PRÉCIS DES GUERRES DE JULES CÉSAR

 

GUERRE CIVILE

 

 

Chapitre IX — Guerre Civile - Campagne d’Italie (49 av. Jésus-Christ)

I. Guerre civile. — II. César s’empare de l’Italie. — III. Observations.

I. Le 6 janvier (c’est-à-dire le 26 octobre de notre calendrier), le sénat porta le décret que les consuls, les préteurs, les tribuns du peuple et les proconsuls qui étaient près de Rome veilleraient à ce qu’il ne fût fait aucun tort à la République. Lentulus était consul ; Antoine et Cassius étaient tribuns. Après la publication de ce décret, les citoyens prirent l’habit de guerre ; les consuls firent des levées de troupes pour créer une armée à Pompée, qui avait déjà deux légions en Italie. Il en avait six autres en Espagne ; il leur donna l’ordre de se rendre à Rome. Mais César, instruit de toutes ces circonstances à Ravenne, où il était, quoiqu’il n’eut auprès de lui que la 13e légion, prit son parti : il la harangua, la trouvai dévouée à ses intérêts, partit sur-le-champ, passa le Rubicon, petit ruisseau qui forme la limite de la province des Gaules ; il surprit Rimini, où les tribuns du peuple Antoine et Cassius, qui étaient sauvés de Rome, vinrent lui demander refuge dans son camp. En passant le Rubicon. César avait déclaré la guerre civile et bravé les anathèmes prononcés contre les généraux qui passeraient en armes le Rubicon : ils étaient voués aux dieux infernaux. Pompée abandonna Rome et se retira à Capoue, à cinquante lieues de là, quoiqu’il eût alors deux légions et 30.000 hommes près de Rome ; il y fut rejoint par le sénat et les principales autorités de la République. César laissa en Gaule trois légions pour observer les Pyrénées, et se fit rejoindre par les six autres. Il s’empara de Pesaro, de Fano, d’Andine et d’Urbino ; il envoya Antoine à Arezzo avec cinq cohortes pour intercepter la route de l’Étrurie. Tous les peuples étaient bien disposés pour lui ; Osimo, Ascoli ouvrirent leurs portes. Le consul Lentulus, à ces nouvelles, évacua Rome et rejoignit Pompée.

Domitius Ahenobarbus avait pris position à Corfinium avec trente cohortes. César campa sous les murs de cette ville, qui est située à l’embranchement de plusieurs routes et à 6 milles de la ville actuelle de Sulmona. Il était urgent que Pompée, qui était à Capoue, secourût cette importante place ; mais il ne voulut pas se commettre avec une armée nouvelle contre les vieilles bandes des Gaules. Aussitôt que la garnison fut instruite qu’elle était abandonnée, elle se souleva, arrêta Domitius et se rangea du parti de César. A cette nouvelle, Pompée résolut d’abandonner l’Italie ; il se retira à Brindes. Les consuls, avec une partie de l’armée, s’embarquèrent, traversèrent l’Adriatique et débarquèrent à Dyrrachium, en Épire. César investit Brindes avec six légions ; il fit construire une digue pour fermer le pont, et, dans l’endroit où les eaux étaient trop hautes, il établit des radeaux amarrés par des ancres et couverts e terre pour garantir ses troupes ; mais, le neuvième jour que ce grand travail était commencé, les régiments de Pompée arrivèrent : il embarqua avec ses vingt cohortes et rejoignit son armée en Épire. Ainsi, dans les premiers jours de mars, trois mois après avoir passé le Rubicon. César se trouvait maître de toute l’Italie. La promptitude de sa marche, l’hésitation de Pompée, sont un contraste. Les légions d’Espagne, pendant ce temps, s’étaient réunies en Catalogne.

II. Il eût été important que César suivît. Pompée pour l’empêcher de recevoir les secours qu’il attendait de toutes les parties de 1’Asie : mais il n’était pas maître de la mer ; il lui fallut plusieurs mois pour réunir les moyens nécessaires au passage de son armée. Cependant il était menacé dans les Gaules par les six légions d’Espagne, renforcées de beaucoup de troupes auxiliaires sorts les ordres dés lieutenants de Pompée. Il prit toutes les mesures pour réunir des navires à Brindes ; il envoya Curion en qualité de propréteur en Sicile, forma trois légions des troupes de Corfinium, les lui confia ; il envoya Valerius en Sardaigne et en Corse avec une légion : l’un et l’autre réunirent les habitants des deux îles, qui renvoyèrent le lieutenant de Pompée et reçurent en triomphe l’envoyé de César. Caton, qui commandait en Sicile, évacua cette province et se rendit près de Pompée en Grèce. Après avoir ainsi pourvu aux choses les plus pressantes, César se rendit à Rome ; il mit tout en œuvre pour attirer dans la ville les personnages les plus considérables, mais il échoua. Il proposa à son sénat d’envoyer une députation à Pompée pour négocier un accommodement. Les affaires de Rome étant pleines de difficultés, les principaux de la République étaient contre lui ; le peuple, qui était prononcé en sa faveur, était mené par des tribuns qui ne lui laissaient qu’une autorité incertaine. Il quitta Rome avec plaisir, passa les Alpes, se présenta devant Marseille. Il fit passer les Pyrénées à Fabius, son lieutenant, avec les trois légions qui étaient en quartiers d’hiver à Narbonne ; il y réunit un grand corps de cavalerie gauloise et des troupes auxiliaires.

Au mois d’avril (janvier de notre calendrier), la Gaule, l’Italie, la Sardaigne, la Corse et la Sicile tenaient pour César ; l’Espagne, l’Afrique, l’Égypte, la Syrie, l’Asie Mineure, la Grèce, tenaient pour Pompée. Mais César dominait il Rome.

III. OBSERVATIONS. — Première observation. — Pompée s’était trompé sur les dispositions des peuples ; l’opinion des grands, des sénateurs, qui parlaient très haut et étaient fort prononcés contre César, lui donna le change. Le peuple avait une invincible inclination pour César.

Deuxième observation. - Les six légions que Pompée avait en Espagne pouvaient le joindre à Rome et peu de semaines, en s’embarquant à Carthagène, Valence et Tarragone, et en débarquant à Naples ou Ostie.

Troisième observation. - C’est Rome qu’il fallait garder ; c’est là que Pompée eût dû concentrer toutes ses forces. Au commencement des guerres civiles, il faut tenir toutes les troupes réunies, parce qu’elles s’électrisent et prennent confiance dans la force du parti ; elles s’y attachent et s’y maintiennent fidèles. Si les trente cohortes de Domitius eussent été campées devant Rome avec les deux premières légions de Pompée ; si les légions d’Espagne, celles d’Afrique, d’Égypte, de Grèce, se fussent portées par un mouvement combiné sur l’Italie par mer, il eût réuni avant César lino plus grande armée quo celui-ci.

Quatrième observation. — Ne pouvant se porter en Grèce, César se porta en Espagne ; il craignit avec raison que les légions ne se rendissent par mer au camp de Pompée ou n’entrassent en Gaule.

 

Chapitre X — Guerre Civile – Campagne d’Espagne (an 49 avant Jésus-Christ)

I. Guerre de quarante jours, entre la Sègre et l’Èbre. — II. Affaires d’Andalousie. — III. Siège de Marseille. — IV. Observations.

I. Je vais combattre une armée sans général, dit César en partant pour l’Espagne, pour venir ensuite combattre un général sans armée. Effectivement, les vieilles légions de Pompée étaient en Espagne sous Afranius, Petreius et Varron : le premier commandait sur l’Èbre, le second dans le royaume de Léon et en Portugal, le troisième dans l’Andalousie. Afranius et Petreius réunirent leurs cinq légions à Lérida, en Catalogne, avec quatre-vingts cohortes et 5.000 chevaux espagnols ; Varron resta à Séville avec deux légions. César, arrêté devant Marseille, fit prendre les devants à Fabius, son lieutenant, avec trois légions et 18.000 Gaulois, dont 6.000 chevaux. Arrivé en présence d’Afranius, devant Lérida, Fabius fortifia son camp, et jeta des ponts sur la Sègre pour assurer ses communications et pouvoir fourrager sur les deux rives. Les fourrageurs des deux armées en venaient souvent aux mains. Un jour que Fabius avait envoyé deux légions pour les protéger, un de ses ponts fut emporté par la violence du courant ; Afranius accourut avec quatre légions pour profiter de l’occasion, mais elles firent bonne contenance, se rangèrent en bataille sur une éminence et soutinrent l’attaque de l’ennemi, jusqu’à ce que Fabius arrivât avec deux autres légions, qui passèrent la Sègre sur l’autre pont, ce qui mit fin au combat. Ce fut deux jours après cet événement que César arriva à son camp avec 900 chevaux d’escorte. Il laissa six cohortes à la tête du pont et marcha sur Lérida, vis-à-vis le camp d’Afranius, à qui il offrit la bataille. Il assit son camp à 400 pas du pied de la montagne ; il employa la troisième ligne à creuser un fossé de 15 pas de largeur, la protégeant par ses deux premières lignes, qui restèrent en bataille. Ce travail étant terminé, il fit entrer l’armée dans ce retranchement ; trois jours après il fortifia son camp, y fit entrer ses bagages et rappela les six cohortes qu’il avait laissées derrière lui. Ce camp et celui d’Afranius étaient séparés par une plaine de 300 pas ; au milieu était un monticule, que César fit attaquer par trois légions. Afranius le prévint ; un combat très vif s’engagea ; le monticule resta à Afranius, qui le fit retrancher et mettre à l’abri de toute insulte. Cependant la Sègre et la Cinca débordèrent, emportèrent les ponts de bateaux : l’armée de César se trouva cernée par les inondations ; celle de Pompée était maîtresse du pont de pierre de Lérida. On était au mois de juin, les blés étaient près de leur maturité ; il ne restait plus de vieux blé dans les granges : le bétail avait été enlevé par les paysans, qui s’étaient réfugiés dans les montagnes ; la famine se fit sentir dans le camp de César. Les troupes légères espagnoles et portugaises auxiliaires d’Afranius étaient munies d’outres, et accoutumées à franchir les rivières et les inondations ; ce qui leur permit de fourrager comme à l’ordinaire. Sur ces entrefaites, un convoi de plusieurs milliers de chevaux, composé de cavalerie gauloise et d’archers de Rouergue, arriva devant le camp de César ; il fut arrêté par la rivière. Afranius passa sur le pont de Lérida avec trois légions pour attaquer ce convoi, qui fût obligé de se retirer dans les montagnes, après avoir perdu quelques centaines d’hommes. César se trouvait dans une position fâcheuse ; le bruit en répandit à Rome, et l’on courut en foule chez la famille d’Afranius pour la féliciter.

Cependant la rivière baissa ; César fit construire des bateaux d’osier couverts de cuir, remonta la Sègre à sept lieues, jeta une légion sur la rive gauche, et en deux jours rétablit un pont de pontons ; ce qui ramena l’abondance dans son camp. Quelques jours après, la cavalerie gauloise surprit une cohorte d’Afranius et la tailla en pièces ; la cavalerie gauloise et allemande prit un grand ascendant sur la cavalerie espagnole, qui n’osa plus s’éloigner ni tenir la campagne. Sur ces entrefaites, les habitants de Tarragone, ceux de Huesca, ceux de Calahorra, se soumirent à César ; ils l’approvisionnèrent de blé. Le nouveau pont se trouvant trop éloigné de son camp, il prit le parti de saigner la Sègre et de la rendre guéable, Afranius craignait de se trouver son tour affamé, la cavalerie de César étant fort supérieure à la sienne ; il résolut de porter la guerre en Aragon. Il fit réunir à Mequinenza tous les bateaux nécessaires pour construire un pont sur l’Èbre ; ce pont fut promptement achevé ; et, laissant en garnison deux cohortes dans Lérida, il se dirigea sur Mequinenza, dont il n’était qu’à sept lieues. César le fit poursuivre par sa cavalerie, qui atteignit son arrière-garde ; au jour, il fit des cohortes des hommes les plus faibles, qu’il laissa à la garde du camp, et avec le reste il passa la Sègre au gué qu’il venait de faire, ayant de l’eau jusqu’au cou, et avant trois heures du soir, il atteignit l’ennemi. A cette vue, Afranius rangea son armée en bataille entre le camp qu’il occupait et Mequinenza. Il y avait des défilés difficiles. Le lendemain, à la pointe du jour, les deux armées décampèrent ; César prit la traverse dans l’espérance de gagner avant l’ennemi ces défilés ; il réussit et se rangea en bataille, faisant face à l’ennemi, lui coupant le chemin sur l’Èbre. Afranius, dans cette position difficile, abandonna la grande route. Il voulut faire occuper une montagne par quatre cohortes espagnoles ; mais elles furent environnées par la cavalerie gauloise et massacrées ; ce qui consterna son armée. Les soldats de César demandaient à grands cris la bataille ; mais, ayant des intelligences dans le camp d’Afranius, il espérait soumettre cette armée par de bons procédés et par l’effet de ses négociations. Afranius et Petreius rentrèrent dans le camp qu’ils avaient occupé la veille, et César plaça le sien sur des hauteurs, en occupant les chemins qui conduisaient à l’Èbre. Afranius et Petreius avaient deux partis à prendre : ou retourner à Lérida, ou marcher sur Tarragone ; ils manquaient d’eau, ils ne pouvaient aller à la rivière, ce qui les obligea à tirer des retranchements depuis le camp jusqu’à l’eau. Pendant qu’ils présidaient eux-mêmes aux travaux, les deux camps se mêlèrent, et les soldats d’Afranius témoignèrent le désir de mettre un terme à la guerre ; mais Petreius fit passer par les verges tous les soldats de César qui se trouvaient dans son camp ; il rétablit l’ordre et la discipline. Enfin les ennemis se décidèrent à retourner sur Lérida ; mais, poussé vivement, Afranius comprit l’impossibilité d’opérer sa retraite ; il campa, employa plusieurs jours à se fortifier, mais il n’avait pas d’eau. N’ayant plus de fourrage, il fit tuer les bêtes de somme. Les camps n’étaient éloignés l’un de l’autre que de 2.000 pas ; les armées en sortirent et se rangèrent en bataille : Afranius sur deux lignes, les troupes auxiliaires formaient le corps de réserve ; César sur trois lignes : la première, forte de vingt cohortes, quatre cohortes de chaque légion ; la seconde, de trois, et la troisième, de trois ; les gens de trait et les frondeurs étaient au milieu et la cavalerie sur les ailes. Sur le point d’en venir aux mains, Afranius traita avec César, qui lui accorda la paix, à la seule condition que l’armée serait sur l’heure même licenciée, que les Espagnols rentreraient directement chez eux, et que les Italiens repasseraient les Pyrénées et les Alpes sous son escorte.

