HISTOIRE DE JULES CÉSAR

 

LIVRE PREMIER. — TEMPS DE ROME ANTÉRIEURS À CÉSAR.

CHAPITRE DEUXIÈME. — ÉTABLISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE (De 244 à 416).

 

 

I. — Avantage de l’établissement de la République.

Les rois sont expulsés de Rome. Ils disparaissent parce que leur mission est accomplie. Il existe, on le dirait, dans l’ordre moral ainsi que dans l’ordre physique, une loi suprême qui assigne aux institutions, comme à certains êtres, une limite fatale, marquée par le terme de leur utilité. Tant que ce terme providentiel n’est pas arrivé, rien d’opposé ne prévaut : les complots, les révoltes, tout échoue contre la force irrésistible qui maintient ce qu’on voudrait renverser ; mais si, au contraire, un état de choses, inébranlable en apparence, cesse d’être utile aux progrès de l’humanité, alors ni l’empire des traditions, ni le courage, ni le souvenir d’un passé glorieux, ne peuvent retarder d’un jour la chute décidée par le destin.

La civilisation semble avoir été transportée de la Grèce en Italie pour y créer un immense foyer d’oit elle pût se répandre dans le monde entier. Dès lors le génie de la force et de l’organisation devait nécessairement présider aux premiers temps de Rome. C’est ce qui arriva sous les rois, et, tant que leur tâche ne fut pas accomplie, ils triomphèrent de tous les obstacles. En vain les sénateurs tentèrent de se partager le pouvoir en l’exerçant chacun pendant cinq jours[1] ; en vain les passions se soulevèrent contre l’autorité d’un chef unique : tout 8tt inutile, et le meurtre même des rois fortifia la royauté. Mais une fois le moment venu où ils cessent d’être indispensables, le plus simple accident les précipite. Un homme abuse d’une femme, le trône s’écroule, et, en tombant, il se partage en deux : les consuls succèdent à toutes les prérogatives des rois[2]. Rien n’est changé dans la République, si ce n’est qu’au lieu d’un chef électif à vie il y aura désormais deux chefs élus pour un an. Cette transformation est évidemment l’œuvre de l’aristocratie ; les sénateurs veulent gouverner eux-mêmes, et, par ces élections annuelles, chacun espère prendre à son tour sa part de la souveraine puissance. Voilà le calcul étroit de l’homme et son mobile mesquin. Voyons à quelle impulsion supérieure il obéissait sans le savoir.

Ce coin de terre, situé au bord du Tibre et prédestiné à l’empire du monde, renfermait en lui, on le voit, des germes féconds qui demandaient une expansion rapide. Elle ne pouvait s’effectuer que par l’indépendance absolue de la classe la plus éclairée, s’emparant à son profit de toutes les prérogatives de la royauté. Le régime aristocratique a cet avantage sur la monarchie, qu’il est plus immuable dans sa durée, plus constant dans ses desseins, plus fidèle aux traditions, et qu’il peut tout oser, parce que là oit un grand nombre se partage la responsabilité, personne n’est individuellement responsable. Rome, avec ses limites resserrées, n’avait plus besoin de la concentration de l’autorité dans une seule main, mais il lui fallait un nouvel ordre de choses qui donnât aux grands le libre accès au pouvoir suprême et secondât, par l’appât des honneurs, le développement des facultés de chacun. L’important était de créer une race d’hommes d’élite qui, se succédant avec les mêmes principes et les mêmes vertus, perpétuassent, de génération en génération, le système le plus capable d’assurer la grandeur de la patrie. La chute de la royauté fut donc un événement favorable au développement de Rome.

Les patriciens occupèrent seuls pendant longtemps les charges civiles, militaires et religieuses, et, ces charges étant la plupart annuelles, il n’y avait au sénat presque aucun membre qui ne les eût remplies, de sorte que cette assemblée se trouvait composée d’hommes formés aux luttes du Forum comme à celles du champ de bataille, façonnés aux difficultés de l’administration, enfin dignes, par une expérience durement acquise, de présider aux destinées de la République.

Ils n’étaient pas classés, ainsi que dans notre société moderne, en spécialités envieuses et rivales : on n’y voyait pas l’homme de guerre mépriser le civil, le jurisconsulte ou l’orateur se séparer de l’homme d’action, ou le prêtre s’isoler de tous. Pour s’élever aux dignités et mériter les suffrages de ses concitoyens, le patricien était astreint, dès son jeune âge, aux épreuves les plus diverses. On exigeait de lui l’adresse du corps, l’éloquence, l’aptitude aux exercices militaires, la science des lois civiles et religieuses, le talent de commander une armée ou de diriger une flotte, d’administrer la ville ou de commander une province ; et l’obligation de ces divers apprentissages non seulement donnait un plein essor à toutes les capacités, mais elle réunissait, aux yeux du peuple, sur le magistrat revêtu de dignités différentes, la considération attachée à chacune d’elles. Pendant longtemps, celui qu’honorait la confiance de ses concitoyens, outre l’illustration de la naissance, jouissait du triple prestige que donne la fonction du juge, du prêtre, du guerrier.

L’indépendance presque absolue dans l’exercice du commandement contribuait encore au développement des facultés. Aujourd’hui nos habitudes constitutionnelles ont érigé en principe la défiance envers le pouvoir ; à Rome, c’était la confiance. Dans nos sociétés modernes, le dépositaire d’une autorité quelconque est toujours retenu par des liens puissants ; il obéit à une loi précise, à un règlement minutieux, à un supérieur. Le Romain, au contraire, abandonné à sa seule responsabilité, se sentait dégagé de toute entrave ; il commandait en maître dans la sphère de ses attributions. Le contrepoids de cette indépendance était la courte durée des magistratures et le droit, donné à chacun, d’accuser tout magistrat au sortir de sa charge.

La prépondérance de la haute classe reposait donc sur une supériorité légitime, et cette classe, en outre, savait exploiter à son avantage les passions populaires. Elle ne voulait de la liberté que pour elle-même, mais elle savait en faire briller l’image aux yeux de la foule, et toujours le nom du peuple était associé aux décrets du sénat. Fière d’avoir contribué à la chute du pouvoir d’un seul, elle avait soin d’entretenir parmi les masses la crainte imaginaire du retour de la royauté. Entre ses mains la haine des tyrans deviendra une arme redoutable à tous ceux qui s’élèveront au-dessus des autres, soit en menaçant ses privilèges, soit en acquérant trop de popularité par leurs bienfaits : Ainsi, sous le prétexte, sans cesse renouvelé, d’aspirer à la royauté, succomberont le consul Spurius Cassius, en 269, parce qu’il avait présenté la première loi agraire ; Spurius Melius, en 315, parce qu’en distribuant du blé au peuple, pendant la disette, il inquiétait les patriciens[3] ; en 369, Manlius, sauveur de Rome, parce qu’il avait dépensé sa fortune pour venir en aide aux débiteurs insolvables[4]. Ainsi tomberont victimes de la même accusation le réformateur Tiberius Sempronius Gracchus, et plus tard, enfin, le grand César lui-même.

Mais si la crainte simulée du retour à l’ancien régime était un moyen puissant de gouvernement entre les mains des patriciens, la crainte réelle de voir leurs privilèges attaqués par les plébéiens les contenait dans la modération et la justice.

En effet, si la classe nombreuse, exclue de toute fonction, n’était pas venue par ses réclamations mettre des bornes aux privilèges de la noblesse, la contraindre à se rendre digne du pouvoir par ses vertus, et la rajeunir, en quelque sorte, par l’infusion d’un sang nouveau, la corruption ou l’arbitraire l’auraient, quelques siècles plus tôt, entraînée vers sa ruine. Une caste que ne renouvellent pas des éléments étrangers est condamnée à disparaître ; et le pouvoir absolu ; qu’il appartienne à un homme ou à une classe d’individus, finit toujours par être également dangereux à celui qui l’exerce. Cette concurrence des plébéiens excita dans la République une heureuse émulation qui produisit de grands hommes, car, comme le dit Machiavel[5] : La crainte de perdre fait naître dans les cœurs les mêmes passions que le désir d’acquérir. Quoique l’aristocratie ait défendu longtemps avec opiniâtreté ses privilèges, elle fit à propos d’utiles concessions. Habile à réparer sans cesse ses défaites, elle reprenait, sous une autre forme, ce qu’elle avait été contrainte d’abandonner, perdant souvent quelques-unes de ses attributions, mais conservant son prestige toujours intact.

Ainsi, le fait caractéristique des institutions romaines était de former des hommes aptes à toutes les fonctions. Tant que sur un théâtre restreint la classe dirigeante sut borner son ambition à faire prévaloir les véritables intérêts de la patrie, que la séduction des richesses et d’un pouvoir illimité ne vint pas l’exalter outre mesure, le système aristocratique se maintint avec tous ses avantages et domina l’instabilité des institutions. Lui seul, en effet, était capable de supporter longtemps, sans succomber, un régime où la direction de l’État et le commandement des armées passaient chaque année dans des mains différentes et dépendaient d’élections dont l’élément est toujours si mobile. En outre, les lois faisaient naître des antagonismes plus propres à amener l’anarchie qu’à consolider la véritable liberté. Examinons, sous ces derniers rapports, la constitution de la République.

