Au moment où la femme illustre qui avait veillé avec tant de dévouement sur ses premières années et sur son héritage s'éteignait à Malines, Charles-Quint était à Spire occupé des affaires religieuses de l'Allemagne ; il était récemment revenu d'Italie, où il était allé recevoir des mains du pape Clément VII cette couronne impériale qui l'attendait depuis plusieurs années. Pour ne pas laisser de lacune dans notre récit, nous sommes obligé de le reprendre d'un peu plus haut. Tandis que la gouvernante des Pays-Bas et la régente de France débattaient les conditions de la paix de Cambrai, appelée d'après elles la paix des Dames, l'empereur avait pressé l'achèvement des préparatifs de son voyage. Il avait compté partir à la fin de juin ; ce fut seulement dans les derniers jours de juillet que la flotte, les troupes, l'artillerie, les munitions dont il devait être accompagné, purent être rassemblés dans le port de Barcelone. Il emmenait avec lui huit mille hommes d'infanterie et un certain nombre de gens de cheval ; pour payer tout ce monde, il avait engagé au roi de Portugal, moyennant trois cent cinquante mille ducats, les épiceries des Moluques. Avant de quitter Tolède, il fit son testament, écrit en quadruple original : deux étaient en castillan, deux en latin. Il envoya l'un des derniers à l'archiduchesse Marguerite, pour être gardé par elle : C'est un ouvrage nécessaire, lui écrivait-il, et je l'ai volontiers fait par temps pour le bien des miens et de mes pays et sujets, et au surplus m'en remets au bon plaisir du Créateur[1]. Le 27 juillet 1529, il monta sur la galère commandée par André Doria qu'il avait appelé d'Italie. Sa suite était nombreuse et brillante ; la fleur de la noblesse castillane avait brigué l'honneur d'en faire partie. Elle comprenait ses principaux ministres : le grand chancelier, les seigneurs de la Chaulx et de Granvelle, le secrétaire d'état Francisco de los Covos, le grand commandeur Don Garcia de Padilla. Notons ici un détail que l'histoire n'a pas jugé indigne d'elle[2]. Il était de mode en Espagne de porter la chevelure très longue. Quelques jours avant de s'embarquer, Charles fit couper la sienne, espérant par là se débarrasser des maux de tète qu'il ressentait fréquemment. Son exemple fut suivi par les seigneurs de sa cour, non sans regret toutefois, car beaucoup en versèrent des larmes. A partir de ce jour, les Espagnols ne portèrent plus que les cheveux courts[3]. La flotte impériale, ayant mis à la voile le même jour 27 juillet, jeta l'ancre, le 7 août, dans la rade de Savone. L'empereur s'arrêta dans cette ville, afin de donner le temps à ses troupes de débarquer. Le 12, il arriva à Gênes, où la seigneurie et les habitants lui firent une réception magnifique. Trois cardinaux légats, ainsi que son futur gendre, Alexandre de Médicis, l'y attendaient et le complimentèrent au nom du pape. Des ambassadeurs vinrent aussi l'y visiter de la part des princes et des états italiens avec lesquels il n'était pas en guerre. Des ambassadeurs florentins se présentèrent à leur tour, déclarant que leur république était prête à traiter avec lui et à le satisfaire entièrement, pourvu qu'il les maintint en leur liberté, car, plutôt que de la perdre, les Florentins étaient résolus à sacrifier leurs biens, leurs vies, leurs femmes et leurs enfants. L'empereur leur répondit qu'il ne pouvait traiter avec eux sans le consentement du pape. Et comme ils insistaient, promettant de rendre ses biens à la famille des Médicis et de la traiter honorablement comme l'une des principales de leur ville, il repartit qu'il s'entremettrait volontiers pour les raccommoder avec le pape, et que c'était tout ce qu'il pouvait faire en leur faveur[4]. A l'arrivée de l'empereur à Gênes, on y savait déjà que la paix était signée entre l'Espagne et la France. Plusieurs jours après, l'empereur reçut les dépêches de l'archiduchesse Marguerite qui l'en informaient et l'instrument même du traité ; ils lui furent apportés par le secrétaire Des Barres. Celui-ci lui remit en même temps des lettres autographes de François Ier et de la duchesse d'Angoulême pleines de paroles courtoises et d'assurances amicales. Des Barres était accompagné d'un gentilhomme de la chambre du roi, lequel allait à Venise communiquer au sénat les clauses du traité et le requérir, ainsi que son maitre s'y était obligé, de rendre les places du royaume de Naples que la république occupait. L'empereur fit publier la paix le 30 août ; le 1er septembre, il partit pour Plaisance. Là de graves nouvelles lui parvinrent d'Allemagne. Soliman II s'approchait de Vienne avec une armée de deux cent mille hommes ; le trône de Ferdinand semblait fortement menacé et la chrétienté exposée à un péril imminent. Charles aurait voulu marcher incontinent au secours de son frère[5], mais il lui était bien difficile de s'éloigner de l'Italie en ce moment. Il accepta donc avec empressement l'offre que Clément VII lui fit de se rendre à Bologne, pour l'y rencontrer et conférer avec lui tant sur la pacification de l'Italie que sur les moyens d'extirper les hérésies régnantes et de repousser l'attaque de Soliman. Il quitta Plaisance le 26 octobre. Le 16, le sire de Brion, amiral de France, le secrétaire Bayard et un maitre des requêtes de l'hôtel du roi étaient arrivés, chargés par leur souverain de recevoir de lui la ratification de la paix récemment conclue et d'assister à la prestation du serment qu'il ferait de l'observer : il accomplit cette dernière formalité le 18 octobre. Deux jours après, François Ier prêtait le même serment à Paris, dans la cathédrale de Notre-Dame, en présence du seigneur de la Chaulx et du secrétaire Des Barres, ambassadeurs de Charles-Quint[6]. L'empereur fit, le 5 novembre, en grande pompe, son entrée à Bologne, où Clément VII l'attendait depuis le 24 octobre, avec vingt-cinq cardinaux et toute la cour pontificale. Parmi les troupes qui formaient son cortège, on remarquait, pour leur air martial et leur belle tenue, plusieurs compagnies d'hommes d'armes des vieilles ordonnances de Bourgogne qui étaient venues des Pays-Bas à travers l'Allemagne et avaient pris part aux opérations militaires sous les ordres du comte Félix de Werdemberg. Charles-Quint montait un genet d'Espagne richement caparaçonné et enharnaché ; il avait une robe de brocard d'or au dessus de son armure, et était coiffé d'un bonnet de velours noir. Il marchait sous un dais de drap d'or que portaient les principaux de la ville. Une estrade garnie de magnifiques tapis avait été dressée sur la Piazza maggiore ; c'était là que l'empereur devait être reçu par le pape, assis sur son trône, la tiare en tête, entouré des membres du sacré collège, d'une foule d'archevêques et d'évêques et des dignitaires du palais apostolique. Arrivé au pied de l'estrade, Charles descendit de cheval. Avant d'en monter les degrés, il mit un genou en terre et fit la révérence au souverain pontife. Il s'agenouilla une deuxième fois en montant et, lorsqu'il fut près du saint père, il s'agenouilla encore et lui baisa le pied. Clément le releva, lui présenta la main et lui donna le baiser de paix. Charles alors, prenant la parole, dit au chef de l'Église en langue castillane : Je suis venu, très saint père, aux pieds sacrés de Votre Sainteté — ce qui est certainement ce que j'ai le plus désiré en ce monde — afin que, de commune volonté, elle et moi nous concertions et ordonnions les choses de la religion chrétienne qui sont en de si mauvais termes. Je supplie le Dieu tout-puissant, puisqu'il a daigné permettre que ce saint désir que j'avais s'accomplit, d'assister toujours à nos conseils et de faire que ma venue tourne au bien de tous les chrétiens. Le saint père répondit : Dieu et tous les saints savent et me sont témoins, mon fils, que jamais je ne désirai rien tant que de nous voir réunis comme nous le sommes en ce moment. Je rends des grâces infinies à Notre Seigneur de ce que Votre Majesté est arrivée ici en bonne santé et disposition. Je suis très heureux de voir — et Dieu en soit béni et loué ! — que les choses se disposent de façon à ce que par votre main la paix sera donnée à toute l'Italie. L'empereur offrit ensuite au pape, en signe d'obédience, des médailles et des monnaies d'or et d'argent de la valeur de mille ducats. Après cela ils descendirent ensemble les degrés de l'estrade. Arrivés à la porte de l'église cathédrale de San-Petronio, Charles entra dans l'église et y fit sa prière ; le saint père continua son chemin pour se rendre au palais où il avait son logement et où il avait fait préparer celui de l'empereur. Leurs appartements étaient disposés de sorte que des uns on pouvait aller secrètement aux autres[7]. Le chef spirituel et le chef temporel de la chrétienté eurent de nombreuses conférences[8]. La pacification de l'Italie en était le principal objet. Les Vénitiens se montraient disposés à traiter avec l'empereur. Leur ambassadeur auprès du pape, Gaspare Contarini, avait reçu des pleins pouvoirs à cet effet ; mais s'ils consentaient à rendre les places qu'ils occupaient dans le royaume de Naples, ils faisaient des difficultés de restituer au saint siège Ravenne et Cervia, dont ils s'étaient emparés au moment de la captivité de Clément VII ; ils attachaient surtout un grand prix au rétablissement de Francesco Sforza à Milan. Charles-Quint était très mécontent de celui-ci ; il avait dit à l'ambassadeur de Venise : J'userai envers le duc de Milan de la raison convenable ; mais sachez qu'il est hautain et obstiné, qu'il ne veut point avouer ses torts et qu'il soutient même n'en avoir pas. A la persuasion de Contarini, le duc demanda à l'empereur un sauf-conduit qui lui fut accordé, et arriva le 22 novembre à Bologne. Il se montra plein d'humilité dans son. attitude et dans son langage envers l'empereur ; il fut accueilli avec bonté et reçut la promesse qu'après avoir pris connaissance de sa justification, on agirait à son égard raisonnablement et courtoisement. L'empereur ne formait point pour lui-même de prétentions sur l'état de Milan : Je ne veux, avait-il dit à l'ambassadeur de Venise, je ne veux en Italie un seul pouce de terre, excepté ce qui m'appartient en propre, et je veux manifester au monde entier que je n'ai pas l'ambition de dominer, dont quelques-uns m'accusent[9]. Il inclinait à donner cet état à Alexandre de Médicis. Clément VII eut la générosité et la sagesse de ne pas. se prêter, sur ce point, aux vues de Charles-Quint ; il lui fit observer que les princes d'Italie, et plus encore les Vénitiens, seraient contraires à son neveu ; qu'il faudrait d'ailleurs chasser Sforza de la partie du Milanais restée en sa possession[10], et que ce serait la continuation de la guerre au lieu de la paix qu'ils désiraient tous deux si vivement. Enfin, après de longues discussions, toutes les difficultés s'aplanirent et, le 23 décembre, deux traités furent signés. Par le premier, fait entre l'empereur et le duc Sforza, celui-ci était rétabli dans le duché de Milan, à la condition de payer à l'empereur cinq cent mille ducats en dix années et quatre cent mille pour son investiture ; en garantie de ce double payement, il devait lui remettre le château de Milan et la ville de Côme. Les signataires du second traité étaient les plénipotentiaires du pape, de l'empereur, du roi Ferdinand, de la seigneurie de Venise et du duc Sforza. Les principales clauses portaient que les Vénitiens restitueraient au pape Ravenne et Cervia ; qu'ils rendraient à l'empereur tous les lieux du royaume de Naples qu'ils occupaient, et lui payeraient cent mille écus, outre différentes sommes dont ils étaient restés redevables depuis 1523 ; qu'il y aurait entre les parties contractantes une ligue perpétuelle pour la défense de l'état de Milan et du royaume de Naples contre tout prince chrétien que les attaquerait. L'empereur, que Contarini alla féliciter avec un autre envoyé vénitien et deux cardinaux de leur pays, leur dit qu'il avait eu dans sa vie