II. Varron, lieutenant de Pompée, commandait dans l’Espagne méridionale ; il leva dans sa province trente cohortes auxiliaires ; il fit construire à Cadix dix galères et plusieurs autres à Séville, mit six cohortes dans Cadix, envoya du blé à Marseille ; il projeta de s’enfermer dans Cadix avec son armée. César, maître de la Catalogne, se rendit à Cordoue, y réunit les notables de l’Andalousie. Cordoue et Carmona se déclarèrent pour lui et chassèrent les troupes de Varron, tant l’Andalousie lui était affectionnée. Cadix s’étant déclaré en sa faveur, Varron se soumit avec la légion qui lui restait. Ainsi toute l’Espagne se trouva pacifiée. Ce succès fut dû aux sentiments des habitants du pays. Ayant ainsi pacifié toutes ces contrées. César laissa Cassius avec quatre légions pour commander la province ; il se rendit par terre à Narbonne, et de là devant Marseille.

III. Marseille était une des plus puissantes villes de la Méditerranée ; elle se déclara pour Pompée. Au commencement de mai de l’an 49, elle ferma ses portes à César, qui manda quinze des principaux de la ville pour tâcher de faire changer les dispositions des habitants ; mais ce fut vainement. Domitius, celui qui avait rendu Corfinium, fort affectionné au parti de Pompée, entra dans la ville avec quelques galérer et en fut déclaré gouverneur. Pendant ce temps, Caius Trebonius, avec trois légions, investit la ville et commença le siége ; en même temps, voulant tenir la mer, il fit construire en trente jours douze galères à Arles, et en donna le commandement à Domitius Brutus. Dix-sept galères marseillaises, dont onze étaient couvertes, et un grand nombre de petites barques remplies d’archers et de montagnards d’Albi, sortirent du port pour attaquer l’escadre de Brutus, qui était à l’ancre près d’une des petites îles qui sont à l’entrée du golfe de Marseille. L’action fut vive et opiniâtre. Les Romains furent vainqueurs ; les Marseillais perdirent neuf galères. Trebonius, de son côté, forma deux attaques, l’une près du port et l’autre du côté opposé ; Marseille était alors une presqu’île. Nasidius, avec seize vaisseaux dont les éperons étaient d’airain, passant le détroit de Sicile, entra dans le port de Marseille. Ce renfort rendit les Marseillais maîtres de la mer ; ils mirent à la voile et mouillèrent dans la rade de Toulon : Brutus les y attaqua et les défit. Quatre de leurs galères furent prises et cinq coulées bas ; une se sauva avec les vaisseaux de Nasidius et gagna l’Espagne. Trebonius éleva une tour de briques au bas des murailles ; elle avait 30 pieds de haut sur 30 pieds de diamètre ; il établit une galerie de 60 pieds de long pour aller du bas de cette tour au bas des murailles du rempart. Les Marseillais, craignant que leur ville ne fut prise d’assaut, parlementèrent, obtinrent une trêve ; mais, ayant recours à la trahison, ils profitèrent d’un grand vent, sortirent et brûlèrent toutes les tours et les machines des assiégeants. Cette perfidie indigna ceux-ci sans les décourager ; en peu de jours ils rétablirent toutes leurs machines ; enfin, rebutés de tant de pertes, les assiégés résolurent de se soumettre : ils étaient en proie à la plus affreuse famine. Ils sortirent et déposèrent les armes aux pieds de César, qui était de retour d’Espagne. Il conserva leur ville et y mit deux légions en garnison. Cette ville soutint six mois de siège ; elle capitula en octobre.

César, arrivé à Rome, fut nommé dictateur ; il fit marcher son armée sur Brindes. Cette timide fut bien employée : en juillet il passa le Rubicon ; en août il était maître de toute l’Italie ; en octobre, de l’Espagne et de Marseille ; en novembre il était à Rome dictateur.

IV. OBSERVATIONS. — Première observation. — César réduisit une armée égale en force à la sienne par le seul ascendant de ses manœuvres. De pareils résultats ne se peuvent obtenir que dans les guerres civiles. Le travail important qu’il fit exécuter, ce furent les saignées qu’il fit faire à la rivière en creusant deux canaux de 30 pieds de largeur ; ce qui la rendit guéable.

Deuxième observation. — Lorsqu’il arriva devant Lérida, il fit creuser un fossé de 15 pieds de large sur 9 de profondeur, ce qui fait un déblai de 403 pieds cubes par toise courante : sept hommes ont pu travailler à la fois dans l’espace de chaque toise : il leur a fallu cinq heures pour creuser ce fossé. En Catalogne les terres ont besoin de peu       de talus.

 

Chapitre XI — Guerre Civile – Campagne de Thessalie (an 48 avant Jésus-Christ)

I. Opérations des armées en Épire jusqu’à la réunion d’Antoine. — II. Combat de Dyrrachium. — III. Batailles de Pharsale. — IV. Observations.

I. César séjourna peu de jours à Rome ; il se démit de la dictature et se rendit à Brindes, où était réunie son armée, forte de douze légions.

Pompée, qui n’avait que cinq légions lors de son arrivée en Épire, se trouva en avoir neuf ; il en avait tiré une de Sicile, deux d’Asie, une de Crête ; il en attendait deux que lui amenait Scipion, son beau-père. Il avait, en outre, un grand nombre de troupes auxiliaires : il était maître de la mer ; sa flottte, composée des escadres d’Égypte, de Syrie, de Rhodes, d’Illyrie, était sous les ordres de Bibulus, son amiral, qui croisait à l’entrée de l’Adriatique avec cent dix galères pour empêcher César de passer la mer. Celui-ci mit à la voile de Brindes, avec treize galères et un convoi de bâtiments de charge portant 20.000 hommes, le 4 janvier (14 octobre de notre calendrier), et jeta l’ancre le lendemain au milieu des rochers de la Chimère, en Épire. A peine débarqué, il renvoya ses vaisseaux pour prendre le reste de son armée, que, sous les ordres d’Antoine, il avait laissé à Brindes ; mais ils furent attaquas par Bibulus, qui en prit et brûla une partie ; après quoi, il établit sa croisière d’Oricum (Erikho), port situé près de la Chimère, à Salone (Spolatro), et parvint à couper toute communication entre César et Antoine. Pompée était au fond de la Macédoine lorsqu’il apprit que César avait passé l’Adriatique, que déjà il était maître d’Oricum et de l’Épire, qu’il menaçait ses magasins de Dyrrachium : il y accourut en toute diligence ; il se campa sur la rive droite de l’Apsus, couvrant Dyrrachium vis-à-vis de César, qui couvrait Oricum. Les deux armées n’étaient séparées que par la rivière ; ce qui donna lieu à des pourparlers, qui firent momentanément espérer un rapprochement. Les affaires traînèrent ainsi cinq mois, sans que Pompée profilât de sa supériorité ; il avait toute son armée réunie, et celle de César était partie en Italie sous Antoine, et partie sous lui en Épire.

Enfin Antoine se mit en mer avec trois légions de vétérans et parut au matin devant Durazzo, poussé par le vent du midi ; il remonta dans l’Adriatique jusqu’au cap de Medua. A peine eut-il atteint ce cap, que le vent changea ; ce qui sauva son convoi, qui était chassé par seize galères et occasionna la perte de celles-ci ; elles échouèrent sur la côte : soldats et matelots périrent. Deux vaisseaux du convoi d’Antoine, restés en arrière, furent obligés de mouiller devant Alessio, attaqués par plusieurs galères ennemies. Un de ces bâtiments, qui était monté par des recrues, fut pris sans résistance ; l’autre, sur lequel étaient des vétérans, s’échoua : ces braves gagnèrent terre, débarquèrent, soutinrent un combat contre 400 cavaliers, et arrivèrent dans le vamp de César sans avoir perdu un seul homme.

II. Pompée leva le premier son camp pour marcher à la rencontre d’Antoine, et le battre avant que César eût pu le joindre. Celui-ci remonte l’Apsus pour passer à un gué, ce qui lui fit perdre un jour ; malgré ce retard, il fit sa jonction avec Antoine et prévint Pompée, qui rétrograda et porta son camp à Asparagium. César ayant opéré sa jonction avec Antoine se fit joindre par les garnisons qu’il avait laissées sur la côte et se mit à la suite de Pompée. Le troisième jour de marche il campa près de lui ; le lendemain il lui offrit en vain la bataille. Alors César décampa et gagna une marche sur Pompée, se porte à tire-d’aile sur Durazzo, afin de s’emparer de ce grand dépôt de vivres et de guerre : il l’investit, mais Pompée accourut au secours de ses magasins et se campa sur une roche élevée sur le bord de la mer, nommée Petra, où il y avait une anse et un mouillage. Ainsi le camp de César était placé entre la ville de Dyrrachium et le camp de Pompée ; il contenait dix légions, avec lesquelles il présenta la bataille à Pompée, qui la refusa constamment, resta immobile dans son camp ; ce qui décida César à l’effrayer. Il prit alors le parti d’envelopper son camp par des lignes : il fit construire vingt-six forts sur une contrevallation de six lieues de tour, la gauche appuyée à son camp, près de Dyrrachium, et la droite au bord de la mer, au delà de l’embouchure de l’Apsus[1] ; le camp de Pompée, l’anse de Petra, étaient enfermés par ces lignes. Il obtenait par là plusieurs avantages : le premier, c’était de discréditer Pompée, le second, de lui couper les fourrages et d’empêcher sa nombreuse cavalerie de se nourrir et de courir la campagne. Pompe !e se laissa enfermer et se contenta de se couvrir par une enceinte parallèle à celle de César ; il bâtit vingt-quatre forts opposes aux vingt-six, sur une ligne de circonvallation de cinq lieues : cela lui donnait l’avantage de se rendre maître de cet espace intérieur ; il l’était de la mer, par où il recevait des convois ; ce terrain était ensemencé, ce qui lui fournissait des fourrages en quantité. Sa position étant plus centrale, il avait toutes sortes d’avantages sur César ; il pouvait se porter en moins d’une heure, en suivant la mer, de la droite à la gauche, et il en fallait six à César. La supériorité de troupes de celui-ci, homme pour homme, était telle, quelles luttèrent longtemps avec avantage contre la supériorité du nombre et la centralité de la position de Pompée. Cependant les deux armées manquaient également : César, n’ayant pas de blé, fut réduit à vivre de légumes et de chara, espère de racine fort grossière ; Pompée manquait de fourrages, et sa nombreuse cavalerie souffrit beaucoup ; l’eau même devenait rare : les maladies se mirent dans son camp. On était au mois de juin. Pressé par le besoin de fourrages, il forma un camp sur la rive droite de l’Apsus, débordant la gauche de toute la ligne de César, afin de pouvoir fourrager dans la campagne. César construisit à l’extrémité de sa ligne un camp à une portée de trait de celui de Pompée ; les combats étaient journaliers : on en compta dans un jour trois, un à Durazzo et deux aux lignes. Dans un de ces combats, César gagna 6 drapeaux et fit perdre 2.000 hommes à son ennemi. Pompée, qui avait une grande quantité d’hommes de trait, en ayant garni ses tours, fit beaucoup de mal à son adversaire, qui, sentant le désavantage de sa position, désira sortir de cette pénible situation par une bataille générale : il s’approcha à cet effet jusqu’à une portée de trait du camp de Pompée ; mais celui-ci, constant dans son système, resta dans son camp et préféra même renvoyer sa cavalerie par mer, puisqu’il ne la pouvait plus nourrir, plutôt que de risquer une bataille. S’il se refusa à un engagement général, il sut profiter des avantages de sa position. Pour attaquer la droite de César, il ordonna à ses troupes de se munir de fascines et de couvrir leurs casques de claies d’osier pour être à l’abri des frondeurs. Pendant que soixante cohortes attaquaient de front, avant le jour, une légion embarquée sur des vaisseaux de charge débarquait, tournait et attaquait la droite de l’ennemi. Ce petit camp, qui appuyait la droite de César, était occupé par la 9e légion ; il consistait en un rempart de i10 pieds de haut et un fossé de 15 pieds. Pompée s’en empara et mena battant les troupes de César ; mais Antoine arriva avec une réserve de douze cohortes, et contint un peu l’ennemi. César s’y rendit lui-même : il marcha sur le petit camp de Pompée, voulant prendre sa revanche ; il força le camp ; mais Pompée marcha à lui avec sa 5e légion, le battit : l’effroi, le désordre et la confusion furent extrêmes dans l’armée de César, qui courut le risque d’être entièrement écharpée : il eut un millier d’hommes tués et perdit 32 drapeaux. Ce succès valut à Pompée le titre d’imperator. La fortune qui l’avait si bien servi ce jour-là, piquée qu’il n’eût pas su profiter de ses faveurs, le quitta. César s’aperçut enfin combien le système de guerre qu’il avait adopté était défectueux ; il reploya tous ses postes, envoya tous ses bagages à Apollonie, sous l’escorte d’une légion, et commença sa retraite à trois heures du matin, déposa ses blessés à Apollonie et se dirigea sur la Thessalie. Pompée le suivit, abandonnant les bords de la mer, où sa nombreuse flotte lui donnait tant d’avantages.

III. Scipion, envoyé comme proconsul de Brindes en Asie pour y réunir les légions et les faire déclarer pour Pompée, se mit en marche avec deux légions pour joindre Pompée, aussitôt qu’il fut instruit que César avait passé la mer. Il arriva en Macédoine, qui s’était déclarée pour le dictateur ; il marcha contre Domitius, son général. Les deux armées comparent l’une vis-à-vis de l’autre sur l’Haliacmon, qui sépare la Thessalie de la Macédoine. César arriva en Thessalie, appela à lui Domitius, pendant que Pompée faisait sa réunion avec Scipion. Après des marches et des contremarches, les armées se trouvèrent en présence dans les plaines de Pharsale. L’armée de la République était fière de la cause qu’elle défendait et des succès qu’elle venait de remporter à Dyrrachium ; celle du dictateur était pleine de confiance dans la fortune de son chef et dans sa propre supériorité : c’étaient ces vieilles légions toujours victorieuses. Pompée, convaincu de la supériorité de l’armée de César, voulait éviter le combat, mais il ne put résister à l’impatience des sénateurs ; ces pères conscrits étaient impatients de rentrer dans les murs de leur Rome ; on vantait la supériorité de sa cavalerie. Labienus, ancien lieutenant de César, appelait la bataille de tous ses vœux, disant que les vieux soldats vainqueurs des Gaulois étaient morts, que César n’avait plus que des recrues. Pompée avait cent dix cohortes, qui faisaient 45.000 hommes romains sous les armes. César avait 30.000 hommes. Les troupes alliées de part et d’autre étaient très nombreuses. Les historiens diffèrent beaucoup d’opinion sur le nombre d’hommes qui ont combattu à Pharsale, puisqu’il en est qui le font monter de 3 à 400.000 hommes. Les 10e, 9e et 8e légions de César formaient sa droite, sous les ordres de Sylla. Il avait placé au centre quatre-vingts cohortes, ne laissant que deux cohortes à la garde de son camp ; il tira une cohorte de chacune des légions qui composaient sa troisième ligne pour en former un corps spécialement destiné à s’opposer à la cavalerie. Il n’y avait entre les deux armées que l’espace nécessaire pour le choc. Pompée ordonna de recevoir la charge sans s’ébranler.