II. — Institutions de la République.

Les deux consuls, dans l’origine, étaient à la fois généraux, juges, administrateurs ; égaux en pouvoirs, ils se trouvaient souvent en désaccord, soit au Forum[6], soit sur le champ de bataille[7]. Leurs dissentiments se reproduisirent maintes fois jusque sous le consulat de César et de Bibulus ; et ils pouvaient devenir d’autant plus dangereux que la décision d’un consul était annulée par l’opposition de son collègue. D’un autre côté, la courte durée de leur magistrature les contraignait ou de brusquer une bataille pour en enlever la gloire à leur successeur[8], ou d’interrompre une campagne pour venir à Rome tenir les comices. Les défaites de la Trebia, de Cannes et celle de Servilius Cæpion par les Cimbres[9] furent des exemples funestes du défaut d’unité dans la direction de la guerre.

Afin de pallier les mauvais effets de l’exercice simultané de leurs prérogatives, les consuls convinrent qu’en campagne ils alterneraient journellement dans le commandement, et qu’à Rome chacun aurait les faisceaux pendant un mois ; mais cette innovation eut encore des conséquences fâcheuses[10]. On crut même devoir, neuf ans après la chute des rois, recourir à la dictature ; et cette autorité absolue, limitée à six mois, c’est-à-dire à la plus longue durée d’une campagne, ne remédiait que temporairement, et dans les circonstances extraordinaires, à l’absence du pouvoir d’un seul.

Ce dualisme et cette instabilité de l’autorité suprême n’étaient donc pas un élément de force ; l’unité et la fixité de direction nécessaires chez un peuple toujours en guerre avaient disparu ; mais le mal eût été plus grave si la conformité d’intérêts et de vues d’individus appartenant à une même caste n’était venue l’atténuer. L’homme valait mieux que les institutions qui l’avaient formé.

La création des tribuns du peuple, dont le rôle devint plus tard si important, fut, en 260, une nouvelle cause de discorde : les plébéiens, qui composaient la plus grande partie de l’armée, demandèrent à avoir leurs chefs militaires pour magistrats[11] l’autorité des tribuns fut d’abord restreinte : on peut s’en convaincre par les termes suivants de la loi qui les établit[12] :

Personne ne contraindra un tribun du peuple, comme un homme du commun, à faire quelque chose malgré lui ; il ne sera permis ni de le frapper, ni de le faire maltraiter par un autre, ni de le tuer ou de le faire tuer[13].

Qu’on juge par là du degré d’infériorité auquel étaient réduits les plébéiens. Le veto des tribuns pouvait néanmoins arrêter les propositions de lois et les décisions des consuls et du sénat, les levées de troupes, la convocation des comices, l’élection des magistrats[14]. Dès 297, leur nombre fut porté à dix, c’est-à-dire à deux par chacune des cinq classes soumises spécialement au recrutement[15] ; mais le mesure ne profita guère aux plébéiens ; plus- le nombre des tribuns augmentait, plus il devenait facile à l’aristocratie de trouver parmi eux un instrument de ses desseins. Peu à peu leur influence s’accrut ; ils s’arrogèrent, en 298, le droit de convoquer le sénat, et cependant ils furent longtemps encore sans faire partie de cette assemblée[16].

Quant aux comices, le peuple n’y avait qu’une faible influence. Dans les assemblées par centuries, le vote des premières classes, composées des citoyens les plus riches, on l’a vu, l’emportait sur tous les autres ; dans les comices par curies, les patriciens étaient maîtres absolus, et lorsque, vers la fin du troisième siècle, les plébéiens obtinrent les comices par tribus[17], cette concession n’ajouta pas sensiblement à leurs prérogatives. Elle se bornait à la faculté de se réunir sur la place publique, où, divisés par tribus, ils mettaient leurs votes dans des urnes pour l’élection de leurs tribuns et de leurs édiles, élus jusque-là par les centuries[18] ; leurs décisions s’appliquaient à eux seuls et n’obligeaient pas les patriciens ; de sorte que la même ville offrait alors le spectacle de deux cités ayant chacune ses magistrats et ses lois[19]. Les patriciens ne voulurent pas d’abord faire partie des assemblées par tribus, mais bientôt ils en reconnurent l’avantage et y entrèrent avec leurs clients, vers 305[20].

III. — Transformation de l’aristocratie.

Cette organisation politique, reflet d’une société composée de tant d’éléments divers, aurait difficilement constitué un ordre de choses durable si l’ascendant d’une classe privilégiée n’eût pas dominé les causes dissensions. Cet ascendant lui-même se serait bientôt affaibli si des concessions forcées ou volontaires n’eussent peu à peu abaissé les barrières entre les deux ordres.

En effet, l’arbitraire des consuls, désignés peut-être originairement par le sénat seul[21], excitait de vives récriminations. L’autorité consulaire, s’écriaient les plébéiens, était, en réalité, presque aussi dure que celle des rois. Au lieu d’un maître ils en avaient deux, revêtus d’un pouvoir absolu et illimité, sans règle et sans frein, qui tournaient contre le peuple toutes les menaces des lois, tous les supplices[22]. Quoique dès 283 les patriciens et les plébéiens fussent soumis aux mêmes juges[23], le défaut de lois fixes laissait les biens et la vie des citoyens livrés au bon plaisir, soit des consuls, soit des tribuns. Il devint donc indispensable d’asseoir la législation sur des bases solides, et on choisit, en 303, dix magistrats appelés décemvirs, investis de la double puissance consulaire et tribunitienne, qui leur donnait le droit de convoquer également les assemblées par centuries et par tribus. Ils furent chargés de rédiger un code de lois appelées depuis Lois des Douze Tables, gravées sur l’airain, et devenues le fondement du droit public romain. Cependant elles continuaient à priver des effets civils l’union contractée entre personnes des deux ordres, et laissaient le débiteur à la merci du créancier, contrairement à ce qu’avait décidé Servius Tullius.

Les décemvirs abusèrent de leur pouvoir, et, à leur chute, les prétentions des plébéiens s’accrurent ; le tribunat, aboli pendant trois ans, fut rétabli ; on décida qu’il serait permis d’en appeler au peuple de la décision de tout magistrat, et que les lois faites dans les assemblées par tribus, comme dans les assemblées par centuries, seraient obligatoires pour tous[24]. Il y eut donc ainsi trois sortes de comices : les comices par curies, qui, conférant l’imperium aux magistrats élus par les centuries, sanctionnaient en quelque sorte l’élection des consuls[25] ; les comices par centuries, présidés par les consuls, et les comices par tribus, présidés par les tribuns ; les premiers nommaient les consuls, les seconds les magistrats plébéiens, et tous deux, composés à peu près des mêmes citoyens, pouvaient également approuver ou rejeter les lois ; mais, dans les unes, les hommes les plus riches et la noblesse avaient toute l’influence, parce qu’ils formaient la majorité des centuries et votaient les premiers ; dans les autres, au contraire, les votes étaient confondus avec ceux de la tribu à laquelle ils appartenaient. Si, dit un ancien auteur, on recueille les suffrages par gentes (ex generibus hominem), les comices sont par curies ; si l’on vote d’après l’âge et le cens, ils sont par centuries ; enfin si l’on vote par circonscription territoriale (regionibus), ils sont par tribus[26]. Malgré ces concessions, l’antagonisme légal régnait toujours entre les pouvoirs, entre les assemblées et entre les différentes classes de la société.

Les plébéiens prétendaient à tous les emplois, et surtout au consulat, refusant de s’enrôler tant qu’on n’aurait pas satisfait à leurs demandes, et, dans leurs prétentions, ils allaient jusqu’à invoquer l’origine plébéienne des rois : Voulons-nous donc, s’écriait le tribun Canuleius en s’adressant au peuple, avoir des consuls qui ressemblent aux décemvirs, les plus vils des mortels, tous patriciens, plutôt qu’aux meilleurs de nos rois, tous hommes nouveaux ! c’est-à-dire hommes sans ancêtres[27].

Le sénat résistait, parce qu’il n’entendait pas conférer à des plébéiens le droit attribué aux consuls, pour la convocation des comices, de prendre les grands auspices, privilège tout religieux, apanage exclusif de la noblesse[28].

Afin d’obvier à cette difficulté, le sénat, après avoir supprimé les obstacles- légaux qui s’opposaient aux mariages entre les deux ordres, consentit, en 309, à la création de six tribuns militaires revêtus de la puissance consulaire ; mais, chose essentielle, c’était l’interroi qui convoquait les comices et prenait les auspices[29]. Pendant soixante et dix-sept ans, les tribuns militaires alternèrent avec les consuls, et on ne rétablit le consulat d’une manière permanente, en 387, que lorsqu’il fut permis aux plébéiens d’y parvenir. Tel fut le résultat d’une des lois de Licinius Stolon. Ce tribun parvint à faire adopter plusieurs mesures qui semblaient ouvrir une ère nouvelle où les dissensions s’apaisèrent. Cependant les patriciens tenaient tellement au privilège de prendre seuls les auspices, qu’en 398 on nomma, en l’absence du consul patricien, un interroi chargé de présider les comices, afin de ne pas laisser ce soin au dictateur et à l’autre consul, qui étaient plébéiens[30].

