I. — Description de l’Italie. L’Italie ancienne ne comprenait pas tout le territoire qui a pour limites naturelles les Alpes et la mer. Ce qu’on appelle la partie continentale, c’est-à-dire la de grande plaine traversée par le Pô et qui s’étend entre les Alpes, les Apennins et l’Adriatique, en était séparé. Cette plaine et une partie des montagnes sur les côtes de la Méditerranée formaient la Ligurie, la Gaule cisalpine et la Vénétie. La presqu’île, ou Italie proprement dite, était bornée : au nord, par le Rubicon, et, vraisemblablement, par le cours inférieur de l’Arno[1] ; à l’ouest, par la Méditerranée ; à l’est, par l’Adriatique ; au sud, par la mer Ionienne. Les Apennins traversent l’Italie dans toute sa longueur. Ils commencent où finissent les Alpes, près de Savone, et leur chaîne va toujours en s’élevant jusqu’au centre de la presqu’île. Le mont Velino en est le point culminant, et de là les Apennins vont en s’abaissant jusqu’à l’extrémité du royaume de Naples. Dans la région septentrionale, ils se rapprochent de l’Adriatique ; mais, au centre, ils coupent la presqu’île en deux parties à peu près égales ; puis, arrivés au mont Caruso (Vultur), près de la source du Bradano (Bradanus), ils se partagent en deux branches, dont l’une pénètre en Calabre, l’autre dans la Terre de Bari jusqu’à Otrante. Les deux versants des Apennins donnent naissance à divers cours d’eau qui se jettent, les uns dans la mer Adriatique, les autres dans la Méditerranée. Sur le versant oriental les principaux sont : le Rubicon, le Pisaurus (Foglia), le Metaurus (Metauro), l’Æsis (Esino), le Truentus (Tronto), l’Aternus (Pescara), le Sangrus (Sangro), le Trinius (Trigno), le Frento (Fortore), l’Aufidus (Ofanto), qui suivent généralement une direction perpendiculaire à la chaîne de montagnes. Sur le versant occidental, l’Arnus (Arno), l’Ombro (Ombrone), le Tibre, l’Amasenus (Amaseno), le Liris (Garigliano), le Vulturnus (Volturno), le Silarus (Silaro ou Sele), coulent parallèlement aux Apennins ; mais près de leur embouchure ils prennent une direction presque perpendiculaire à la côte. Dans le golfe de Tarente se trouvent le Bradanus (Bradano), le Casuentus (Basiento), l’Aciris (Agri). On peut admettre dans l’Italie ancienne les grandes divisions et les subdivisions suivantes : Au nord, les Sénons, peuple d’origine gauloise, occupant les rives de la mer Adriatique, depuis le Rubicon jusques auprès d’Ancône : l’Ombrie, située entre les Sénons et le cours du Tibre ; l’Étrurie, entre le Tibre et la mer Méditerranée. Au centre, le Picenum, entre Ancône et Hadria, dans l’Abruzze ultérieure ; le Latium, dans la partie qui s’étend de l’Apennin à la Méditerranée, depuis le Tibre jusqu’au Liris ; au midi du Latium, les Volsques, les Aurunces, débris dès anciens Ausones, retirés entre le Liris et l’Amasenus, et confinant à un autre peuple de même race, les Sidicins, établis entre le Liris et le Vulturne ; entre le Picenum et le Latium, la Sabine ; à l’est du Latium, dans les montagnes, les Èques ; les Herniques, adossés aux populations de souche sabellique, à savoir, les Marses, les Péligniens, les Vestins, les Marrucins, les Frentaniens, distribués dans les vallées traversées par les rivières que reçoit l’Adriatique, depuis l’extrémité du Picenum jusqu’au Fortore. Le Samnium, répondant à la plus grande partie des Abruzzes et de la province de Molise, s’avançait à l’ouest jusqu’au cours supérieur du Vulturne, à l’est jusqu’aux rives du Fortore, et au midi jusqu’au mont Vultur. Au delà du Vulturne, s’étendait la Campanie (Terre de Labour et partie de la principauté de Salerne), depuis Sinuessa jusqu’au golfe de Pæstum. L’Italie méridionale ou Grande Grèce comprenait sur l’Adriatique : 1° l’Apulie (Capitanate et Terre de Bari) et la Messapie (Terre d’Otrante) ; cette dernière se terminait au promontoire Iapygien, et sa partie centrale était occupée par les Salentins et diverses autres populations messapiennes, tandis que sur le littoral existaient un grand nombre de colonies grecques ; 2° la Lucanie, qui répondait presque à la province actuelle de la Basilicate et que baignent les eaux du golfe de Tarente ; 3° enfin le Bruttium (aujourd’hui les Calabres), formant la pointe la plus avancée de l’Italie et finissant au promontoire d’Hercule. II. — Disposition des peuples de l’Italie à l’égard de Rome. En 416, Rome avait définitivement dompté les Latins et possédait une partie de la Campanie. Sa suprématie s’étendait depuis le territoire actuel de Viterbe jusqu’au golfe de Naples, depuis Antium (Porto d’Anzo) jusqu’à Sora. Les frontières de la République étaient difficiles à défendre, ses limites mal déterminées, et ses voisins les peuples les plus belliqueux de la Péninsule. Au nord seulement, les monts de Viterbe, couverts d’une forêt épaisse (silva Ciminia), formaient un rempart contre l’Étrurie. La partie méridionale de ce pays était depuis longtemps à demi romaine ; les colonies latines de Sutrium (Sutri) et de Nepete (Nepi) servaient de postes d’observation. Mais les Étrusques, animés depuis des siècles de sentiments hostiles envers Rome, tentaient sans cesse de reprendre le territoire perdu. Les Gaulois Sénons, qui en 364 avaient pris, brûlé Rome et renouvelé souvent leurs invasions, étaient encore venus tenter la fortune. Malgré leurs défaites en 404 et 405, ils se tenaient toujours prêts à se joindre aux Ombriens et aux Étrusques pour attaquer la République. Les Sabins, quoique entretenant, de temps immémorial, des relations assez amicales avec les Romains, n’offraient qu’une alliance douteuse. Le Picenum, contrée fertile et populeuse, était paisible, et la plupart des tribus montagnardes de race sabellique, malgré leur bravoure et leur énergie, n’inspiraient encore aucune crainte. Plus près de Rome, les Èques et les Herniques avaient été réduits à l’inaction ; mais le sénat gardait le souvenir de leurs hostilités et nourrissait des projets de vengeance. Sur les côtes méridionales, parmi les villes grecques adonnées au commerce, Tarente passait pour la plus puissante ; mais ces colonies, déjà en décadence, étaient obligées, pour résister aux indigènes, d’avoir recours à des troupes mercenaires. Elles disputaient aux Samnites et aux Romains la prépondérance sur les peuples de la Grande Grèce. Lee Samnites, en effet, race mâle et indépendante, tendaient à s’emparer de toute l’Italie méridionale ; leurs cités formaient une confédération redoutable par son étroite union dans la guerre. Les tribus des montagnes se livraient au brigandage, et, chose digne d’attention, des événements récents prouvent que de nos jours les moeurs n’ont pas encore changé dans cette contrée. Les Samnites avaient amassé des richesses considérables ; leurs armes étaient d’un luxe excessif, et, si l’on en croit César[2], elles servirent de modèle à celles des Romains. Entre les Romains et les Samnites, régnait depuis longtemps une rivalité jalouse. Du moment où ces deux peuples se trouvèrent en présence, ils devaient évidemment en venir aux mains ; la lutte fut longue et terrible, et, pendant le Ve siècle, c’est autour du Samnium qu’ils se disputèrent l’empire de l’Italie. La position des Samnites était très avantageuse. Retranchés dans leurs montagnes, ils pouvaient, à leur choix, ou descendre dans la vallée du Liris, de là atteindre le pays des Aurunces, toujours prêts à se révolter, et couper les communications de Rome avec la Campanie ; on bien remonter par le haut Liris dans le pays des Marses, soulever ces derniers et tendre la main aux Étrusques en tournant Rome ; on enfin pénétrer dans la Campanie par la vallée du Vulturne, et tomber sur les Sidicins, dont ils convoitaient le territoire. Au milieu de tant de peuples hostiles, pour qu’un petit État parvînt à s’élever au-dessus des autres et à les subjuguer, il devait avoir en lui des éléments particuliers de supériorité. Les peuples qui entouraient Rome, belliqueux et fiers de leur indépendance, n’avaient ni la même unité, ni le même mobile, ni la même organisation aristocratique puissante, ni la même confiance aveugle dans leurs destinées. On découvrait en eux plus d’égoïsme que d’ambition. S’ils combattaient, c’était bien plus pour accroître leurs richesses par le pillage que pour augmenter le nombre de leurs sujets. Rome triompha, parce que seule, dans des vues d’avenir, elle fit la guerre non pour détruire, mais pour conserver, et qu’après la conquête matérielle elle s’appliqua toujours à faire la conquête morale des vaincus. Depuis quatre cents ans, les institutions avaient formé une race animée de l’amour de la patrie et du sentiment du devoir ; mais, à leur tour, les hommes, sans cesse retrempés par les luttes intestines, avaient successivement amené et des moeurs et des traditions plus fortes que les institutions elles-mêmes. Pendant trois siècles, en effet, on vit à Rome, malgré le renouvellement annuel des pouvoirs, une telle persévérance dans la même politique, une telle pratique des mêmes vertus, qu’on eût supposé au gouvernement une seule tête, une seule pensée, et qu’on eût cru tous ses généraux de grands hommes de guerre, tous ses