Aussitôt que le signal fut donné, l’armée de César s’avança au pas redoublé ; mais, voyant que la ligne ennemie ne bougeait pas, ces vieux soldats s’arrêtèrent d’eux-mêmes pour reprendre haleine ; après quoi, ils coururent à l’ennemi, lancèrent leurs javelots et l’abordèrent avec leurs courtes épées. La cavalerie de Pompée, qui était à la gauche, soutenue par les archers, déborda l’aile droite de César ; mais les six cohortes qui étaient en réserve s’ébranlèrent et chargèrent cette cavalerie avec tant de vivacité, qu’elles l’obligèrent à prendre la fuite. Dès ce moment, la bataille fut décidée.

César perdit 200 hommes, dont la moitié officiers. Pompée perdit 15.000 hommes, morts ou blessés sur le champ de bataille ; il ne put pas même défendre son camp, que le vainqueur enleva le jour même. Les débris de l’armée vaincue se réfugièrent sur un monticule, où César les cerna ; à la pointe du jour suivant, ils posèrent les armes, au nombre de 24.000 hommes. Les trophées de cette journée furent 9 aigles, c’est-à-dire toutes celles des légions présentes, et 180 drapeaux.

Pompée se retira en toute hâte, vivement poursuivi. Arrivé à Péluse, en Egypte, il se confia au jeune roi Ptolémée, qui était dans cette ville à la tête de son armée, faisant la guerre à Cléopâtre, sa sœur ; il débarqua sur la plage presque seul et fut assassiné par les ordres de Ptolémée. César débarqua en Égypte peu de semaines après, et fit son entrée dans Alexandrie à la tête de deux légions et de quelques escadrons de cavalerie.

Ainsi périt le grand Pompée, à l’âge de cinquante-huit ans, après avoir, pendant trente-cinq ans, exerce les principales charges de la République. Il avait fait dix-sept campagnes de guerre : celles de l’an 83, 82, 77, 48, 49 contre les Romains du parti de Marius et de César ; celles de 81 en Afrique, de 76, 75, 74, 73, 72, 71 en Espagne ; celle de 67 contre les pirates ; celles de 65, 64, 63 contre Mithridate. Il avait triomphé en 81 de l’Afrique, en 71 de l’Espagne, en 61 de l’Asie. Il avait été trois fois consul : en 70, en 55, ces deux fois avec Crassus, en 82 avec Metellus Scipion. Pompée, l’homme que les romains out le plus aimé et qu’ils surnommèrent du nom de Grand lorsqu’il n’était encore âgé que de vingt-six ans.

IV. OBSERVATIONS. — Première observation. — Les douze légions que César réunit à Brindes venaient d’Espagne, des Gaules ou des rives du Pô ; il semble donc qu’il eût mieux fait de les diriger par l’Illyrie et la Dalmatie sur la Macédoine. De Plaisance, point d’intersection des deux routes, la distance est égale pour arriver en Épire. Son armée y serait arrivée réunie ; il n’aurait point eu à traverser la mer, obstacle si important et qui faillit lui être si funeste, devant une escadre supérieure.

Deuxième observation. — Cet obstacle, il est vrai, était beaucoup moins fort alors qu’il ne serait aujourd’hui. La navigation était dans l’enfance ; les vaisseaux n’étaient pas propres à croiser ni à tenir le vent ; il paraît même qu’ils n’étaient pas approvisionnés d’eau pour longtemps, puisque quelques jours de vents contraires exposèrent la flotte de Bibulus à en manquer entièrement.

Troisième observation. — Pompée, avec une armée aussi nombreuse, n’eût pas dû se laisser tenir en échec par l’armée de César avant sa jonction avec Antoine, c’est-à-dire pendant cinq mois.

Quatrième observation. — Les manœuvres de César à Dyrrachium sont extrêmement téméraires : aussi en fut-il puni. Comment pouvait-il espérer se maintenir avec avantage le long d’une ligne de contrevallation de six lieues, entourant une armée qui avait l’avantage d’être maîtresse de la mer et d’occuper une position centrale ? Après des travaux immenses il échoua, fut battu, perdit l’élite de ses troupes, et fut contraint de quitter ce champ de bataille. Il avait deux lignes de contrevallation, une de six lieues contre le camp de Pompée et une autre contre Dyrrachium. Pompée se contenta d’opposer une ligne de circonvallation à la contrevallation de César : effectivement, pouvait-il faire autre chose, ne voulant pas livrer bataille ? Mais il eût dû tirer un plus grand avantage du combat de Dyrrachium ; ce jour-là il eût pu faire triompher la République.

Quand on considère avec attention les travaux que firent les deux armées à Dyrrachium et ceux de César à Alise, que l’on met deux armées modernes dans la même situation, on saisit d’abord toute la différence qui existe entre les deux manières de faire la guerre. En effet, à Alise, César, avec 80.000 hommes, fait une double ligne de circonvallation ; il cerne une armée d’égale force et couvre son armée par une ligne de contrevallation de 5 ou 6 lieues de tour, ce qui le met à même de résister à plus de 200.000 hommes. Lors de l’attaque, il est évident que, sans le secours de ces fortifications de campagne, il n’eût pas pu résister ; mais il profite des quarante jours qu’il a devant lui, avant l’arrivée de l’armée de secours, pour se couvrir de fossés, de remparts, de trous de loup, etc., et il se trouve inexpugnable. Aujourd’hui, quelques considérables que fussent les travaux qu’une armée pourrait faire en quarante jours, en la supposant organisée comme les armées romaines, ces avantages disparaîtraient devant une grande supériorité d’artillerie de la part de l’assaillant ; l’artillerie de l’armée dans ses lignes serait disséminée, tandis que celle de l’armée de secours serait réunie sur le point de la principale attaque, hormis ce qui serait nécessaire pour les fausses attaques ; alors l’artillerie de l’armée dans ses lignes serait sur-le-champ éteinte par la grande supériorité de l’attaquant, et, soit qu’elle profitât du commandement, soit qu’elle prit en enfilade ou en écharpe, l’armée assaillante, protégée par une nombreuse artillerie, n’aurait que la peine de combler de fascines les fossés, trous de loup, etc., et de faire des rampes aux ligues. Cet avantage, les anciens ne l’avaient pas, parce que leurs armes de jet étaient trop médiocres, et que leurs principales armes étaient des armes blanches : alors l’obstacle du retranchement restait tout entier.

A Dyrrachium, les tours protégeaient la ligne : l’artillerie les mettrait en ruine aujourd’hui en peu d’heures. Nos moyens d’élever des fortifications sont restés les mêmes ; mais leur importance est diminuée dans un rapport bien grand ; aussi la bêche et la pioche n’étaient-elles pas moins nécessaires aux soldats romains ou grecs que le bouclier et l’épée, et les modernes n’en font plus d’usage. Est-ce à tort, ou ont-ils raison ?

Cinquième observation. — A Pharsale, César ne perd que 200 hommes et Pompée 15.000. Les mêmes résultats, nous les voyons dans toutes les batailles des anciens ; ce qui est sans exemple dans les armées modernes, où la perte en tués et blessés est sans doute plus ou moins forte, mais dans une proportion de 1 à 3. La grande différence entre les pertes du vainqueur et celles du vaincu n’existent surtout que par les prisonniers : ceci est encore le résultat de la nature des armes, les armes de jet des anciens faisaient en général peu de mal ; les armées s’abordaient tout d’abord à l’arme blanche : il était donc naturel que le vaincu perdit beaucoup de monde et le vainqueur très peu. Les armées modernes, quand elles s’abordent, ne le font qu’à la fin de l’action et lorsque déjà il y a bien du sang de répandu ; il n’y a point de battant ni de battu pendant les trois quarts de la journée : la perte occasionnée par les armes à feu est à peu prés égale des deux côtés. La cavalerie, dans ses charges, offre quelque chose d’analogue à ce qui arrivait aux armées anciennes : le vaincu perd dans une bien plus grande proportion que le vainqueur, parce que l’escadron qui lâche pied est poursuivi et sabré, et éprouve alors beaucoup de mal sans en faire.

Les armées anciennes, se battant à l’arme blanche, avaient besoin d’être composées d’hommes plus exercés ; c’étaient autant de combats singuliers. Une armée composée d’hommes d’une meilleure espace et de plus anciens soldats avait nécessairement tout l’avantage ; c’est ainsi qu’un centurion de la 10e légion disait à Scipion en Afrique : Donne-moi dix de mes camarades qui sont prisonniers comme moi, fais-nous battre contre une de tes cohortes, et tu verras qui nous sommes. Ce que ce centurion avançait était vrai : un soldat moderne qui tiendrait le même langage ne serait qu’un fanfaron. Les armées anciennes approchaient de la chevalerie : un chevalier armé de pied en cap affrontait un bataillon.

Les deux armées à Pharsale étaient composées de Romains et d’auxiliaires, mais avec cette différence que les Romains de César étaient accoutumés aux guerres du Nord et ceux de Pompée aux guerres de l’Asie.

Sixième observation. — Cette campagne de César, qui le rendit maître du monde, a duré dix mois. La bataille de Pharsale a eu lieu un mois après la moisson, en juillet (de notre calendrier) ; la campagne a commencé à la mi-octobre (de notre calendrier), Pompée a été assassiné à la fin de septembre (c’était le mois où il était né), un mois ou six semaines après la bataille. Les historiens donnent peu de renseignements sur les dates ; on sait seulement qu’Antoine n’a rejoint César qu’à la fin de l’hiver, c’est-à-dire en mars, ou, dans le calendrier d’alors, en mai ; que, pendant que les armées étaient à Dyrrachium, les récoltes mûrissaient, que c’était par conséquent en juin de notre calendrier ou à la fin de septembre du calendrier d’alors.

 

Chapitre XII — Guerre d’Alexandrie (an 47 avant Jésus-Christ)

I. Événements en Égypte. — II. Combat naval. — III. Bataille du Nil. — IV. Observation.

I. César mouilla dans le Port Neuf d’Alexandrie avec dix galères, deux légions et 800 chevaux, occupa le palais royal, qui était situé vis-à-vis de l’isthme qui sépare les deux ports près du cirque et du théâtre, qui était la citadelle. Les Alexandrins murmurèrent de ce qui il se faisait précéder par ses licteurs, ce qui était une marque de juridiction ; ils en vinrent à des voies de fait, et plusieurs Romains furent tués. Le roi Ptolémée était mineur : l’eunuque Pothin le gouvernait. Il était en guerre avec la reine Cléopâtre, sa sœur ; et, comme le peuple romain était chargé de l’exécution du testament du feu roi, le dictateur ordonna aux deux partis de comparaître devant son tribunal et de cesser les hostilités. L’eunuque Pothin ordonna alors à l’armée du roi, qui était à Péluse, de se rendre à Alexandrie : elle était de 20.000 hommes, dont 2.000 hommes de cavalerie ; Achillas la commandait. Une grande partie était composée de Romains qui avaient servi dans l’armée de Gabinius. Aussitôt que César sut qu’elle approchait d’Alexandrie, il se saisit de la personne du roi et de celle du régent, et fit occuper militairement tout ce qui pouvait ajouter à se sûreté. Achillas prit possession de toute la ville, à l’exception de ce qu’occupaient les Romains, qui se trouvèrent bientôt bloqués du côté de terre, et n’avaient plus de communication que par mer. Les Alexandrins se portèrent au Port Vieux pour s’emparer de soixante et douze galères qui s’y trouvaient ; cinquante étaient de retour de l’armée de Pompée, au secours duquel elles avaient été envoyées, vingt-deux étaient la station d’Alexandrie : si elles tombaient en leur pouvoir, c’en était fait de César ; mais, après un combat fort chaud, il parvint à les brûler, et resta ainsi maître de la mer. Il s’empara du Phare, situé à l’extrémité du Port Neuf ; il se trouva maître de toute la côte de la mer : il fixa alors son attention du côté de terre. Il avait besoin de fourrages : il s’empara de toutes les maisons qui le séparaient de la porte du milieu et communiqua librement avec le lac Mareotis, campagne d’où il tira des vivres et des fourrages. Il fit mettre à mort l’eunuque Pothin. Peu de semaines après, la plus jeune des sœurs du roi, la princesse Arsinoé, échappa du palais, gagna le camp d’Achillas, qu’elle fit mourir et remplacer par l’eunuque Ganymède. Les Romains recevaient tous les jours des vivres, des galères et des troupes, soit des archers qui arrivaient de Crête et de Rhodes, etc., soit de la cavalerie d’Asie. César avait expédié dans l’Asie-Mineure Mithridate, homme qui lui était dévoué, pour réunir ses troupes, se mettre à leur tête, traverser la Syrie, le désert de Suez, et venir le joindre par terre à Alexandrie.

De part et d’autre on travaillait avec activité à se fortifier. Les Égyptiens avaient fermé toutes les issues par de grosses murailles crénelées, et avaient établi un grand nombre de tours à dix étages. Comme les canaux qui portaient l’eau du Nil à Alexandrie se trouvaient au pouvoir de Ganymède, il fit boucher tous ceux qui donnaient de l’eau dans la partie de la ville occupée par les Romains ; en même temps il fit élever par des machines l’eau de la mer pour gâter les citernes du quartier des Romains : en peu de jours l’eau devint si saumâtre, qu’elle ne fut plus potable. Les Romains furent alarmés : mais ils tirèrent des eaux des fontaines qui sont près du Marabout et de la tour du Phare ; ils creusèrent grand nombre de puits au bord de la mer, qui leur donnèrent de l’eau douce. Dans ce temps la 37e légion, avec un grand nombre de bâtiments chargés de vivres, armes et machines, qui était partie de Rhodes, mouilla prés de la tour des Arabes, à l’ouest d’Alexandrie. Le vent d’est, qui règne en général dans ces parages, à cette époque de l’année, l’empêchait de gagner le port d’Alexandrie ; le convoi était compromis. César partit avec sa flotte pour le sauver : ce qui donna lieu à un combat naval dans lequel la flotte des Égyptiens perdit une galère et fut contrainte de se sauver dans le Port Vieux. César fit défiler son convoi en triomphe devant elle et rentra dans le Port Neuf.