Mais en permettant à la classe populaire d’arriver au consulat, on avait eu soin de retirer à cette dignité une grande partie de ses attributions, pour les conférer à des magistrats patriciens. Ainsi on avait successivement enlevé aux consuls, par la création de deux questeurs, en 307, l’administration de la caisse militaire[31] ; par la création des censeurs, en 311, le droit de dresser la liste du cens, l’assiette du revenu de l’État, et de veiller sur la morale publique ; par la création des préteurs, en 387, la juridiction souveraine en matière civile, sous le prétexte que la noblesse seule possédait la connaissance du droit des Quirites ; enfin, par la création des édiles curules, la présidence des jeux, la surintendance des bâtiments, la police et les approvisionnements de la ville, l’entretien des voies publiques et l’inspection des marchés.

L’intention de l’aristocratie avait été de limiter les concessions obligées ; mais, après l’adoption des lois liciniennes, il lui fut impossible d’empêcher en principe l’admission des plébéiens à toutes les magistratures. Dès 386 ils étaient parvenus à la charge importante de maître des chevaliers (magister equitum), qui était pour ainsi dire le lieutenant du dictateur (magister populi)[32] ; en 387 l’accès aux fonctions religieuses leur avait été ouvert[33] ; en 345 ils obtinrent la questure ; en 398, la dictature elle-même ; en 403, la censure ; enfin, en 417, la préture.

En 391 le peuple s’arrogea le droit de nommer une partie des tribuns légionnaires, choisis jusqu’alors par les consuls[34].

En 415 la loi de Q. Publilius Philon enlevait au sénat la faculté de refuser l’auctoritas aux lois votées par les comices, et elle l’obligeait à déclarer par avance si la loi proposée était conforme au droit public et religieux. De plus, l’obligation imposée par cette loi d’avoir toujours un censeur pris parmi les plébéiens ouvrait les portes du sénat aux plus riches d’entre eux, puisqu’au censeur appartenait de fixer le rang des citoyens et de prononcer sur l’admission ou l’exclusion des sénateurs. La loi publilienne tendait donc à élever au même rang l’aristocratie des deux ordres, et à créer la noblesse (nobilitas), composée de toutes les familles illustrées par les fonctions qu’elles avaient remplies.

IV. — Éléments de dissolution.

Au commencement du Ve siècle de Rome, le rapprochement des deux ordres avait donné à la société une plus grande consistance ; mais, de même que nous avons vu, sous la royauté, poindre les principes qui devaient un jour faire la grandeur de Rome, de même nous voyons, alors, apparaître des dangers qui se renouvelleront sans cesse. La corruption électorale, la loi de perduellion, l’esclavage, l’accroissement de la classe pauvre, les lois agraires et la question des dettes, viendront, en différentes circonstances, menacer l’existence de la République. Constatons sommairement que ces questions, si graves dans la suite, furent soulevées de bonne heure.

Corruption électorale. — La fraude s’introduisit dans les élections dès que le nombre des électeurs s’accrut et obligea à recueillir plus de suffrages pour obtenir des charges publiques ; en 396, en effet, une loi sur la brigue, proposée par le tribun du peuple C. Pœtelius, atteste déjà l’existence de la corruption électorale.

Loi de lèse-majesté. — Dès 305 et 369, l’application de la loi de perduellion ou d’attentat contre la République fournit à l’arbitraire une arme dont on fit plus tard, sous les empereurs, un si déplorable usage sous le nom de loi de lèse-majesté[35].

Esclavage. — L’esclavage présentait de graves dangers pour la société, car, d’un côté, il tendait, par le meilleur marché de la main-d’œuvre, à se substituer au travail des hommes libres ; de l’autre, mécontents de leur sort, les esclaves étaient toujours prêts à secouer le joug et à devenir les auxiliaires de tous les ambitieux. En 253, 294 et 336, des soulèvements partiels annoncèrent l’état déjà redoutable d’une classe déshéritée de tous les avantages, quoique liée intimement à tous les besoins de la vie commune[36]. Le nombre des esclaves s’accrut promptement. Ils remplaçaient les hommes libres que les guerres continuelles arrachaient aux travaux de la terre. Plus tard, quand ces derniers revenaient dans leurs foyers, le sénat était obligé de les nourrir, en envoyant chercher du blé jusqu’en Sicile, pour le livrer, soit gratis, soit à prix réduit[37].

Lois agraires. — Quant aux lois agraires et à la question des dettes, elles ne tardèrent pas à devenir une cause incessante d’agitation.

Les rois, avec les terres conquises, avaient constitué un domaine de l’État (ager publicus), l’une de ses principales ressources[38], et ils en distribuaient généreusement une partie aux citoyens pauvres[39]. En général on enlevait aux vaincus les deux tiers de leurs terres[40]. De ces deux tiers, la partie cultivée, dit Appien, était toujours adjugée aux nouveaux colons, soit à titre gratuit, soit par vente, soit par bail à redevance. Quant à la partie inculte, qui, par suite de la guerre, était presque toujours la plus considérable, on n’avait pas coutume de la distribuer, mais on en abandonnait la jouissance à qui voulait la défricher et la cultiver, en réservant à l’État la dixième partie des moissons et la cinquième partie des fruits. On imposait également ceux qui élevaient du gros ou du petit bétail (afin d’empocher les prairies de s’étendre au détriment des terres labourables). On faisait cela en vue de l’accroissement de la population italique, qu’on jugeait à Rome la plus laborieuse, et pour avoir des alliés de sa propre race. Mais la mesure produisit un résultat contraire à ce qu’on avait espéré. Les riches s’approprièrent la plus grande partie des terres non partagées, et, comptant que la longue durée de leur occupation ne permettrait à personne de les expulser, ils achetèrent de gré à gré ou enlevèrent par la force aux petits propriétaires voisins leurs modestes héritages, et formèrent ainsi de vastes domaines, au lieu des simples champs qu’eux-mêmes cultivaient auparavant[41].

Les rois avaient toujours cherché à réprimer ces usurpations[42], et peut-être Servius Tullius paya-t-il de sa vie une tentative semblable. Mais, après la chute de la royauté, les patriciens, devenus plus puissants, voulurent conserver les terres dont ils s’étaient injustement emparés[43].

Il faut bien le reconnaître, comme ils soutenaient la plus grande partie du poids de la guerre et des impôts, ils avaient plus de droits que d’autres aux terres conquises ; ils pensaient d’ailleurs que les colonies suffisaient pour entretenir une population agricole, et ils agissaient plutôt en fermiers de l’État qu’en propriétaires du sol. D’après le droit public, en effet, l’ager publicus était inaliénable, et on lit dans un ancien auteur : Les jurisconsultes nient que le sol quia une fois u commencé à appartenir au peuple romain puisse jamais, par l’usage ou la possession, devenir la propriété de qui que ce soit au monde[44].

Malgré ce principe, il eût été sage de donner aux citoyens pauvres qui avaient combattu, une part des dépouilles des vaincus ; aussi les demandes furent-elles incessantes, et, dès 288, renouvelées, presque d’année en année, par les tribuns ou par les consuls mêmes. En 275, un patricien, Fabius Cæson, prenant l’initiative d’un partage de terres récemment conquises, s’écria : N’est-il pas juste que le territoire enlevé à l’ennemi devienne la propriété de ceux qui l’ont payé de leur sueur et de leur sang ?[45] Le sénat fat inflexible pour cette proposition comme pour celles qui furent mises en avant par Q. Considius et T. Genucius en 278, par Cn. Genucius en 280, par les tribuns du peuple, avec l’appui des consuls Valerius et Æmilius, en 284[46].

Cependant, après cinquante-quatre ans de luttes, depuis l’expulsion des Tarquins, le tribun Icilius, en 298, obtint le partage des terres du mont Aventin, moyennant une indemnité à ceux qui en avaient usurpé une certaine étendue[47]. L’application de la loi Icilia à d’autres parties de l’ager publicus[48] fut vainement sollicitée en 298 comme dans les années suivantes ; mais, en 330, un nouvel impôt fut prélevé sur les possesseurs des terres pour payer la solde des troupes Rien ne lassait la persévérance des tribuns, et, pendant les trente-six années suivantes, six nouvelles propositions échouèrent, même celle qui était relative au territoire de Boles, récemment pris sur l’ennemi[49]. En 361 seulement un sénatus-consulte accorda à chaque père de famille et à chaque personne libre sept arpents du territoire qui venait d’être conquis sur les Véiens[50]. En 371, après une résistance de cinq années, le sénat, pour s’assurer le concours du peuple dans la guerre contre les Volsques, consentit au partage du territoire de Pomptinum (Marais Pontins) enlevé à ce peuple par Camille, et déjà livré aux empiètements des grands[51]. Ces concessions partielles ne pouvaient néanmoins satisfaire les plébéiens ni réparer les injustices ; la loi licinienne fit triompher les prétentions du peuple, combattues depuis cent trente-six ans[52] ; elle ne privait pas complètement les nobles de la jouissance des terres injustement usurpées, mais elle en limitait la possession à cinq cents jugera (cent vingt-cinq hectares). Cette répartition faite, le terrain restant devait être distribué aux pauvres. Les propriétaires étaient obligés d’entretenir sur leurs terres un certain nombre d’hommes libres, afin d’augmenter la classe dans laquelle se recrutaient les légions ; enfin on fixa le nombre des bestiaux de chaque domaine pour restreindre la culture des prairies, en général la plus lucrative, et augmenter celle des terres labourables, ce qui affranchissait l’Italie de la nécessité d’avoir recours aux blés étrangers.