sénateurs des hommes d’État expérimentés, tous ses citoyens de valeureux soldats. La position géographique de Rome ne concourut pas moins à l’accroissement rapide de sa puissance. Située an milieu de la seule grande plaine fertile du Latium, aux bords du seul fleuve important de l’Italie centrale qui l’unissait à la mer, elle pouvait être à la fois agricole et maritime, conditions indispensables alors à la capitale d’un nouvel empire. Les riches contrées qui bordent les rivages de la Méditerranée devaient tomber facilement sous sa domination ; et, quant aux pays de montagnes qui l’environnaient, il lui fut possible de s’en rendre maîtresse en occupant peu à peu le débouché de toutes les vallées. La ville aux sept collines, favorisée par sa situation naturelle comme par sa constitution politique, portait donc en elle les germes de sa grandeur future. III. — Traitement des peuples vaincus. A partir du commencement du Ve siècle, Rome se prépare avec énergie à soumettre et à s’assimiler les peuples qui habitent depuis le Rubicon jusqu’au détroit de Messine. Rien ne l’empêchera de surmonter tous les obstacles, ni la coalition de ses voisins conjurés contre elle, ni les nouvelles incursions des Gaulois, ni l’invasion de Pyrrhus. Elle saura se relever de ses défaites partielles et constituer l’unité de l’Italie, non en assujettissant immédiatement tous les peuples aux mêmes lois et au même régime, mais en les faisant entrer peu à peu et à différents degrés dans la grande famille romaine. De telle cité elle fait son alliée ; à telle autre elle accorde l’honneur de vivre sous la loi quiritaire, à celle-ci avec le droit de suffrage, à celle-là en lui conservant son propre gouvernement. Municipes de divers degrés, colonies maritimes, colonies latines, colonies romaines, préfectures, villes alliées, villes libres, toutes isolées par la différence de leur condition, toutes unies par leur égale dépendance du sénat, elles formeront comme un vaste réseau qui enlacera les peuples italiens, jusqu’au jour où, sans luttes nouvelles, ils s’éveilleront sujets de Rome[3]. Examinons les conditions de ces diverses catégories : Le droit de cité, dans sa plénitude (jus civitatis optimo jure), comprenait les privilèges politiques particuliers aux Romains, et assurait pour la vie civile certains avantages dont la concession pouvait se faire séparément, par degrés. Venait d’abord le commercium, c’est-à-dire le droit de posséder et de transmettre suivant la loi romaine ; puis le connubium ou le droit de contracter mariage avec les avantages établis par la législation romaine[4]. Le commercium et le connubium réunis formaient le droit quiritaire (jus quiritium). Il y avait trois sortes de municipes[5] : 1° les municipes dont les habitants, inscrits dans les tribus, exerçaient tous les droits et étaient soumis à toutes les obligations des citoyens romains ; 2° les municipes sine suffragio, dont les habitants jouissaient en totalité ou en partie du droit quiritaire, et qui pouvaient obtenir le droit complet de citoyens romains sous certaines conditions[6] : c’est ce qui constituait le jus Latii ; ces deux premières catégories conservaient leur autonomie et leurs magistrats ; 3° les villes qui avaient perdu toute indépendance en échange des lois civiles de Rome, mais sans jouissance, pour les habitants, des droits politiques les plus importants : c’était le droit des Cœrites, parce que Cære avait la première été ainsi traitée[7]. Au-dessous des municipes qui avaient leurs propres magistrats, venaient, dans cette hiérarchie sociale, les préfectures[8], appelées de ce nom parce qu’un préfet y était envoyé tous les ans pour rendre la justice. Les dedititii étaient plus maltraités encore. Livrés par la victoire à la discrétion du sénat, ils avaient dû donner leurs armes et des otages, abattre leurs murailles ou y recevoir garnison, payer un impôt et fournir un contingent déterminé. A l’exclusion de ces derniers, les villes qui n’avaient pas obtenu pour leurs habitants les droits complets de citoyens romains appartenaient à la classe des alliés (fœderati socii). Leur condition différait suivant la nature de leurs engagements. Les simples traités d’amitié[9], ou de commerce[10], ou d’alliance défensive, ou offensive et défensive[11], conclus sur le pied de l’égalité, se nommaient fœdera æqua. Au contraire, lorsque l’une des parties contractantes (et ce n’étaient jamais les Romains) se soumettait à des obligations onéreuses dont l’autre était exemptée, ces traités s’appelaient fœdera non æqua. Ils consistaient presque toujours dans la cession d’une partie du territoire des vaincus et dans la défense d’entreprendre aucune guerre de leur chef. On leur laissait, il est vrai, une certaine indépendance ; on leur accordait le droit d’échange et le libre établissement dans la capitale, mais on les liai£ aux intérêts de Rome en leur imposant une alliance offensive et défensive. La seule clause établissant la prépondérance de Rome était conçue en ces termes, Majestatem populi Romani comiter conservanto[12] ; c’est-à-dire, Ils reconnaîtront loyalement la suprématie du peuple romain. Chose remarquable, à dater du règne d’Auguste on divisa les affranchis en catégories semblables à celles qui existaient pour les habitants de l’Italie[13]. Quant aux colonies, elles furent établies pour conserver les possessions acquises, assurer les nouvelles frontières et garder les passages importants ; même, dans le principe, pour se débarrasser de la classe turbulente[14]. Il y en avait de deux sortes : les colonies romaines et les colonies latines. Les unes différaient peu des municipes du premier degré, les autres des municipes du deuxième degré. Les premières étaient formées de citoyens romains, pris avec leurs familles dans les classes soumises au service militaire, et même, à l’origine, uniquement parmi les patriciens. Les colons conservaient les privilèges attachés au titre de citoyen[15], se trouvaient astreints aux mêmes obligations, et l’administration intérieure de la colonie était une image de celle de Rome[16]. Les colonies latines, à la différence des autres, avaient été fondées par la confédération des Latins sur divers points du Latium. Émanant d’une ligue de cités indépendantes, elles n’étaient pas, comme les colonies romaines, rattachées par des liens étroits à la métropole[17]. Mais la confédération une fois dissoute, ces colonies furent mises au rang des villes alliées (socii latini). L’acte (formula) qui les instituait était uns sorte de traité garantissant leurs franchises[18]. Peuplées d’abord de Latins, ces colonies ne tardèrent pas à recevoir des citoyens romains que leur pauvreté engageait à échanger leur titre et leurs droits contre les avantages assurés aux colons. Ceux-ci ne figuraient point sur les listes descenseurs. La formula fixait simplement le tribut à payer et le nombre des soldats à fournir. Ce que la colonie perdait en privilèges, elle le regagnait en indépendance[19]. L’isolement des colonies latines, placées au milieu du territoire ennemi, les obligeait de rester fidèles à Rome et de surveiller les peuples voisins. Leur importance militaire était au moins égale à celle des colonies romaines ; elles méritaient aussi bien que ces dernières le nom de propugnacula imperii, de specula[20], c’est-à-dire boulevards et vigies de la conquête. Au point de vue politique, elles rendaient des services analogues. Si les colonies romaines annonçaient aux peuples vaincus la majesté du nom romain, leurs soeurs latines donnaient une extension toujours plus grande au nomen latinum[21], c’est-à-dire à la langue, aux moeurs, à toute la civilisation de cette race dont Rome n’était que le premier représentant. Les colonies latines étaient fondées ordinairement pour ménager les colonies de citoyens romains, chargées principalement de défendre les côtes et de maintenir les relations commerciales avec les peuples étrangers. En faisant du droit de citoyen romain un avantage que chacun était heureux et fier d’acquérir, le sénat donnait un appât à toutes les ambitions, et c’est un trait caractéristique des moeurs de l’antiquité que ce désir général, non de détruire le privilège, mais de compter au nombre des privilégiés. Dans la cité non moins que dans l’État, les révoltés ou les mécontents ne cherchaient pas, comme dans nos sociétés modernes, à renverser, mais à parvenir. Ainsi chacun, suivant sa position, aspirait à un but légitime : les plébéiens, à entrer dans l’aristocratie, non à la détruire ; les peuples italiques, à avoir une part dans la souveraineté de Rome, non à la contester ; les provinces romaines, à être déclarées alliées et amies de Rome, et non à recouvrer leur indépendance. Les peuples pouvaient juger, d’après leur conduite, quel sort leur serait réservé. Les intérêts mesquins de cité étaient remplacés par une protection, efficace et par des droits nouveaux plus précieux souvent, aux yeux des vaincus, que l’indépendance même. C’est ce qui explique la facilité avec laquelle s’établit la domination romaine. On ne détruit, en effet, sans retour que ce que l’on remplace avantageusement. Un coup