II. Ganymède, voyant l’insuffisance de ce moyen, sur lequel il avait tant compté, revaut de nouveau au projet d’équiper une flotte ; il fit travailler avec la plus grande activité à remettre en état dans le Port Vieux tous les bâtiments et carcasses de galères qui s’y trouvaient ; il fit découvrir les portiques des édifices publics pour en prendre les bois ; il lit venir des sept bouches du Nil les bâtiments stationnaires qui les défendaient ; en peu de jours il eut vingt-deux galères à quatre rangs, cinq à cinq rangs, et un grand nombre de petits bâtiments de toute grandeur, le tout monté par d’habiles matelots. César avait trente-quatre galères, savoir : neuf de Rhodes, huit de Pont, cinq de Syrie et douze d’Asie Mineure, mais cinq seulement étaient ta cinq rangs de raines, dix a quatre rings ; tout le reste était très inférieur. Il sortit cependant du Port Neuf, doubla le l’hure et vint se ranger en bataille vis-à-vis du Port Vieux. Les galères de Rhodes formaient sa droite, celles de Pont sui gauche. A cette vue la flotte des Alexandrins appareilla. Les deux armées étaient séparées par ce rang de rochers qui ferme le Port Vieux, et qui, sur l’espace de 6.000 toises, n’offre que trois passages. L’armée qui s’engagerait dans ces parages affronterait un grand danger et offrirait une belle occasion à son ennemi. Euphranor, amiral des galères de Rhodes, indigné de voir l’ennemi avoir tout l’assurance, proposa et obtint d’entrer dans le Port Vieux : il se dirigea par le passage du milieu avec quatre galères ; le combat devint terrible ; les Alexandrins furent battus : ils perdirent une galère à cinq rangs et une à deux rangs ; le reste de leur flotte se sauva, le long des quartiers de la ville, sous la protection des jetées et des hommes de trait placés sur les toits des maisons.

Les Romains occupaient la tour du phare, mais non pas toute l’île : ils s’en emparèrent après un combat opiniâtre, pillèrent le gros bourg qu’elle contenait et firent 600 prisonniers ; mais les Alexandrins restèrent maîtres du château qui forme la tête du pont de la jetée qui joint cette île avec la ville. César voulut enlever ce poste important, il échoua : après plusieurs tentatives où il perdit beaucoup de monde, il fut mis en déroute et ne parvint à gagner ses galères qu’à la nage ; plusieurs d’elles furent submergées par le grand nombre de fuyards qui s’y réfugiaient. Cependant, quelque sensible que fût cette perte, elle n’eut pour lui aucune conséquence Relieuse.

Le roi Ptolémée, quoique jeune, eut le talent de persuader qu’il désirait employer son pouvoir à calmer l’insurrection, et qu’il mettrait ainsi fin tenue a la guerre. César le mit en liberté ; mais, aussitôt que cet enfant se trouva à la tête de son armée, il se servit de toute son autorité pour exciter son peuple, et démasqua une haine implacable contre les Romains.

Les Alexandrins, malgré l’échec qu’ils avaient reçu, avaient ravitaillé et augmenté leur flotte. Les convois venaient par mer à César du côté de l’Asie : ils se portèrent à Canope, dans la rade d’Aboukir, pour les intercepter. L’amiral romain Néron y accourut à la tête de la flotte : il eut un vif engagement avec la flotte égyptienne, où le brave Euphranor périt avec sa galère.

III. Il y avait huit mois que César était engagé dans cette malheureuse guerre, et rien n’annonçait qu’elle dût avoir fine fin heureuse. lorsque enfin Mithridate arriva devant Péluse avec l’armée qu’il avait réunie en Asie ; il s’empara d’assaut de cette place, marcha a grandes journées, sur Memphis, où il arriva le septième jour ; de là il descendit le Nil par la rive gauche, se porta an secours de César à Alexandrie. A cette nouvelle, le roi Ptolémée partit avec son armée, s’embarqua sur le Nil et joignit le corps de son armée qui était opposé à Mithridate, à peu près à la hauteur du Delta. César, de son côté, se rendit par mer à la tour des Arabes ; de là il débarqua, et, tournant le lac Mareotis, il se porta droit sur l’armée de Mithridate. Il la joignit sans combat ; elle était campée le long du canal, il peu près à la hauteur d’A’lqâm. Ptolémée avait plusieurs fois attaqué Mithridate et avait été repoussé ; César l’attaqua à son tour et le battit : ce roi périt dans la déroute. César marcha sans s’arrêter sur Alexandrie, où il arriva en peu de jours. cette immense ville se soumit : les habitants vinrent à la rencontre de leur vainqueur en habits de suppliants, portant avec eux tout ce qu’ils avaient de plus précieux pour apaiser sa juste colère. Le dictateur les rassura, il rentra dans son quartier en traversant les retranchements ennemis au milieu des acclamations de ses troupes, qui le reçurent comme un libérateur. Il couronna reine d’Égypte la belle Cléopâtre, chassa Arsinoé, sa sœur cadette, et, laissant en Égypte toute son armée pour assurer la nouvelle autorité, il partit avec la 6e légion, composée de vétérans, et se rendit par terre en Syrie.

Ainsi se termina la guerre d’Alexandrie, qui a duré la fin de l’an 48 et une grande partie de 47.

IV. OBSERVATIONS. - Première observation. — La guerre d’Alexandrie donna neuf mois de répit au parti de Pompée, releva ses espérances et le mit à même de tenir encore plusieurs campagnes ; ce qui obligea, l’année suivante, César à faire la campagne d’Afrique, et, deux ans après, une nouvelle campagne en Espagne. Ces deux campagnes, où il lui fallut son génie et sa fortune pour en sortir vainqueur, n’auraient point eu lieu si, en sortant de Pharsale, il se fût rendu de suite sur les côtes d’Afrique. Il eût prévenu Caton et Scipion, ou si, se portant, comme il l’a fait, sur Alexandrie, il se fût fait suivre par quatre ou cinq légions ; il ne manquait pas de bâtiments pour les porter. A défaut de cela, il pouvait sans inconvénient se contenter de l’apparente soumission de Ptolémée et ajourner sa vengeance d’une année.

Deuxième observation. — Les deux légions de César et le corps de cavalerie avec lesquels il entra dans Alexandrie ne formaient que 5.000 hommes ; les dix galères étaient montées par 4.000 hommes. C’étaient des forcera bien peu considérables pour lutter contre un grand roi et soumettre une ville comme Alexandrie ; mais César eut deux bonheurs : le premier, de se saisir du palais, de la citadelle et de la tour du Phare : le deuxième, de brûler la flotte des Alexandrins. Ce ne fut qu’un mois après son arrivée que l’armée égyptienne partit de Péluse et entra dans Alexandrie : peu après il reçut jusque vingt-quatre galères de renfort chargées de troupes. Ainsi, tout bien considéré, il n’y a dans toute sa guerre d’Alexandrie rien de merveilleux ; tous les plans que les commentateurs ont dressés pour l’expliquer sont faux. Alexandrie avait deux ports, comme elle les a encore aujourd’hui ; le Port Neuf, qu’occupait César et dont l’entrée est défendue par la tour du Phare, et le Port Vieux, qu’occupaient les Alexandrins ; mais celui-ci est une grande rade et ne ressemble en rien au premier, qui est entouré par les quais de la ville, tandis que celui-ci forme un arc dont la corde est de 6.000 toises jusqu’au Marabout. La ville d’Alexandrie ne s’étendait pas, du côté de l’ouest, au tiers de cette distance.

Troisième observation. — César, dans la Guerre des Gaules, ne dit jamais quelle était la force de son armée ni le lieu où il se bat ; ses batailles n’ont pas de nom. Son continuateur est tout aussi obscur ; il raconte, il est vrai, comment Mithridate prend Péluse, main il ne dit rien de sa marche ultérieure ; au contraire, il est en contradiction avec des auteurs contemporains, qui disent que de Péluse il se porta sur Memphis, dont il s’empara ; après quoi il descendit sur Alexandrie par la rive droite, en descendant le Nil : qu’il fut arrêté à peu près à la hauteur d’A’lqâm par l’armée de Ptolémée. Le point où s’embranche dans le Nil le canal dont on voit encore les traces serait, d’après ces renseignements, le lieu où s’est donnée la bataille. Le commentateur appelle ce canal une rivière : mais on sait bien qu’en Egypte il n’y a pas de rivière, qu’il s’y a que des canaux. Les historiens nous laissent, selon leur usage, dans l’obscur sur l’époque à laquelle s’est livrée cette bataille. Cependant il paraît qu’elle doit avoir eu lieu à la fin de mai ou au commencement de juin : les eaux du Nil ne sont pas alors tout à fait basses ; ce qui suppose que l’armée de Mithridate avait passé le désert au mois d’avril.

 

Chapitre XIII — Guerre Civile - Campagne d’Égypte (an 47 avant Jésus-Christ)

I. Pharnace attaque les alliés du monde romain. — II. César bat Pharnace, Veni, vidi, vici. — III. Affaires d’Illyrie. — IV. Guerre en Grèce. — V. Conduite de César à Rome. — VI. Observations.

I. Pharnace, ayant été un des instruments dont s’était servi Pompée pour ne défaire de son père Mithridate, avait, en récompense, obtenu le Bosphore. Lorsqu’il vit l’empire romain en proie à la guerre civile, il Put l’ambition de réunir tous les états de son père ; il d empara de la Colchide, du royaume de Pont, dont la capitale était Sinope, le séjour favori du grand Mithridate ; enfin il se jeta sur la petite Arménie et la Cappadoce. Dejotarus, roi de la petite Arménie, et Ariobarzane, roi de la Cappadoce, implorèrent le secours de Domitius, commandant en Asie. Celui-ci n’avait sous ses ordres que trois légions : obligé d’en envoyer deux a César. qui était dans. Alexandrie, il ne lui en restait qu’une, la 36". Il y joignit une légion levée ta la halte dans le royaume de Pont, et deux légions que Dejotarus avait formées à la romaine, componées de ses sujets. Il réunit cette armée à Comane, ville de Cappadoce. De Comane en Arménie on communique par une chaîne de montagnes fort boisées. Domitius suivit cette crête et assit son camp à deux lieues de Nicopolis. Le lendemain il s’approcha des remparts de cette ville, et se trouva en présence de Pharnace, qui avait rangé son armée en bataille sur une seule ligne, mais ayant trois réserves : l’une derrière sa droite, l’autre derrière sa gauche et la troisième derrière son centre. Domitius, quoique en présence de l’armée ennemie, continua à fortifier sou camp, et, quand il l’eut achevé, il s’y campa tranquillement. Pharnace fortifia sa droite et sa gauche par des retranchements, désirant tirer la guerre en longueur, espérant que la nécessité où se trouvait César en Égypte obligerait Domitius à s’affaiblir. Mais, peu de jours après, Domitius marcha à lui : les deux légions de Dejotarus lâchèrent pied et ne rendirent aucun combat ; la légion levée dans le Pont se battit mal, la 36e soutint seule le combat ; mais, cernée de tous côtés, elle fut contrainte de battre en retraite. Pharnace remporta une victoire complète ; il resta maître du Pont, de la petite Arménie et de la Cappadoce. Domitius se retira en toute hâte en Asie. Pharnace imita dans le Pont et dans la Cappadoce la conduite de son père : il fit massacrer tous les citoyens romains et se porta sur leurs personnes à des cruautés inouïes : il rétablit ainsi l’empire de sa maison. Il croyait le dictateur  perdu, mais son triomphe ne dura que peu de mois.

II. César, après la guerre d’Alexandrie, se porta en Syrie à la tête de la 6e légion, s’y embarqua pour se porter en Cilicie ; il réunit à Tarse les députés d’une partie de l’Asie Mineure. Sa présence était bien nécessaire à Rome ; mais il jugea qu’il était plus urgent encore de réprimer la puissance renaissante de ce rejeton de Mithridate. Il se porta à Comane avec quatre légions, la 6e, la 36e et les deux de Dejotarus. Pharnace chercha à l’apaiser par toute espèce de soumissions et d’offres ; il s’était campé avec son armée sous les remparts de la place forte de Zela, lieu renommé par la victoire que Mithridate, son père, avait remportée contre Triarius. César occupa un camp à 6 milles de lui, et, quelques jours après, il partit au milieu de la nuit et s’en rapprocha à 1 mille. Pharnace, à la pointe du jour, aperçut avec étonnement l’armée romaine qui se retranchait si prés de lui : il n’en était séparé que par un vallon. Il rangea son année en bataille, descendit le vallon, le remonta et attaqua l’armée de César, qui, méprisant les manœuvres de l’ennemi, avait laissé des troupes dispersées dans les ateliers ; elles eurent à peine le temps de prendre leurs armes et de se mettre en ordre de bataille. La 6e légion, quoique réduite à 1.200 hommes, mais tous vétérans, et qui tenait la droite, enfonça la gauche de l’ennemi, se jeta sur son centre, repoussa l’armée ennemie dans le vallon et la poursuivit l’épée dans les reins jusque dans son camp, qui fut forcé et devint la proie du vainqueur : bagages, trésor, tout fut pris ; Pharnace eut à peine le temps de se sauver de sa personne. Ce prince périt dans un combat contre un de ses vassaux quelques mois après. La petite Arménie, la Cappadoce, le Pont, le Bosphore, la Colchide, furent le résultat de cette victoire. César donna le Bosphore à Mithridate de Pergame. Ce fut après cette journée de Zela qu’il s’écria : Heureux Pompée, voilà donc les ennemis dont la défaite vous a valu le nom de Grand ! Il écrivit à Rome : Veni, vidi, vici.

III. L’Illyrie se composait de la Pannonie, de la Liburnie et de la Dalmatie : la Pannonie comprenait l’Autriche et une partie de la Hongrie, Vienne, Presburg et Belgrade ; la Liburnie comprenait l’Istrie et la Croatie ; la Dalmatie s’étendait jusqu’à la Macédoine ; Salone, aujourd’hui Spalatro, en était la capitale. Après la bataille de Pharsale, Octavius se porta en Illyrie avec une partie de la flotte de Pompée. Cornificius y était avec deux légions tenant pour César. Plus tard, César ayant appris que des débris de Pharsale se ralliaient dans cette province, y envoya Gabinius avec deux légions de nouvelles levées. Soit que Gabinius se conduisit avec imprudence, soit que ses troupes, étant de nouvelles levées, n’eussent pas la consistance nécessaire, il fut battu par les barbares et enfermé dans Salone, où il mourut de maladie et de chagrin. Octavius, qui était maître de la mer, profita de cet événement et soumit au parti de Pompée les trois quarts de la province. Cornificius s’y maintint avec peine. César, renfermé dans Alexandrie, ne pouvait lui donner aucun secours : mais Vatinius, qui commandait le dépôt de Brindes, ayant sous ses ordres plusieurs milliers de vétérans appartenant aux douze légions de César qui se trouvaient au dépôt, sortant des hôpitaux pour joindre leurs légions, les embarqua sur des bâtiments de transport et quelques galères, rencontra la flotte d’Octavius, la défit complètement. Octavius se retira en Sicile. César domina dans l’Adriatique, et la province d’Illyrie se soumit.