bien des victoires, mais qu'aucune ne lui avait causé autant de joie que la conclusion de cette paix[11]. La publication du traité se fit avec solennité à Bologne le 1er janvier 1530 ; le pape, l'empereur et le duc Sforza assistèrent à la messe qui fut célébrée, à cette occasion, à la cathédrale de San Petronio. Deux difficultés restaient à vaincre : d'abord le différend entre le pape et Alphonse d'Este, duc de Ferrare, au sujet de Reggio et de Modène. Charles-Quint s'y employa avec chaleur, sans réussir d'abord, car Clément VII était fort courroucé contre ce duc ; ensuite l'obstination des Florentins, qui était telle que tout espoir de les réduire autrement que par la force s'était évanoui. L'empereur était resté longtemps indécis sur la préférence qu'il donnerait pour son couronnement à Rome ou à Bologne. Des raisons d'un grand poids le déterminèrent en faveur de cette dernière ville. L'hérésie se propageait de jour en jour en Allemagne ; le gouvernement de l'empire souffrait de l'absence prolongée de son chef et, quoique les Turcs eussent été forcés de lever le siège de Vienne au mois d'octobre, toute inquiétude n'avait pas cessé de ce côté[12]. Sa prompte arrivée était donc réclamée impérieusement. Le 22 février, dans la chapelle du palais, en présence.des ambassadeurs et des personnages principaux des deux cours, il reçut des mains du pape la couronne de fer des rois lombards et, le 24, jour de saint Mathias, trentième anniversaire de sa naissance, Clément le couronna comme empereur d'Allemagne à San Petronio. Le souverain pontife était assisté de tout le sacré collège et de cinquante-trois archevêques et évêques. L'empereur se rendit à l'église précédé du marquis de Montferrat portant le sceptre, du duc d'Urbin portant l'épée, du duc Philippe de Bavière portant le globe, et de Charles III, duc de Savoie, portant la couronne d'or. Une immense affluence de curieux était accourue de tous les points de l'Italie. La cérémonie fut attristée par un fâcheux incident. Une galerie en bois avait été construite depuis le palais jusqu'à la cathédrale. Au moment où Charles-Quint venir de franchir la porte de San Petronio, le plancher de la galerie s'effondra derrière lui ; quelques-unes des personnes qui le suivaient tombèrent sur le sol d'une assez grande hauteur, et il y en eut de grièvement blessées. On tira de là le pronostic que ce serait le dernier couronnement d'un empereur par un pape, et le pronostic se vérifia. Le lecteur verra avec plaisir, croyons-nous, le portrait que traçait de notre grand empereur en ce moment l'ambassadeur vénitien Gaspare Contarini présent à toutes ces cérémonies : L'empereur, au 24 février dernier, a accompli sa trentième année. S'il n'est pas d'une très forte complexion, sa santé est bonne. Il a le corps parfaitement proportionné ; une seule chose lui gâte la figure, c'est le menton. Il est prudent, réservé, et s'occupe avec la plus grande sollicitude de ses affaires, à ce point qu'il écrit actuellement de sa main à l'impératrice en Espagne et à son frère en Allemagne des lettres très longues. Le pape m'a dit que, en négociant avec lui, Sa Majesté avait un mémorial où étaient notées de sa main toutes les choses dont elle avait à traiter, afin de n'en oublier aucune. L'empereur n'est très adonné à
aucun plaisir. Il va quelquefois à la chasse, surtout aux sangliers ; mais à
Bologne, il est rarement sorti de son palais, et seulement pour assister à la
messe en quelque église. Il est religieux plus que jamais. Il parle et
discourt beaucoup plus qu'il ne le faisait en Espagne. Il m'est arrivé de
négocier avec lui pendant deux heures de suite, ce que, en Espagne, il ne
faisait pas. Il n'est plus aussi absolu dans ses opinions que sa nature le
portait à l'être. Un jour qu'il causait familièrement avec moi, il me dit
qu'il était naturellement entêté. Je voulus l'excuser en lui répliquant : Sire,
être ferme dans une opinion qui est bonne, c'est de la constance, non de
l'obstination. Il me repartit aussitôt : Mais quelquefois je le suis
dans les mauvaises. D'où il résulte, selon moi, que, par sa prudence et
sa bonne volonté, il a triomphé de ses défauts naturels. Quant à ses
intentions, elles me paraissent être excellentes et tendre surtout à la
conservation de la paix[13]. Pendant le temps qu'il passa encore à Bologne, Charles régla avec le pape les dernières mesures à prendre pour la réduction de Florence. Il entretint le saint père de diverses affaires d'un, intérêt majeur, concernant le régime ecclésiastique de ses états des Pays-Bas, et notamment du projet d'ériger dans ces provinces de nouveaux sièges épiscopaux, projet qui lui avait été vivement recommandé par l'archiduchesse Marguerite et qui se réalisa trente ans plus tard. Il parvint à amener le pontife et le duc de Ferrare à s'en remettre à lui de la décision de leur différend ; le duc devait laisser en séquestre entre ses mains la ville et le territoire de Modène jusqu'au prononcé de la sentence. Il eut enfin de longs pourparlers avec le chef de l'Église sur la conduite à tenir envers les protestants d'Allemagne. Ces graves affaires ne l'absorbaient pas tout entier. Il fit venir de Venise le Titien pour qu'il fit son portrait. Il fut si satisfait de l'œuvre de ce grand artiste, où il était représenté à cheval, qu'il ne voulut plus être peint que par lui. Il le nomma peintre de sa maison, lui alloua une pension et plus tard le créa chevalier[14]. Charles-Quint quitta Bologne le 22 mars 1530, après avoir pris congé du pape, dont il se sépara en toute bonne et cordiale amitié[15]. Au moment de se mettre en route, il signa un diplôme par lequel il faisait don de l'île de Malte aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il arriva le 25 mars à Mantoue, où il fut reçu par le marquis Frédéric de Gonzague, qu'il éleva au rang de duc en récompense des services rendus par ce prince dans la dernière guerre. L'empereur partit de Mantoue le 19 avril, se dirigeant par Peschiera, Ala, Roverbella, Trente, Bolzano, Brixen, vers Insprück, où l'attendait le roi Ferdinand, son frère, et où il parvint le 4 mai. Le grand chancelier Gattinara, que Clément VII avait fait cardinal au mois d'août, mourut le 5 mai. Charles ne voulut plus de ministre revêtu d'un titre et d'une autorité aussi considérable[16] ; il confia les sceaux à Nicolas Perrenot, seigneur de Granvelle[17], qu'il nomma son premier secrétaire d'état[18]. L'empereur avait convoqué la diète de l'empire à Augsbourg. Le 6 juin, il partit pour cette ville, accompagné de son frère Ferdinand ; il y fit son entrée le 15 avec une pompe extraordinaire. Les électeurs et les princes de l'empire qui y étaient réunis allèrent à sa rencontre. L'archevêque de Mayence lui adressa un discours de bienvenue, auquel le comte palatin répondit en son nom. Charles, en ce moment, venait de se couvrir de gloire ; il avait, par les armes et les négociations, humilié le roi de France et assuré sa prépondérance en Italie. Tout semblait désormais devoir céder devant lui. Cependant, dès le lendemain de son arrivée, les princes protestants lui manifestèrent leur mauvais vouloir. L'électeur de Saxe, le landgrave de Hesse, le marquis Georges de Brandebourg, le comte d'Anhalt refusèrent de l'accompagner à la procession du Saint-Sacrement, dont on célébrait la fête. L'empereur y assista en grande cérémonie, un cierge à la main, à la grande joie des catholiques, avec son frère Ferdinand et l'électeur de Brandebourg[19]. Le 22 juin, Charles-Quint ouvrit la diète. Il recommanda aux princes de l'empire, par l'organe du comte palatin, l'observation ponctuelle de la religion catholique et l'union des forces de l'Allemagne contre les entreprises des Turcs, ce qui fut le grand but des efforts de toute sa vie. Le cardinal Campeggio[20], légat du pape, prit ensuite la parole pour exhorter les partisans de Luther à rentrer dans le giron de l'Église. Ceux-ci s'étaient concertés à l'avance ; ils présentèrent à l'empereur un écrit comprenant les points sur lesquels la nouvelle doctrine se séparait de l'ancienne doctrine de l'Église. Cet écrit, devenu célèbre sous le nom de Confession d'Augsbourg, était l'ouvrage de Mélanchton[21] ; il fut lu publiquement dans la séance du 25 juin. Charles-Quint chargea de l'examen de cette pièce des théologiens catholiques, qui la réfutèrent article par article, et il fit donner lecture de leur travail le 3 août. Mais les efforts de l'empereur pour amener l'électeur de Saxe et ses adhérents à abjurer leurs erreurs furent inutiles ; ils restèrent sourds à toutes les instances, Charles leur déclara alors — on était au 22 septembre — qu'il leur accordait jusqu'au mois d'avril de. l'année suivante pour se déterminer sur le point de savoir s'ils voulaient ou non, relativement aux articles en discussion, se réunir avec le pape, l'empereur et les princes catholiques, jusqu'à ce que le concile général, dont il allait solliciter la convocation, eût statué à cet égard. Dans l'intervalle, il leur faisait défense d'écrire ou d'imprimer quoi que ce fût contre l'Église romaine, de propager leur secte et de molester les catholiques de leurs états. Les protestants mécontents se retirèrent d'Augsbourg, et l'empereur irrité mit fin, le 19 novembre, aux délibérations de la diète. Dans le recès signé par l'empereur, le roi Ferdinand, trente princes ecclésiastiques et séculiers, vingt-deux abbés, trente-deux comtes, les députés de trente-neuf villes libres, la doctrine de Luther est sévèrement condamnée comme hérétique ; l'exercice de toute autre religion que la religion catholique, ainsi que toute innovation dans la croyance et les rites de l'Église, sont interdits dans l'empire sous des peines graves ; la restitution des églises et couvents enlevés aux catholiques est ordonnée. Le même recès fixe le siège de la chambre impériale dans la ville de Spire. Les désordres croissants qu'excitaient en Allemagne les disputes de religion et le voisinage redoutable des Turcs exigeaient la présence habituelle d'un chef habile et vaillant. Les affaires de ses autres états ne permettaient pas à Charles-Quint d'y résider aussi fréquemment qu'il l'aurait voulu ; il jeta donc les yeux sur son frère Ferdinand qui possédait les qualités désirées au jugement de toute la nation allemande. Voulant le faire nommer roi des Romains, l'empereur convoqua une assemblée des électeurs à Cologne pour le 29 décembre. Il partit le 24 novembre d'Augsbourg et reçut à Spire la nouvelle de la mort de sa tante, l'archiduchesse Marguerite. Il résolut de remplacer dans le gouvernement des Pays-Bas la femme si remarquable et si regrettée qu'il venait de perdre par sa sœur Marie. Cette princesse, alors dans sa vingt-sixième année, était veuve de Louis II, roi de Hongrie, qui avait péri les armes à la main en combattant les Turcs dans les plaines de Mohacs le 29 août 1526. La reine Marie avait administré le royaume pendant quelque temps en qualité de régente, et avait fixé ensuite sa résidence en Autriche. L'empereur lui annonça, dans une longue lettre écrite de sa main[22], le choix qu'il avait fait d'elle, l'engageant à se rendre auprès de lui sans retard, et envoyant pour l'accompagner le sire de Boussu, son sommelier de corps. Arrivé le 17 décembre avec son frère Ferdinand à Cologne, il réunit au jour fixé le collège électoral de l'empire. Tous les électeurs étaient présents, à l'exception du duc de Saxe, qui non seulement n'avait pas voulu comparaître, mais avait envoyé son fils pour protester contre l'élection, laquelle à ses yeux était contraire à la Bulle d'or et aux privilèges de l'empire. Les autres électeurs passèrent outre et, le 5 janvier 1531, à l'unanimité des suffrages, ils conférèrent à Ferdinand la dignité de roi des Romains. Le nouveau roi fut couronné à Aix-la-Chapelle le 11 du même mois ; l'empereur assista au couronnement et, à cette occasion, fit plusieurs chevaliers en se servant de l'épée de Charlemagne. Le duc de Saxe irrité réunit les princes