d’oeil rapide sur les guerres qui amenèrent la conquête de l’Italie nous montrera comment le sénat appliquait les principes indiqués plus haut ; comment il sut profiter des divisions de ses adversaires, réunir toutes ses forces pour en accabler un ; après la victoire, s’en faire un allié ; se servir des aimes et des ressources de cet allié pour subjuguer un autre peuple ; briser les confédérations qui unissaient entre eux les vaincus ; les attacher à Rome par de nouveaux liens ; établir sur tous les points stratégiques importants des postes militaires ; enfin, répandre partout la race latine, en distribuant à des citoyens romains une partie des terres enlevées à l’ennemi. Mais, avant d’entrer dans le récit des événements, nous devons nous reporter aux années qui précédèrent immédiatement la pacification du Latium. IV. — Soumission du Latium après la première guerre samnite. Pendant cent soixante-sept ans, Rome s’était bornée à lutter contre ses voisins pour reconquérir une suprématie perdue depuis la chute des rois. Elle s’était presque toujours tenue sur la défensive, mais, à partir du Ve siècle, elle prend l’offensive et inaugure le système de conquêtes suivi jusqu’au moment ou elle succombe elle-même. En 411, elle avait, de concert avec les Latins, combattu pour la première fois les Samnites et commencé contre ce peuple redoutable une lutte qui dura soixante et douze ans et qui valut vingt-quatre triomphes aux généraux romains[22]. Fiers d’avoir contribué aux deux grandes victoires du mont Gaurus et de Suessula, les Latins, avec le sentiment exagéré de leur force et la prétention de marcher à l’égal de Rome, en étaient venus à exiger que l’un des deux consuls et la moitié des sénateurs fussent pris parmi eux. Dès ce jour la guerre leur fut déclarée. Le sénat voulait bien des alliés et des sujets, mais il ne pouvait souffrir d’égaux ; il accepta alors sans scrupule les services des ennemis de la veille, et on vit dans les champs du Veseris et de Trifanum les Romains, unis aux Samnites, aux Herniques et aux peuples sabelliens, combattre contre les Latins et les Volsques. Le Latium une fois soumis, il restait à régler le sort des vaincus. Tite-Live rapporte un discours de Camille qui explique clairement la politique conseillée par ce grand citoyen. Voulez-vous, s’écrie-t-il en s’adressant aux membres de l’assemblée, user avec la dernière rigueur des droits de la victoire ? Vous êtes les maîtres de détruire tout le Latium et d’en faire un vaste désert après en avoir tiré souvent de puissants secours. Voulez-vous, au contraire, à l’exemple de vos pères, augmenter les ressources de Rome ? Admettez les vaincus au nombre de vos concitoyens ; c’est un moyen fécond d’accroître à la fois votre puissance et votre gloire[23]. Ce dernier avis l’emporta. On commença par rompre les liens qui faisaient des peuples latins une espèce de confédération. Toute communauté politique, toute guerre pour leur propre compte, tous droits de commercium et de connubium, entre cités différentes, leur furent interdits[24]. Les villes les plus près de Rome reçurent le droit de cité et de suffrage[25]. D’autres conservèrent le titre d’alliées et leurs propres institutions, mais elles perdirent une partie de leur territoire[26]. Quant aux colonies latines fondées auparavant dans l’ancien pays des Volsques, elles formèrent le noyau des alliés latins (socii nominis latini). Vélitres seule, s’étant déjà plusieurs fois révoltée, fut traitée avec une grande rigueur ; Antium dut livrer ses navires, et devint colonie maritime. Ces mesures sévères, mais équitables, avaient pacifié le Latium ; appliquées au reste de l’Italie et même aux pays étrangers, elles faciliteront partout les progrès de la domination romaine. L’alliance momentanée des Samnites avait permis à Rome de soumettre les Latins ; néanmoins le s1nat n’hésita pas à se retourner contre les premiers, dès’ que le moment parut opportun. Il conclut, en 422, un traité avec les Gaulois et Alexandre le Molosse, qui, débarqué près de Pæstum, attaquait les Lucaniens et les Samnites. Ce roi d’Épire, oncle d’Alexandre le Grand, avait été appelé en Italie par les Tarentins ; mais sa mort prématurée trompa les espérances que sa coopération avait fait naître, et les Samnites recommencèrent leurs incursions sur les terres de leurs voisins. L’intervention de Rome arrêta la guerre. Toutes les forces de la République furent employées à réprimer la révolte des villes volsques de Fundi et de Privernum[27]. En 425, Anxur (Terracine) fut déclarée colonie romaine, et, en 428, Frégelles (Ceprano ?), colonie latine. L’établissement de ces places fortes et de celles de Calès et d’Antium assurait les communications avec la Campanie ; le Liris et le Vulturne devenaient par là les principales lignes de défense des Romains. Les cités situées sur les bords de ce magnifique golfe nommé Crater par les anciens, et de nos jours golfe de Naples, s’aperçurent alors du danger qui les menaçait. Elles tournèrent les yeux vers les populations de l’intérieur, non moins inquiètes pour leur indépendance. V. — Seconde guerre samnite (427-443). Les contrées fertiles qui bordent la côte occidentale de la Péninsule devaient exciter la convoitise des Romains et des Samnites et devenir la proie du vainqueur. La Campanie, en effet, dit Florus[28], est le plus beau pays de l’Italie et même de l’univers entier. Rien de plus doux que son climat. Deux fois chaque année le printemps y fleurit. Rien de plus fertile que son sol. On l’appelle le jardin de Cérès et de Bacchus. Point de mer plus hospitalière que celle qui baigne ses rivages. En 427, les deux peuples s’en disputèrent la possession, comme ils l’avaient fait en 411. Les habitants de Palœopolis ayant attaqué les colons romains de l’ager Campanus, les consuls marchèrent contre cette place, qui bientôt fut secourue par les Samnites et les habitants de Nola, tandis que Rome s’alliait aux Apuliens et aux Lucaniens. Le siège traîna en longueur, et la nécessité de continuer la campagne au-delà du terme ordinaire amena la prorogation du commandement de Publilius Philon avec le titre de proconsul, qui apparaît pour la première fois dans les annales militaires. Bientôt les Samnites furent chassés de la Campanie ; les Palœopolitains se rendirent ; on rasa leur ville ; mais ils s’établirent tout auprès, à Naples (Neapolis), où un nouveau traité leur garantit une indépendance presque absolue, à la charge de fournir un certain nombre de vaisseaux à Rome. Dès lors, presque toutes les villes grecques, successivement soumises, obtinrent des conditions aussi favorables et formèrent la classe des socii navales[29]. La guerre néanmoins se prolongea dans les montagnes de l’Apennin. Tarente s’unit aux Samnites, seuls redoutables encore[30]. Les Lucaniens abandonnèrent l’alliance des Romains ; mais, en 429, les deux capitaines les plus célèbres de ce temps, Q. Fabius Rullianus et Papirius Cursor, pénétrèrent dans le Samnium, forcèrent l’ennemi à payer une indemnité de guerre et à accepter une trêve d’un an. A cette époque, un évènement imprévu, qui changea les destinées du monde, vint montrer quelle différence existe entre la création rapide d’un homme de génie et l’œuvre patiente d’une aristocratie intelligente. Alexandre le Grand, après avoir jeté un éclat immense et soumis à la Macédoine les plus puissants royaumes de l’Asie, mourait à Babylone. Son influence féconde et décisive, qui avait fait pénétrer la civilisation grecque en Orient, lui survécut ; mais, à sa mort, l’empire fondé par lui en quelques années se démembra (431) ; l’aristocratie romaine, au contraire, se perpétuant d’âge en âge, poursuivait avec plus de lenteur, mais sans interruption, le système qui, rattachant tous les peuples à un centre commun, devait peu à peu assurer sa domination sur l’Italie d’abord, sur l’univers ensuite. La défection d’une partie des Apuliens, en 431, encouragea les Samnites à reprendre les arches. Battus l’année d’après, ils demandèrent le rétablissement des rapports d’amitié ; mais l’orgueilleux refus de Rome amena, en 433, la fameuse défaite des Fourches Caudines. La générosité du général samnite, Pontius Herennius, qui accorda la vie sauve a tant de milliers de prisonniers, sous la condition de remettre en vigueur les anciens traités, ne toucha pas le sénat. Quatre légions avaient passé sous le joug : il ne vit la qu’un affront de plus à venger. Le traité de Caudium ne fut pas ratifié, et des subterfuges peu excusables, quoique approuvés plus tard par Cicéron[31], donnèrent au refus une apparence de bon droit. Cependant le sénat mit tout en œuvre pour réparer cet échec, et bientôt Publilius Philon battit les ennemis dans le Samnium, et, dans l’Apulie, Papirius, à son tour, fit passer 7.000 Samnites sous le joug. Les vaincus sollicitèrent la paix, mais en vain : ils n’obtinrent qu’une trêve de deux ans (436), et à peine était-elle expirée, que, pénétrant dans le pays des Volsques, jusques auprès de Terracine, et se plaçant à Lautulæ, ils battaient une armée romaine levée à la hâte et commandée par Q. Fabius (439). — Capoue fit défection, Nola, Nucérie, les