cherché que sa propre élévation dans ses
succès militaires, sa conduite eût été entièrement opposée. On ne l’aurait
pas vu soutenir pendant huit années une lutte acharnée, tenter les hasards
d’entreprises comme celles de Ainsi, dès la fin de 698, il pouvait ramener son armée en Italie, demander le triomphe et obtenir le pouvoir, sans avoir besoin de s’en emparer comme avaient fait Sylla, Marius, Cinna, et même Crassus et Pompée. Si César avait accepté le gouvernement des Gaules dans la
seule pensée de se créer une armée dévouée à ses projets, il faut admettre
qu’un général aussi expérimenté aurait pris, pour commencer une guerre
civile, la plus simple des mesures suggérées par la prudence : au lieu de se
séparer de son armée, il l’aurait retenue auprès de lui, ou du moins
rapprochée de l’Italie et échelonnée de manière à pouvoir la rassembler
promptement ; il aurait conservé, sur le butin immense retiré de — IV — Plan suivi dans le récit de la guerre des Gaules En reproduisant dans les chapitres suivants le récit de la guerre des Gaules, nous nous sommes souvenu des paroles de Cicéron : César, dit-il, a écrit des Mémoires dignes de grands éloges ; privé de tout art oratoire, son style, semblable à un beau corps dépouillé de vêtements, se montre nu, droit et gracieux. En voulant fournir des matériaux aux historiens futurs, il a peut-être fait plaisir à de petits esprits qui seront tentés de charger d’ornements frivoles ces grâces naturelles. Mais, pour les gens sensés, il leur a ôté à jamais l’envie d’écrire, car rien n’est plus agréable dans l’histoire qu’une brièveté correcte et lumineuse[38]. Hirtius, de son côté, s’exprime en ces termes[39] : Ces Mémoires jouissent d’une approbation tellement générale, que César a bien plutôt enlevé que donné la faculté d’écrire les événements qu’ils retracent. Nous avons plus de raisons encore de l’admirer que tous les autres, car les autres savent seulement combien ce livre est correct et exact ; nous connaissons la facilité et la promptitude avec lesquelles il a été composé. Pour suivre le conseil de ces auteurs il fallait s’écarter le moins possible des Commentaires, sans s’astreindre cependant à une traduction littérale. Nous nous sommes donc approprié la narration de César, tout en changeant parfois l’ordre des matières ; nous avons abrégé plusieurs passages, où les détails étaient prodigués, et développé ceux qui exigeaient quelques éclaircissements. Afin d’indiquer d’une manière plus précise les lieux témoins de tant de combats, nous avons employé les noms modernes, là surtout où la géographie ancienne n’offrait pas de noms correspondants. La recherche des champs de bataille et des travaux de siège a amené la découverte de traces visibles et certaines des retranchements romains; le lecteur, en confrontant avec le texte les plans des fouilles, se convaincra de la rigoureuse exactitude de César à décrire les pays qu’il a parcourus et les travaux qu’il a fait exécuter. |
[1] Justin, XXIV, 4. - Tite-Live, V, 48.
[2] Polybe, II, 17-19. - Tite-Live, V, 35.
[3] Pausanias, X, 19-23. - Diodore de Sicile, Eclog., XXII, 13.
[4] Strabon, IV, p. 156, éd. Dübner et Müller. - Justin, XXXII, 3.
[5] Polybe, IV, 46.
[6] Justin, XXV, 2. - Tite-Live, XXXVIII, 16. - Pausanias, VII, 6, § 5.
[7] Polybe, XXXIII, 7-8. - Tite-Live, Epitomé, XLVII.
[8] Strabon, IV, p. 169.
[9] Tite-Live, Epitomé, LX.
[10] Tite-Live, Epitomé, LXI.
[11] Strabon, IV, p. 154-159. - Tite-Live, Epitomé, LXI. - Florus, III, 2. - Velleius Paterculus, II, 10.
[12] Lucain, I, v. 427.
[13] César, Guerre des Gaules, I, 45. - Strabon, IV, p. 158.
[14] Cicéron, Discours pour Fonteius, IV. - Eutrope, IV, 23. - Velleius Paterculus, I, 15 ; II, 8.
[15] Strabon, VII, p. 243.
[16] Cette victoire fut
remportée par les Tigurins, peuplade de l’Helvétie, sur le territoire des
Allobroges. D’après l’Epitomé de
Tite-Live, LXV, la bataille aurait eu lieu chez les Nitiobriges, peuple
habitant au nord de
[17] Servilius avait pillé le temple de Toulouse.
[18] Tite-Live, Epitomé, LXVII. - Tacite, Germanie, 37.
[19] Jugurtha, 64.
[20] Discours sur les provinces consulaires, 13.
[21] Ibid.
[22] Les fugitifs viennois allèrent fonder la ville qui plus tard prit le nom de Lugdunum, en un lieu appelé Condate, nom synonyme de confluent. – Dion Cassius, XLVI, 50.
[23] Discours sur les provinces consulaires, 13.
[24] Jugurtha, 64.
[25] Discours sur les provinces consulaires, 13.
[26] Cicéron, Lettres à Atticus, I, 19.
[27] Plutarque, César, 41. - Appien, Guerres civiles, II, 41.
[28] Appien, Guerres civiles, II, 41.
[29] Guerre des Gaules, II, 35.
[30] Guerre des Gaules, IV, 37 ; VII, 90.
[31] Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 11. – Dion Cassius, XL, 1.
[32] Discours sur les provinces consulaires, 14.
[33] Ibid., 12.
[34] Il est dit dans les Commentaires que César mit en quartiers d’hiver quatre légions chez les Belges, et le même nombre chez les Éduens (Guerre des Gaules, VIII, 54). César n’avait auprès de lui que 5.000 hommes et 300 chevaux. Il avait laissé au delà des Alpes le reste de son armée (Plutarque, César, 36. - Appien, Guerres civiles, II, 34).
[35] Appien, Guerres civiles, II, 35.
[36] Guerre des Gaules, VIII, 55.
[37] Suétone, César, 68.
[38] Cicéron, Brutus, 75. - Suétone, César, 56.
[39] Préface d’Hirtius, livre VIII des Commentaires.