IV. Calenus, lieutenant de César, assiégea Athènes, qui tenait pour Pompée, s’en empara après une vive résistance. César fit grâce aux habitants de cette ville et dit à leurs députés : Faudra-t-il donc que, dignes de périr, vous deviez toujours votre salut à la mémoire de vos ancêtres ? Mégare soutint un siège plus obstiné. Quand les habitants se virent poussés à bout, ils lâchèrent des lions que Cassius avait réunis dans cette ville pour être transportés à Rome et servir aux combats qu’il devait donner au peuple ; mais ces bêtes féroces se jetèrent sur les habitants et en dévorèrent plusieurs de la manière la plus horrible. Les habitants de Mégare furent faits esclaves et vendus à l’encan. Un lieutenant de Pompée avait muré l’isthme de Corinthe, ce qui empêcha Calenus d’entrer dans le Péloponnèse ; mais, après la bataille de Pharsale, cet obstacle étant levé, Calenus s’empara de cette province, et, à son arrivée à Patras, Caton, qui s’y trouvait avec la flotte de Pompée, abandonna la Grèce.

V. Le lendemain de la bataille de Zela, César partit avec une escorte de cavalerie pour se rendre en toute diligence à Rome, où sa présence était nécessaire. La bataille de Pharsale n’avait produit aucun changement dans cette métropole, qui lui était soumise depuis le commencement de la guerre civile. Le consul l’avait nommé dictateur comme il était dans Alexandrie, et Antoine son maître de cavalerie ; de sorte que, pendant l’an 47, il n’y eut point d’autres magistrats que le dictateur et son maître de cavalerie. Celui-ci, qui était à Rome revêtu du pouvoir souverain, se livra à toute espèce de débauches, scandalisa les citoyens par ses mœurs et les opprima par ses rapines. Un jeune tribun du peuple, Dolabella, amoureux des nouveautés, cherchant la renommée, et lui-même criblé de dettes, proposa au peuple une loi pour l’abolition de toutes les dettes ; ce qui, selon l’usage ordinaire, mit en combustion toute la République. D’un autre côté, les vieilles bandes victorieuses des Gaules, mécontentes des retards qu’elles éprouvaient pour recevoir les récompenses qui leur étaient promises, se révoltèrent. La 2e légion refusa de se rendre en Sicile ; toutes refusèrent de marcher. Mais César entra dans Rome. Pour se rendre le menu peuple favorable, il fit une loi qui donnait la remise d’une année de loyer à tous les citoyens qui payaient moins de 250 francs : il remit les arrérages ou intérêts des dettes depuis le commencement des guerres civiles ; il fit vendre tous les biens de ses ennemis ; il employa tout ce qui pouvait lui procurer de l’argent ; les biens mêmes de Pompée furent vendus à l’encan : Antoine les acheta ; il prétendait s’exempter d’en payer le montant, ce qui excita un moment le mécontentement du dictateur. L’arrivée de César calma la fermentation des légions ; mais, peu après, elles se mutinèrent avec plus de fureur : tous les officiers qui se voulurent entremettre furent mis à mort, et, par un mouvement spontané, elles arrachèrent leurs aigles et se mirent en route sur la capitale, menaçant par leurs propos César même. Celui-ci fit fermer les portes de la ville ; mais, lorsque les séditieux furent arrivés au Champ de Mars, il sortit et monta sévèrement sur sa tribune, leur demandant durement ce qu’ils voulaient. Nous sommes couverts de blessures, lui répondirent-ils, il y a assez longtemps que nous courons le monde et que nous versons notre sang : nous voulons notre congé. Il leur répondit laconiquement : Je vous l’accorde. Il ajouta peu après qu’il allait partir sous peu de semaines, et que, lorsqu’il aurait triomphé avec de nouveaux soldats, il leur donnerait encore ce qu’il leur avait promis. Il se levait et allait les quitter ainsi ; mais ses lieutenants le sollicitèrent d’adresser quelques paroles de douceur à ces vieux compagnons avec qui il avait acquis tant de gloire et surmonta tant de dangers. César se rassit et leur dit : Citoyens, contre son usage, qui était de les appeler soldats ou compagnons. Un murmure s’éleva dans tout le rang : Nous ne sommes point des citoyens, nous sommes des soldats. Enfin le résultat de cette scène touchante fut d’obtenir de continuer leur service. César leur pardonna, hormis à la 10e légion ; mais celle-ci s’obstina, suivit César en Afrique, soi-disant sans en avoir reçu un ordre positif.

VI. OBSERVATIONS. — Première observation. — Les succès de Pharnace contre Domitius font connaître quelle était la différence des bonnes aux mauvaises troupes. Trois légions ne résistent pas un moment contre des barbares, et une seule parvient à faire sa retraite sans perte.

Deuxième observation. — La conduite de la 6e légion. À la bataille de Zela, qui enfonce tout devant elle, quoique composée de 1.200 vétérans seulement, fait voir de quelle influence est une poignée de braves, cette influence était plus marquée chez les anciens, tout comme elle est plus marquée, chez les modernes, dans la cavalerie que dans l’infanterie.

Troisième observation. — La victoire navale de Vatinius, avec des vaisseaux de charge, contre Octavius, qui commandait des galères, est remarquable. Les batailles navales n’étaient que des combats de pied ferme, et les vétérans romains, les plus braves de tous les hommes, l’épée à la main, étaient presque toujours assurés de vaincre sur terre comme sur mer. Les armes à feu, qui ont produit une si grande révolution sur terre, en ont fait une très grande dans la marine ; les batailles s’y décident à coups de canon, et, comme l’effet du canon dépend de la position qu’on occupe, l’art de manœuvrer et de prendre cette position décide des batailles navales. Les troupes les plus intrépides ne peuvent rien dans un genre de combat où il est presque impossible de s’aborder ; la victoire est décidée par deux cents bouches à feu, qui désemparent, brisent les manœuvres, coupent les mâts et vomissent la mort de loin. La tactique navale a donc acquis une tout autre importance. Les combats de mer n’ont plus rien de commun avec les combats de terre. L’art du canonnier est soumis à l’art de la manœuvre qui remue le vaisseau, donne aux batteries des positions d’enfilade ou le présente aux boulets de la manière la plus avantageuse : si, à cette tactique particulière de chaque vaisseau, vous joignez le principe de tactique générale que tout vaisseau doit manœuvrer de la manière la plus convenable dans la position, dans la circonstance où il se trouve, pour attaquer un vaisseau ennemi, lui lâcher le plus de boulets possible, vous aurez le secret des victoires navales.

Les galères étaient des bateaux à rames fort longs, ayant peu de mâture et peu de voiles, n’étant pas propres à tenir le vent et ne pouvant ni bloquer ni croiser. La supériorité sur mer ne donnait pas les mêmes avantages qu’elle donne aujourd’hui ; elle n’empêchait pas celui qui était inférieur de traverser les mers, soit l’Adriatique, soit la Méditerranée. César, Antoine, passent l’Adriatique, de Brindes en Épire, devant des flottes supérieures ; César passe en Afrique de Sicile, et, quoique Pompée eût été presque constamment maure de la mer, il n’en tira que peu d’avantages. Ce n’est pas de la marine des anciens qu’il eût fallu dire : Le trident de Neptune est le sceptre du monde ; maxime qui est vraie aujourd’hui.

 

Chapitre XIV — Guerre Civile - Campagne d’Afrique (an 46 avant Jésus-Christ)

I. Opérations de Curion en Afrique pendant l’année 49. — II. Le parti de Pompée se rallie en Afrique pendant les années 49, 48 et 47. — III. Opérations de César pendant janvier. — IV. Opérations jusqu’à la réunion de son armée. — V. Bataille de Thapsus. — VI. Observations.

I. Après la prise de Corfinium, César forma deux légions des troupes de Domitius ; il est donna le commandement à Curion et lui confia le gouvernement de la Sicile et de l’Afrique. Curion s’embarqua avec deux légions et 500 chevaux, escorté par dix galères ; il resta deux jours et trois nuits à la mer, et il aborda en Afrique au mois de juin de l’an 49, au port d’Aquilaria, à sept lieues de Clypea (cap Bon), dans une bonne rade foraine située entre deux caps ; il y débarqua, se mit en marche, et le troisième jour il arriva sur la rivière du Bagrada (aujourd’hui Medjerdah), qui se jette dans la mer entre Utique et Carthage. Ces deux villes sont éloignées de trois lieues. Le camp de Scipion était situé entre elles, à l’embouchure de ce fleuve, sur un rocher très escarpé qui commande la mer, allant en pente douce du côté d’Utique, dont il n’était éloigné que d’un mille. Varus, qui commandait pour Pompée, était campé sous les murs d’Utique ; une de ses ailes était couverte par la ville, l’autre par un grand théâtre bâti en avant. Deux cents vaisseaux marchands étaient mouillés dans le port ; Curion leur fit ordonner, sous peine d’être regardés comme ennemis, de se rendre devant le camp de Scipion ; ce qui ils firent sur-le-champ. Le lendemain il campa près d’Utique. Il était encore à retrancher son camp lorsque l’avant-garde du roi Juba parut ; ce qui donna lieu à un engagement où ce prince fit une perte considérable. Les deux armées restèrent ainsi en présence pendant plusieurs jours, s’occupant de part et d’autre à chercher à suborner les soldats du parti opposé. Mais enfin, dans le courant de septembre, elles en vinrent aux mains : Varus fut repoussé et perdit 2.000 hommes ; il abandonna son camp et se réfugia derrière les remparts de la ville, que Curion investit. Dans ce temps arrivèrent les nouvelles d’Espagne qui annonçaient les grands succès que César venait d’obtenir contre Afranius. Cependant le roi Juba se mit en marche avec une armée considérable pour dégager Utique. On conseilla à Curion de prendre position au camp de Scipion et d’attendre l’arrivée des deux légions qui étaient en Sicile. Il se rendit à ce parti ; mais, comme il se mettait en marche, il eut avis que Juba était retourné dans son royaume, et que Sabura seul s’approchait avec une partie de l’armée ; cela le décida à marcher à lui. La cavalerie des deux armées se rencontra sur la rivière de Medjerdah ; l’engagement fut vif ; celle de Sabura fut battue, son camp surpris ; il perdit beaucoup de monde. Mais Juba était derrière. Curion, continuant pendant cinq lieues à suivre son ennemi, fut arrêté par la cavalerie de l’armée du roi, qui attaqua des troupes fatiguées. Après une bataille très opiniâtre, Curion fût cerné par la cavalerie numide ; voyant la bataille perdue, il chercha à gagner les montagnes, mais il ne le put : toute son armée fut massacrée ; il resta lui-même mort sur le champ de bataille. Rufus, qu’il avait laissé avec cinq cohortes à la garde du camp, donna l’ordre de s’embarquer pour gagner la Sicile ; mais une terreur panique s’empara des matelots ; la flotte gagna le large et les cinq cohortes furent massacrées.

II. Pendant les années 48 et 47, l’Afrique resta au pouvoir et sous les ordres de Varus, lieutenant de Pompée. Les anciens divisaient l’Afrique en huit contrées : 1° La Mauritanie tingitane, qui s’étendait depuis les côtes de l’Océan, vis-à-vis des Canaries, jusqu’à celles de la Méditerranée, vis-à-vis de Malaga : c’était la patrie de Syphax ; elle était appelée le royaume de Bogud. C’est aujourd’hui le royaume de Maroc et de Fez. 2° La Mauritanie césarienne, qui est le pays actuel d’Alger. 3° L’Afrique proprement dite, qui comprenait la Numidie, les états de Carthage : c’est aujourd’hui Constantine et les états de Tunis et de Tripoli ; elle s’étendait jusqu’à la grande Syrte ; depuis la prise de Carthage, les Romains tenaient un préteur à Utique ; ils ne pénétrèrent en Mauritanie que sous Claude. 4° La Cyrénaïque est le pays actuel de Derne, qui comprenait la Pentapole ; la ville de Cyrène a été bâtie par les Lacédémoniens ; ce pays a été puissant ; les habitants eurent des démêlés avec Carthage, au temps de sa grandeur, pour les limites, qui furent placées aux Philænes, où étaient deux autels. 5° La Marmarique finissait à la ville de Catabathmus, où commence une vallée profonde qui va en Égypte, qui a été jadis arrosée par les eaux du Nil. 6° L’Égypte. 7° La Libye. 8° L’Éthiopie. Juba régnait en Numidie ; il était attaché à Pompée. Scipion mena en Afrique les débris de l’armée de Pharsale ; Labienus s’y rendit de son côté. Caton commandait à Dyrrachium pendant la bataille de Pharsale ; il se retira, après, avec la flotte à Cyrène ; de là, avec 10.000 hommes, il traversa par terre le désert de la grande Syrte ; il lui fallut trente jours. Il fit porter l’eau sur des ânes. Il hiverna à Leptis, ville très riche, y joignit Scipion, Varus, Labienus et les fils de Pompée. Juba affectait la suprématie sur eux. Caton se contenta du gouvernement d’Utique ; Scipion, qui était consulaire, fut reconnu comme le général. Il y avait, en 47, dix légions, beaucoup de cavalerie et des troupes légères. Juba avait quatre légions armées à la romaine et de la cavalerie numide sans freins. Ces forces étaient tellement redoutables, que les ennemis de César en Italie attendaient Scipion à Rome ; il était maître de la mer ; sa flotte était très considérable. Trois années avaient fait oublier les désastres de Pharsale ; les destins du monde pouvaient encore changer. Mais Scipion était sans talent et n’avait pour lui qu’un nom illustre.