protestants à Smalkalde, petite ville de Franconie, et signa avec eux un traité d'alliance connu sous le nom de ligue de Smalkalde. Les confédérés s'adressèrent ensuite aux rois de France et d'Angleterre, pour les intéresser, comme ils disaient, à la défense de la liberté germanique. Le 15 janvier, Charles et Ferdinand se séparèrent, celui-ci pour retourner en Autriche, l'empereur pour aller visiter ses états des Pays-Bas, où il était attendu avec impatience. Il entra le même jour à Maëstricht, et le 24 il arrivait à Bruxelles. Il avait passé les journées des 16 et 17 à Liège, celles du 18 au 20 à Huy, celles du 21 et du 22 à Namur, où après certain esbattement du jeu d'eschasse fait pour récréer ledit seigneur empereur, en la chambre où il estoit sur le grand marché, il avait créé chevalier le brave Henri de Wilère, seigneur de Granchamp ; le 23, il était venu coucher à Wavre. Le 22 mars, les états généraux se réunirent à Bruxelles. L'archevêque de Palerme, par son ordre, donna lecture à l'assemblée d'un exposé de tout ce qu'il avait fait depuis 1522. Il prit ensuite la parole lui-même pour remercier les états des aides par eux accordées jusque là à son gouvernement. L'audiencier, maître Laurent du Blioul, lui exprima, au nom des états, les sentiments de la nation, reconnaissante des mesures qu'il avait prises et des peines qu'il s'était données dans l'intérêt du pays. Le discours se terminait par la promesse que les états l'assisteraient de corps et de biens jusqu'à la mort inclusivement. Avant de se séparer, les députés des provinces offrirent à l'empereur, en le priant de la garder, une tapisserie représentant la bataille de Pavie et la prise du roi de France, chef-d'œuvre à la fois d'art et d'industrie, sorti des ateliers renommés de Bruxelles. Le prince se montra sensible à cet hommage, qui lui rappelait un des plus glorieux évènements de son règne. Après beaucoup d'hésitation, la reine de Hongrie avait accepté la charge de gouvernante des Pays-Bas[23]. Son frère alla, le 24 mars, à sa rencontre jusqu'à Louvain, et visita avec elle, avant de rentrer dans la capitale, Malines, Anvers, Gand et Termonde. A Malines, il créa chevaliers deux membres du magistrat, Philippe Schoof et Gérard Vander Aa[24]. En rentrant à Bruxelles le 4 avril, il y trouva un envoyé d'Alexandre de Médicis, le seigneur de Strozzi, chargé de recevoir en son nom l'investiture du duché de Florence, qui lui avait été promise au mois d'août de l'année précédente. Cette cérémonie se fit avec beaucoup de pompe et fut marquée par des fêtes somptueuses. ll y eut, entre autres, des joutes sur la grand'place le 1er mai. Charles-Quint voulut courir la lance lui-même. Le comte d'Aremberg, Évrard de la Marck, fit, en cette occasion, une chute de cheval ; il en fut tout meurtri et périt des suites de sa blessure. Le 5 juillet, l'empereur réunit une seconde fois les états généraux. L'assemblée solennelle eut lieu le lendemain, dans la grande salle du palais, en présence de Charles et de Marie de Hongrie. Jean Carondelet informa les états du prochain départ de l'empereur, que des affaires urgentes rappelaient en Allemagne, d'où il comptait partir pour l'Espagne. Il ajouta que Charles avait prié la reine douairière de Hongrie d'exercer le gouvernement des Pays-Bas en son absence, et que cette princesse avait bien voulu s'en charger. Il leur communiqua ensuite, pour qu'ils en disent leur avis, des projets d'édit sur les monnaies, les erreurs et abus touchant la foi, la diversité des coutumes, les notaires ou tabellions, les monopoles des subsistances et des marchandises, les banqueroutes, le vagabondage, les dérèglements des buveries et gourmandises, l'exportation des chevaux, le désordre des habillements, les blasphèmes et les irrévérences envers l'Église[25]. L'assemblée accueillit avec beaucoup de satisfaction le choix fait par l'empereur de la reine Marie, et l'audiencier Du Blioul l'en remercia au nom des états. Avant de lever la séance, l'archevêque de Palerme invita les députés à ne pas s'éloigner, parce que Charles désirait entretenir chaque députation en particulier. L'objet de cet entretien était d'obtenir une anticipation d'un an sur les aides ordinaires. Les lettres-patentes de la régente ne furent expédiées que plus de deux mois et demi après la réunion des états. Avant de l'installer dans cette charge difficile et importante, Charles avait voulu qu'elle se mit au courant des affaires et apprît à connaître les hommes appelés avec elle à les diriger. Il s'occupa alors aussi à organiser le gouvernement sur des bases propres à la fois à rendre moins lourde la charge de sa sœur, et à assurer à ses sujets les bienfaits d'une bonne administration. Dans cette vue, par des ordonnances du 1er octobre, il institua, auprès de la reine régente et sous sa surintendance, un conseil d'état, un conseil privé et un conseil des finances : le premier chargé de traiter les grandes et principales affaires et celles qui concernoient la sûreté et, la défense du pays, le second ayant dans ses attributions les matières touchant les hauteurs et l'autorité du souverain dans les choses procédant de grâces, tant au civil qu'au criminel, sans qu'il pût, comme le conseil privé qui avait, fonctionné sous la régence de Marguerite, s'entremettre de questions dont la connaissance appartenait aux tribunaux ; le troisième appelé à intervenir dans tout ce qui était relatif aux revenus royaux et aux dépenses auxquelles ils étaient destinés à faire face. Cette constitution donnée au gouvernement des Pays-Bas était si bien appropriée au génie de la nation, remarque M. Gachard, qu'elle subsista pendant près de trois siècles ; elle était encore en vigueur lors de l'incorporation de la Belgique à la France en 1794[26]. Le 7 octobre, les états généraux se réunirent de nouveau à
Bruxelles. Il leur fut donné communication des lettres patentes conférant le
gouvernement à la reine de Hongrie. Les grandes et
urgentes affaires de la chrétienté, disait l'empereur dans ces
lettres, ne nous permettent pas de résider
constamment dans les Pays-Bas, malgré le désir que nous en avons, vu notre
grande affection pour les habitants de ces pays. En conséquence, nous avons
dit pourvoir à leur gouvernement et administration en notre absence. A cet
effet, nous avons institué notre sœur, la reine Marie, régente pour
représenter notre personne en tous nos pays de par deçà. Nous lui avons donné
et donnons plein pouvoir, autorité, faculté et plénière puissance de vaquer,
entendre et s'employer au régime, gouvernement et conduite desdits pays,
vassaux et sujets, et des affaires quelles qu'elles soient qui y pourront
survenir. Nous l'avons chargée et chargeons de veiller à la bonne
administration de la justice et de la police ; d'ouïr les requêtes, plaintes
et doléances de nos sujets ; cf-y pourvoir par remèdes convenables ; de
convoquer, chaque fois qu'elle le trouvera nécessaire, les chevaliers de
l'ordre et les conseils du gouvernement, pour les consulter et régler ses
décisions. Nous lui conférons la surintendance tant sur le fait de la justice
et des finances, que sur la gendarmerie, les gouverneurs, les capitaines
généraux, de même que sur tous officiers de justice et de recette. Elle
promulguera toute espèce d'édits, statuts et ordonnances ; disposera de tous
les offices et bénéfices à la collation du souverain ; exercera le droit de
grâce et de rémission. Nous lui déléguons le pouvoir de convoquer les états
généraux ou provinciaux ; de faire dépêcher, sous son nom, toute espèce de
provisions et de lettres patentes ; de signer les lettres closes dont l'effet
sera le même que si elles étoient signées par nous ; de disposer de tout ce
qui concourra au maintien de l'autorité souveraine et au bien du pays. Enfin
nous nous engageons à observer tout ce qui sera fait par elle en notre absence
sans jamais y rien changer[27]. Après la lecture de ces lettres, l'empereur prit la parole. Il fit ses adieux aux états, les engageant à rester bons, vrais et loyaux sujets, et leur promettant par réciprocité qu'il leur serait bon et bénin prince. L'audiencier Du Blioul exprima à l'empereur la gratitude de l'assemblée. Il fut ensuite donné connaissance aux états des édits organisant les trois conseils de gouvernement, et de ceux qui concernaient le luthéranisme et les autres matières sur lesquels ils avaient été consultés[28]. La conclusion du principal de ces édits mérite d'être citée, car elle atteste, dit M. Gachard, la sollicitude dont l'empereur était animé pour le bien de ses sujets des Pays-Bas. Il les exhortait, s'ils désiraient lui obéir et lui complaire, à s'entr'aimer, à vivre en bonne intelligence, à se communiquer mutuellement les choses abondant dans l'une province et manquant clans l'autre, à s'assister pour leur mutuelle sûreté et défense, à vider amiablement entre eux leurs différends, ou à réclamer, pour le faire, l'entremise des gouverneurs provinciaux et, au besoin, de la reine, sans en venir à des procès. De son côté, il s'engageait, à les garder de tout outrage et insulte, attaque ou violence[29]. L'empereur avait convoqué la diète impériale à Spire pour le 14 septembre, et il se disposait à s'y rendre, quand un évènement imprévu vint l'en empêcher. Christiern Il, après son détrônement par les Danois, s'était réfugié aux Pays-Bas, son asile accoutumé. Tout à coup l'on apprit qu'il s'était mis à la tête d'une troupe de plusieurs milliers de lansquenets rassemblés dans la Frise orientale, et qu'il rançonnait à main armée la Hollande pour se procurer des vaisseaux, de l'artillerie, des munitions en vue d'une invasion en Danemark. Aux observations de son beau-frère il avait répondu avec insolence et continué ses exactions. Charles ne pouvait abandonner les Pays-Bas devant une pareille situation. Il se décida donc à proroger la diète au jour de l'Épiphanie de l'année suivante, et indiqua Ratisbonne pour le lieu où elle siégerait. On ne tarda pas à apprendre que Christiern avait fait voile pour le Danemark, le 24 octobre 1531. H y avait treize ans qu'il n'avait pas été tenu de chapitre de la Toison d'or, et le nombre des places vacantes dans l'ordre était considérable. L'empereur choisit pour y assembler capitulairement les chevaliers ses confrères, la cathédrale de Tournai. H ne connaissait pas encore cette ville dont la conquête avait jeté de l'éclat sur les premières années de, son règne ; c'était pour lui une occasion de la visiter. Il y fit son entrée le 28 novembre, accompagné de la régente sa sœur, et descendit à l'abbaye de Saint-Martin. De grandes fêtes eurent lieu à cette occasion. Le chapitre s'ouvrit le 3 décembre. On commença par s'occuper d'objets concernant le régime de l'ordre, et l'on entendit les critiques auxquelles la vie et les mœurs des chevaliers avaient donné lieu. Le chef souverain n'échappa pas à la censure de ses confrères. Le chancelier, leur organe, dit à l'empereur qu'on le trouvait lent dans l'expédition des affaires ; -qu'il s'occupait beaucoup de petites choses et en négligeait d'importantes ; qu'il ne consultait guère son conseil, d'ailleurs trop peu nombreux ; enfin qu'il payait fort mal les officiers de sa maison et les gens de ses ordonnances. Ce dernier reproche, dit M. Gachard, était certainement le plus fondé de tous : mais, ajoute-t-il, était-ce la faute de l'empereur, si ses ressources étaient toujours au-dessous de ses besoins ? Charles reçut avec bonté les remontrances qui lui étaient faites. Il rejeta la faute de la mauvaise administration de la justice sur ceux qu'il avait chargés d'y pourvoir en son absence et sur ses grandes occupations : manquant d'hommes assez expérimentés et assez affectionnés à son service, il avait été, disait-il, obligé de porter seul le fardeau de beaucoup d'affaires. Il promit d'être attentif à prévenir le renouvellement des choses qui avaient donné lieu à ces observations. Quelques modifications furent introduites dans les statuts de l'ordre[30]. Le