Cette loi de Licinius Stolon assurait d’heureux résultats ; elle réprimait les empiètements des riches et des grands, mais ne procédait dans ses effets rétroactifs qu’avec modération ; elle arrêtait l’extension inquiétante des domaines privés aux dépens du domaine public, l’absorption des biens de tous par quelques-uns, la dépopulation de l’Italie, et par conséquent l’affaiblissement des armées[53].

De nombreuses condamnations infligées pour infractions à la loi Licinia prouvent qu’elle fut exécutée, et pendant deux cents ans elle contribua, avec l’établissement de nouvelles colonies[54], à entretenir cette classe d’agriculteurs, force première de l’État. On remarque en effet que, de ce moment, le sénat prit lui-même l’initiative de nouvelles distributions de terres au peuple[55].

Dettes. — La question des dettes et de la diminution du taux de l’intérêt était depuis longtemps le sujet de vives préoccupations et de débats passionnés.

Comme les citoyens faisaient la guerre à leurs frais, les moins riches, tant qu’ils étaient sous les armes, ne pouvaient prendre soin de leurs champs ou de leurs fermes, et empruntaient pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. La dette avait, dans ce cas, une noble origine, le service de la patrie[56]. L’opinion publique devait donc être favorable aux débiteurs et hostile à ceux qui, spéculant sur la gêne des défenseurs de l’État, exigeaient un gros intérêt des sommes prêtées. Les patriciens aussi abusaient de leur position et de la science des formules judiciaires pour exiger de fortes sommes des plébéiens dont ils défendaient les causes[57].

Les rois, accueillant les réclamations des citoyens obérés, s’étaient souvent empressés de les secourir[58] ; mais, après leur expulsion, les classes riches, plus indépendantes, devinrent plus intraitables, et l’on vit des hommes, ruinés à cause de leur service militaire, être vendus à l’encan, comme esclaves[59], par leurs créanciers. Aussi, lorsque la guerre était imminente, les pauvres refusaient-ils souvent de s’enrôler[60], s’écriant : Que nous servira-t-il de vaincre les ennemis du dehors, si nos créanciers nous mettent dans les fers pour les dettes que nous avons contractées ? Quel avantage aurons-nous d’affermir l’empire de Rome, si nous ne pouvons pas conserver notre liberté individuelle ?[61] Cependant les patriciens, qui concouraient plus que les autres aux charges de la guerre, réclamaient, non sans raison, de leurs débiteurs le payement des sommes prêtées : de là de perpétuelles dissensions[62].

En 305, les lois des Douze Tables décidèrent que le taux de l’intérêt serait réduit à 10 p. 100 par année ; mais une loi de Licinius Stolon résolut seule, d’une manière équitable, cette grave question. Elle statuait que les intérêts précédemment payés par les débiteurs seraient déduits du capital, et que le capital serait remboursé par portions égales dans un intervalle de trois ans. Cette mesure était avantageuse pour tous, car, dans l’état d’insolvabilité où se trouvaient les débiteurs, les créanciers ne touchaient aucun intérêt et risquaient même de perdre le capital : la nouvelle loi garantissait les créances ; les débiteurs, à leur tour, devenus propriétaires, trouvaient à se libérer au moyen des terres qu’ils avaient reçues, et du délai qui leur était donné. L’accord établi en 387 ne fut que momentané, et, au milieu de dissentiments de plus en plus animés, on arriva, en 412, jusqu’à décréter l’entière abolition des dettes et la défense d’exiger aucun intérêt, mesures révolutionnaires et transitoires.

V. — Résumé.

Cet aperçu rapide des maux déjà sensibles qui travaillaient la société romaine nous conduit à cette réflexion : le sort de tous les gouvernements, quelle que soit leur forme, est de renfermer en eux des germes de vie qui font leur force, et des germes de dissolution qui doivent un jour amener leur ruine. Suivant donc que la République fut en progrès ou en décadence, les premiers ou les seconds se développèrent et dominèrent tour à tour ; c’est-à-dire, tant que l’aristocratie conserva ses vertus et son patriotisme, les éléments de prospérité prédominèrent ; mais, dès qu’elle commença à dégénérer, les causes de perturbation prirent le dessus et ébranlèrent l’édifice si laborieusement élevé.

Si la chute de la royauté, en donnant à l’aristocratie plus de vitalité et d’indépendance, rendit la constitution de l’État plus solide et plus durable, la démocratie n’eut pas d’abord à s’en féliciter. Deux cents ans s’écoulèrent avant que les plébéiens pussent obtenir, non seulement l’égalité des droits politiques, mais encore le partage de l’ager publicus et un adoucissement en faveur des débiteurs, obérés par des guerres incessantes. Le même temps environ fut nécessaire à la République pour reconquérir sur les peuples voisins la suprématie qu’elle avait exercée sous les derniers rois[63], tant il faut d’années à un pays pour se remettre des secousses et de l’affaiblissement causés par les révolutions même les plus légitimes.

La société romaine avait été néanmoins assez vigoureusement constituée pour résister à la fois aux attaques du dehors et aux troubles intérieurs. Ni les envahissements de Porsenna, ni ceux des Gaulois, ni la conjuration des peuples voisins, ne purent compromettre son existence. Déjà des hommes éminents, tels que Valerius Publicola, A. Postumius, Coriolan, Spurius Cassius, Cincinnatus, Camille, s’étaient distingués comme législateurs et comme guerriers, et Rome pouvait mettre sur pied dix légions, ou 45.000 hommes. Au dedans, de sérieux avantages avaient été obtenus, de notables concessions faites pour amener la réconciliation entre les deux ordres ; on avait adopté des lois écrites, et mieux défini les attributions des différentes magistratures, mais la constitution de la société restait la même. La facilité accordée aux plébéiens d’arriver à tous les emplois ne fit qu’accroître la force de l’aristocratie ; elle se rajeunit sans se modifier, diminua le nombre de ses adversaires et accrut celui de ses adhérents. Les familles plébéiennes riches et importantes vinrent bientôt se confondre avec les anciennes familles patriciennes, partager leurs idées, leurs intérêts, leurs préjugés même ; aussi un savant historien allemand remarque avec raison qu’après l’abolition de la royauté il y eut peut-être un plus grand nombre de plébéiens dans le sénat, mais que le mérite personnel, sans naissance et sans fortune, éprouva plus de difficultés à parvenir[64].

Il ne suffit pas, en effet, pour apprécier l’état d’une société, d’approfondir ses lois, il faut encore bien constater l’action qu’exercent les mœurs. Les lois proclamaient l’égalité et la liberté, mais les mœurs laissaient les honneurs et la prépondérance à la classe élevée. L’admission aux emplois n’était plus interdite aux plébéiens, mais l’élection les en écartait presque toujours. Pendant cinquante-neuf années, deux cent soixante-quatre tribuns militaires remplacèrent les consuls, et dans ce nombre on compte seulement dix-huit plébéiens ; lors même que ces derniers purent prétendre au consulat, le choix tomba, le plus souvent, sur des patriciens[65]. Depuis longtemps le mariage entre les deux ordres se concluait sur un pied d’égalité, et cependant les préjugés de caste étaient loin d’être détruits en 456, comme le prouve l’histoire de la patricienne Virginia, mariée au plébéien Volumnius, et que les matrones repoussèrent du temple de la Pudicitia patricia[66].

Les lois protégeaient la liberté ; mais elles étaient rarement exécutées, comme le témoigne le renouvellement continuel des mêmes règlements. Ainsi en 305 on avait décidé que les plébiscites auraient force de loi, et malgré cela on se crut obligé de rappeler la même disposition par les lois Hortensia, en 466, et Mænia, en 468. Cette dernière sanctionnait en outre de nouveau la loi Publilia de 415. Il en fut de même de la loi de Valerius Publicola (de 246), qui autorisait à en appeler au peuple des sentences des magistrats. Elle semble avoir été remise en vigueur par Valerius et Horatius en 305, et plus tard par Valerius Corvus en 454. Et, à ce propos, le grand historien romain s’écrie : Je ne puis m’expliquer ce fréquent renouvellement de la même loi qu’en supposant que le pouvoir de quelques grands parvenait toujours à triompher de la liberté du peuple[67]. L’admissibilité au sénat était reconnue en principe, cependant on ne pouvait y entrer sans avoir obtenu un décret du censeur, ou avoir exercé une magistrature curule, faveurs presque toujours réservées à l’aristocratie. La loi qui exigeait un plébéien parmi les censeurs demeurait souvent sans application, et, pour devenir censeur, il fallait généralement avoir été consul.