III. César se réveilla au bruit du danger ; il quitta Rome, passa en Sicile, campa si près des bords de la mer que l’eau mouillait sa tente, s’embarqua avec six légions et 2.000 hommes de cavalerie, mit à la voile le 27 décembre (7 octobre de notre calendrier). Après trois jours de navigation, il atteignit le cap de Mercure (cap Bon) ; il mouilla le lendemain sur les plages de Ruspina, près d’Adrumettum, qui avait une garnison de Scipion ; il resta plusieurs jours à la mer pour rallier son convoi, dispersé par un coup de vent, qui s’avait pu doubler le cap Bon et errait à l’aventure le long des côtes d’Afrique. Lorsqu’il débarqua, il n’avait avec lui que 4.000 hommes ; il se campa près de la petite ville de Ruspina. Ce fut sur cette même plage qu’Annibal, de retour d’Italie, aborda pour se porter à Zama ; c’est près des plages de Clypea, au cap Bon, que s’embarqua Regulus dans la seconde guerre punique. Ruspina est à 40 lieues d’Utique et à 20 lieues au sud du cap Bon. César fit le tour des murailles d’Adrumettum ; il n’avait pas assez de forces pour bloquer cette ville. Scipion était à Utique avec son armée ; sentant le danger de sa position, il descendit au sud pour s’éloigner de lui. La ville libre de Leptis lui ouvrit ses portes ; il s’empara de l’île de Cereina, qui lui fournit des blés : plusieurs châteaux et plusieurs villes, au bruit de son arrivée, se soumirent : c’étaient de faibles avantages, qui ne pouvaient dominer ses inquiétudes. Tout son convoi errait en danger d’être pris par les nombreuses flottes de l’ennemi ; il se trouvait exposé, avec une poignée de monde, à tout ce que Scipion voudrait faire. Dans cette critique position, il prit un parti extrême, mais conforme à l’état de ses affaires : il plaça ses troupes en garnison à Leptis et à Ruspina, et s’embarqua avec sept cohortes pour éviter Labienus, qui marchait sur lui, et voulut essayer de rallier sa flotte ou aller chercher le reste de son armée en Sicile. Il passa toute la nuit embarqué ; mais, à la pointe du jour, lorsqu’il donnait l’ordre de lever l’ancre, on signala une partie de son convoi, celle dont il était le plus inquiet. Il débarqua alors et se porta à son camp devant Ruspina, qu’il fortifia ; il en sortit le surlendemain, avec trente cohortes pour ramasser des vivres ; mais il ne tarda pas à se trouver en présence de Labienus, qui l’attaqua avec des forces considérables. savoir : 1.600 chevaux gaulois, 8.000 Numides et 30.000 hommes d’infanterie. La journée fut chaude et critique ; César fut cerné par la cavalerie ennemie ; mais il perça le centre de Labienus, ce qui lui permit de rejoindre son camp, quoique poursuivi par les Numides et non sans avoir couru de grands dangers. Ce combat eut lieu le 4 janvier (14 octobre de notre calendrier), huit ou neuf jours après le départ de Sicile.

Cependant, aussitôt que Scipion avait appris l’arrivée de César à Ruspina, il avait réuni toute son armée sur Utique ; il avait suivi Labienus et le rejoignit peu de jours après le combat, et se campa avec toute son armée près d’Adrumettum. César se trouva bloqué dans son camp, ses fourrageurs ne pouvaient plus sortir. Les cavaliers nourrissaient leurs chevaux avec de l’algue marine qu’ils faisaient détremper dans l’eau douce. Il était à craindre que Scipion ne le coupât de la mer ; le camp en était éloigné d’une demi lieue. César couvrit ses communications de retranchements, et de tours jusqu’au rivage ; il fit débarquer les équipages de la flotte, dont il se servit comme d’archers et d’hommes de trait pour le service des machines dont il couvrit ses retranchements, auxquels il travailla avec la plus grande activité. Scipion, fier de sa grande supériorité, lui offrait tous les jours la bataille. Les Gétules, qui étaient nombreux dans l’armée de Scipion et qui conservaient les sentiments de la plus vive reconnaissance pour Marius, étaient affectionnés à César, qui était son parent, et qui marchait à la tête du parti populaire ; ils désertaient fréquemment et se rendaient à César. La ville d’Acilla, située au sud de Ruspina, se donna à lui ; la petite ville de Tirsa mit à sa disposition un magasin de 300.000 boisseaux de blé. Tout cela ne remédiait pas à sa position, lorsque son second convoi parti de Sicile, sur lequel étaient embarqués les 13e et 14e légions, 1.000 hommes de trait et 800 cavaliers gaulois, mouilla sur la plage vis-à-vis de son camp, après quatre jours de navigation. Un secours aussi important changea l’état des choses. On était à la lin de janvier : il avait nouvelle que la plus grande partie des bâtiments avec lesquels il était parti erraient encore battus au gré des vents, mais qu’aucun de ces bâtiments n’était tombé au pouvoir des ennemis.

IV. Peu de jours après l’arrivée de ses renforts, César, sorti de son camp, longea la mer au sud, traversa une plaine de quinze milles et se campa près de Scipion, qui occupait les hauteurs ; sa cavalerie eut un engagement avec celle de Labienus, où il eut l’avantage. Scipion, attendant chaque jour l’arrivée de Juba, refusa une bataille et s’enferma dans son camp ; il tirait ses vivres et une partie de son eau de la ville d’Uzita. César approcha de cette ville par des retranchements qu’il poussa jusqu’à une portée de trait des remparts. Cependant le roi Juba arriva avec trois légions, une grande quantité de cavalerie sans freins et 800 chevaux réguliers. Dès le lendemain Scipion sortit de son camp, rangea son armée derrière 60 éléphants. Voyant que César s’approchait toujours par des retranchements de la ville d’Uzita, Labienus se mit en embuscade dans un vallon qu’il fallait traverser pour arriver à une colline que César voulait occuper. Il y eut encore là un engagement assez vif, d’où César sortit vainqueur. L’eau était très rare, et, en approchant ses retranchements d’Uzita, César avait l’avantage de pouvoir profiter de plusieurs puits qui lui furent d’un grand secours. Diverses escarmouches avaient lieu tous les jours autour d’Uzita, lorsque enfin les 9e et 10e légions arrivent de Sicile. Ce renfort n’empêcha pas Scipion de présenter la bataille. Les deux armées sortirent de leur camp. La gauche de Scipion s’appuyait à la ville d’Uzita, dont il renforça la garnison afin d’inquiéter la droite de son ennemi, qui y était appuyée. L’armée de César était composée de dix légions.

Les deux armées restèrent toute la journée à 200 toises l’une de l’autre sans eu venir aux mains.

Varus sortit enfin d’Utique à la tête de cent cinq vaisseaux, afin d’intercepter les convois de Sicile et d’Italie. Les quarante galères de César étaient devant Thapsus ; treize s’étaient séparées et mouillaient près de Leptis ; elles furent prises et incendiées par Varus. Aussitôt que César apprit cette nouvelle, il partit de son camp, qui était à deux lieues de Leptis, monta sur un brigantin, joignit le gros de sa flotte, poursuivit Varus et le força de se réfugier dans Adrumettum ; il lui prit plusieurs galères et lui brilla tous ses transports. Comme les subsistances étaient difficiles, César, pour s’en procurer, fit partir deux légions avec la cavalerie, qui se portèrent dans la nuit à dix milles, trouvèrent des fosses chargées de blé, qu’elles transportèrent au camp ; mais tous ces moyens étaient insuffisants. Il leva son camp d’Uzita à trois heures du matin, se porta sur la ville d’Agar ; Scipion le suivit et campa en trois camps à deux lieues de César, qui éprouvait un grand besoin de blé : il n’hésita pas à faire une marche de flanc de six lieues pour se porter à Zeta, où Scipion avait réuni des magasins. Il réussit à s’emparer de la ville ; mais, à son retour, il fut vivement attaqué et eut beaucoup de peine à gagner son camp, ce qu’il ne fit que fort tard dans la nuit. Labienus avait adopté la manière de se battre des Numides ; sa cavalerie était beaucoup plus nombreuse, ses soldats armés à la légère et ses hommes de trait étaient très braves et très adroits ; ils accablèrent les légionnaires de traits. Lorsque ceux-ci, impatientés, s’avançaient au pas de charge, ils se dispersaient sur-le-champ, s’éloignant en toute hâte, et revenaient aussitôt que le légionnaire avait repris son rang. La cavalerie de César n’osait se commettre contre celle de l’ennemi, qui l’entourait d’un grand nombre d’hommes de trait qui tuaient les chevaux. Cette manière de faire la guerre était inquiétante : si les légions de l’ennemi étaient aussi bonnes que son infanterie légère, le succès de cette guerre serait chanceux et la victoire difficile.

Scipion et Juba avaient aussi un grand nombre d’éléphants, ce qui ne laissait pas de faire impression sur l’esprit du soldat. César fit venir d’Italie des éléphants et familiarisa son armée avec la vue de ces monstrueux animaux, lui enseignant le lieu où il fallait les frapper. Les soldats comparaient la guerre qu’ils soutenaient à celle des Gaules, où ils avaient affaire à un ennemi brave, mais franc ; ici, au contraire, ils étaient toujours en danger de tomber dans quelques embuscades.

Le 21 mars (2 janvier de notre calendrier) César fit la revue de son armée : jamais il n’en avait eu de plus belle et de plus nombreuse ; 6.000 hommes des dépôts d’Italie, composés de vétérans qui étaient restés malades, étaient venus le joindre. Il sortit à huit lieues de son camp pour présenter la bataille à Scipion, qui à son tour la refusa. Voulant cependant en venir à un engagement général, le défaut de vivres, la difficulté de l’eau, la manière de faire cette petite guerre et l’esprit de ruse de son ennemi lui étant également à charge, il partit le 4 avril (14 janvier de notre calendrier) de son camp d’Agar ; à trois heures du matin il arriva devant Thapsus, qu’il investit. Thapsus était une ville de la plus haute importance pour Scipion ; il résolut de tout risquer pour la secourir. Il suivit César par les hauteurs et établit deux camps à trois lieues du sien en avant de Thapsus. Il y avait des salines éloignées de 1.200 toises de la mer : Scipion essaya d’y pénétrer pour secourir la ville, mais César y avait pourvu en y faisant construire un fort. Scipion campa à 1.200 toises des lignes de César et du fort, et commença les travaux pour retrancher son camp. Aussitôt que César en eut avis, il se mit en marche, voyant l’occasion favorable pour finir la guerre par une bataille décisive. L’armée de Scipion était rangée en bataille à la tête des retranchements qu’il commençait à élever ; les éléphants étaient sur les deux ailes. César rangea son armée sur trois lignes : la 10e légion et la 3e tenaient la droite ; la 8e et la 9e tenaient la gauche ; cinq légions étaient au centre. Il mêla son infanterie légère avec sa cavalerie ; il réunit deux corps, chacun de cinq cohortes d’élite, auxquels il joignit beaucoup d’hommes de trait, qu’il chargea spécialement d’attaquer les éléphants.

V. A la vue de l’armée ennemie, celle de Scipion témoigna de l’étonnement. César, de son côté, trouva qu’elle était dans une position formidable. Ces 64 éléphants surmontés de tours, qui protégeaient ses ailes, sa nombreuse cavalerie, cette nuée de gens de trait dont il avait éprouvé la bravoure et l’adresse, le voisinage de sa ligne de bataille, de son camp déjà couvert de retranchements, tout cela lui imposait. Il tarda à donner le signal ; on l’entendit s’écrier : Cette manoeuvre d’attaque ne me plaît point. Mais ses troupes, pleines du sentimentale leur supériorité, ne partagèrent point son hésitation : En avant ! s’écria la 10e légion en contraignant le trompette de sonner la charge ; en même temps toute la droite s’ébranla malgré toutes les représentations des officiers. César alors monta à cheval, donna pour mot d’ordre bonheur et marcha droit à l’ennemi. Les deux corps chargés d’attaquer les éléphants commencèrent l’action ; ils les accablèrent de traits. Irrités par le sifflement des pierres et des flèches, ces animaux firent volte-face et se tournèrent contre leur propre armée, et foulèrent aux pieds leurs légions, qui étaient serrées, se dirigeant en toute hâte sur camp, dont ils encombrèrent les portes. La cavalerie maure, qui avait compté sur l’appui des éléphants, déconcertée par cet événement inattendu, lâcha pied. En peu d’heures l’armée de Scipion et de Juba fut mise en déroute, et ses trois camps successivement enlevés. Les fuyards se dirigèrent sur le camp qu’ils avaient quitté la veille ; mais, poursuivis par le vainqueur l’épée dans les reins, ils furent cernés sur une hauteur. Ils implorèrent la clémence de leur vainqueur, mais vainement ; les vétérans, transportés de fureur, les passèrent tous au fil de l’épée ; le carnage continua malgré les ordres et les prières de leur général, qui non seulement ne put sauver les vaincus, mais même voulut vainement protéger plusieurs citoyens romains qui étaient dans son camp, et contre lesquels l’opinion de l’armée était prononcée. 10.000 hommes restèrent sur le champ de bataille ; César perdit 50 hommes. Le lendemain celui-ci somma la ville de Thapsus en faisant défiler sous ses murailles les 64 éléphants armés de tours qui étaient le trophée de sa victoire ; mais ce fut vainement : il laissa alors trois légions pour en faire le siège, et se porta de sa personne sur Utique. Caton commandait dans cette grande ville. Aussitôt qu’il apprit la perte de la bataille, il mit tout en œuvre pour engager les habitants à se défendre ; mais ils étaient portés d’affection pour César. Tout ce qu’il put obtenir d’eux fut qu’ils protégeraient le départ de ce qu’il y avait de fuyards attachés au parti de Pompée qui se dirigeaient sur l’Espagne ; quant à lui, il se donna la mort en se passant son épée au travers du corps. Juba se présenta avec quelques fuyards devant Zama, sa capitale ; les habitants lui en fermèrent les portes. Il se retira à sa maison de campagne, où il se donna la mort. Scipion s’était embarqué avec quelques galères : il cinglait pour l’Espagne ; mais, arrêté par la flotte de César à la hauteur de Bone, il périt dans le combat. De devant Thapsus, César se porta devant Adrumettum, dont il s’empara sans coup férir ; il y trouva le trésor de Scipion : de là, il fit son entrée dans Utique, aux flambeaux. Il reçut, le lendemain, la nouvelle que Thapsus s’était rendu. Il partit, le surlendemain, pour Zama, réduisit les états de Juba en province romaine, retourna à Utique, imposa des contributions à plusieurs villes, pourvut au gouvernement du pays, parti d’Utique le 13 juin (23 mars de notre calendrier), débarqua à Cagliari après trois jours de navigation, en partit le 29 juin, et arriva à Rome dans le courant de juillet (avril de notre calendrier), ayant terminé cette guerre importante en moins de six mois.

VI. OBSERVATIONS. — Première observation. — L’écrivain de la Guerre civile prétend que César n’avait point donné de rendez-vous à sa flotte en partant de Sicile : il en fournit pour raison qu’il ignorait quel point des côtes d’Afrique leur donner qui fût à l’abri des flottes ennemies. Cette assertion est si absurde, qu’elle ne mérite aucune réfutation.