Aurunces et les Volsques du Liris, prenaient ouvertement le parti des Samnites. L’esprit de rébellion s’était propagé jusqu’à Préneste. Rome fut en danger. Quelle énergie ne fallait-il pas au sénat pour contenir des populations d’une fidélité toujours douteuse ! La fortune seconda ses efforts, et les alliés coupables de trahison reçurent un châtiment cruel, expliqué par la terreur qu’ils avaient inspirée. En 440[32], une armée nombreuse alla chercher, non loin de Caudium, les Samnites, qui perdirent 30.000 hommes et furent rejetés dans l’Apennin. Les légions romaines vinrent camper devant leur capitale, Bovianum, et y prirent leurs quartiers d’hiver. L’année suivante (441), Rome, moins occupée à combattre, en profita pour s’emparer de positions avantageuses ; elle établit en Campanie et en Apulie des colonies qui entouraient le Samnium. A la même époque, Appius Claudius transformait en chaussée régulière la voie qui a conservé son nom[33]. L’attention des Romains se porta aussi sur la défense des côtes et sur les communications maritimes ; on envoya des colons dans l’île de Pontia[34], en face de Terracine, et l’on commença à armer une flotte, qui fut placée sous le commandement de duumviri navales[35]. La guerre durait depuis quinze années, et, quoique Rome ne fût parvenue qu’à refouler les Samnites sur leur territoire, elle avait cependant conquis deux provinces, l’Apulie et la Campanie. VI. — Troisième guerre samnite. Coalition des Samnites, des Étrusques, des Ombriens et des Herniques (448-449). Une lutte si acharnée avait retenti en Étrurie ; l’ancienne ligue se reforma. Aguerris par leurs combats journaliers avec les Gaulois, et enhardis par le bruit Troisième de la défaite de Lautulæ, les Étrusques crurent le moment venu de reprendre leur ancien territoire, au sud de la forêt Ciminienne ; ils étaient d’ailleurs encouragés par l’attitude des peuples du centre de l’Italie, fatigués du passage continuel des légions. Les armées de la République, de 443 à 449, furent obligées de faire face à différents ennemis à la fois. En Étrurie, Fabius Rullianus dégage Sutrium, rempart de Rome du côté du nord[36] ; il traverse la forêt Ciminienne, et par les victoires du lac Vadimon (445)[37] et de Pérouse force toutes les villes étrusques à demander la paix. En même temps, une armée dévastait le pays des Samnites ; la flotte romaine, composée des vaisseaux fournis par les alliés maritimes, pour la première fois prenait l’offensive. Sa tentative près de Nuceria Alfaterna (Nocera, ville de Campanie) fut malheureuse. La guerre se rallume ensuite dans l’Apulie, le Samnium et l’Étrurie, où le vieux Papirius Cursor, nommé de nouveau dictateur, remporte une éclatante victoire à Langula (445). L’année suivante, Fabius pénètre encore dans le Samnium, et l’autre consul, Decius, maintient l’Étrurie. Tout à coup les Ombriens conçoivent le projet de s’emparer de Rome par surprise. Les consuls sont rappelés pour défendre la ville. Fabius bat les Étrusques à Mevania (confins de l’Étrurie et de l’Ombrie), et, l’année suivante, à Allifæ (447). Parmi les prisonniers se trouvèrent des Èques et des Herniques. Leurs villes, se voyant compromises, déclarèrent ouvertement la guerre aux Romains (448). Les Samnites reprirent courage ; mais la prompte réduction des Herniques permit au sénat de concentrer ses forces. Deux corps d’armée, pénétrant dans le Samnium par l’Apulie et la Campanie, rétablirent les anciennes frontières. Bovianum fut pris pour la troisième fois, et pendant cinq mois le pays fut livré à la dévastation. En vain Tarente essaya de susciter de nouveaux embarras à la République et de forcer les Lucaniens à embrasser le parti des Samnites. Le succès des armes romaines amena la conclusion de traités de paix avec tous les peuples de l’Italie méridionale, contraints désormais de reconnaître la majesté du peuple romain. Seuls les Èques restaient exposés à la colère de Rome ; le sénat n’oublia pas qu’à Allifæ ils avaient combattu dans les rangs ennemis, et, nue fois dégagé de ses plus graves embarras, il infligea à ce peuple un châtiment terrible : quarante et une places furent prises et brûlées en cinquante jours. Cette période de six ans se termina ainsi par la soumission des Herniques et des Èques. Cinq années moins agitées laissèrent à Rome le temps de régler la position de ses nouveaux sujets, d’établir des colonies et des voies de communication. Les Herniques furent traités de la même façon que l’avaient été les Latins eri 416, et privés du commercium et du connubium. On imposa à Anagnia, à Frusino, et aux autres villes qui avaient fait défection, des préfets et le droit des Cærites. Les cités restées fidèles conservèrent leur indépendance et le titre d’alliées (446)[38] ; les Èques perdirent une partie de leur territoire et reçurent le droit de cité sans suffrage (450). Les Samnites, suffisamment humiliés, obtinrent enfin le renouvellement de leurs anciennes conventions (450)[39]. Des fœdera non æqua furent conclus avec les Marses, les Péligniens, les Marrucins, les Frentaniens (450), les Vestins (452) et les Picentins (455)[40]. Avec Tarente on traita sur le pied de l’égalité, et Rome s’engagea à ne pas laisser sa flotte dépasser le promontoire Lacinien (au sud du golfe de Tarente)[41]. Ainsi, d’une part, les territoires partagés entre des citoyens romains, de l’autre, le nombre des municipes, se trouvaient considérablement augmentés. De plus, la République avait acquis de nouveaux alliés ; elle possédait enfin les passages des Apennins et dominait sur les deux mers[42]. Une ceinture de forteresses latines protégeait Rome et rompait les communications entre le nord et le midi de l’Italie : chez les Marses et les Èques, c’étaient Alba et Carseoli ; vers les sources du Liris, Sora ; enfin, en Ombrie, Narnia. Des routes militaires relièrent ces colonies avec la métropole. VII. — Quatrième guerre samnite. Deuxième condition des Samnites, des Étrusques, des Ombriens et des Gaulois (456-464). La paix ne pouvait durer longtemps : entre Rome et les Samnites, c’était un duel à mort. En 456, ces derniers étaient déjà assez remis de leurs désastres pour tenter une fois de plus le sort des armes[43]. Rome envoie au secours des Lucaniens, subitement attaqués, deux armées consulaires. Vaincus à Tifernum par Fabius, à Maleventum par Decius, les Samnites voient tout leur pays livré à la dévastation. Cependant ils ne perdent pas courage ; leur chef, Gellius Egnatius, conçoit un plan qui met Rome en grand danger. Il divise l’armée samnite en trois corps ; le premier reste pour défendre le pays ; le second prend l’offensive en Campanie ; le troisième, qu’il commande en personne, se jette en Étrurie, et, grossi par le concours des Étrusques, des Gaulois et des Ombriens, forme bientôt une armée nombreuse[44]. L’orage grondait de tous côtés, et, tandis que les généraux romains étaient occupés les uns dans le Samnium, les autres en Campanie, arrivèrent des dépêches d’Appius, placé à la tête de l’armée d’Étrurie, annonçant la terrible coalition ourdie dans le silence par les peuples du nord, qui concentraient toutes leurs forces en Ombrie pour marcher sur Rome. La terreur fut extrême, mais l’énergie se trouva à la hauteur du péril. Tous les hommes valides, jusqu’aux affranchis, furent enrôlés, et quatre-vingt-dix mille soldats mis sur pied. Dans ces graves circonstances (458), Fabius et Decius furent, une fois de plus, élevés à la magistrature suprême, et ils remportèrent, sous les murs de Sentinum, une éclatante victoire, longtemps disputée. Pendant la bataille, Decius se dévoua, à l’exemple de son père. La coalition une fois dissoute, Fabius battit une autre armée sortie de Pérouse, puis vint triompher à Rome. L’Étrurie fut domptée (460), et obtint une trêve de quarante ans[45]. Les Samnites soutinrent encore une lutte opiniâtre entremêlée de succès et de revers. En 461, après avoir fait serment de vaincre ou de mourir, trente mille d’entre eux jonchaient le champ de bataille d’Aquilonia. Quelques mois plus tard, le célèbre Pontius, le héros des Fourches Caudines, reparaissait, au bout de vingt-neuf ans, à la tête de ses concitoyens et faisait subir au fils de Fabius un échec, dont celui-ci se releva bientôt avec l’aide de son père[46]. Enfin, en 464, deux armées romaines recommencèrent, dans le Samnium, une guerre à outrance qui amena pour la quatrième fois le renouvellement des anciens traités et la cession d’une certaine étendue de terres. A la même époque, une insurrection qui éclata dans la Sabine fut promptement réprimée par Curius Dentatus. L’Italie centrale était conquise. La paix avec les Samnites régna pendant cinq ans (464-469). Rome étendit ses frontières et fortifia celles des peuples placés sous son protectorat ; en même temps elle établissait de nouveaux postes militaires. Le droit de cité sans suffrage fut accordé aux Sabins, et l’on donna des préfets à quelques villes de la vallée du Vulturne (Venafrum et Allifæ)[47]. Pour surveiller l’Italie méridionale on envoya à Venouse une colonie latine de vingt mille hommes[48]. Elle dominait à la fois le Samnium, l’Apulie