Toutes les fonctions devaient être annuelles, et néanmoins les tribuns comme les consuls se faisaient renommer plusieurs fois à de courts intervalles : tels que Licinius Stolon, réélu tribun pendant neuf années de suite ; Sulpicius Peticus, cinq fois consul (de 390 à 403) ; Popilius Lænas et Marcius Rutilus, tous les deux quatre fois, le premier de 395 à 406, le second de 397 à 412. Vainement la loi de 412 vint exiger dix ans d’intervalle pour pouvoir prétendre à la même magistrature, plusieurs personnages n’en furent pas moins réélus avant le temps exigé,’ tels que Valerius Corvus, six fois consul (de 406 à 455), et consécutivement pendant les trois dernières années ; Papirius Cursor, cinq fois (de 421 à 441).

La vie des citoyens était protégée par des lois, mais l’opinion publique restait impuissante devant l’assassinat de ceux qui avaient encouru la haine du sénat ; et, malgré la loi du consul Valerius Publicola, on applaudissait à la mort violente du tribun Genucius ou du riche plébéien Spurius Melius.

Les comices étaient libres, mais le sénat avait à sa disposition le veto des tribuns ou les scrupules religieux. Un consul pouvait empêcher-la réunion de ces assemblées ou couper court à toutes les délibérations, soit en déclarant qu’il observait le ciel, soit en supposant un coup de tonnerre on toute autre manifestation céleste ; enfin il dépendait de la déclaration des augures d’annuler les élections[68]. D’ailleurs le peuple se bornait, au fond, à désigner les personnes auxquelles il voulait conférer les magistratures, car, pour entrer en fonctions, les consuls et les préteurs devaient soumettre leurs pouvoirs à la sanction des curies (lex curiata de imperio)[69]. Il était donc possible à la noblesse de faire revenir sur les élections qui lui déplaisaient ; c’est ce qu’explique Cicéron dans les termes suivants, tout en présentant cette mesure sous un jour favorable au peuple : Vos ancêtres exigeaient deux fois vos suffrages pour toutes vos magistratures, car, lorsqu’on proposait en faveur des magistrats patriciens une loi curiate, on votait en réalité une seconde fois sur les mêmes personnes, de sorte que le peuple, s’il venait à se repentir de ses préférences, avait la faculté d’y renoncer[70].

La dictature était aussi un levier laissé aux mains de la noblesse pour faire tomber les oppositions et influencer les comices. Le dictateur n’était jamais élu, mais nommé par un consul[71]. Dans l’espace de vingt-six ans seulement, de 390 à 416, il y eut dix-huit dictateurs.

Le sénat restait donc tout-puissant malgré la victoire des plébéiens, car, indépendamment des moyens mis à sa disposition, il était le maître d’éluder les plébiscites dont l’exécution lui était confiée. Si l’influence d’une classe prédominante tempérait l’usage de la liberté politique, les lois restreignaient plus encore la liberté individuelle. Ainsi, non seulement tous les membres de la famille étaient soumis à l’autorité absolue du chef, mais encore chaque citoyen était tenu d’obéir à une foule d’obligations rigoureuses[72]. Le censeur surveillait la pureté des mariages, l’éducation des enfants, le traitement des esclaves et des clients, la culture des champs[73]. Les Romains ne croyaient pas, dit Plutarque, qu’on dût laisser à chaque particulier la liberté de se marier, d’avoir des enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement préalables[74].

L’état de Rome ressemblait alors beaucoup à celui de l’Angleterre avant sa réforme électorale. Depuis plusieurs siècles, on vantait la constitution anglaise comme le palladium de la liberté, quoique alors, comme à Rome, la naissance et la fortune fussent la source unique des honneurs et de la puissance. Dans les deux pays l’aristocratie, maîtresse des élections par la brigue, par l’argent ou par les bourgs pourris, faisait nommer, à Rome des patriciens, au Parlement des membres de la noblesse, et, faute d’un cens élevé, on n’était citoyen dans aucun des deux pays. Néanmoins, si le peuple, en Angleterre, n’avait point de part à la direction des affaires, on vantait avec raison, avant 1789, une liberté qui retentissait avec éclat au milieu de l’atmosphère silencieuse des États du continent. L’observateur désintéressé n’examine pas si la scène oh se discutent les graves questions politiques est plus ou moins vaste, si les acteurs sont plus ou moins nombreux : il n’est frappé que de la grandeur du spectacle. Aussi, loin de nous l’intention de blâmer la noblesse, pas plus à Rome qu’en Angleterre, d’avoir conservé sa prépondérance par tous les moyens que les lois ou les habitudes mettaient à sa disposition ! Le pouvoir devait rester aux patriciens tant qu’ils s’en montreraient dignes, et, il faut bien le reconnaître, sans leur persévérance dans la même politique, sans cette hauteur de vues, sans cette vertu sévère et inflexible, caractère distinctif de l’aristocratie, l’œuvre de la civilisation romaine ne se serait pas accomplie.

Au commencement du Ve siècle, la République, consolidée, va recueillir le fruit de tant d’efforts soutenus. Plus unis désormais à l’intérieur, les Romains tourneront toute leur énergie vers la conquête de l’Italie, mais il faudra près d’un siècle pour la réaliser. Toujours stimulés par les institutions, toujours contenus par une aristocratie intelligente, ils donneront l’étonnant exemple d’un peuple conservant, au nom de la liberté et au milieu des agitations, l’immobilité d’un système qui le rendra le maître du monde.

 

 

 



[1] Les cent sénateurs se partagèrent en dix décuries, et chacune choisit un de ses membres pour exercer l’autorité. Le pouvoir était collectif ; un seul en portait les insignes, et marchait précédé des licteurs. La durée de ce pouvoir était de cinq jours, et chacun l’exerçait à son tour..... La plèbe ne tarda pas à murmurer. On n’avait fait qu’aggraver sa servitude : au lieu d’un maître, elle en avait cent. Elle paraissait disposée à ne plus souffrir qu’un roi, et à le choisir elle-même. (Tite-Live, I, XVII.)

[2] Au reste, cette liberté consista d’abord plutôt dans l’élection annuelle des consuls que dans l’affaiblissement de la puissance royale. Les premiers consuls en prirent toutes les prérogatives, tous les insignes ; seulement on craignit que, s’ils avaient tous deux les faisceaux, cet appareil n’inspirât trop de terreur, et Brutus dut à la déférence de son collègue de les avoir le premier. (Tite-Live, II, I.)

[3] La mort de Melius était justifiée, disait Quinctius pour apaiser le peuple, quand même il serait innocent du crime d’aspirer à la royauté. (Tite-Live, IV, XV.)

[4] De ces cœurs inflexibles sortit une sentence fatale, odieuse aux juges mêmes. (Tite-Live, VI, XX.)

[5] Discours sur Tite-Live, I, V.

[6] Preuves du désaccord des deux consuls : Cassius fit venir secrètement autant de Latins et d’Herniques qu’il lui fut possible pour avoir leurs suffrages ; il en arriva à Rome un si grand nombre qu’en peu de temps la ville se trouva pleine d’hôtes. Virginius, qui en fut averti, fit publier par un héraut dans tous les carrefours que ceux qui n’avaient point de domicile à Rome, eussent à se retirer incessamment ; mais Cassius donna des ordres contraires à ceux de son collègue, défendant à quiconque avait le droit de bourgeoisie romaine de sortir de la ville jusqu’à ce que la loi fut confirmée et reçue (An de Rome 288.) (Denys d’Halicarnasse, VIII, LXII.) — Quinctius, plus indulgent que son collègue, voulut qu’on cédât au peuple tout ce qu’il demanderait de juste et de raisonnable ; Appius, au contraire, aimait mieux mourir que de céder. (An de Rome 283.) (Denys d’Halicarnasse, IX, XLVIII.)

[7] Les deux consuls étaient du caractère le plus opposé et toujours en discorde (dissimiles diacordesque)..... (Tite-Live, XXII, XLI.) — Tandis qu’ils perdent les moments en querelles plutôt qu’en délibérations..... (Tite-Live, XXII, XLV.)

[8] Tite-Live, XII, LII. — Dion Cassius, Fragmenta, CCLXXI, édit. Gros.

[9] Tite-Live, XXI, LII.

[10] Dans l’armée romaine les deux consuls jouissaient d’un pouvoir égal ; mais la déférence d’Agrippa, en concentrant l’autorité dans les mains de son collègue, établit cette unité si nécessaire au succès des grandes entreprises. (Tite-Live, III, LXX.) — Les deux consuls commandaient souvent tous les deux le jour de la bataille. (Tite-Live, Bataille du mont Vésuve, VIII, IX ; Bataille de Sentinum, X, XXVII.) — Innovation funeste, dès lors chacun eut en vue son intérêt personnel et non l’intérêt général, aimant mieux voir la République essuyer un échec que son collègue se couvrir de gloire, et des maux sans nombre affligèrent la patrie. (Dion Cassius, Fragments, LI, édit. Gros.)