chapitre se termina par les élections aux vingt-quatre places vacantes. L'un des élus fut le jeune prince héréditaire d'Espagne, don Philippe, qui n'avait encore que quatre ans et demi. Charles-Quint revint à Bruxelles le 14 décembre. Son grand aumônier, Guillaume Vandenesse, évêque de Coria, et Guillaume, seigneur de Montfort, son grand écuyer, venaient de mourir. Il remplaça le premier par l'évêque de Jaën, Esteban Gabriel Merino, et le second par Jean de Hennin, seigneur de Boussu. Le 17 janvier 1532, il se mit en route pour Ratisbonne, où son frère Ferdinand l'attendait, et où il arriva le 28 du mois suivant. Nous retrouverons plus tard notre grand empereur en Allemagne. Nous allons maintenant tracer un peu plus au long le tableau de la situation du pays au moment où nous sommes et où commence l'administration de la reine Marie de Hongrie. Cette princesse avait de grandes qualités d'esprit et de corps. Habile, active, énergique, elle était au courant de toutes les affaires politiques de l'Europe, sans négliger en aucune façon les détails du gouvernement dont elle était chargée. Elle se faisait lire, dit un historien[31], les dépêches, les projets d'ordonnance ; elle les corrigeait avec beaucoup de soin, ou bien les rédigeait elle-même d'un bout à l'autre. Avec cela, elle était passionnée pour les exercices du corps, montait parfaitement à cheval, et la chasse à courre faisait ses délices. C'est une femme qui tient beaucoup de l'homme, écrivait l'ambassadeur vénitien Bernard Navagero[32] ; elle pourvoit aux choses de la guerre et elle en raisonne, ainsi que de la fortification, des places et de toutes les matières d'état. — Dame de tant d'esprit et de cœur, dit un autre[33], qu'elle suffirait au gouvernement de pays beaucoup plus considérables. Infatigable en temps de guerre comme en temps de paix, elle a montré jusqu'où peut aller le génie et la valeur d'une femme de sa trempe ; car, outre une force de caractère inappréciable, elle possède une grande force corporelle. De longtemps il n'y a pas eu de femme qui l'ait surpassée, surtout pour son habileté dans l'équitation. La sagesse de ses conseils était appréciée par Charles-Quint ; il la consulta dans toutes ses affaires les plus importantes, et il n'eut pas moins à se louer de sa franchise que de la prudence de ses avis. Elle montrait une grande persistance dans ses résolutions, et son ascendant s'en accroissait, ce qui faisait dire à un grand seigneur de la cour que, s'il y avait encore eu un paradis terrestre, sans aucun doute elle eût fait manger à l'homme le fruit défendu[34]. Dans la vie privée, Marie de Hongrie apparaît douée d'excellentes qualités, que n'ont pu rendre douteuses les attaques déloyales de ses ennemis. Elle conservait une fidélité religieuse à la mémoire d'un époux, qu'elle appelait le parangon des maris[35]. Elle a la réputation d'être très chaste, dit l'ambassadeur vénitien cité plus haut[36]. Au moment de paraître devant le juge suprême, la veuve de Louis II ordonna de fondre, pour en donner le produit aux pauvres, un cœur d'or qui avait appartenu à son mari et qu'elle avait constamment porté sur elle depuis qu'elle en avait été séparée par la mort. Malgré sa jeunesse, elle accepta son veuvage comme la condition suprême du reste de son pèlerinage terrestre, et repoussa sans hésiter les nombreux prétendants qui aspirèrent depuis lors à sa main. Elle aimait les arts et les lettres[37], et elle continua à ceux qui les cultivaient les bienfaits de Marguerite. La reine de Hongrie parlait plusieurs langues, et faisait ses délices des classiques latins[38]. Elle avait formé une précieuse collection de livres et de manuscrits, qui a contribué à enrichir la bibliothèque de Bourgogne[39]. A la librairie de cette princesse étaient joints des cabinets de raretés et de tableaux. La musique formait aussi, avec la chasse, ses plus grandes jouissances[40]. Sous son administration, l'industrie et l'agriculture furent tenues en honneur par son exemple. Elle se plaisait à élever du bétail dans son domaine de Turnhout[41], et elle rendit un éclatant hommage à la mémoire de Guillaume Beuckels, de Biervliet, qui avait perfectionné l'art de saler et d'encaquer le hareng, en visitant sa tombe et en y mangeant un de ces poissons dont la pèche constituait un des grands aliments de notre industrie. Comme ombre à toutes ces qualités, on reprochait à la régente une certaine dureté de cœur[42], que les sectaires n'ont pas manqué d'exagérer à leur profit[43]. Les Gantois, de leur côté, s'en prenaient à elle des rigueurs exercées contre eux par le gouvernement impérial, et le pays, en général, la rendait responsable jusqu'à un certain point des demandes si souvent répétées de deniers qui signalèrent son gouvernement. Telle était la princesse figée de vingt-six ans, à qui l'empereur venait de confier, malgré elle, le gouvernement des Pays-Bas. Certes la tâche était lourde, car, comme elle le remarquait avec trop de raison, toutes les affaires étoient fort embrouillées, les grands très divisés, la justice affoiblie et méprisée, les états assez revêches. Il fallait tout à la fois, dit M. Henne, contenir des populations mécontentes et des sectaires exaspérés ; déjouer les intrigues et les trames de la France ; pourvoir à la défense du pays contre les incessantes tentatives de ce puissant voisin et de l'audacieux duc de Gueldre ; surveiller le protestantisme en Allemagne, l'extirper des Pays-Bas ; étendre l'influence de sa maison sur le nord de l'Europe ; seconder en tout les vastes desseins de son frère. Marie de Hongrie sera à la hauteur de cette difficile et dangereuse mission. En offrant à sa sœur le gouvernement des Pays-Bas, Charles-Quint lui avait dit : Cette nation ne voit volontiers les estrangers auprès de celui qui a la charge sur eux. Elle n'oublia jamais cet avis, et confia exclusivement la direction des affaires aux nationaux. Pendant les vingt-quatre années qu'elle va tenir les rênes du gouvernement, de grandes fautes seront commises, mais on ne la verra jamais faiblir. Aussi énergique, intrépide même, devant l'émeute et l'insurrection que devant les Français et les Gueldrois, elle sera l'inébranlable champion de l'autorité souveraine, l'adversaire le plus acharné des ennemis de son frère. Elle sera la digue contenant les mécontentements et les colères mugissant de toutes parts. A peine aura-t-elle résigné ses pouvoirs que sa retraite sera déplorée par les amis du gouvernement[44] ; le successeur de Charles-Quint usera de tous les moyens pour la rappeler dans les Pays-Bas ; les états qu'elle avait domptés, les états eux-mêmes proclameront hautement la sagesse et la grandeur de son administration[45]. La reine Marie avait raison. Les affaires étaient fort embrouillées et la situation des Pays-Bas n'avait rien de rassurant au moment où elle fut appelée à les administrer. Des troubles graves venaient tout récemment d'agiter la principauté de Liège et semblaient un prélude menaçant de ce qui se préparait dans nos provinces. Les armements faits par Christiern II dans les ports de la Hollande avaient de nouveau rompu les relations commerciales avec le Nord, et aggravé la misère produite par Otite stérilité qui avait étendu ses ravages partout. La cherté des grains était excessive ; elle avait provoqué des mesures extraordinaires. A Liège on avait interdit l'exportation des céréales, Mais les spéculateurs avaient trouvé le moyen d'éluder cette défense. Les magistrats ordonnèrent la visite des greniers de la ville et des faubourgs ; il fut enjoint de ne laisser à chaque famille que la quantité de blé nécessaire à ses besoins et de vendre publiquement le reste. On était au mois de mai 1431. Mais cette mesure n'eut pas le résultat qu'on en attendait. Les marchands désertèrent les marchés, et les rivageois — on nommait ainsi les riverains de la Meuse — furent complètement affamés. Dans cette détresse, un mouvement éclata à Tilleur le 2 juillet ; il gagna rapidement Jemeppe et les villages voisins. Ces populations se dirigèrent vers Liège, au son du tocsin. Les bourgmestres appelèrent les bourgeois aux armes et allèrent à la rencontre des rivageois. Ceux-ci, au nombre de six cents, occupaient les champs de Saint-Gilles. Le bourgmestre Jean Viron, s'avançant seul, leur demanda la cause de ces rassemblements. Nous voulons, répondirent-ils, que les édits touchant la sortie des grains soient observés, et qu'on nous laisse le moyen de vivre en mettant le prix des denrées à notre portée[46]. Viron répondit avec douceur que les grains manquaient à Liège même-Mais, ajouta-t-il, pour les ramener sur nos marchés, la tranquillité est indispensable. Il les engagea ensuite à se retirer en paix, et à envoyer le lendemain des députés pour aviser avec eux aux mesures à prendre pour satisfaire à tous les besoins. On allait suivre ce conseil, quand de nouvelles bandes arrivèrent, et, entraînant avec elles une partie du premier rassemblement, s'établirent ensemble dans les villages voisins de l'abbaye du Val Saint-Lambert. Le lendemain tout ce monde marcha sur Liège, au nombre de trois mille hommes, tambours battants et enseignes déployées. Érard de la Marck était en ce moment à Bruxelles. Les magistrats et le chapitre furent fort embarrassés et cherchèrent à gagner du temps. On députa donc vers les arrivants quelques seigneurs bien vus du peuple, qui se mirent à parlementer avec les chefs. Mais pendant ces pourparlers, une bande de rivageois attaqua les remparts du côté de la porte Sainte-Marguerite, et faillit s'en emparer. Cette première tentative enhardit les insurgés et, lorsqu'on leur annonça la résolution des magistrats d'acheter sur le champ de grandes quantités de grains pour les revendre à prix réduit, ils déclarèrent que ce n'étaient pas là tous leurs griefs, et qu'ils ne déposeraient les armes qu'après avoir obtenu satisfaction complète. Ils remirent ensuite à Richard de Mérode, l'un des seigneurs qui avaient parlementé avec eux, un mémoire où ils demandaient, entre autres choses, le maintien de leurs franchises, immunités et privilèges, une recherche exacte des approvisionnements des particuliers et des couvents, l'établissement d'une taxe sur les blés et l'exemption de la juridiction de l'official. On peut conclure de ce dernier point que les nouvelles doctrines n'étaient pas étrangères à ces mouvements populaires. A la suggestion du chanoine Gilles de la Bloquerie, une proclamation du magistrat et du chapitre fit droit aux réclamations des rivageois. Un des leurs, qui avait été arrêté, fut mis immédiatement en liberté. De nouvelles visites domiciliaires furent ordonnées, et on fit vendre tous les grains accaparés ; chaque famille eut défense de garder au delà de ce qui lui était strictement nécessaire jusqu'à la Saint-Remi (2 octobre), et la fabrication des bières fortes fut suspendue. Avant de se retirer, les rivageois demandèrent une amnistie générale, mais on éluda leur demande en disant que réclamer une amnistie, c'était se reconnaître criminels. Érard de la Marck revint à Liège le 10 juillet, et fit acheter à Saint-Trond pour dix mille florins de grains, qui furent revendus à prix réduit dans la ville et dans les faubourgs. Mais il ne crut pas pouvoir laisser sans répression ce mouvement insurrectionnel, dont les fauteurs furent déclarés ennemis de l'état, séditieux et parricides. Les moins coupables furent condamnés à des amendes et dépouillés de leurs privilèges. On leur interdit le port des armes, et il ne leur fut permis de se présenter en ville et dans la banlieue qu'un bâton rompu à la main. Les chefs, au nombre de neuf, furent décapités, et leurs tètes plantées sur des piques au dessus des portes de Sainte-Marguerite, de Sainte-Walburge et d'Avroi. D'autres furent envoyés en exil, après avoir fait amende honorable à l'évêque et au chapitre ; plusieurs s'exilèrent volontairement. Les troubles de Liège ne furent pas sans influence sur le reste de la Belgique. A Bruxelles