Ce n’est point la seule preuve d’ineptie que l’on trouve dans l’histoire de la Guerre civile, qui est écrite par un homme aussi médiocre que l’histoire de la Guerre des Gaules est écrite par un homme supérieur. Scipion était à Utique ; il était maître de toute la côte du nord jusqu’aux états du roi Juba. Le rendez-vous qu’a donné César à son armée a été les côtes du sud du cap Bon jusqu à la grande Syrte ; toute cette côte était exempte d’ennemis, et dans une saison où il n’était pas possible aux escadres ennemies de maintenir leurs croisières ; mais sa flotte fut dispersée par un coup de vent et jetée ensuite au nord du cap Bon, et ne se rallia insensiblement que plus tard et peu à peu.

Deuxième observation. — Pendant tout janvier sa position était fort critique, et il n’a dû son salut qu’aux fortifications de son camp et à l’impuissance des armes offensives anciennes pour forcer des retranchements, ressources que n’aurait pas un général moderne.

Troisième observation. — Quatre jours après son débarquement, n’ayant encore que peu de monde réuni, il laissa garnison dans les deux seules villes qu’il avait sur la côte, et, pour éviter Labienus, il reprit la mer avec ses cohortes, lorsqu’une grande partie de son convoi le rallia.

Quatrième observation. — Dans un combat qu’il soutint quelques jours après, il eut évidemment le dessous, quoi qu’en dise l’historien de la Guerre civile. La manière de combattre de Labienus fut celle que les Parthes avaient employée contre Crassus, d’attaquer les légions, non avec des armes de main, genre de combat où elles étaient invincibles, mais avec une grande quantité d’armes de jet ; adroits, dispos, aussi braves qu’intelligents, sachant se soustraire à la poursuite du soldat pesamment arme, mais retournant l’accabler de leurs traits aussitôt qu’il avait repris son rang dans la légion. Quelques imparfaites que fussent alors les armes de jet, en comparaison de celles des modernes, lorsqu’elles étaient exercées de cette manière, elles obtenaient constamment l’avantage.

Cinquième observation. – L’armée de César était réussie dans le mois de mars, il tarda trop longtemps à donner la bataille : il parut se méfier de son destin ; il augura défavorablement de plusieurs rencontres difficiles où il s’était trouvé engagé ; mais cela ne concluait rien pour la bataille générale, et les légions de Scipion et de Juba étaient, dans une journée décisive, trop inférieures aux siennes pour pouvoir leur tenir tête.

Sixième observation. - La conduite de Caton a été approuvée par ses contemporains et admirée par l’histoire : mais à qui sa mort fut-elle utile ? à César ; à qui fit-elle plaisir ? à César : et à qui fut-elle funeste ? à Rome, à son parti. Mais, dirait-on, il préféra se donner la mort que fléchir devant César. Mais qui l’obligeait à fléchir ? Pourquoi ne suivit-il pas ou la cavalerie ou ceux de son parti qui embarquèrent dans le port d’Utique et rallièrent le parti en Espagne ? De quelle influence n’eussent point été son nom, ses conseils et sa présence au milieu des dix légions qui, l’année suivante, balancèrent les destinées sur le champ de bataille de Munda ! Après cette défaite même, qui l’eût empêché de suivre sur mer le jeune Pompée, qui survécut à César et maintint avec gloire encore longtemps les aigles de la République ? Cassius, et Brutus, neveu et élève de Caton, se tuèrent sur le champ de bataille de Philippes. Cassius se tua lorsque Brutus était vainqueur, par un malentendu, par ces actions désespérées, inspirées par un faux courage et de fausses idées de grandeur, ils donnèrent la victoire au triumvirat. Marius, abandonné par la fortune, fut plus grand qu’elle : exclu du milieu des mers, il se cacha dans les marais de Minturnes ; sa constance fut récompensée ; il rentra dans Rome et fut une septième fois consul. Vieux, cassé et arrivé au plus haut point de prospérité, il se donna la mort pour échapper aux vicissitudes du sort, mais lorsque son parti était triomphant. Si le livre du destin avait été présenté à Caton, et qu’il y eût vu que, dans quatre ans, César, percé de vingt trois coups de poignard, tomberait dans le Sénat au pied de la statue de Pompée ; que Cicéron y occuperait encore la tribune aux harangues et y ferait retentir ses Philippiques contre Antoine, Caton se fut-il percé le sein ?... Non, il se tua par dépit, par désespoir. Sa mort fut la faiblesse d’une grande âme, l’erreur d’un stoïcien, une tache dans sa vie.

 

Chapitre XV — Guerre Civile - Campagne d’Espagne (an 45 avant Jésus-Christ)

I. Affaires d’Espagne pendant les années 48, 47 et 46. — II. Le jeune Pompée soulève les Espagnes ; il y réunit une grande armée. — III. César passe les Pyrénées. Bataille de munda. — IV. Observations.

Les grecs nommaient l’Espagne Ibérie ; ils l’appelaient aussi Hespérie, parce qu’elle se trouvait, par rapport à eux, au couchant. Les Carthaginois entrèrent en Espagne par Cadix, Malaga et Carthagène. Les Romains la divisèrent en trois parties : 1° la Bétique, 2° la Lusitanie, 3° la Tarragonaise. La Bétique avait au nord la Guadiana, au midi la Méditérannée et l’Océan, au levant la Tarragonaise ; ce sont aujourd’hui les provinces de l’Estrémadure, de l’Andalousie, de Grenade et de Malaga : on y comptait deux cents villes. La Lusitanie s’étendait depuis la Guadiana jusqu’au Duero ; c’est aujourd’hui le Portugal. La Tarragonaise comprenait le royaume de Murcie, de Valence, l’Aragon, la Catalogne, la Navarre, les Asturies, le royaume de Léon, la Galice et une partie de la Vielle Castille.

I. En quittant l’Espagne après l’avoir conquis, à la fin de l’an 49. César y avait laissé comme propréteur Cassius Longinus, homme avide et corrompu, qui avait malversé dans la place de questeur qu’il avait précédemment occupée dans cette même province : il indisposa l’esprit des habitants, qui, de concert avec une partie des troupes, conspirèrent contre lui ! il fut frappé de deux coups de poignard, mais il y survécu, rallia une partie des troupes et fit mettre à mort les conjurés. Le roi Bogud traversa les mers, et, des bords de la Mauritanie, vint au secours de Cassius. Lepidus, qui commandait pour César dans la Tarragonaise, passa les montagnes et se porta sur le Bætis, avec trente-six cohortes, au secours de son collègue, d’un autre côté, le questeur Marcellus se mit à la tête du parti opposé à Cassius et le rallia à César.

II. César, après Pharsale, envoya Trebonius dans le gouvernement des Espagnes pour rétablir l’ordre, en qualité de proconsul ; Cassius s’embarqua, remonta les côtes d’Espagne, fit naufrage à l’embouchure de l’Èbre et périt avec ses richesses, fruit de ses rapines. Mais, peu de mois après, le fils aîné de Pompée débarqua eu Espagne, chassa Trebonius. Après la défaite de Scipion en Afrique, Sextus Pompée, son frère, Labienus et Varus le joignirent avec les débris de l’armée d’Afrique ; ce qui le mit à même de former treize légions. Il devenait de la plus haute importance de ne point laisser accroître une armée déjà si redoutable. César partit de Rome, arriva en vingt-trois jours sur les bords du Bætis, au moment où le jeune Pompée assiégeait la ville d’Ulia, la seule qui fut encore contre lui dans toute la Bétique. César secourut cette place, s’avança vers Cordoue ; Sextus Pompée, qui y commandait, effrayé, appela à son secours son frère, qui accourut en levant le siège d’Ulia. L’année 46 se termina sur ces entrefaites.

III. Dans le commencement de 45, César assiégea Alegria, qui ouvrit ses portes dans les premiers jours de février (novembre de notre calendrier) ; il désirait terminer la guerre par une grande bataille. Après diverses manœuvres, le jeune Pompée, reculant toujours pour l’éviter, se trouva enfin acculé à l’extrémité de la presqu’île de Malaga, près de la ville de Munda ; il se résolut à recevoir la bataille dans une position avantageuse ; il y attendit son ennemi de pied ferme. Sa ligne de bataille était de treize légions ; César l’attaqua avec huit. La victoire se déclarait pour Pompée, César paraissait perdu ; il chargea alors à la tête de la 10e légion sans pouvoir rétablir ses affaires, lorsque le roi Bogud, avec ses Numides, alla attaquer le camp de Pompée. Labienus détacha cinq cohortes au secours du camp. Ce mouvement rétrogradé, dans un instant si critique, décida la victoire. Les vétérans crurent que l’ennemi était est retraite et redoublèrent d’ardeur. Les troupes de Pompée crurent que l’on se retirait, et se découragèrent : 30.000 hommes restèrent sur le champ de bataille, parmi lesquels Labienus et Varus, et 3.000 chevaliers romains. Les aigles des treize légions, la plus grande partie des drapeaux, 17 officiers du premier rang, furent les trophées de cette journée, qui coûta aux vainqueurs 1.000 morts et 500 blessés. César avait coutume de dire que partout il avait combattu pour la victoire, mais qu’à Munda il a avait battu pour sauver sa vie. Cneius Pompée fut tué peu de semaines après, et sa tête promenée en triomphe.          Sextus, son frère, qui commandait à Cordoue lors de la bataille, erra dans les montagnes, survécut à la perte de son parti, dont il releva les étendards par la suite. Toute la Bétique se soumit ; le parti de Pompée fut entièrement détruit, tout l’univers romain reconnut la loi du vainqueur. Le jeune Octave, depuis Auguste, figure pour la première fois dans cette campagne, où il fit ses premières armes sous les yeux de son oncle, qui l’affectionnait beaucoup.

IV. OBSERVATIONS. – Première observation. — César mit vingt-trois jours pour se rendre par terre de Rome à la Sierra-Morena : il y a 450 lieues il en faudrait aujourd’hui, en poste, marchant nuit et jour, douze.

Quel service n’aurait pas rendu Caton, s’il se fût trouvé à Cordoue, au milieu du camp des jeunes Pompée, dont le parti, vaincu à Pharsale, à Thapsus, renaissait de ses cendres, tant il était puissant dans l’opinion des peuples ! La mort de cet homme de bien fut donc un malheur pour le Sénat et la République ; il manqua de patience, il ne sut pas attendre le temps et l’occasion.

Deuxième observation. — Munda est une des circonstances où César attaqua et donna bataille malgré la bonne position de son ennemi ; aussi faillit-il y être vaincu. Le mouvement de Labienus, qui en soi était bon, décida de la journée. Il est un moment, dans les combats, où la plus petite manœuvre décide et donne la supériorité : c’est la goutte d’eau qui fait le trop plein.

Troisième observation. — A la bataille de Pharsale, César a perdu 200 hommes ; à celle de Thapsus, 50 ; à celle de Munda, 1.000 ; tandis que ses ennemis y avaient perdu leurs armées. Cette grande disproportion de pertes, dans des journées si disputées entre le vainqueur et le vaincu, n’a pas lieu dans les armées modernes, parce que celles-ci se battent avec des armes de jet, et que le canon, le fusil tuent également des deux côtés ; au lieu que les anciens se battaient avec l’arme de main. Jusqu’à la victoire il y avait peu de pertes, les boucliers paraient les traits, et ce n’était qu’au moment de la défaite que le vaincu était massacrer ; c’était une multitude de duels où les battus, en tournant le dos, recevaient le coup de mort.

Les généraux en chef des armées anciennes étaient moins exposés que ceux des années modernes ; ils paraient les traits avec leurs boucliers. Les flèches, les frondes et toutes leurs machines de jet étaient peu meurtrières : il est des boucliers qui ont paré jusqu’à 900 flèches. Aujourd’hui le général en chef est obligé tous les jours d’aller au coup de canon, souvent à portée de mitraille, et à toutes les batailles à portée de fusil, pour pouvoir reconnaître, voir et ordonner : la vue n’a pas assez d’étendue pour que les généraux puissent se tenir hors de la portée des balles.

L’opinion est établie que les guerres des anciens étaient plus sanglantes que celles des modernes : cela est-il exact ! Les armées modernes se battent tous les jours, parce que les canons et les fusils atteignent de loin ; les avant-gardes, les postes se fusillent et laissent souvent 5 ou 600 hommes sur le champ de bataille de chaque côté. Chez les anciens les combats étaient plus rares et moins sanglants. Dans les batailles modernes, la perte faite par les deux armées, qui est, par rapport aux morts et aux blessés, à peu près égale, est plus forte que la perte des batailles anciennes, qui ne tombait que sur l’armée battue.

On dit que César fut sur le point de se donner la mort pendant la bataille de Munda ; ce projet eût été bien funeste à son parti : il eût été battu comme Brutus et Cassius !... Un magistrat, un chef de parti, peut-il donc abandonner les siens volontairement ? Cette résolution est-elle vertu, courage et force d’âme ? La mort n’est-elle pas la fin de tous les maux, de toutes contrariétés, de toutes peines, de tous travaux, et l’abandon de la vie ne forme-t-il pas la vertu habituelle de tout soldat ? Peut-on, doit-on se donner la mort ? Oui, dit-on, lorsque l’on est sans espérance. Mais qui, quand, comment peut-on être sans espérance sur ce théâtre mobile, où la mort naturelle ou forcée d’un seul homme change sur-le-champ l’état et la face des affaires ?

 

Chapitre XVI — Mort de César (an 44 avant Jésus-Christ)

I. Dernière année de la vie de César. — II. Guerre contre les Parthes. — III. Assassinat de César. Il n’a jamais pensé à se faire roi.

I. César, de retour d’Espagne, arriva à Rome dans le mois d’octobre de l’an 45 (le calendrier était réformé alors) ; il fut assassiné au mois de mars de l’an 44. Il a été six mois maître du monde ; il triompha du fils de Pompée, nouveauté qui fut trouvée bien odieuse. Jamais Marius ni Sylla n’avaient triomphé d’aucun citoyen.

Le Sénat le déclara empereur et dictateur perpétuel ; depuis ce temps il porta toujours une couronne de laurier et la robe triomphale aux jours de fête. Il créa un grand nombre de sénateurs et de patriciens, il avait réformé le calendrier ; il fit travailler à la rédaction du code civil, criminel, pénal. Il fit dresser des projets pour embellir Rome de plusieurs beaux édifices. Il fit travailler à la confection d’une carte générale de l’empire et à une statistique des provinces ; il chargea Varron de former une nombreuse bibliothèque publique. Il annonça le projet de dessécher les marais Pontins, de creuser un nouveau lit au Tibre, depuis Rome jusqu’à la mer, et à Ostie un port capable de contenir les plus gros vaisseaux ; il parla de percer l’isthme de Corinthe. Il envoya des colonies pour relever Corinthe et Carthage.