et la Lucanie. Si, grâce au traité conclu avec les villes grecques, la suprématie romaine s’étendait sur le midi de la Péninsule, au nord les Étrusques ne pouvaient pas compter comme alliés, puisqu’on n’avait conclu avec eux que des trêves. Dans l’Ombrie, la peuplade des Sarsinates restait indépendante, et tout le littoral entre le Rubicon et l’Æsis était au pouvoir des Sénons ; sur leur frontière méridionale on fonda la colonie romaine de Sena Gallica (Sinigaglia) ; la côte du Picenum fut surveillée par celle de Castrum Novum et par la forteresse latine de Hatria (465)[49]. VIII. — Troisième coalition des Étrusques, des Gaulois, des Lucaniens et de Tarente (469-474). La puissance de Rome s’était considérablement accrue. Les Samnites, qui jusqu’alors avaient joué le premier rôle, étaient hors d’état d’ourdir encore une, et un peuple seul ne pouvait être assez coalition téméraire pour provoquer la République. Cependant, toujours hésitants, donnèrent cette fois le signal d’une rébellion générale. L’attaque de Thurium, par les Lucaniens et les Bruttiens, devint l’occasion d’une nouvelle ligue où entrèrent successivement les Tarentine, les Samnites, les Étrusques et jusqu’aux Gaulois. Bientôt le nord fut en feu, et l’Étrurie servit encore de champ de bataille. Une armée romaine, accourue pour dégager Arretium, fut mise en déroute par des Étrusques réunis à des mercenaires gaulois. Les Sénons, auxquels ceux-ci appartenaient, ayant massacré les ambassadeurs de Rome, envoyés pour demander raison de la violation de leur traité avec la République, le sénat fit marcher contre eux les légions, qui les rejetèrent au delà du Rubicon. La tribu gauloise des Boïens, émue du sort des Sénons, descendit aussitôt dans l’Ombrie, et, ralliant les Étrusques, elle se préparait ~ venir renouveler le sac de Rome ; mais sa marche fut arrêtée, et deux victoires successives, au lac Vadimon (471) et à Populonia (472), permirent au sénat de conclure une convention qui refoulait les Boïens sur leur ancien territoire. Les hostilités continuèrent avec les Étrusques pendant deux années, après lesquelles leur soumission compléta la conquête de l’Italie septentrionale. IX. — Pyrrhus en Italie. Soumission de Tarente (474-488). Libres au nord, les Romains tournèrent leurs efforts contre le midi de l’Italie : la guerre fut déclarée à Tarente, dont le peuple avait attaqué une flottille romaine. Pendant que le consul Æmilius investissait la ville, les premières troupes de Pyrrhus, appelées par les Tarentins, débarquaient dans le port (474). Cette époque marque une phase nouvelle dans les destinées de Rome, qui va, pour la première fois, se mesurer avec la Grèce. Jusqu’ici les légions n’ont pas eu à combattre d’armées vraiment régulières, mais elles se sont aguerries par des luttes incessantes dans les montagnes du Samnium et de l’Étrurie ; désormais elles auront en face de vieux soldats façonnés à une tactique habile et commandés par un homme de guerre expérimenté. Le roi d’Épire, après avoir déjà deux fois perdu et regagné son royaume, envahi et abandonné la Macédoine, rêvait la conquête de l’Occident. Sur la nouvelle de son arrivée à la tête de 25.000 soldats avec vingt éléphants[50], les Romains enrôlent tous les citoyens en état de porter les armes, même les prolétaires ; mais, admirable exemple d’énergie ! ils repoussent l’appui de la flotte carthaginoise avec cette fière déclaration : La République n’entreprend de guerres que celles qu’elle peut soutenir avec ses propres forces[51]. Tandis que 50.000 hommes, sous les ordres du consul Lævinus, marchent contre le roi d’Épire, afin d’empêcher sa jonction avec les Samnites, un autre corps d’armée entre dans la Lucanie. Le consul Tiberius Coruncanius maintient l’Étrurie, de nouveau agitée. Enfin un corps de réserve garde la capitale. Lævinus rencontra le roi d’Épire près d’Héraclée, colonie de Tarente (474). Les légions chargèrent à sept reprises la phalange, près de céder, lorsque les éléphants, inconnus aux Romains, vinrent décider la victoire en faveur de l’ennemi. Une seule bataille avait livré à Pyrrhus tout le sud de la Péninsule, où les villes grecques l’accueillirent avec enthousiasme. Mais, quoique vainqueur, il avait éprouvé des pertes sensibles et reconnu à la fois la mollesse des Grecs d’Italie et l’énergie d’un peuple de soldats. Il offrit la paix et demanda au sénat la liberté des Samnites, des Lucaniens, et surtout des villes grecques. Le vieil Appius Claudius la déclara impossible tant que Pyrrhus occuperait le sol de l’Italie. Son avis l’emporta, et la paix fut refusée. Le roi se résolut alors à marcher contre Rome en passant par la Campanie, où ses troupes firent un grand butin. Lævinus, rendu prudent par sa défaite, se contenta d’observer l’armée ennemie et parvint à couvrir Capoue ; de là il suivit Pyrrhus d’étape en étape, épiant une occasion favorable. Ce prince, s’avançant sur la voie Latine, était arrivé sans obstacle jusqu’à Préneste[52], lorsque, entouré par trois armées romaines, il se vit forcé de rétrograder et de se retirer en Lucanie. L’année suivante, comptant trouver de nouveaux auxiliaires chez les peuples de l’est, il attaqua l’Apulie ; la fidélité des alliés de l’Italie centrale n’en fut point ébranlée. Vainqueur à Asculum (Ascoli de Satriano) (475), mais sans succès décisif, et rencontrant toujours la même résistance, il saisit la première occasion de quitter l’Italie, pour conquérir la Sicile (478-478). Pendant ce temps, le sénat rétablissait la domination romaine dans l’Italie méridionale et s’emparait même de quelques villes grecques, entre autres de Locres et d’Héraclée[53]. Le Samnium, la Lucanie et le Bruttium étaient de nouveau livrés au pouvoir des légions et forcés à céder des terres et à renouveler des traités d’alliance ; sur la côte, Tarente et Rhegium restèrent seules indépendantes. Les Samnites résistaient encore, et l’armée romaine campa dans leur pays en 478 et 479. Sur ces entrefaites, Pyrrhus rentre en Italie, comptant arriver à temps pour délivrer le Samnium ; mais il est battu à Bénévent par Curius Dentatus et regagne sa patrie. L’invasion de Pyrrhus, cousin d’Alexandre le Grand et l’un de ses successeurs, semble être un des derniers efforts de la civilisation grecque venant expirer aux pieds de la grandeur naissante de la civilisation romaine. La guerre contre le roi d’Épire produisit deux résultats remarquables : elle améliora la tactique romaine et amena entre les combattants ces procédés des nations civilisées qui apprennent à honorer les adversaires, à épargner les vaincus et à ne pas laisser la colère survivre à la lutte. Le roi d’Épire traita les prisonniers romains avec une grande générosité. Cinéas envoyé à Rome auprès du sénat, comme Fabricius auprès de Pyrrhus, rapportèrent chacun, de leur mission, une profonde estime pour ceux qu’ils avaient combattus. Dans les années suivantes Rome prit Tarente (482)[54], pacifia définitivement le Samnium et s’empara de Rhegium (483-485). Depuis la bataille du mont Gaurus, soixante et douze ans s’étaient écoulés et plusieurs générations s’étaient succédé sans voir la fin de cette longue et sanglante querelle. Les Samnites avaient été presque exterminés, et cependant l’esprit d’indépendance et de liberté demeurait profondément enraciné dans leurs montagnes. Lorsque, an bout de deux siècles et demi, viendra la guerre des alliés, c’est encore là que la cause de l’égalité des droits trouvera son plus ferme appui. Aussi le nom samnite restera-t-il toujours odieux à l’aristocratie et à Sylla, mais sympathique à César. Les autres peuples subirent promptement les lois du vainqueur. Les habitants du Picenum, en punition de leur révolte, furent dépouillés d’une partie de leur territoire, et un certain nombre d’entre eux reçurent de nouvelles terres au midi de la Campanie, près du golfe de Salerne (Picentini) (486). En 487, la soumission des Salentins permit aux Romains de s’emparer de Brindes, le port le plus important de l’Adriatique[55]. Les Sarsinates furent réduits l’année suivante[56]. Enfin Volsinies, ville d’Étrurie, compta de nouveau parmi les alliés de la République. Les Sabins reçurent le droit de suffrage. L’Italie, devenue désormais romaine, s’étendait depuis le Rubicon jusqu’au détroit de Messine. X. — Prépondérance de Rome. Pendant cette période, la fondation de colonies vint assurer la conquête des contrées soumises. Rome se trouva ainsi entourée d’une ceinture de places fortes commandant tous les passages qui conduisaient au Latium et fermant les routes de la Campanie, du Samnium, de l’Étrurie et de la Gaule[57]. Au début de la lutte qui se termina par la conquête de l’Italie, il n’y avait que vingt-sept tribus de citoyens romains ; la création de huit nouvelles (les deux dernières en 513) en éleva définitivement le nombre à trente-cinq, dont vingt et une furent réservées à l’ancien peuple romain et quatorze aux citoyens nouveaux. Les Étrusques en avaient quatre ; les Latins, les Volsques, les Ausones, les Èques, les Sabins, deux chacun ; mais, ces tribus étant assez éloignées de la capitale, les nouveaux citoyens ne pouvaient