surtout, les mouvements populaires revêtirent un certain caractère de gravité. Les receveurs nommés, en vertu du règlement de 1528 peu favorable aux classes populaires, par le souverain et les patriciens, avaient établi, sans le consentement des nations, une taxe sur le blé et sur le pain, et augmenté les droits sur la bière. Un mouvement se produisit le 29 septembre 1531, pendant la procession de la Saint-Michel, à laquelle assistaient tous les membres de la commune. Les métiers s'arrêtèrent brusquement en protestant contre l'arrêté des receveurs. Un grand tumulte s'éleva, et ils ne se remirent en marche qu'après avoir reçu la promesse d'une enquête sur cette affaire. Charles-Quint, alors à Bruxelles, soumit la réclamation des métiers au conseil privé, qui leur donna une demi-satisfaction. La taxe fut maintenue, mais avec défense de la percevoir hors le cas de grande nécessité et sans l'autorisation du gouvernement. Cette décision du 16 octobre 1531 enjoignait en même temps à l'amman de poursuivre les perturbateurs du repos public. Mais comme les nations se plaignaient de l'insuffisance des receveurs et de la mauvaise administration des biens de la ville, des commissaires furent nommés pour enquérir sur la situation. A la suite de l'enquête le nombre des receveurs fut porté à six, deux patriciens et quatre plébéiens. Les mêmes commissaires constatèrent que les lignages étaient tombés en une telle décadence qu'il ne se trouvait plus vingt-et-un patriciens aptes à former la liste des candidats à la magistrature. Un placard du 16 avril 1532 décida qu'à l'avenir l'échevinage ne serait plus réservé exclusivement aux membres des lignages ; mais que toute personne de condition noble pourrait y avoir accès. Quelques mois plus tard, le prix élevé des grains et les changements introduits dans la vente des céréales mirent de nouveau le peuple en émoi. Cette fois, il ne se borna plus aux murmures. Le 5 août, vers midi, tin rassemblement considérable se forma aux environs de la halle aux blés, et la populace envahit la maison d'un Malinois, nommé Jean Morre, signalé comme accapareur. La dévastation fut complète ; Jean Morre, arraché de sa demeure, se vit traîné jusqu'au cloître des récollets et accablé de coups et d'injures. Plusieurs autres habitations, entre autres celle du boulanger de la reine Marie, essuyèrent les mêmes dégâts sans que personne tentât de s'y opposer. Enfin le lieutenant de l'amman, Jean Van Waelhem, fit fermer les portes de la ville, par ordre des magistrats, pour empêcher les campa gnards dé se joindre aux pillards, et appela les serments sous les armes. En ce moment Marie de Hongrie revenait d'une partie de chasse. Elle se courrouça surtout contre la mollesse des magistrats, et envoya quelques hommes d'armes reconnaître l'état de la ville. Le tumulte dura toute la nuit. Le lendemain l'amman Henri de Witthem se mit à la tête des serments, dispersa les émeutiers et en arrêta quatorze ou quinze. La tranquillité se rétablissait, quand un ordre de la régente exigeant qu'on lui remît les prisonniers comme coupables de lèse-majesté, vint jeter une nouvelle perturbation dans les esprits. Cette prétention était contraire aux privilèges de la commune ; les magistrats, ne sachant à quoi se résoudre, demandèrent un délai jusqu'à deux heures de l'après-midi. Le peuple eut connaissance de la chose, et le mécontentement gagna la bourgeoisie. Au moment où les officiers chargés de recevoir les prisonniers sortaient du palais, un bourgeois les invita à y rentrer au plus vite, s'ils ne voulaient pas s'attirer un mauvais parti. En effet, les serments, les métiers, tout se prononçait contre cette violation du. droit. L'émeute fut bientôt générale. Une troupe d'hommes armés de piques et de bâtons, conduite par un nommé Berthoud Beeckmans, assaillit l'hôtel de ville en criant : Rendez-nous les prisonniers ! Tuez ! Tuez ! Les portes sont enfoncées, les détenus mis en liberté ; l'amman, les bourgmestres, les échevins se dérobent par la fuite à la colère de la multitude[47]. Marie de Hongrie, surprise et émue de la tournure que prenait ce mouvement, envoya aux métiers Antoine de Berghes et le sire de Sempy[48], pour leur exprimer le regret qu'elle éprouvait de ce qui se passait et les assurer de son intention de faire droit à leurs justes griefs. Ces deux seigneurs trouvèrent les nations exaspérées. Instiguées, parait-il, par Louis Coppens et Mathieu De Waelsche[49], elles voulaient qu'on leur remit un domestique de la cour arrêté la veille en flagrant délit de pillage et conduit au palais par les hommes d'armes. A neuf heures du soir, trois confrères des serments, escortés par des bourgeois armés et embastonnés, se présentèrent au palais, porteurs des réclamations de la commune. Outre la remise de ce prisonnier, ils demandaient, entre autres choses, le renouvellement du règlement de 1509 amendé en 1523, l'abolition de l'office de second bourgmestre, la réduction du traitement du premier bourgmestre à l'ancien taux, l'annulation des pénalités établies par les ordonnances de 1517 et 1518, ainsi que de tous les nouveaux règlements sur la vente des biens. La régente éclata d'abord en reproches, mais, sur l'avis de son conseil, elle se calma et invita les députés à revenir le lendemain lui présenter leurs réclamations par écrit. Cette réponse satisfit les métiers, et le calme se rétablit momentanément. Mais ce n'était qu'un temps d'arrêt. Dans la matinée du 7, la commune reprit les armes, et les délégués des métiers rédigèrent une requête exposant les réclamations présentées la veille à la régente. Ils insistaient particulièrement sur la suppression des dispositions réglementaires interdisant aux nations de délibérer en commun sous la couronne. Marie de Hongrie répondit d'abord que cela excédait son pouvoir, et se borna à promettre son appui auprès de l'empereur. Les députés, mécontents de cette réponse, ripostèrent avec vivacité ; le bruit s'en répandit en ville et réveilla le tumulte. La maison du lieutenant de l'amman fut envahie et pillée. Il fallut bien se résigner à céder. Le magistrat s'empressa de publier l'acte de concession de la régente, et alors les compagnies bourgeoises, courant sus aux pillards, eurent bientôt rétabli l'ordre. Les centainiers et les dizainiers, supprimés par le dernier règlement, avaient repris leurs fonctions et contribuèrent activement à ce résultat. Le lendemain matin, les nations, réunies sous la couronne, prirent les mesures nécessaires à l'extinction complète des troubles ; l'amman et le magistrat firent annoncer à la régente qu'il allait être procédé immédiatement au châtiment des coupables. Une quarantaine de pillards furent mis en jugement. Pour prévenir tout nouveau désordre, les portes de la ville avaient été fermées et les postes doublés ; la garde de l'amman était renforcée de douze hallebardiers fournis par le gouvernement[50]. Louis Coppens et Mathieu De Waelsche furent appliqués à la torture, et le premier paya de sa tête, le 6 septembre, l'honneur d'avoir été nommé pensionnaire durant les troubles[51]. Les jours suivants, d'autres exécutions eurent lieu en présence de délégués envoyés par la reine à la demande des nations, et la potence resta dressée jusqu'au 4 octobre[52]. En outre, plusieurs pillards furent pendus dans la cour des bailles du palais, et les campagnes qui avaient fourni leur contingent à l'émeute, les fournirent également à l'échafaud. Un épisode touchant poétisa ce sombre drame. Un jeune ouvrier d'une papeterie établie à Linkenbeek avait été pris parmi les pillards et condamné à mort. Il fut conduit au lieu du supplice et il allait mourir, quand une jeune fille vint, les cheveux épars et une couronne d'épis sur la tète, le réclamer pour époux. Cette démarche, ces fiançailles en face de l'instrument du supplice, émurent les assistants et sauvèrent la vie au condamné[53]. Cependant Marie de Hongrie s'était empressée d'informer l'empereur de ces troubles et de lui faire connaître les demandes des métiers. Charles répondit immédiatement, en ordonnant à la régente d'infliger un blâme sévère au magistrat et de poursuivre avec rigueur la commune. En même temps il déclara nulles et non avenues les concessions faites à l'émeute. La reine se retira aussitôt à Binche, et des forces commandées par le marquis d'Arschot s'approchant de Bruxelles laissèrent suffisamment deviner les intentions du gouvernement. La commune bruxelloise comprit qu'elle n'était pas en état de faire résistance ; le magistrat envoya à Binche une députation chargée de présenter ses excuses à la reine et de lui offrir un faucon blanc coiffé d'un chaperon d'or. Marie ne laissa pas à l'orateur le temps d'achever son discours, et lui déclara qu'une soumission complète était nécessaire ; puis, sans vouloir entrer davantage en pourparlers, elle prit le chemin de Mons. La commune bruxelloise se résolut difficilement, on le comprend, à cette humiliante condition. Enfin, le 7 décembre, une nouvelle députation se rendit à Mons, accompagnée cette fois du pléban de Sainte-Gudule, Martin Cools. Elle avait tous les pouvoirs nécessaires pour un accommodement définitif. La reine renvoya les députés à une commission composée de l'archevêque de Palerme, du marquis d'Arschot, du comte d'Hoogstraeten, d'Antoine de Berghes, du chancelier de Brabant, Jérôme Van der Noot et du sire de Neufville, trésorier général des finances. Après de longues discussions, on tomba d'accord sur les conditions. Le 31 décembre, trois échevins, deux receveurs, deux membres du large conseil, neuf députés des nations et le pensionnaire de la ville de Bruxelles se présentèrent devant la reine, entourée des chevaliers de la Toison d'or, de ses conseillers, de ses gentilshommes et du magistrat de Mons. La députation s'agenouilla et le pensionnaire donna lecture d'une demande en grâce de la commune pour son inertie devant l'émeute et pour les offenses commises envers la princesse. Le décret du 7 août fut déchiré ensuite, et le pardon accordé sous les conditions imposées par l'acte de pacification. Le 8 janvier 1533, Marie de Hongrie revint à Bruxelles ; elle menait à sa suite plusieurs bannis relevés par elle des sentences prononcées par la magistrature municipale. Un des bourgmestres, deux échevins, deux conseillers, dix-huit membres du large conseil, douze de chaque nation, la reçurent hors de la porte d'Obbrussel, la porte actuelle de Hal. Depuis cette porte jusqu'à l'église de Sainte-Gudule, les rues étaient bordées de bourgeois, pieds nus, tête nue, vêtus de robes noires en signe de deuil et des torches de cire blanche à la main. Le 20, la ville scella l'obligation de reconnaître à l'autorité ducale le droit de gracier les criminels coupables de meurtre[54], la juridiction sur les accusés d'attentat aux droits du souverain, et la faculté de relever des sentences de bannissement prononcées par les magistrats. La commune se soumit en outre à payer une amende de quatre mille carolus d'or, et renonça à une rente annuelle de six cents écus d'or hypothéquée sur le domaine pour capitaux prêtés à Charles le Téméraire[55]. Par lettres du 20 janvier, Charles-Quint homologua toutes ces résolutions et remercia le marquis d'Arschot de son concours[56]. Les poursuites contre les pillards se continuèrent sans relâche jusque dans le mois de mai 1533 ; plusieurs périrent encore par la corde ou par le glaive[57], et un grand nombre furent condamnés au bannissement. Le 1er avril, la reine, invoquant les abus existants, avait ordonné la dissolution et la réorganisation des serments. Le nouveau règlement conférait au magistrat le choix des tireurs à gages et la nomination des chefs-doyens annuels. Un édit du 7 du même mois avait rétabli les centainiers et les dizainiers, dont l'utilité venait d'être reconnue dans les troubles récents, et leur avait remis le jugement des différends de peu d'importance entre les habitants de leurs quartiers, mais en tenant cet élément démocratique