[11] On appela tribuns du peuple ceux qui, de tribuns des soldats qu’ils étaient d’abord, furent chargés de défendre le peuple pendant sa retraite à Crustumère. (Varron, De la Langue latine, V, 81, édition O. Müller.)

[12] Les mécontents obtinrent des patriciens la confirmation de leurs magistrats : ensuite ils demandèrent au sénat la permission d’élire tous les ans deux plébéiens (édiles) pour seconder les tribuns dans toutes les choses où ils auraient besoin d’aide, pour juger les causes que ceux-ci leur remettraient entre les mains, pour avoir soin des édifices sacrés et publics, et pour assurer les approvisionnements du marché. (An de Rome 260.) (Denys d’Halicarnasse, VI, XC.)

[13] Denys d’Halicarnasse, VI, LXXXIX.

[14] Les tribuns s’opposent à l’enrôlement des troupes. (An de Rome 269.) (Denys d’Halicarnasse, VIII, LXXXI.) — Licinius et Sextius, réélus tribuns du peuple, ne laissèrent créer aucun magistrat curule ; et, comme le peuple renommait toujours les deux tribuns, qui toujours repoussaient les élections de tribuns militaires, la ville demeura cinq ans privée de magistrats. (An de Rome 375.) (Tite-Live, VI, XXXV.) — Toutes les fois que les consuls convoquaient le peuple pour conférer le consulat aux postulants, les tribuns, en vertu de leurs pouvoirs, empêchaient la tenue des assemblées. De même, lorsque ceux-ci assemblaient le peuple pour faire l’élection, les Consuls s’y opposaient, prétendant que le droit de convoquer le peuple et de recueillir les suffrages appartenait à eux seuls. (An de Rome 271.) (Denys d’Halicarnasse, VIII, XC.) — Tantôt les tribuns empêchaient les patriciens de s’assembler pour l’élection de l’interroi, tantôt ils défendaient à l’interroi lui-même de faire le sénatus-consulte pour les comices consulaires. (An de Rome 333.) (Tite-Live, IV, XLIII.)

[15] Tite-Live, III, XXX.

[16] Denys d’Halicarnasse, X, XXXI.

[17] L’événement le plus remarquable de cette année (an de Rome 282), où les succès militaires furent si balancés, où la discorde éclata au camp et dans la ville avec tant de fureur, fut l’établissement des comices par tribus, innovation qui donna aux plébéiens l’honneur de la victoire, mais peu d’avantages réels. En effet, l’exclusion des patriciens ôta aux comices tout leur éclat sans augmenter la puissance du peuple ou affaiblir celle du sénat. (Tite-Live, II, LI.)

[18] Assemblée du peuple tant de la ville que de la campagne ; les suffrages s’y donnent, non par centuries, mais par tribus : Le jour du troisième marché, dès le grand matin, la place publique se trouva occupée par une si grande foule de gens de la campagne, qu’on n’y en avait jamais tant vu. Les tribuns assemblèrent le peuple par tribus, et, partageant le Forum par des cordes tendues, formèrent autant d’espaces distincts qu’il y avait de tribus. Ce fut alors, pour la première fois, que le peuple romain donna ses suffrages par tribus, malgré l’opposition des patriciens, qui voulaient l’empêcher et qui demandaient qu’on s’assemblât par centuries, selon l’ancienne coutume. (An de Rome 283.) (Denys d’Halicarnasse, VII, LIX.) — Depuis cette époque (an 283, consulat d’Appius) jusqu’à nos jours, ce sont les comices par tribus qui ont élu les tribuns et les édiles, sans auspices ni observation d’autres augures. Ainsi finirent les troubles dont Rome était agitée. (Denys d’Halicarnasse, IX, XLIX.) — Le peuple romain, plus aigri qu’auparavant, voulut qu’on ajoutait par chaque tribu une troisième urne pour la ville de Rome, afin d’y mettre les suffrages. (An de Rome 308.) (Denys d’Halicarnasse, XI, LI.)

[19] Duas civitates ex una factas : suos cuique parti magistratus, suas leges esse. (Tite-Live, II, XLIV.) — ... En effet nous sommes, comme vous le voyez vous-mêmes, partagés en deux villes, dont l’une est gouvernée par la pauvreté et la nécessité, et l’autre par l’abondance de toutes choses, par la fierté et par l’insolence. (An de Rome 280.) (Discours de Titus Larcius aux envoyés des Volsques, Denys d’Halicarnasse, VI, XXXVI.)

[20] Les clients commencèrent à voter dans les comices par tribus après la loi Valeria Horatia ; on voit, par ce que rapporte Tite-Live (V, XXX, XXXII) qu’au temps de Camille les clients et les patriciens étaient déjà entrés dans les comices par tribus.

[21] Appien, Guerres civiles, I, I.

[22] Tite-Live, III, IX.

[23] Lectorius, le plus âgé des tribuns du peuple, parla des lois faites il n’y avait pas longtemps. Par la première, qui regardait la translation des jugements, le sénat accordait au peuple le pouvoir de juger qui il voudrait parmi les patriciens. (An de Rome 283.) (Denys d’Halicarnasse, IX, XLVI.)

[24] Les lois votées par le peuple dans les comices par tribus devaient être obligatoires pour tous les Romains, et avoir la même force que celles qui se faisaient dans les comices par centuries. On prononça même la peine de mort et la confiscation contre quiconque serait convaincu d’avoir abrogé ou violé en quelque chose ce règlement. Cette nouvelle ordonnance coupa court aux anciennes querelles des plébéiens et des patriciens, qui refusaient d’obéir aux lois faites par le peuple, sous prétexte que ce qui se décidait dans les assemblées par tribus n’obligeait pas toute la ville, mais seulement les plébéiens, et qu’au contraire ce qu’on décidait dans les comices par centuries faisait loi, tant pour eux-mêmes que pour les autres citoyens. (An de Rome 806.) (Denys d’Halicarnasse, XI, XLV.) — Un point toujours contesté entre les deux ordres, c’était de savoir si les patriciens étaient soumis aux plébiscites. Le premier soin des consuls fut de proposer aux comices réunis par centuries une loi portant que les décrets du peuple assemblé par tribus seraient lois de l’État. (An de Rome 806.) (Tite-Live, III, LV.) — Les patriciens prétendaient qu’eus seuls pouvaient donner des lois. (Tite-Live, III, XXXI.)

[25] Les comices par curies pour tout ce qui touche aux choses militaires, les comices par centuries pour l’élection de vos consuls et de vos tribuns militaires, etc. (Tite-Live, V, LII.)

[26] Aulu-Gelle, XV, XXVII. — Festus, au mot Scitum populi.

[27] Tite-Live, IV, III.

[28] L’indignation du peuple était extrême, parce qu’on lui refusait de prendre les auspices, comme s’il eût été l’objet de la réprobation des dieux immortels. — Le tribun demanda pour quel motif un plébéien ne pouvait être consul, et on lui répondit que les plébéiens n’avaient pas les auspices, et que les décemvirs n’avaient interdit le mariage entre les deux ordres que pour empêcher que les auspices ne fussent troublés par des hommes d’une naissance équivoque. (Tite-Live, IV, VI.) — Or en quelles mains sont les auspices d’après la coutume des ancêtres ? Aux mains des patriciens, je pense ; car on ne prend les auspices pour la nomination d’aucun magistrat plébéien. — N’est-ce donc pas anéantir dans cette cité les auspices que de les enlever, en nommant des plébéiens consuls, aux patriciens, qui seuls les peuvent observer ? (An de Rome 386.) (Tite-Live, VI, XLI.)

Au consul, au préteur, au censeur, était réservé le droit de prendre les grands auspices ; aux magistratures moins élevées, celui de prendre les plus petits. Les grands auspices paraissent, en effet, avoir été ceux dont l’exercice importait le plus aux droits de l’aristocratie. Les anciens ne nous ont pas laissé une définition précise des deux classes d’auspices ; mais il semble résulter de ce qu’en dit Cicéron (Des Lois, II, 12), qu’on entendait par grands auspices ceux pour lesquels l’intervention des augures était indispensable ; les petits, au contraire, ceux qui se prenaient sans eux. (Voy. Aulu-Gelle, XIII, XV.)

Quant aux auspices pris dans les comices où s’élisaient les tribuns consulaires, les passages de Tite-Live (V, XIV, LII ; VI, XI) prouvent qu’ils étaient les mêmes que pour l’élection des consuls, conséquemment que c’étaient de grands auspices, car nous savons par Cicéron (De la Divination, I, 17 ; II, 35. — Cf. Tite-Live, IV, VII) que le magistrat qui tenait les comices devait amener un augure auquel il demandait ce qu’annonçaient les présages. En faisant tenir les comices, pour les élections des tribuns consulaires, par un interroi choisi dans l’aristocratie, on maintenait lez privilèges de la noblesse.

[29] Tite-Live, VI, V.

[30] Tite-Live, VII, XVII.

[31] En 333, leur nombre fut porté à quatre. Deux préposés à la garde du trésor et au maniement des deniers publics, furent nommés par les consuls, les deux autres, chargés de l’administration de la caisse militaire, furent nommés par les tribus.