guère assister à toits les comices, et la majorité, comme l’influence, restait à ceux qui habitaient Rome[58]. Après 513, on ne créa plus de tribus ; on se borna à inscrire dans les anciennes ceux qui recevaient les droits de citoyen ; de sorte que les membres d’une même tribu se trouvèrent disséminés dans les provinces, et le chiffre des inscrits s’augmenta considérablement par les adjonctions individuelles et par la tendance de plus en plus marquée à élever au rang de municipes de premier ordre ceux du second. Ainsi, vers le milieu du VIe siècle, les villes des Èques, des Herniques, des Volsques et une partie de celles de la Campanie, y compris les anciennes cités samnites Venafrum et Allifæ, obtinrent le droit de cité avec suffrage. Rome, vers la fin du Ve siècle, dominait donc, mais à divers degrés, les peuples de l’Italie proprement dite. L’État italien, si l’on peut lui donner ce nom, était composé d’une classe régnante, les citoyens ; d’une classe de protégés ou tenus en tutelle, les alliés, et d’une troisième classe, les sujets. Alliés on sujets étaient tous obligés de donner des contingents militaires. Les villes grecques maritimes fournissaient des marins à la flotte. Les cités mêmes qui gardaient leur indépendance pour les affaires intérieures obéissaient, pour l’administration militaire, à des fonctionnaires spéciaux désignés par la métropole[59]. Les consuls avaient le droit de lever dans les contrées voisines du théâtre de la guerre tous les hommes en état de porter les armes. L’équipement et la solde de ces troupes restaient à la charge des cités ; Rome pourvoyait à leur entretien pendant la guerre. L’infanterie auxiliaire était ordinairement égale en nombre à celle des Romains, la cavalerie double ou triple. En échange de ce concours militaire, les alliés avaient droit à une part du terrain conquis, et, contre une redevance annuelle, à l’usufruit des domaines de l’État. Ces domaines, considérables dans la Péninsule[60], formaient l’unique source de revenus que le fisc tirât des alliés, exempts d’ailleurs de tribut. Pour surveiller l’exécution des ordres du sénat, l’équipement de la flotte et la rentrée des fermages, on établit quatre questeurs (quæstores classici). Rome se réservait exclusivement la direction des affaires extérieures et présidait seule aux destinées de la République. Les alliés n’intervenaient jamais dans les décisions du Forum, et chaque ville ne sortait pas des bornes étroites de son administration communale. La nationalité italiote se trouva peu à peu constituée au moyen de cette centralisation politique, sans laquelle les différentes peuplades se seraient affaiblies mutuellement par des guerres intestines, plus ruineuses que les guerres étrangères, et l’Italie eût été hors d’état de résister à la double étreinte des Gaulois et des Carthaginois. La forme adoptée par Rome pour régir l’Italie était la meilleure, mais comme forme transitoire. On devait tendre, en effet, à l’assimilation complète de tous les habitants de la Péninsule, et c’était évidemment le but de la sage politique des Camille et des Fabius. Quand on considère que les colonies de citoyens présentaient une image fidèle de Rome, que les colonies latines avaient des institutions et des lois analogues, qu’en outre un grand nombre de citoyens romains et d’alliés latins étaient dispersés, dans les différentes contrées de la Péninsule, sur les vastes territoires cédés à la suite d’une guerre, on juge combien dut être rapide la diffusion des mœurs romaines et du langage latin. Si Rome, dans les siècles postérieurs, ne sut pas saisir le moment favorable où l’assimilation, opérée déjà dans les esprits, aurait pu passer dans le domaine des faits, cela tient à l’abandon des principes d’équité qui avaient guidé le sénat durant les premiers siècles de la République, et surtout à la corruption des grands, intéressés à maintenir la condition d’infériorité des alliés. Le droit de cité étendu à tous les Italiotes, en temps utile, eût donné à la République une nouvelle force ; mais un refus opiniâtre devint la cause de la révolution commencée par les Gracques, continuée par Marius, étouffée momentanément par Sylla et achevée par César. XI. — Force des institutions. À l’époque qui nous occupe, la République est dans toute sa splendeur. Les institutions forment des hommes remarquables ; les élections annuelles portent au pouvoir les plus dignes et les y rappellent après un court intervalle. La sphère d’action des chefs militaires ne s’étend pas au delà des frontières naturelles de la Péninsule, et leur ambition, contenue dans le devoir par l’opinion publique, ne dépasse pas un but légitime, la réunion de toute l’Italie sous une même domination. Les membres de l’aristocratie semblent hériter des exploits comme des vertus de leurs ancêtres, et ni la pauvreté, ni une naissance obscure, n’empêchent le mérite de parvenir. Curius Dentatus, Fabricius, Coruncanius, ne peuvent montrer ni leurs richesses, ni les images de leurs aïeux, et cependant ils atteignent aux plus hautes dignités ; d’ailleurs la noblesse plébéienne marche de pair avec la noblesse patricienne : toutes deux tendent de plus en plus à se confondre, en se séparant de la multitude[61] ; mais toutes les deux rivalisent de patriotisme et de désintéressement. Malgré le goût des richesses, introduit par la guerre des Sabins[62], les magistrats maintiennent la simplicité des moeurs, et garantissent le domaine public contre l’empiètement des riches, par l’exécution rigoureuse de la loi qui limitait à cinq cents arpents l’étendue des propriétés qu’il était permis de posséder[63]. Les premiers citoyens donnent les exemples les plus remarquables d’intégrité et d’abnégation. Marcus Valerius Corvus, après avoir occupé vingt et une charges curules, retourne à ses champs sans fortune, mais non pas sans gloire (419). Fabius Rullianus, au milieu de ses victoires et de ses triomphes, oublie son ressentiment contre Papirius Cursor et le nomme dictateur, sacrifiant ainsi sa rancune aux intérêts de la patrie (429). Manius Curius Dentatus ne garde rien pour lui des riches dépouilles enlevées aux Sabins, et, après avoir vaincu Pyrrhus, reprend la vie simple de la campagne (479)[64]. Fabricius repousse l’argent que lui offrent les Samnites en récompense de sa généreuse conduite envers eux, et dédaigne les présents de Pyrrhus (476). Coruncanius donne l’exemple de toutes les vertus[65]. Fabius Gurgès, Fabius Pictor et Ogulnius versent dans le trésor les dons magnifiques qu’ils ont rapportés de leur ambassade à Alexandrie[66]. M. Rutilius Censorinus, frappé du danger de confier deux fois de suite la censure aux mêmes mains, refusa d’être réélu censeur (488). Bien d’autres noms pourraient encore être cités, qui honorèrent alors et dans les siècles suivants la République romaine ; mais ajoutons que si la classe dirigeante savait appeler à elle tous les hommes éminents, elle n’oubliait pas de récompenser avec éclat ceux surtout qui favorisaient ses intérêts : Fabius Rullianus, par exemple, vainqueur dans tant de batailles, ne reçut le nom de très grand (Maximus) que pour avoir, lors de sa censure, annulé dans les comices l’influence de la classe pauvre, composée d’affranchis, qu’il distribua parmi les tribus urbaines (454), où leurs votes se perdaient dans le grand nombre[67]. Le parti populaire, de son côté, ne cessait de réclamer de nouvelles concessions, ou de revendiquer celles qui étaient tombées en désuétude. Ainsi il obtint, en 428, le rétablissement de la loi de Servius Tullius, qui décidait que les biens seuls du débiteur, et non son corps, répondraient de sa dette[68]. En 450, Flavius, fils d’un affranchi, rendit publics le calendrier et les formules de procédure, ce qui enlevait aux patriciens la connaissance exclusive du droit civil et religieux[69]. Mais les jurisconsultes trouvèrent moyen d’atténuer la mesure de Flavius en inventant de nouvelles formules peu intelligibles pour le public[70]. Les plébéiens, en 454, furent admis dans le collège des pontifes et dans celui des augures ; la même année, on fut obligé de renouveler pour la troisième fois la loi Valeria, De provocatione. En 468, le peuple se retira encore sur le Janicule, demandant la remise des dettes et s’indignant contre l’usure[71]. La concorde se rétablit seulement lorsqu’il eut obtenu, d’abord par la loi Hortensia, que les plébiscites fussent obligatoires pour tous ; ensuite, par la loi Mænia, qu’on remît en vigueur les dispositions provoquées par Publilius Philon en 415. Ces dispositions, comme on l’a vu plus haut, obligeaient le sénat à déclarer d’avance si les lois présentées aux comices n’étaient pas contraires au droit public et religieux[72]. L’ambition de Rome semblait démesurée ; cependant toutes ses guerres avaient pour raison ou pour prétexte la défense du faible et la protection de ses alliés. En effet, la cause des guerres contre les Samnites fut tantôt la défense des habitants de Capoue, tantôt celle des habitants de Palæopolis, tantôt celle des Lucaniens. La guerre contre Pyrrhus eut pour origine l’assistance réclamée par les habitants de Thurium ; enfin, l’appui que solliciteront les Mamertins en Sicile amènera bientôt la première guerre punique. Le sénat, on l’a vu, mettait en pratique les principes qui fondent les empires et les vertus que la guerre enfante. Ainsi, pour tous les citoyens, égalité de droits ; devant les dangers de la patrie, égalité de devoirs et suspension même de la liberté. Aux plus dignes les honneurs et le commandement. Point de magistrature à qui n’a pas servi dans les rangs de l’armée. L’exemple est donné par les familles les plus illustres et les plus riches : à la bataille du lac Régille (258), les principaux sénateurs sont confondus dans les rangs des légions[73] ; au combat près du Crémère, les trois cent six Fabius, qui tous, selon Tite-Live, étaient capables de remplir les plus hautes fonctions, périssent les armes à la main. Plus tard, à Cannes, quatre-vingts sénateurs, qui s’étaient enrôlés comme simples soldats, tombent sur le champ de bataille[74]. Le triomphe est accordé pour les victoires qui agrandissent le territoire, mais non pour celles qui font recouvrer le sol perdu. Point de triomphe non plus dans les guerres civiles[75] : le succès, quel qu’il soit, est toujours un deuil publie. Les consuls ou proconsuls cherchent à être utiles à la patrie sans fausse susceptibilité ; aujourd’hui au premier rang, demain au second, ils servent avec le même dévouement sous les ordres de celui auquel ils commandaient la veille. Servilius, consul en 281, devient, l’année suivante, lieutenant de Valerius. Fabius, après tant de triomphes, consent à n’être que le lieutenant de son fils. Plus tard, Flamininus, vainqueur du roi de Macédoine, redescend par patriotisme, après la victoire de Cynocéphales, au grade de tribun des soldats[76] ; le grand Scipion lui-même, après la défaite d’Annibal, sert de lieutenant à son frère dans la guerre contre Antiochos. Tout sacrifier à la patrie est le premier devoir. En se dévouant aux dieux infernaux, comme Curtius et comme les deux Decius, on croit acheter, au prix de sa vie, le salut des autres ou la victoire[77]. — L’observation de la discipline va jusqu’à la cruauté : Manlius Torquatus, à l’exemple de Postumius Tubertus, punit par la mort la désobéissance de son fils, quoique vainqueur. Les soldats qui ont fui sont décimés, ceux qui abandonnent leurs rangs ou le champ de bataille sont voués, les uns au supplice, les autres au déshonneur, et l’on repousse, comme indignes d’être rachetés, les prisonniers faits par l’ennemi[78]. Entourée de voisins belliqueux, Rome devait en triompher ou cesser d’exister ; — de là cette supériorité dans l’art de la guerre, car, ainsi que le dit Montesquieu, dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus ; la paix donne d’autres idées, et l’on oublie ses fautes et ses vertus mêmes ; — de là ce mépris de la trahison et ce dédain des avantages qu’elle promet : Camille renvoie à leurs parents les enfants des premières familles de Faléries, livrés par leur instituteur ; le sénat rejette avec indignation l’offre du médecin de Pyrrhus, proposant d’empoisonner ce prince ; — de là cette religion du serment et ce respect des engagements contractés : les prisonniers romains auxquels Pyrrhus avait permis de se rendre à Rome pour les fêtes de Saturne retournent tous auprès de lui sans manquer à leur parole, et Regulus laisse l’exemple le plus mémorable de la fidélité à la foi jurée ; — de là cette politique habile et inflexible qui refuse la paix après une défaite, ou un traité avec l’ennemi tant qu’il est sur le sol de la patrie ; qui se sert de la guerre pour faire diversion aux troubles intérieurs[79] ; gagne les vaincus par des bienfaits s’ils se soumettent, les admet par degré dans la grande famille romaine ; et, s’ils résistent, les frappe sans pitié et les réduit à l’esclavage[80] ; — de là cette préoccupation de multiplier sur les territoires conquis la race des laboureurs et des soldats ; de là enfin l’imposant spectacle d’une ville qui devient un peuple et d’un peuple qui embrasse l’univers. |
[1] Les historiens ont toujours indiqué comme frontière septentrionale de l’Italie, sous la République, la rivière Macra, en Étrurie ; mais ce qui prouve que cette limite était plus au sud, c’est que César venait prendre ses quartiers d’hiver à Lucques ; cette ville devait donc être dans son commandement et faire partie de la Gaule cisalpine. Sous Auguste, la frontière de l’Italie septentrionale fut portée jusqu’à la Macra.
[2] Discours de César au sénat, rapporté par Salluste. (Conjuration de Catilina, LI.)
[3] Cette phrase exprimant, avec une grande netteté, la politique du sénat romain, est extraite de l’excellente Histoire romaine de M. Duruy, t. I, chap. XI.
[4] Comme, par exemple, de mettre l’épouse dans l’obéissance complète de son mari ; de donner au père une autorité absolue sur ses enfants, etc.
[5] Dans l’origine, les municipes étaient des villes alliées conservant, leur autonomie, mais s’engageant à rendre à Rome certains services (munus) ; de là le nom de municipes. (Aulu-Gelle, XVI, XIII, 16.)
[6] Pour pouvoir jouir du droit de cité, il fallait être domicilié à Rome, avoir laissé un fils majeur dans son municipe ou y avoir exercé une magistrature.
[7] Aulu-Gelle, XVI, XIII. — Paul Diacre, au mot Municipium, p. 127.
[8] Dans cette catégorie se trouvaient parfois des municipes du troisième degré, tels que Cære. (Voy. Festus, au mot Præfecturæ, p. 233.) Plusieurs de ces villes, telles que Fundi, Formies, Arpinum, obtinrent dans la suite le droit de suffrage ; on continua cependant, par un ancien usage, de leur donner le nom de préfecture, qui fut aussi abusivement appliqué à des colonies.
[9] Socius et amicus. (Tite-Live, XXXI, XI.) — Cf. Denys d’Halicarnasse, VI, XCV ; X, XXI.
[10] Par exemple, avec Carthage. (Polybe, III, XXII. — Tite-Live, VII, XXVII ; IX, XIX, XLIII.)
[11] Ainsi avec les Latins. Ut eosdem quos populus romans amicos atque postes habeant. (Tite-Live, XXXVIII, VIII.)
[12] Cicéron, Discours pour Balbus, XVI.
[13] Les affranchis étaient, en effet, ou citoyens romains, ou latins, ou rangés au nombre des dedititii. Les esclaves qui avaient, pendant qu’ils étaient en servitude, subi un châtiment grave, s’ils venaient à être affranchis, n’obtenaient que l’assimilation aux dedititii. Si, au contraire, l’esclave n’avait subi aucune peine, s’il était âgé de plus de trente ans ; si, en même temps, il appartenait à son maître selon le droit des Quirites, et si les formalités de la manumission ou de l’affranchissement exigées par la loi romaine avaient été observées, il était citoyen romain. Il n’était que latin, si une de ces circonstances manquait. (Institutes de Gaius, I, §§ 12, 13, 15, 16, 17.)
[14] Valerius envoya sur les terres conquises des Volsques une colonie d’un certain nombre de citoyens choisis parmi les pauvres, tant pour y servir de garnison contre les ennemis que pour diminuer à Rome le parti des séditieux..... (An de Rome 260.) (Denys d’Halicarnasse, VI, XLIII.) — Ce grand nombre de colonies, en déchargeant la population de Rome d’une multitude de citoyens indigents, avait maintenu la tranquillité (452). (Tite-Live, X, VI.)
[15] Les auteurs modernes ne sont pas d’accord sur ce point, qui exigerait une longue discussion ; mais on peut considérer la question comme tranchée dans le sens de notre texte par Madvig, Opuscula, I, p. 244-254.
[16] Le peuple (populus) y nommait ses magistrats ; les duumviri remplissaient les fonctions de consuls ou de préteurs, dont quelquefois ils prenaient le titre (Corpus insciptionum latin. passim) ; les quinquennales correspondaient aux censeurs. Enfin il y avait des questeurs et des édiles. Le sénat, de même qu’à Rome, se composait de membres nommés à vie, au nombre de cent ; il était complété tous les cinq ans (lectio senatus). (Tabula Heracleensis, cap. V et sqq.)
[17] Un certain nombre de colonies figurent dans la liste que donne Denys d’Halicarnasse des membres de la confédération (V, LXI.).
[18] Pline, Histoire naturelle, III, IV, § 7.
[19] Puisqu’elle nommait ses magistrats, battait monnaie (Mommsen, Münzwesen, p. 317) droits refusés aux colonies romaines, et conservait ses lois particulières d’après le principe : Nulla populi Romani lege adstricti, nid in quam populus eorum fundus factus est. (Aulu-Gelle, XVI, XIII, 6. — Cf. Cicéron, Discours pour Balbus, VIII, 21.)
[20] Cicéron, Discours sur la loi agraire, II, 27.
[21] Tite-Live, XXVII, IX.
[22] Florus, I, XVI.
[23] Tite-Live, VIII, XIII, XIV.
[24] Tite-Live, VIII, XIV. Ces villes eurent le droit de cité sans suffrage ; de ce nombre furent Capoue, en considération de ce que ses chevaliers n’avaient pas pris part à la révolte, Cumes, Fundi, Formies.
[25] Velleius Paterculus, I, XV.
[26] Tite-Live, VIII, XIV.
[27] Tite-Live, VIII, XIX et suiv. — Valère Maxime, VI, II, 1.
[28] Florus, I, XVI.
[29] Tite-Live, VIII, XXVI ; XXI, XLIX ; XXII, XI.
[30] Eam solam gentem restare. (Tite-Live, VIII, XXVII.)
[31] Cicéron, Des Devoirs, III, 30.
[32] Tite-Live, IX, XXIV, XXVIII.
[33] Diodore de Sicile, XX, XXXVI. — Tite-Live, IX, XXIX.
[34] Diodore de Sicile, XIX, CI.
[35] Tite-Live, IX, XXX.