Il pardonna sincèrement à tous les restes de la faction de Pompée et appela aux plus hautes charges les chefs des principales maisons patriciennes ; il obéissait à un sentiment de générosité qui lui était naturel, mais aussi aux conseils de la politique. C’est à la tête du parti populaire qu’il avait passé le Rubicon ; c’est avec son aide qu’il avait vaincu l’orgueilleuse aristocratie ralliée autour de Pompée. En effet, qu’eût-il pu faire avec deux ou trois légions ? Comment eût-il soumis l’Italie et Rome, sans sièges et sans combats, si la majorité des bras des Romains et des Italiens n’eût été pour lui ? Pompé, au commencement de la guerre civile, avait deux vieilles légions et 30.000 hommes aux portes de Rome ; il avait trente cohortes à Corfinium : mais le peuple était contre lui : il dut, sans combattre, abandonner la ville éternelle, et passa les mers pour courir à la rencontre des légions d’Asie, il s’y forma une année, se trouva en Grèce environné du sénat et de la majorité des patriciens. Mais César, dès le début, fut maître de Rome.

Après les triomphes de Pharsale, de Thapsus, de Munda, le parti de Pompée étant détruit, le parti populaire et les vieux soldats haussèrent leurs prétentions, firent entendre leurs voix. César en fut inquiet, il eut recours à l’influence des principales maisons pour les contenir. Chez les peuples et dans les révolutions l’aristocratie existe toujours : la détruisez-vous dans la noblesse, elle se place aussitôt dans les maisons riches et puissantes du tiers état : la détruisez-vous dans celles-ci, elle surnage et se réfugie dans les chefs d’atelier et du peuple. Un prince ne gagne rien à ce déplacement de l’aristocratie : il remet au contraire tout en ordre en la laissant subsister dans son état naturel, en reconstituant les anciennes maisons sous les nouveaux principes. Cet ordre de choses était plus nécessaire à Rome encore, qui, commandant à l’univers, avait besoin, pour maintenir sa supériorité, de cette magie attachée aux noms des Scipion, des Paul-Émile, des Metellus, des Clodius, des Fabius, etc. qui avaient conquis, gouverné et tant influé depuis plusieurs siècles sur les destinées de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique.

II. Crassus avait péri avec son armée sur les bords de l’Euphrate : les aigles de ses légions étaient encore entre les mains des Parthes. Le peuple romain réclamait une vengeance que les guerres civiles retardaient depuis six ans. César, dans les premiers jours de l’an 44 , annonça son dessein de passer la mer, de soumettre les Parthes et de venger les mânes de Crassus. Pendant tout l’hiver il fit travailler aux préparatifs de cette grande expédition, que réclamait la gloire de Rome et l’intérêt de César. En effet, après une guerre civile aussi acharnée, il fallait une guerre étrangère pour amalgamer les textes de tous les partis et recréer les armées nationales.

La guerre contre les Parthes avait deux difficultés : 1° La manière de combattre de ces peuples, qui étaient tous armés d’armes de jet d’une nature supérieure aux armes ordinaires. Les flèches des Parthes perçaient les boucliers des légionnaires ; ils n’attendaient pas le choc des pesamment armés, mais ils les accablaient de loin. Labienus avait employé ce goenre de guerre avec succès en Afrique. Il est probable que César en eût triomphé en leur opposant un grand nombre de gens de trait tirés de Crète, des îles Baléares, d’Espagne et d’Afrique. 2° La seconde difficulté était la nature du pays. En pénétrant par la haute Arménie, il fallait longtemps faire la guerre dans les pays de montagne ; en pénétrant par l’Euphrate et la Mésopotamie, on rencontrait des marais, des inondations et des déserts arides. Tous ces obstacles n’étaient point au-dessus du génie de César. Une nombreuse flottille sur l’Euphrate et le Tigre eût triomphé des obstacles des eaux, et un grand nombre de chameaux chargés d’outres eussent fait disparaître l’aridité du désert. Il est donc probable qu’il eût réussi et eût porté l’aigle romaine sur les bords de l’Indus, si toutefois la fortune, qui pendant treize campagnes l’avait favorisé, lui fût encore restée constante. Elle a favorisé Scipion pendant cinq campagnes. Alexandre pendant onze campagnes ; elle n’a abandonne Pompée qu’à sa seizième campagne, et Annibal qu’à la dix-septième, et sans pouvoir espérer de captiver encore un an cette cruelle.

III. Pendant que ce grand homme se préparait à remplir de si hautes destinées, les débris du parti de l’aristocratie, qui devaient la vie à sa générosité, conjurèrent contre se vie : Brutus et Cassius étaient à la tête. Brutus était stoïcien, élève de Caton. César l’affectionnait et lui avait deux fois sauvé la vie ; mais la secte dont il était n’admettait rien qui le pût fléchir. Plein des idées enseignées dans les écoles grecques contre la tyrannie, l’assassinat de tout homme qui était de fait au-dessus des lois était regardé par lui comme légitime. César, dictateur perpétuel, gouvernait tout l’univers romain ; il n’y avait qu’un simulacre de Sénat : cela ne pouvait pas être autrement, après les proscriptions de Marius et de Sylla, la violation des lois par Pompée, cinq ans de guerre civile, un aussi grand nombre de vétérans établis en Italie, attachés à leurs généraux, attendant tout de la grandeur de quelques hommes, et rien de la République. Dans un tel état de choses, ces assemblées délibérantes ne pouvaient plus gouverner ; la personne de César était donc la garantie de la suprématie de Rome sur l’univers, et faisait la sécurité des citoyens de tous les partis : son autorité était donc légitime.

Les conjurés n’eurent pas de peine à réussir : César avait confiance en eux : Brutus, Cassius, Decimus, etc. étaient ses amis et ses familiers. César était confiant ; il les croyait tous intéressés à la conservation de sa personne : car il protégeait tout ce que Rome avait de grands et d’hommes élevés, malgré les murmures du parti populaire et de l’armée.

Pour justifier, depuis, un lâche et impolitique assassinat, les conjurés et leurs partisans ont prétendu que César voulait se faire roi, assertion évidemment absurde et calomnieuse, qui cependant s’est transmise d’âge en âge et passe aujourd’hui pour une vérité historique. Si César avait eu affaire à la génération qui avait vu Numa, Tullus et les Tarquins, il eût pu avoir recours, pour consolider son pouvoir et mettre un terme aux incertitudes de la République, à des formes de gouvernement vénérées, et auxquelles on eût été accoutumé ; mais il vivait chez un peuple qui, depuis cinq cents ans, ne connaissait pas d’autre autorité que celle des consuls, des dictateurs, des tribuns : la dignité des rois était bien méprisable, avilie : la chaise curule était au-dessus du trône. Sur quel trône eût pu s’asseoir César ? sur celui des rois de Rome, dont l’autorité s’étendait à la banlieue de la ville ? sur celui des rois barbares de l’Asie, vaincus par les Fabricius, les Paul-Émile, les Scipion, les Metellus, les Clodius, etc. ? C’eût été une étrange politique. Quoi ! César eût cherché de la stabilité, de la grandeur, de la considération, dans la couronne que portaient Philippe, Persée, Attale, Mithridate, Pharnace, Ptolémée, que les citoyens avaient vus traînés à la suite du char triomphal de leurs vainqueurs ? Cela est trop absurde ! Les Romains étaient accoutumés à voir les rois dans les antichambres de leurs magistrats.

On a dit que ce n’était pas roi de Rome qu’il voulut se faire proclamer, mais roi des provinces : comme si les peuples de la Grèce, de l’Asie Mineure, de la Syrie, conservaient plus de respect pour le trône renversé sur lequel s’étaient assis Persée, Antiochus, Attale et Ptolémée, que pour la chaise curule de Lucullus, de Sylla, de Pompée et de César même ! Ce projet est dont tout aussi dénué de raison.

César a toujours affecté, jusqu’au dernier moment de sa vie, les formes populaires : il ne faisait rien que par un décret du Sénat ; les magistratures étaient nommées par le peuple, et, s’il arrogea la réalité du pouvoir, il avait laissé subsister toutes les formes républicaines : il marchait sans gardes, comme un simple citoyen ; sa maison était sans faste ; il allait journellement dîner chez ses amis ; il était assidu à la tribune aux harangues, aux assemblées du peuple et au Sénat. La première action de César, s’il eût voulu être roi, eût été de s’environner d’une bonne garde ; il n’en fit rien, et se refusa constamment à la sollicitation de ses amis, qui, entendant frémir la faction vaincue, croyaient une garde nécessaire à la sûreté de sa personne. Quoique dictateur, il voulut être consul cette même année avec Antoine ; il partagea tous les devoirs de cette charge. Les statues de Pompée ayant été renversées, il les fit relever avec éclat. Il n’introduisit aucun changement dans l’esprit de son armée, qui constamment resta républicaine et dévouée au parti populaire et démocratique.

Quelles sont les preuves qu’allèguent ses accusateurs ? Ils citent quatre anecdotes, probablement fausses ou mal rendues, car Cicéron, Florus, Velleius, n’en parlent pas ; mais, admettez-les comme vraies, elles ne prouvent, rien. Ils disent, 1° que, le 26 juin, revenant du mont Albain avec l’honneur de l’ovation, il fut salué par quelqu’un du peuple du nom de roi, mais que la multitude resta muette et consternée, et qu’il répondit alors qu’il n’était pas roi, mais César ; 2° que, dans ce même temps, un homme du peuple mit sur sa statue une couronne de laurier avec un bandeau royal ; 3° que, célébrant les Lupercales, le consul Antoine, qui était un des Luperques, s’approcha de César, qui était assis sur la tribune aux harangues, vêtu de sa robe triomphale et sa couronne de laurier sur la tète, qu’il lui présenta un diadème ; que celui-ci, au lieu de le mettre sur sa tête, l’envoya au Capitole, disant que Jupiter était le seul roi des Romains ; ces fêtes Lupercales étaient des fêtes extravagantes ; les Lupercales couraient la ville nus, avant en main des fouets de cuir dont ils frappaient les passants ; les dames les plus qualifiées présentaient leurs mains pour en recevoir les coups ; le préjugé était que cela les rendait fécondes ; 4° que Lucius Cotta, l’un des prêtres commis à la garde des livres sibyllins, disait que les Parthes ne pouvaient être vaincus que par un roi. On a été plus loin pour indisposer les Romains : on a dit que César roi devait porter le siège de l’empire à Alexandrie ou à Ilion.

Voilà pourtant les misérables fondements sur lesquels le bon Plutarque, le libelliste Suétone et quelques écrivains du parti, ont bâti un système si peu vraisemblable. Si César eût trouvé quelque avantage pour son autorité à s’asseoir sur le trône, il y fût arrivé par les acclamations de son armée et du Sénat avant d’y avoir introduit la faction de Pompée. Ce n’était pas en se faisant saluer du nom de roi dans une promenade par un homme ivre, en faisant dire aux Sibylles qu’un roi pouvait seul vaincre les Parthes, en se faisant présenter un diadème dans les Lupercales, qu’il pouvait espérer d’arriver à son but. Il eût persuadé à ses légions que leur gloire, leurs richesses, dépendaient d’une nouvelle forme de gouvernement qui mit sa famille à l’abri des factions de la toge ; c’eût été en laissant dire au Sénat qu’il fallait mettre les lois à l’abri de la victoire et de la soldatesque, et les propriétés à l’abri de l’avidité des vétérans, en élevant un monarque sur le trône. Mais il prit une voie contraire : vainqueur, il ne gouverna que comme consul, dictateur ou tribun ; il confirma donc, au lieu de les décréditer, les formes anciennes de la République. Après les succès qui ont suivi le passage du Rubicon, César n’a rien fait pour changer les formes de la République. Auguste même, longtemps après, et lorsque les générations républicaines tout entières étaient détruites par les proscriptions et la guerre des triumvirs, n’eut jamais l’idée d’élever un trône ; Tibère, Néron après lui, n’en ont jamais eu la pensée, parce qu’il ne pouvait pas entrer dans la tète d’un maître d’un grand état de se revêtir d’une dignité odieuse et méprisée. Si la couronne royale eût été utile à Auguste et à ses successeurs, ils l’eussent placée sur leur tête ; mais César, qui était essentiellement Romain, populaire, et qui, dans ses harangues et dans ses écrits, employait toujours la magie du peuple romain avec tant d’ostentation, ne l’eût fait qu’avec regret.

César n’a donc pas pu désirer, n’a pas désiré, n’a rien fait, a fait tout le contraire de ce dont on l’accuse. Certes, ce n’est pas à la veille de partir pour l’Euphrate et de s’engager dans une guerre difficile, qu’il eût culbuté les formes en usage depuis cinq cents ans pour en établir de nouvelles. Qui aurait gouverné Rome dans l’absence du roi ? Un régent ! un gouverneur ! un vice-roi ! tandis qu’elle était accoutumée à l’être par un consul, un préteur, un sénat, des tribuns.

En immolant César, Brutus céda à un préjugé d’éducation qu’il avait puisé dans les écoles grecques ; il l’assimila à ces obscurs tyrans des villes du Péloponnèse qui, à la faveur de quelques intrigants, usurpaient l’autorité de la ville ; il ne voulut pas voir que l’autorité de César était légitime, parce qu’elle était nécessaire et protectrice, parce qu’elle conservait tous les intérêts de Rome, parce quelle était l’effet de l’opinion et de la volonté du peuple. César mort, il a été remplacé par Antoine, par Octave, par Tibère, par Néron, et après celui-ci toutes les combinaisons humaines se sont épuisées pendant six cents ans ; mais ni la république ni la monarchie royale n’y ont paru, signe certain que ni l’une ni l’autre n’étaient plus appropriées aux événements et au siècle. César n’a pas voulu être roi, parce qu’il n’a pas pu le vouloir ; il n’a pas pu le vouloir, puisque, après lui, pendant six cents ans, aucun de ses successeurs ne l’a voulu. C’eût été une étrange politique de remplacer la chaise curule des vainqueurs du monde par le trône pourri, méprisé, des vaincus.

 

FIN DES GUERRES CIVILES ET AUTRES GUERRES

 

 

 

 



[1] Le texte porte bien l’Apsus mais il est probable que l’Empereur, en désignant le cours d’eau dont il est question ci-dessus, a été induit en erreur par une mauvaise carte, il voulait sans doute indiquer la petite rivière dont la nom moderne est Spirnatza, et qui coule au sud de Durazzo.