soigneusement éloigné des conseils de la commune[58]. Les faits que nous venons de dérouler sous les yeux du lecteur révèlent une situation troublée et projettent de sombres lueurs sur l'avenir. Dans l'ordre moral, les doctrines nouvelles font des conquêtes rapides sur les esprits, et ce mouvement, qui met la foi des populations en péril, affaiblit en même temps chez elle l'esprit de subordination et le respect de l'autorité. Le pouvoir, de son côté, se sentant menacé dans son exercice, s'attache davantage à maintenir ses prérogatives, et accuse des tendances plus favorables à l'absolutisme qu'en harmonie avec nos antiques libertés et nos franchises populaires. Dans l'ordre matériel, on aperçoit les deux extrêmes, de grandes richesses, un luxe souvent effréné à côté de poignantes souffrances et d'extrêmes misères. Le luxe des vêtements, de la table, des fêtes, était poussé fort loin dans toutes les classes de la société. Charles-Quint songea de bonne heure à opposer des barrières à ces excès, il y pensait déjà en 1521, mais la cour même de sa tante Marguerite étalait le spectacle de ces inutiles et dispendieuses somptuosités, et, on le sait, l'exemple est plus fort que les lois. Néanmoins l'ordonnance du 7 octobre 1531 est un acte fort remarquable, en ce qu'il constitue tout à la fois un acte de répression, une tentative d'opposition au déclassement social et une sorte de spéculation habile sur la vanité elle-même au profit du service de souverain. Nous analysons, après M. Henne, cette pièce curieuse. Pour remédier, disait cette ordonnance, au grand désordre et excès régnant entre les vassaux et autres sujets de nos pays de par-deçà, en leurs habillements et accoutrements, à leur insupportable dépense et au bien de la chose publique, nous interdisons à tous, de quelque qualité ou condition qu'ils soient, aux femmes comme aux hommes, sans aucune exception, l'usage de drap d'or ou d'argent, de toile d'or ou d'argent, de brocard d'or ou d'argent, en robes, manteaux ou cappes, pourpoints, sayes, cottes ou cottelettes, en manches ou manchettes, en bordures grandes on petites, ainsi que de toute espèce de broderies d'or ou d'argent. Les princes, marquis, comtes, chevaliers de la Toison d'or, bannerets d'ancienne noblesse, chefs du conseil privé et leurs enfants, les chefs d'office et les principaux officiers de l'empereur tenant un nombre de chevaux en rapport avec leur emploi, sont seuls admis à porter robes, manteaux ou sayes de velours ou satin cramoisi. Les autres couleurs sont indistinctement permises ; mais il faut entretenir trois bons chevaux de selle, dont deux auront au moins seize palmes et demie de hauteur, pour porter robes de velours ; deux chevaux, pour robes de satin ou de damas ; un bon cheval, pour robes de soie. Les contrevenants payeront une amende au moins égale à la valeur des vêtements ou des parties de vêtement indûment portés, qui seront. en outre confisqués. La moitié du produit de la confiscation et de l'amende appartiendra à l'église, l'autre moitié sera partagée entre le dénonciateur et l'officier de justice. Les femmes et les enfants se régleront selon le train et l'état de leurs pères et de leurs maris ; la viduité ne change pas à cet égard la condition des femmes. Ces dispositions seront rendues obligatoires à la Noël prochaine, afin de donner aux personnes portant aujourd'hui des étoffes prohibées, le temps de se pourvoir d'autres vêtements, et à celles qui désirent porter des habillements de velours ou de soie, le temps de se procurer des chevaux. Les officiers dresseront trimestriellement l'état des personnes usant de vêtements de velours et de soie et du nombre des chevaux qu'elles entretiennent. Ces états seront envoyés à la régente, sous peine d'une amende de cent carolus d'or, pour qu'elle sache constamment le nombre des chevaux de guerre disponible[59]. Cette ordonnance fut confirmée et étendue par de nouveaux édits de 1533, 1540 et 1546. Le luxe des repas ne le cédait pas à celui de la toilette. La réputation culinaire de la Belgique était assez bien établie dès lors pour que Maximilien priât sa fille d'admettre dans ses cuisines un jeusne fils nommé Josse Weert, lequel l'avait servi en sa cuisine, pour qu'il apprit à faire pastez à la manière des Pays-Bas[60]. Le règlement de la table de Marguerite, que nous avons cité plus haut, est suffisamment édifiant à ce sujet. Les menus des banquets de la Toison d'or offrent aussi de curieux renseignements sur la matière[61]. Un édit du 22 mai 1516 défendit d'admettre au banquet de noces plus de vingt personnes choisies parmi les plus proches parents ou les amis des mariés, et d'en prolonger la durée au delà du lendemain à midi. Toute contravention était punie d'une amende de vingt carolus d'or. Au dire d'un vieil écrivain[62], es gens du Pays-Bas sont convoiteux d'amasser et espargner, croient légèrement — ce qui vient d'une rondeur et sincérité —, sont subjets à estre trompés, curieux, haussent volontiers le goblet, tiennent bonne table et longue, et de fait plus qu'il ne convient à personnes sages et attemprées. Parlant des Anversois, Guicciardin, à son tour, remarque que si la simplicité et la modération des repas règnent chez quelques-uns, la plupart vivent avec un luxe plus grand que la raison ne le requiert. Hommes et femmes de tout âge y sont vêtus beaucoup plus richement et splendidement que la civilité et l'honnêteté ne le peuvent ou doivent souffrir. On y voit à toute heure des noces, des festins, des bals et d'autres passe-temps ; on n'entend à tous les coins de rue que sons d'instruments, chansons et bruit de réjouissance. Mais à côté de ce luxe, de cette vie de plaisirs et de jouissances, que de privations et de souffrances ! La mendicité et le vagabondage s'étaient étendus comme une lèpre sur les villes et sur les campagnes. En vain des ordonnances des 22 septembre1506, 1er juillet 1510, 22 septembre 1515, 28 novembre 1517, avaient défendu de loger ou de recevoir les vagabonds, leur avaient commandé de se retirer au lieu de leur origine, avaient prononcé la peine capitale contre ceux qui commettaient quelque excès : le mal avait poursuivi son cours. Partout apparaissait la misère avec son funèbre cortège, engendrant de hideuses maladies qui frappaient les riches après avoir décimé les pauvres ; poussant les hommes au vol, les femmes au désordre, laissant l'enfance croupir dans le vice, sans culte et sans instruction. A Bruxelles et à Malines même, villes de cour, affluaient les mendiants des campagnes et des provinces voisines ; mais c'était en Flandre, dans cette Flandre autrefois si riche et si prospère, que le fléau multipliait surtout ses ravages. Les représentations des états font d'effrayants tableaux de la détresse aggravée par la décadence du commerce maritime, par les perturbations politiques privant souvent l'industrie des laines anglaises ou fermant aux marchands les foires et les ports de la France[63]. Ce fut à cette époque que parut à Bruges un livre célèbre, où était traitée, de la façon la plus remarquable, la grande question du soulagement et du perfectionnement moral et matériel des classes souffrantes. L'ouvrage était dû à la plume éloquente d'un penseur célèbre, dont le nom a déjà figuré dans cette histoire. Jean-Louis Vivès, l'un des chefs illustres du mouvement littéraire de la renaissance en Belgique et en France, était aussi un homme de grand cœur, un grand chrétien. Pendant qu'il résidait à Oxford, le sire de Praet, alors bailli de Bruges, l'avait engagé à écrire sur les moyens de soulager la pauvreté, et lui avait demandé un plan d'organisation de la bienfaisance publique en cette ville. Vivès, qui y résidait depuis plusieurs années, qui l'aimait, nous dit-il, autant que sa ville natale et qui en estimait les habitants[64], publia en 1526 son livre si remarquable De subventione pauperum, sive de humanis necessitatibus[65]. L'auteur, protestant, je pense, de l'Histoire de Charles-Quint en Belgique, a inséré, dans cet ouvrage, en les traduisant, d'assez longs passages de l'œuvre de Vivès. Il a choisi, de préférence, ceux qui sont peu favorables au clergé et aux institutions religieuses de l'époque. Nous devons, sur ce point, une explication à nos lecteurs. Vivès, catholique sincère et fervent, voit le bien avant tout et, sans ménager personne, signale les abus partout où il les rencontre ; il n'épargne aucune classe de la société de son temps. Certes il y avait, à ce moment de notre histoire, de grandes misères morales à tous les degrés de l'échelle sociale, et nulle profession n'en était exempte. Nous avouons sans difficulté que le sanctuaire lui-même n'avait pas échappé à l'affaiblissement général des mœurs chrétiennes ; la régularité primitive s'était relâchée dans beaucoup de maisons religieuses ; le luxe, la vie facile, l'égoïsme avaient pénétré jusque dans ces asiles de la piété et du dévouement évangélique. On ne l'a jamais nié et l'on n'a jamais fait un crime aux écrivains catholiques d'avoir signalé, même avec véhémence, ces malheureux effets de l'infirmité humaine dans les personnes et les lieux consacrés spécialement à la pratique des vertus chrétiennes. Vivès, comme les autres et plus que d'autres peut-être, parce qu'il en était plus profondément affligé, s'est exprimé là-dessus avec une sincérité éloquente. Mais, et c'est ce qu'on ne dit pas, il n'épargne pas davantage la société laïque et séculière ; c'est pour cela que nous ne pouvons nous empêcher de reprocher à M. Henne d'avoir reproduit avec affectation les pages accusatrices de Vivès contre le clergé en taisant soigneusement le blâme dirigé par le même auteur contre les autres catégories de la vie sociale. Nous allons, à notre tour, analyser l'écrit du savant espagnol, dont la valeur n'est pas moindre au point de vue historique que sous le rapport politique et social, et nous en traduirons quelques passages plus particulièrement remarquables à l'un ou l'autre de ces deux points de vue. L'ouvrage est divisé en deux livres. flans le premier, Vives expose d'abord l'origine du mal et des souffrances humaines à la double lumière de la révélation et de l'histoire : il nous en montre le point de départ dans la chute originelle, les progrès et les ravages dans les vices et les passions humaines. Les hommes cependant s'efforcent de remédier à ces tristes conditions de leur existence par le travail et par l'assistance mutuelle. Mais ici que d'obstacles, que de difficultés à vaincre ! La médecine pour les infirmités corporelles, la science, l'enseignement pour les misères morales, sont certes de puissants moyens d'amélioration ; beaucoup d'hommes illustres y ont travaillé et nous ont laissé des monuments précieux de leurs labeurs, u mais ces remèdes à nos maux physiques ne sont pas toujours à notre portée, ou ne s'acquièrent qu'à grand prix, ou encore ne peuvent être utilisés faute des connaissances nécessaires. Quant à la culture de l'esprit, les maîtres manquent à plusieurs, d'autres sont corrompus par des maîtres corrupteurs eux-mêmes, tel qu'est le peuple, ce grand docteur de l'erreur, magnus erroris doctor ; le voisin entraîne le voisin, le père entraîne le fils par la parole et par l'exemple ; on voit présider aux écoles des maîtres remplis d'idées fausses et grossières, tellement incapables qu'on ne leur confierait pas un troupeau d'oies à conduire. L'homme a donc grand besoin du secours de ses semblables,
mais ce secours il importe qu'il soit donné avec discernement. Pour
quelques-uns, ce secours ne consiste que dans l'argent. Fatale erreur. Le
premier bien que l'homme doit tâcher de procurer à l'homme, c'est la vertu ;
c'est là l'unique et vrai bien, unicum ac verum
bonum. Ce grand bienfait nous le devons au Christ, à ses
disciples, à ses apôtres, les dispensateurs de ses bienfaits, optime de genere humano menti, et à leurs
successeurs, à qui nous ne saurions être assez reconnaissants, pro hoc munere, incredibile est quantum debeamus gratiam.