[36] Diodore de Sicile, XX, XXXV.
[37] Aujourd’hui lago di Vadimone ou Bagnaccio, situé sur la rive droite et à trois milles du Tibre, entre ce fleuve et le lac Ciminius, à peu près à la hauteur de Narni.
[38] Tite-Live, IX, XLIII. — Cicéron, Discours pour Balbus, XIII. — Festus, au mot Præfecturæ, p. 233.
[39] Tite-Live, IX, XLV. — Diodore de Sicile, XX, CI.
[40] Tite-Live, IX, XLV ; X, III, X.
[41] Appien, Guerres samnites, § I, p. 56, édit. Schweighæuser.
[42] Diodore de Sicile, XIX, X.
[43] Tite-Live, X, XI et suiv.
[44] Tite-Live, X, XXII et suiv. — Polybe, II, XIX. — Florus, I, XVII.
[45] Volsinies, Pérouse et Arretium. (Tite-Live, X, XXXVII.)
[46] Orose, III, XXII. — Zonare, VII, 2. — Eutrope, II, V.
[47] Velleius Paterculus, I, XV. — Festus, au mot Præfecturæ, p. 283.
[48] Denys d’Halicarnasse, Excerpta, p. 2825, édit. Schweighæuser.
[49] Polybe, II, XIX, XXIV. -Tite-Live, Épitomé, XI.
[50] Tite-Live, Épitomé, XIII-XIV. — Plutarque, Pyrrhus, XV et suiv. — Florus, I, XVIII. — Eutrope, II, VI-VIII. — Zonare, VIII, 2.
[51] Valère Maxime, III, VII, 10.
[52] Appien (Guerres Samnites, X, III, p. 66) dit que Pyrrhus s’avança jusqu’à Anagnia.
[53] Cicéron, Discours pour Balbus, XXII.
[54] Tite-Live, Épitomé, XIV. — Orose, IV, III.
[55] Florus, I, XX.
[56] Tite-Live, Épitomé, XV. — Fasti capitolin, ann. 487.
[57] COLONIES ROMAINES, IIIe période : 416-488.
ANTIUM (416). Colonie maritime (Volsques). Torre d’Anzo ou Porto d’Anzo.
TERRACINA (425). Colonie maritime (Aurunces). (Via Appia.) Terracina.
MINTURNÆ (459). Colonie maritime (Aurunces). (Via Appia.) Ruines près de Trajetta.
SINUESSA (459) Colonie maritime (Campanie). (Via Appia.) Près de Rocca di Mondragone.
SENA GALLICA (465). Colonie maritime (Ombrie, in agro gallico.) (Via Valeria.) Sinigaglia.
CASTRUM NOVUM (465 Colonie maritime (Picenum), (Via Valeria.) Giulia nuova.
COLONIES LATINES.
CALES (420). Campanie. (Via Appia.) Calvi.
FREGELLE (426). Volsques. Vallée du Liris. Ceprano (?). Détruite en 629.
LUCERIA (440). Apulie. Lucera.
SUESSA AURUNCA (441) Aurunces. (Via Appia.) Sessa.
PONTIÆ (441) Ile en face de Circeii. Ponza.
SATICULA (441). Limite du Samnium et de la Campanie. Prestria, près de Santa Agata de’ Goti. Disparut de bonne heure.
INTERAMNA (Lirinas) (442). Volsques. Terame. Inhabitée.
SORA (451). Limite des Volsques et des Samnites. Sora. Colonisée déjà précédemment.
ALBA FUCENSIS (451). Marses. (Via Valeria.) Alba, village près d’Avezzano.
NARNIA (455). Ombrie. (Via Flaminia.) Narni. Renforcée en 555.
CARSEOLI (456). Èques. (Via Valeria.) Cerita, Osteria del Cavaliere, près de Carsoli.
VENUSIA (463). Frontière entre la Lucanie et l’Apulie. (Via Appia.) Venosa. Renforcée en 554.
ADRIA (ou HATRIA) (465). Picenum. (Via Valeria et Salaria.) Adri.
COSA (481). Étrurie ou Campanie. Ansedonia (?), près d’Orbitello. Renforcée en 557.
PÆSTUM (481). Lucanie. Pesto. Ruines.
ARIMINUM (486). Ombrie, in agro gallico. (Via Flaminia.) Rimini.
BENEVENTUM (486). Samnium. (Via Appia.) Benevento.
[58] Campaniens : Stellatina. Étrusques : Tromentina, Sabatina, Arniensis, en 367 (Tite-Live, VI, V). Latins : Mœcia et Scaptia, en 422 (Tite-Live, VIII, XVII). Volsques : Pomptina et Publilia, en 396 (Tite-Live, VII, XV). Ausones : Ufentina et Falerna, en 436 (Tite-Live, IX, XX). Èques : Aniensis et Terentina, en 455 (Tite-Live, X, IX). Sabins : Velina et Quirina, en 513 (Tite-Live, Épitomé, XIX).
[59] Au commencement de chaque année consulaire, les magistrats ou députés des villes devaient se rendre à Rome, et les consuls y fixaient le contingent que chacune d’elles était obligée de fournir suivant les listes du cens. Ces listes étaient dressées par les magistrats locaux, qui les envoyaient au sénat, et renouvelées tous les cinq ans, sauf dans les colonies latines, où l’on semble avoir pris pour base constante le nombre des colons primitifs.
[60] Le pays des Samnites, entre autres, était complètement découpé par ces domaines.
[61] Tite-Live met dans la bouche du consul Decius, en 452, cette phrase remarquable : Jam ne nobilitatis quidem sum plebeios pœnitere. (Tite-Live, X, VII) ; et plus tard encore, vers 538, un tribun s’exprime ainsi : Nam plebeios nobiles jam eisdem initiatos esse sacris, et contemnere plebem, ex quo contemni desierint a patribus, cœpisse. (Tite-Live, XXII, XXXIV.)
[62] Tite-Live, XIV, XLVIII.
[63] La preuve en est dans la condamnation de ceux qui enfreignaient la loi de Stolon. (Tite-Live, X, XIII.)
[64] Valère Maxime, IV, III, 5. — Plutarque, Caton, III.
[65] Valère Maxime, IV, III, 6.
[66] Valère Maxime, IV, III, 9.
[67] Tite-Live, IX, XLVI.
[68] Les biens du débiteur, non son corps, répondraient de sa dette. Ainsi tous les citoyens captifs furent libres, et on défendit pour toujours de remettre aux fers un débiteur. (Tite-Live, VIII, XXVIII.)
[69] L’ignorance du calendrier et du mode de fixation des fêtes laissait aux pontifes seuls la connaissance des jours où il était permis de plaider.
[70] Les jurisconsultes, de peur que leur ministère ne devînt inutile pour procéder en justice, imaginèrent certaines formules, afin de se rendre nécessaires. (Cicéron, Pour Murena, XI.)
[71] Tite-Live, Épitomé, XI. — Pline, XVI, X, 37.
[72] Cicéron, Brutus, c. XIV. — Zonare, Annales, VIII, 2.
[73] Vous voyez ici tous les principaux sénateurs qui vous donnent l’exemple. Ils veulent partager avec vous les fatigues et les périls de la guerre, quoique les lois et leur âge les exemptent de porter les armes. (Discours du dictateur Postumius à ses troupes, Denys d’Halicarnasse, VI, IX.)
[74] Tite-Live, XXII, XLIX.
[75] Valère Maxime, II, VIII, 4, 7.
[76] Plutarque, Flamininus, XXVIII.
[77] Aurelius Victor, Hommes illustres, XXVI et XXVII.
[78] Tite-Live, IX, X.
[79] Une sédition s’élevait déjà entre les patriciens et le peuple, et la terreur d’une guerre si soudaine (avec les Tiburtins) l’étouffa. (Tite-Live, VII, XII.) — Appius Sabinus, pour prévenir les maux qui sont une suite inévitable de l’oisiveté jointe à l’indigence, voulait occuper le peuple dans les guerres du dehors, afin que, gagnant sa vie par lui-même, et trouvant abondamment sur les terres de l’ennemi les vivres qui manquaient à Rome, il rendit en même temps quelque service à l’État, au lieu de troubler mal à propos les sénateurs dans l’administration des affaires. Il disait qu’une ville qui disputait, comme Rome, l’empire à toutes les autres, et qui en était haïe, ne pouvait pas manquer d’un honnête prétexte pour faire la guerre ; que, si l’on voulait juger de l’avenir par le passé, on verrait clairement que toutes les séditions qui avaient jusqu’alors déchiré la République n’étaient jamais arrivées que dans les temps de paix, lorsqu’on ne craignait plus rien au dehors. (Denys d’Halicarnasse, IX, XLIII.)
[80] Claudius fit aussi la guerre dans l’Ombrie et s’empara de la ville de Camerinum, dont il vendit les habitants comme esclaves. (Voy. Valère Maxime, VI, V, § 1. — Tite-Live, Épitomé, XV.) Camille, après la prise de Véies, fait vendre les têtes libres à l’encan. (Tite-Live, V, XXII.) — En 385, les prisonniers, la plupart Étrusques, furent vendus à l’encan. (Tite-Live, VI, IV.) — Les auxiliaires des Samnites, après la bataille d’Allifæ (447), furent vendus comme esclaves au nombre de 7.000. (Tite-Live, IX, XLII.)