[32] Le maître des chevaliers était ainsi appelé parce qu’il exerçait le pouvoir suprême sur les chevaliers et les accensi, comme le dictateur l’exerçait sur tout le peuple romain, d’où le nom de maître du peuple, qu’on lui donna aussi. (Varron, De la Langue latine, V, 82, éd. Müller.)

[33] Les duumvirs chargés des rites sacrés furent remplacés par des décemvirs, moitié plébéiens, moitié patriciens. (Tite-Live, VI, XXXVII.)

[34] Tite-Live, VII, V.

[35] Appius convoque une assemblée, accuse Valerius et Horatius du crime de perduellion, comptant entièrement sur la puissance tribunitienne dont il était revêtu. (An de Rome 305.) (Denys d’Halicarnasse, XI, XXXIX.)

[36] Pendant que ces choses se passaient, il y eut à Rome une conspiration de plusieurs esclaves, qui formèrent ensemble le dessein de s’emparer des forts et de mettre le feu aux différents quartiers de la ville. (An de Rome 253.) (Denys d’Halicarnasse, V, LI.) — Du haut du Capitole, Herdonius appelait les esclaves à la liberté. Il avait pris en main la cause du malheur ; il venait rétablir dans leur patrie ceux que l’injustice en avait bannis, délivrer les esclaves d’un joug pesant ; c’est au peuple romain qu’il veut accorder l’honneur de cette entreprise. (An de Rome 294.) (Tite-Live, III, XV.) — Les esclaves conjurés devaient, sur différents points, incendier la ville, et, le peuple une fois occupé à porter secours aux toits embrasés, envahir armes la citadelle et le Capitole. Jupiter déjoua ces criminels projets. Sur la dénonciation de deux esclaves, les coupables furent arrêtés et punis. (An de Rome 336.) (Tite-Live, IV, XLV.)

[37] Enfin, sous le consulat de M. Minucius et d’A. Sempronius, le blé arriva en abondance de Sicile, et le sénat délibéra sur le prix auquel il fallait le livrer aux citoyens. (An de Rome 263.) (Tite-Live, II, XXXIV.) — Comme le défaut de cultivateurs faisait craindre la famine, on envoya chercher du blé en Étrurie, dans le Pomptinum, à Cumes, et enfin jusqu’en Sicile. (An de Rome 821.) (Tite-Live, IV, XXV.)

[38] Quand Romulus eut distribué tout le peuple par tribus et par curies, il divisa aussi les terres en trente portions égales, dont il donna une à chaque curie, en réservant néanmoins ce qui était nécessaire tant pour les temples que pour les sacrifices, et une certaine portion pour le domaine de la République. (Denys d’Halicarnasse, II, VII.)

[39] Numa distribua aux plus pauvres des plébéiens les terres que Romulus avait conquises et une petite portion des terres du domaine public. (Denys d’Halicarnasse, II, LXII.) — Mesures semblables attribuées à Tullus Hostilius et à Ancus Martius. (Denys d’Halicarnasse, III, I, XLVIII.) — Dès qu’il fut monté sur le trône, Servius Tullius distribua les terres du domaine public aux thètes (mercenaires) des Romains. (Denys d’Halicarnasse, IV, XIII.)

[40] Romulus, selon Denys d’Halicarnasse, envoya deux colonies à Cænina et à Antemnes, ayant pris à ces deux villes le tiers de leurs terres. (II, XXXV.) — En l’an 252, les Sabins perdirent dix mille arpents (jugera) de leurs terres arables. (Denys d’Halicarnasse, V, XLIX.) — Un traité conclu avec les Herniques, en 268, leur enlevait les deux tiers de leur territoire. (Tite-Live, II, XLI.) — En 413, les Privernates perdirent les deux tiers de leur territoire ; en 416, les Tiburtins et les Prénestins perdirent une partie de leur territoire. (Tite-Live, VIII, I, XVI.) — En 563, P. Cornelius Scipion Nasica ôta aux Boïens près de la moitié de leur territoire. (Tite-Live, XXXVI, XXXIX.)

[41] Appien, Guerres civiles, I, VII. — Cette citation, quoique d’une date postérieure, s’applique néanmoins à l’époque dont nous parlons.

[42] Servius publia un édit pour obliger tous ceux qui s’étaient approprié, à titre d’usufruitiers ou de propriétaires, les terres du domaine public, à les rendre dans un certain délai, et, par le même édit, il était ordonné aux citoyens qui ne possédaient aucun héritage, de lui apporter leurs noms. (Denys d’Halicarnasse, IV, X.)

[43] Il ne faut pas s’étonner si les pauvres aiment mieux que les terres du domaine soient distribuées (à tous les citoyens) que de souffrir qu’un petit nombré des plus effrontés eu demeurent seuls possesseurs. Mais s’ils voient qu’on les ôte à ceux qui en perçoivent les revenus, et que le publie rentre en possession de son domaine, ils cesseront de nous porter envie, et le désir qu’ils ont de les voir distribuer à chaque citoyen pourra se ralentir, quand on leur fera connaître que ces terres seront d’une plus grande utilité étant possédées en commun par la République. (An de Rome 288.) (Discours d’Appius, Denys d’Halicarnasse, VIII, LXXIII.)

[44] Agennius Urbicus, De controversiis agrorum, dans les Gromatici veteres, édit. Lachmann, t. I, p. 82.

[45] Tite-Live, II, XLVIII.

[46] Lucius Æmilius dit qu’il était juste que les biens communs fassent partagés entre tous les citoyens plutôt que d’en laisser la jouissance à un petit nombre de particuliers ; qu’à l’égard de ceux qui s’étaient emparés des terres publiques, ils devaient être assez contents de ce qu’on les en avait laissés jouir pendant si longtemps sans les troubler dans leur possession, et que, si on les leur ôtait dans la suite, il ne leur convenait pas de s’entêter à en conserver la jouissance. Il ajouta qu’outre le droit reconnu par l’opinion générale, et d’après lequel les biens publics sont communs à tous les citoyens, de même que les biens des particuliers appartiennent à ceux qui les ont acquis légitimement, le sénat était obligé, par une raison spéciale, à distribuer les terres au peuple, puisqu’il en avait fait une ordonnance il y avait déjà dix-sept ans. (Denys d’Halicarnasse, IX, LI.)

[47] Tite-Live, III, XXXI. — Denys d’Halicarnasse, X, XXXIII et suiv.

[48] Les plébéiens se plaignent hautement qu’on s’est emparé de leurs conquêtes ; qu’il est indigne qu’ayant conquis tant de terres sur l’ennemi il ne leur en reste pas la moindre portion ; que l’ager publicus est possédé par des hommes riches et influents qui en perçoivent injustement le revenu, sans autre titre que leur puissance et les voies de fait les plus inouïes. Ils demandent enfin que, partageant avec les patriciens tous les périls, ils puissent aussi avoir leur part des avantages et du profit qu’on en retire. (An de Rome 298.) (Denys d’Halicarnasse, X, XXXVI.)

[49] Le moment eût été bien choisi, après s’être vengé des séditions, de proposer, pour adoucir les esprits, le partage du territoire de Boles ; on eût ainsi affaibli tout désir d’une loi agraire qui chassait les patriciens des héritages publics injustement usurpés. Car c’était une indignité qui blessait le peuple au cœur, que cet acharnement de la noblesse à retenir les terres publiques qu’elle occupait de force, que son refus surtout de partager au peuple même les terrains vacants pris récemment sur l’ennemi, et qui deviendraient bientôt, comme le reste, la proie de quelques nobles. (An de Rome 341.) (Tite-Live, IV, LI.)

[50] Tite-Live, V, XXX.

[51] Tite-Live, VI, XXI. Il paraît que les Marais Pontins étaient alors très fertiles, puisque Pline rapporte, d’après Licinius Mucianus, qu’ils renfermaient plus de vingt-quatre villes florissantes. , (Histoire naturelle, III, V, 59, éd. Sillig.)

[52] Tite-Live, VI, XXXV à XLII. — Appien, Guerres civiles, I, VIII.

[53] Voyez le remarquable ouvrage de M. A. Macé, Sur les lois agraires, Paris, 1846.

[54] COLONIES ROMAINES. — IIe période : 244-416.

LABICI (Labicum) (336). Latium. (Via Lavicana.) La Colonna.

VITELLIA (359). Volsques. (Vis Prænestina.) Incert. Civitella ou Valmontone.

SATRICUM (310). Volsques. Rive de l’Astura. Casale di Conca, entre Anzo et Velletri.

COLONIES LATINES. — IIe période : 244-416.

ANTIUM (281). Volsques. Torre d’Anzio ou Porto d’Anzio.

SUESSA POMETIA (281). Près des Marais Pontins. Disparut de bonne heure.

CORA. Volsques. (281.) Cori.

SIGMA (259). Volsques. Segni.

VELITRÆ (260). Volsques. Velletri.

NORRA (262). Volsques. Près du village actuel de Norma.

ARDEA (312). Rutules. Ardea.