— Après la vertu, l'instruction, eruditio
; c'est une lumière qui s'allume à une lumière, sans la diminuer, mais pour
l'augmenter, per quam homo homini, tamquam de suo
lumine lumen accendit, nec communicatione minuitur, sed augetur.
Que c'est une belle et magnifique chose de dégrossir cette intelligence
humaine, h plus haute des choses humaines, de la polir, de l'instruire, de
l'orner de connaissances ! On ne saurait croire combien les hommes instruits
et élevés en dignité seraient utiles à la chose publique, s'ils ne
dédaignaient point de se charger eux-mêmes de former l'enfance si facile à
conduire, ou au moins de venir en aide à ceux qui ont la charge de
l'instruire, en leur montrant le chemin du doigt, pour ainsi dire, par leurs
avis, leurs conseils et toute aide de ce genre. Certes les chefs de la cité
doivent travailler avec soin, non esse in hoc
segnes, à procurer aux enfants des instituteurs qui excellent non
seulement par l'esprit et l'instruction, mais aussi par un jugement sain et
pur, praeditos non modo ingenio ac eruditione,
verum etiam judicio sincero et sano. Le troisième moyen de venir en aide à ses semblables est l'argent. Employer l'argent à cela est chose libérale et honnête, chose qui procure la plus douce satisfaction, liberale ac honestum, in quo est mirifica dulcedo. Après avoir cité à l'appui de cette sentence Aristote et Cicéron, Vivès cite le Sauveur lui-même disant qu'il est plus heureux de donner que de recevoir, beatius est dare quam accipere. Il jette, en passant, un trait réprobateur sur les potentats qui, pour pouvoir étaler une vaine munificence, sont réduits à implorer l'assistance des petits, si bien que cette sorte de mendicité est devenue proverbiale, magnus princeps, magnus mendicus. Mais deux choses détournent de donner, la crainte de nuire à ceux qui nous sont naturellement chers, et l'ingratitude de ceux qui sont l'objet de notre bienfaisance et qui en abusent. Ici Vivès trace un tableau réellement effrayant de ce qu'était la mendicité à Bruges au temps où il vivait. On a vu des personnes
bienfaisantes attirer chez eux des enfants de mendiants, pour les instruire,
les mettre dans l'abondance, les traiter comme des fils adoptifs, faire des
testaments en leur faveur, et bientôt après ces misérables s'enfuir d'auprès
de leurs bienfaiteurs en les spoliant, ou bien ne rester auprès d'eux qu'en
les méprisant, les dénigrant, les insultant, se rendant insupportables. Et
puisque nous parlons des mendiants, leur vie est tellement honteuse et scélérate,
qu'on s'étonne de leur voir faire l'aumône même d'un regard. Et d'abord ils
demandent avec tant d'insolence et d'importunité, que, pour cette raison seule,
les uns ne leur donnent rien, les autres ne donnent que pour éloigner d'eux
un si grand désagrément. Ne tenant nul compte ni du lieu ni du temps, on voit
ces tristes gens mendier jusque pendant la célébration des saints mystères,
rendant impossible l'attention et le respect dus à la prière ; on les voit se
frayer un passage au milieu des foules, étalant des ulcères dégoûtants,
exhalant de tout leur corps une odeur fétide, sans se soucier du danger
qu'ils créent pour la santé publique, car ils ne pensent qu'à eux-mêmes, et
ne se soucient nullement du bien commun. On en voit même qui, à l'aide de certaines
préparations pharmaceutiques, produisent ou aggravent en leur propre corps
des infirmités de ce genre, qui non seulement se font ainsi de la déformation
de leurs membres un moyen de lucre, mais qui opèrent de même et dans le même
but sur le corps de leurs enfants. Et ces gens, qui ont sans cesse à la bouche Dieu et les noms des choses les plus saintes, n'en ont rien dans le cœur, et lancent contre Dieu les malédictions les plus intolérables. Il faut voir leurs querelles, entendre leurs exécrations pour des bagatelles, leurs parjures continuels, assister à leurs rixes, à leurs batailles sans frein et sans retenue. Quand l'aumône qu'on leur offre n'est pas suffisante à leur gré, ils la repoussent avec dédain, et répondent par l'injure et le mépris à leurs bienfaiteurs. Il en est qui amassent peu à peu des trésors ; d'autres se livrent à des dépenses que les riches mêmes ne se permettraient pas, en bons repas, en vins généreux ; on dirait qu'ils ne mendient pas pour eux-mêmes, mais pour les cabaretiers. Quel bruit, quel tumulte dans les festins qu'ils se donnent ! Quelle recherche des plaisirs, et, par suite, quelle profondeur de corruption ! les hommes sont rapaces, impudents, sans aucune humanité ; les filles impudiques, livrées au libertinage. Si on les reprend, ils répondent avec une hardiesse insolente. Nous sommes les pauvres de Jésus-Christ, disent-ils quelquefois, comme si le Seigneur Jésus pouvait reconnaître pour siens de tels pauvres, si étrangers à ses vertus et à la sainteté de sa vie, lui qui ne proclame bienheureux que les pauvres qui ne le sont point par le manque d'argent, mais par l'esprit de pauvreté[66]. Les chapitres suivants contiennent les enseignements les plus sages, les plus touchants, et à l'adresse des pauvres pour leur apprendre à faire un bon usage de la pauvreté, et à celle des riches pour combattre les obstacles qui les empêchent d'être bienfaisants. La religion, la nature, la philosophie sont invoquées tour à tour avec une abondance de raisons, une éloquence de cœur réellement admirables. Pour ma part, j'avoue n'avoir rien lu de plus entraînant, de plus touchant. Dans ce premier livre, nous avons donc, si l'on peut dire ainsi, une magnifique théorie de la bienfaisance, du soulagement des pauvres, au point de vue social et religieux. Le second est entièrement consacré à la pratique. Vives y développe tout un plan d'organisation de la bienfaisance publique, plan approprié aux nécessités du temps et à la répression des abus qu'il vient de signaler. Il résume, en commençant, les maux auxquels il est urgent de remédier. La salubrité publique est gravement compromise, les mœurs se corrompent chaque jour davantage, les femmes vieilles et jeunes, chez toute une classe de la population, n'ont plus qu'une pudeur vénale et l'impudicité les conduit au crime ; les enfants restent sans instruction, sans éducation ; eux et leurs parents s'entassent aux portes des églises ou errent à l'aventure ; sans assister aux offices, aux enseignements religieux ; dans le relâchement de la discipline ecclésiastique, le clergé aussi les néglige : le désintéressement sacerdotal est tellement affaibli que ces ouailles pauvres ne semblent plus appartenir au troupeau[67]. Ces mendiants personne ne les voit se confesser, approcher de la table du Seigneur avec les autres fidèles. N'entendant personne qui les instruise, ils se font nécessairement la plus fausse idée des choses, mènent une vie des plus désordonnées, et de tout cela naissent les vices que nous avons dépeints, moins imputables à eux, il faut bien le dire, qu'aux magistrats eux-mêmes, au moins pour une part, aux magistrats, qui semblent se croire uniquement chargés de juger les procès d'intérêt matériel et de statuer sur les accusations judiciaires, comme s'ils n'avaient pas à se préoccuper plutôt de rendre les citoyens bons, que de les punir ou de les mettre dans l'impossibilité de nuire, s'ils deviennent mauvais. Quel remède donc à opposer à de si grands maux ? Ici Vivès commence l'exposé des moyens de subvenir aux nécessités des pauvres en supprimant les abus de la situation actuelle. Le premier point, dit-il, c'est que, conformément à la loi du Seigneur, nul membre de la cité, non empêché par l'âge ou par la maladie, ne reste dans l'oisiveté, car l'oisiveté engendre le vice : en ne faisant rien, on apprend à mal faire ; homines nihil agendo discunt male agere. Pour ne pas être trompés par ceux qui feignent d'être infirmes ou malades, on s'en rapportera au jugement des médecins ; on punira ceux qui recourront à la fraude. Ensuite on renverra les mendiants valides dans leur lieu d'origine, ce qui d'ailleurs est conforme aux édits impériaux, juri cœsareo ; on leur donnera, comme l'humanité l'exige, de quoi faire leur voyage. On s'informera des indigènes s'ils connaissent un métier. S'ils n'en connaissent point, on leur en apprendra un, approprié à leur goût ou à leur capacité. S'ils manquent d'intelligence, on les emploiera à l'une ou l'autre de ces occupations qui ne demandent presque point d'apprentissage, bêcher la terre, puiser l'eau, porter des fardeaux, traîner la brouette, assister les magistrats à l'audience, porter des messages publics ou privés, conduire les bêtes de charge : fodere, haurire aquam, bajulare, rnonotrochon trohere, apparere magistratui, viatorem esse, aliquo proficisci cumlitteris aut mandatis, equos agere perpetuarios. Ceux qui ont dissipé leurs biens honteusement ne seront pas privés des choses nécessaires à la vie, mais on leur imposera des travaux plus pénibles, tout en les réduisant à un régime plus austère. A tout ce monde là les ateliers ne manqueront point. Les drapiers d'Armentières et presque tous les gens de métier se plaignent de la rareté des ouvriers. Les fabricants de tissus de soie à Bruges prendraient volontiers à leur service tous les jeunes garçons, ne fût-ce que pour tourner les roues des machines qu'ils emploient, en leur donnant la nourriture et quelques sous, et ils ne parviennent point à en trouver, parce que, disent les parents, la mendicité leur rapporte davantage[68]. Qu'on assigne à chaque chef de métier, au nom de la cité, comme ouvriers un certain nombre de ceux qui n'auraient pas trouvé d'atelier. Que ceux qui s'en seront rendus capables, soient autorisés à ouvrir des ateliers pour leur compte, qu'on leur donne des apprentis, qu'on les charge de la confection de tant d'objets dont use la chose publique, tableaux, statues, vêtements, qu'on leur confie les travaux à faire, les bâtiments à construire pour l'usage des hospices et des hôpitaux. Ainsi des ressources destinées à l'origine au soulagement des pauvres reviendront à leur première destination et serviront à entretenir les pauvres. Qu'on ne conserve dans les hospices que les infirmes. Que les gens valides qui y vivent comme les frelons des sueurs d'autrui, soient forcés de les abandonner et envoyés au travail. Qu'on ne garde que ceux qui ont des droits acquis, soit par leur naissance, soit par leurs bienfaits. Il y a, dans ces maisons, des serviteurs qui se sont transformés en maîtres, des femmes, appelées à l'origine pour servir les pauvres, qui en ont pris la place et les traitent comme leurs subordonnés. Qu'elles remplissent l'office pour lequel on les a appelées et ne s'engraissent point aux dépens des misérables ; qu'elles prient, qu'elles lisent, qu'elles filent, qu'elles s'occupent du tissage, s'emploient à quelque labeur utile et honnête. Les aveugles eux-mêmes peuvent rendre des services. Les arts, la musique particulièrement, peuvent