CIRCEI (361). Aurunces. Monte Circello : San Felice ou Porto di Paolo.

SATRICUM (369). Volsques. Cavale di Conca.

SUTRIUM (371). Étrurie (Via Camia.) Sutri.

SETIA (372). Volsques. Sezze.

NEPETE (381). Étrurie. Nepi.

[55] C’est ainsi que nous voyons, en 416, chaque citoyen pauvre recevoir deux jugera, pris sur les terres des Latins et de leurs alliés. En 419, après le départ de Pyrrhus, le sénat fit distribuer des terres à ceux qui avaient combattu le roi d’Épire. En 531, la loi flaminienne, que Polybe accuse à tort d’avoir amené la corruption dans Rome, partagea par tête le territoire romain situé entre Rimini et le Picenum ; en 554, après la prise de Carthage, le sénat fit distribuer des terres aux soldats de Scipion. Pour chaque année de service en Espagne ou en Afrique, chaque soldat reçut deux jugera, et la distribution en fut faite par des décemvirs. (Tite-Live, XXXI, XLIX.)

[56] Marcus Valerius leur démontra que la prudence ne leur permettait pas de refuser une chose de peu d’importance aux citoyens qui, sous le gouvernement des rois, s’étaient signalés dans tant de batailles pour la défense de la République. (An de Rome 256.) (Denys d’Halicarnasse, V, LXV.) — D’un coté, les plébéiens feignaient de n’être point en état de payer leurs dettes ; ils se plaignaient que, pendant tant d’années de guerre, leurs terres n’avaient rien produit, que leurs bestiaux avaient péri, que leurs esclaves s’étaient échappés ou leur avaient été enlevés dans les différentes courses des ennemis, et que tout ce qu’ils possédaient à Rome, ils l’avaient dépensé pour les frais de la guerre. D’un autre côté, les créanciers disaient que les pertes étaient communes à tout le monde ; qu’ils n’en avaient pas moins souffert que leurs débiteurs ; qu’ils ne pouvaient se résoudre à perdre encore ce qu’ils avaient prêté en temps de paix à quelques citoyens indigents, outre ce que les ennemis leur avaient enlevé pendant la guerre. (An de Rome 258.) (Denys d’Halicarnasse, VI, XXII.)

[57] Ceux qui plaidaient les causes des particuliers étaient presque tous sénateurs, et exigeaient pour ce service de très fortes sommes, à titre d’honoraires (Tite-Live, XXXIV, IV.)

[58] Les jours suivants, Servius Tullius fit dresser un état des débiteurs insolvables, de leurs créanciers et du montant respectif de leurs dettes. Dès qu’il eut ce relevé, il fit établir des comptoirs dans le Forum, et, à la vue de tous, remboursa aux préteurs ce qui leur était dû. (Denys d’Halicarnasse, IV, X.)

[59] Servilius fit publier par un héraut qu’il était défendu à toutes personnes de saisir, de vendre ou de retenir en gage les biens des Romains qui serviraient contre les Volsques, d’enlever leurs enfants ou aucun de leur famille pour quelque contrat que ce fût. — Un vieillard se plaint que son créancier l’a réduit en servitude : il dit à haute voix qu’il était né libre, qu’il avait servi dans toutes les, campagnes tant que son âge le permettait, qu’il s’était trouvé à vingt-huit batailles, où il avait remporté plusieurs prix de valeur ; mais que, depuis que les temps étaient devenus mauvais, et que la République s’était vue réduite à la dernière extrémité, il avait été contraint de faire des emprunts pour payer les impôts. Après cela, ajouta-t-il, n’ayant plus de quoi payer mes dettes, mon impitoyable créancier m’a réduit en servitude avec mes deux enfants, et m’a fait indignement frapper de plusieurs coups, parce que je lui ai répondu quelques mots quand il m’a commandé des choses trop difficiles. (An de Rome 259.) (Denys d’Halicarnasse, VI, XXVI.) — Les créanciers contribuaient à soulever la populace ; ils ne gardaient plus de mesure, ils mettaient leurs débiteurs en prison, et les traitaient comme des esclaves qu’ils auraient achetés à prix d’argent. (An de Rome 254.) (Denys d’Halicarnasse, V, LIII.)

[60] Les pauvres, surtout ceux qui n’étaient pas en état de payer leurs dettes, et qui faisaient le plus grand nombre, refusaient de prendre les armes et ne voulaient avoir aucune communication avec les patriciens, tant que le sénat ne ferait point d’ordonnance pour l’abolition des dettes. (An de Rome 256.) (Denys d’Halicarnasse, V, LXIII.)

[61] Denys d’Halicarnasse, V, LXIV.

[62] Appius Claudius Sabinus ouvrit un avis tout contraire à celui de Marcus Valerius : il dit qu’on ne pouvait douter que les riches, qui n’étaient pas moins citoyens que le menu peuple, qui tenaient le premier rang dans la République, occupaient des emplois publics, et avaient servi dans toutes les guerres, ne trouvassent fort mauvais qu’on déchargeât leurs débiteurs de l’obligation de les payer. (An de Rome 256.) (Denys d’Halicarnasse, V, LXVI.)

[63] Il résulte des témoignages de Polybe, de Denys d’Halicarnasse, de Tite-Live, de Florus et d’Eutrope, qu’au moment de la chute de Tarquin le Superbe la domination de Rome s’étendait sur tout le Latium, sur la plus grande partie du pays des Sabins, et même jusqu’à Ocriculum (Otricoli), en Ombrie ; que l’Étrurie, le pays des Herniques, le territoire de Cære (Cervetri) étaient unis aux Romains par des alliances qui les constituaient, à l’égard de ceux-ci, dans un état de sujétion.

L’établissement du gouvernement consulaire fut pour les peuples sujets de Rome le signal de la révolte. En 263, tous les peuples du Latium étaient ligués contre Rome ; la victoire du lac Régille, en 268, c’est-à-dire quatorze ans après le renversement des Tarquin, commença la soumission du Latium, que compléta le traité conclu par Spurius Cassius avec les Latins, en l’an de Rome 268. Les Sabin ne furent définitivement réduits que par le consul Horatius, en 306. Fidènes, qui avait reconnu la suprématie de Tarquin, fut prise en l’an 319, puis reprise encore, une insurrection ayant éclaté en 328. Anxur (Terracine) ne fut soumise définitivement qu’après la défaite des Volsques ; et Véies, Faléries, ne tombèrent au pouvoir des Romains que dans les années 858 et 359. Circei, où une colonie latine avait été établie au temps des rois, n’en reçut une nouvelle qu’en l’an 360. Cære fut réunie au territoire romain en l’an 364, et ce fut seulement au temps de l’invasion gauloise qu’Antium et Ecetra furent définitivement annexés au territoire de Rome. En 408, la prise de Satricum, à l’entrée du pays des Volsques, empêcha ce peuple d’appuyer un soulèvement qui s’annonçait déjà chez les Latins. En 411, toute la plaine du Latium était occupée par des citoyens romains ou des alliés, mais dans les montagnes il restait des cités volsques et latines, indépendantes et secrètement ennemies. Néanmoins on peut dire que vers cette époque la République avait reconquis le territoire qu’elle possédait sous les rois, quoique Rome ait eu encore en 416, à réprimer une dernière insurrection des Latins.

[64] Mommsen, Histoire romaine, I, p. 241, 2e édit.

[65] En quatorze ans, de 399 à 412, les patriciens ne laissèrent arriver que six plébéiens au consulat.

[66] Tite-Live, X, XXIII.

[67] Tite-Live, X, IX.

[68] Qui ne voit clairement que le vice du dictateur (Marcellus) aux yeux des augures, c’est qu’il est plébéien ? (Tite-Live, VIII, XXIII. — Cicéron, De la Divination, II, 35 et 37 ; — Des Lois, II, 13.)

[69] Les consuls et les préteurs ne pouvaient assembler les comices, commander les armées, juger en dernier ressort dans les affaires civiles, qu’après avoir été investis de l’imperium et du droit de prendre les auspices (jus auspiciorum) par une loi curiate.

[70] Deuxième discours sur la loi agraire, IX.

[71] Tite-Live, IV, XXXI.

[72] Si un citoyen refusait de donner son nom pour le recrutement, ses biens étaient confisqués ; s’il ne payait pas ses créanciers, il était vendu comme esclave. — Il était interdit aux femmes de boire du vin (Polybe, VI, II) ; le nombre des convives qu’on pouvait admettre dans les festins était réglé. (Athénée, VII, XXI, p. 274.) Les magistrats qui entraient en chas ne pouvaient accepter d’invitations à dîner que chez certaines personnes désignées. (Aulu-Gelle, II, XXIV. — Macrobe, II, XIII.) Le mariage avec une plébéienne ou une étrangère était entouré de mesures restrictives ; il était défendu avec une esclave ou une affranchie. Le célibat, à un certain âge, était puni d’une amende. (Valère Maxime, II, IX, 1.) Il existait des règlements pour le deuil et les funérailles. (Cicéron, Des Lois, II, 24.)

[73] Aulu-Gelle, IV, XII.

[74] Plutarque, Caton le Censeur, XXIII.