leur être enseignés. D'autres peuvent s'occuper à des travaux manuels, tourner, souffler, confectionner des corbeilles, des paniers, d'autres objets de ce genre[69]. C'est ici le lieu, ajoute Vivès, de parler des aliénés. Comme il n'est rien au monde de supérieur à l'homme, et dans l'homme de supérieur à la raison, il faut surtout travailler au bien de celle-ci et considérer comme la chose la plus bienfaisante de la rendre à ceux qui l'ont perdue, ou de la conserver saine et valide chez les autres. Lors donc qu'un homme est amené dans un hospice avec l'esprit ébranlé, il faut d'abord examiner si la démence s'est produite naturellement ou si elle est le résultat d'un accident, s'il y a lieu d'espérer une guérison, ou si le mal est tout à fait incurable. Dans ce dernier cas, on ne peut que s'affliger d'un tel malheur, mais il faut éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait aggraver ou alimenter l'infirmité, ce qui arrive chez les fous furieux quand on s'en moque, qu'on les tourmente, qu'on les irrite ; chez les idiots, les imbéciles, quand on les approuve dans leurs sottises, pour les porter à des choses encore plus ridicules. Peut-on imaginer une inhumanité plus grande ? S'il y a espoir de guérison, il faut employer des remèdes analogues aux besoins de chacun. Chez les uns, il est besoin de médicaments, de régime ; chez les autres, de douceur, de bons traitements, pour les apprivoiser peu à peu, s'il est permis de dire ainsi, comme les bêtes fauves ; quelques-uns ont besoin d'instruction. Il est parfois nécessaire de recourir à la force, aux liens, mais il faut éviter, en employant ces moyens de rigueur, de les rendre plus furieux. En général, autant que faire se peut, il importe de faire rentrer la tranquillité dans ces esprits, et, moyennant cela, le jugement leur revient facilement et ils guérissent[70]. Les enfants trouvés seront pourvus d'un hospice où on les élèvera. Ceux dont les mères sont connues seront nourris par elles jusqu'à l'âge de six ans. Arrivés à cet âge, ils seront transférés dans une école publique, où on leur enseignera la morale et les lettres élémentaires ; ils y seront nourris. On mettra, autant que possible, à la tête de cette école des hommes ayant reçu une éducation honnête et libérale, et qui sachent faire imiter leur manière de vivre par leurs grossiers élèves. Il n'y a pas de plus grands dangers pour les enfants des pauvres que ceux qui naissent d'une éducation basse, sordide et sans politesse. Il ne faut pas regarder à l'argent pour se procurer de bons maîtres : les magistrats rendront en cela, à l'aide d'une dépense modique, un grand service à la ville qu'ils administrent. Ces enfants apprendront à vivre sobrement, mais proprement, et à se contenter de peu ; on éloignera d'eux tous les mauvais plaisirs ; on ne permettra pas qu'ils s'accoutument à la bonne chère, à la recherche des bons morceaux, et deviennent les esclaves de leur ventre[71]. Il ne faut pas seulement leur enseigner à lire et à écrire, mais leur apprendre la piété chrétienne et à se faire une juste idée des choses[72]. La même observation s'applique à l'école des filles, où l'on enseignera les premiers éléments des lettres ; si l'une ou l'autre montre une aptitude spéciale, on lui permettra d'aller un peu plus loin, pourvu que tout cela tende à leur amélioration morale. Qu'elles apprennent à bien juger des choses, qu'elles s'exercent à la piété, et ensuite à filer, à coudre, à tisser, à broder, à faire la cuisine, à se rendre utiles au ménage. Elles seront modestes, sobres, polies, pudiques. Il importe avant tout de veiller à les conserver chastes et à les bien persuader que là est tout le trésor des femmes[73]. On retiendra à l'école les jeunes garçons les plus propres aux études ; on en fera des instituteurs, ou on les préparera à entrer dans les ordres : ce sera là comme une pépinière sacerdotale. Les autres passeront dans les ateliers et y apprendront les métiers pour lesquels ils se sentent le plus d'inclination. Il faudra choisir chaque année deux membres de l'administration de la cité, hommes d'autorité et de probité, au plus haut degré possible, pour veiller sur la vie et les mœurs des pauvres, enfants, jeunes gens, vieillards. Ils examineront ce que font les enfants, pueri, leurs progrès, leurs habitudes de vie, leur caractère, les espérances qu'on peut en concevoir ; si ces enfants vont mal, ils rechercheront à qui il faut en attribuer la faute. Quant aux jeunes gens et aux vieillards, ils auront à s'enquérir si leur vie est conforme aux règles qui leur sont prescrites. L'attention se portera surtout sur les matrones, vetulas, chez lesquelles il faut rechercher, comme à leur source, la corruption des mœurs publiques, l'empoisonnement de la vie humaine à son origine[74] ; qu'on punisse les vieillards pauvres qui fréquentent les tripots, les cabarets, ludos aleatorios, vinarias aut cervisiarias tabernas ; que ces peines soient fixées dans chaque ville sur l'avis des gens les plus prudents. Il serait désirable aussi que ces magistrats des mœurs, censores, étendissent leur surveillance aux jeunes gens riches ; qu'on obligeât ceux-ci à leur rendre compte de l'emploi qu'ils font de leur temps et de leurs occupations, mais cette surveillance devrait avoir un caractère paternel. Ce serait là une aumône plus utile que la distribution de plusieurs milliers de florins aux pauvres. Vivès allègue à l'appui de cette pensée l'exemple des Grecs et des Romains. Voilà les idées de notre auteur sur la façon la plus utile de soulager les misères humaines. Reste à trouver les voies et moyens, comme nous dirions aujourd'hui. Vivès rappelle d'abord la charité des premiers siècles chrétiens. Pour éviter les malversations qui s'introduisaient peu à peu dans l'administration des aumônes, les évêques se virent obligés de concentrer ces ressources entre leurs mains. Rien de mieux, mais insensiblement la charité se refroidit même chez les membres du sacerdoce ; les ecclésial-tiques rivalisèrent avec les gens du monde de luxe et de dépense, saint Jérôme se plaint que, de son temps, les gouverneurs des provinces dînaient mieux chez les moines que dan§ leurs palais. Aujourd'hui, si les ecclésiastiques, si les abbés le voulaient, ils pourraient soulager un grand nombre de pauvres, grâce à l'ampleur de leurs revenus ; s'ils s'y refusent, Dieu les punira. Mais cela doit se faire librement, sans discorde, sans troubles dans la cité[75]. Qu'on commence par supputer les revenus annuels des maisons hospitalières. On me dit, ajoute Vivès, que ces revenus sont si considérables dans chaque ville qu'on y trouverait à suffisance de quoi satisfaire à tous les besoins, ordinaires et extraordinaires de leurs habitants[76]. Que les hospices riches partagent leur superflu avec ceux qui sont moins bien dotés ; si ces derniers eux-mêmes ne sont pas dans te besoin, que ce superflu passe aux pauvres cachés, egenis occultis. Qu'on exhorte les mourants à laisser quelque bien aux pauvres et qu'on retranche, s'il le faut, quelque chose aux pompes des funérailles : cela sera plus agréable à Dieu et non moins honorable devant les hommes. Si ces moyens ne suffisent pas, qu'on place des troncs, arculai, dans les trois ou quatre principales églises de la ville et les plus fréquentées : chacun y déposera son offrande selon sa dévotion, et il ne se trouvera personne qui ne préfère y mettre une dizaine de sous que de distribuer son aumône en oboles aux mendiants vagabonds ; nemo erit qui non malit decem stuferos illic collocare quam in mendicis circumvagantibus minutas duas. Mais ces troncs ne doivent pas rester placés toutes les semaines, à moins que la nécessité n'en fasse une loi. Deux hommes probes et d'honnête condition auront l'administration de ces dépôts ; ils seront choisis par les magistrats, non pas tant parmi les riches, que parmi les gens désintéressés, animo. minime rapaci et sordido ; ce sont ceux-là qu'il faut rechercher avant tout. Il ne faut pas viser à réunir de grandes sommes, mais tout. au plus ce qui est nécessaire pour les besoins d'une semaine ; il n'est pas bon d'accoutumer ceux qui sont chargés de ce soin à manier de grandes quantités d'argent. Je ne sais pas ce qui se passe ici, dit Vivès ; absorbé par mes études je ne cherche pas à le savoir ; mais j'ai entendu dire des personnes âgées en Espagne que beaucoup de gens avaient enrichi leurs familles des revenus des hospices, s'étaient fait par ce moyen un grand état de maison, nourrissant de ces revenus eux et les leurs au lieu des pauvres ; que beaucoup de maisons, grâce à cela, abondaient en serviteurs, tandis que les hospices se vidaient des pauvres : tout cela par suite de la masse d'argent comptant que ces administrateurs avaient entre les mains[77]. Pour la même raison, Vivès ne veut point que les établissements hospitaliers achètent des rentes. Car, sous ce prétexte, dit-il, l'argent est retenu par les administrateurs et, pendant qu'on amasse de quoi acheter la rente, le pauvre languit dans la faim, la misère, et finit par y succomber[78]. Si les aumônes venaient à manquer, on ira trouver les riches, on les priera de faire au moins ce que Dieu veut que l'on fasse aux pauvres, qu'on leur prête de l'argent. Ces prêts on aura soin de les restituer fidèlement, quand les aumônes redeviendront plus abondantes. Il faut aussi que la cité elle-même retranche quelque chose des dépenses publiques, telles que celles qui se font pour des banquets de cérémonie, pour des consommations de luxe, pour les fêtes et, les jeux annuels. Je suis persuadé, ajoute Vivès, que le prince lui-même consentirait volontiers à se voir reçu avec moins d'appareil, s'il savait à quelle fin on retranche quelque chose des profusions usitées en ces occasions. S'il en montrait du mécontentement, il ferait preuve par là-même d'une puérile ambition ou d'ineptie[79]. Mais par dessus tout, l'aumône doit rester libre et, selon la parole de saint Paul, chacun doit la faire selon le vœu de son cœur, non à regret et contraint par la nécessité ; unusquisque sicut destinavit in corde sup, non ex tristitia, aut ex necessitate. La bienfaisance ne s'impose pas et, par la contrainte, le nom même périt avec la chose. Vivès termine par ces paroles vraiment évangéliques, vraiment dignes de sa foi et de sa piété ; c'est un de ces passages où le cœur de ce grand écrivain, si sincèrement chrétien, si personnellement désintéressé, si dévoué au bien du prochain, se peint tout entier : u Dans une œuvre de tant de piété, il ne faut pas mesurer les forces humaines, mais avoir toute confiance en celles de Dieu. Sa bonté viendra en aide à ces saints efforts ; elle donnera aux riches de quoi multiplier leurs aumônes, aux pauvres elle assurera ces aumônes demandées avec respect, reçues avec reconnaissance, distribuées sans excès. Car Dieu, à qui appartient la terre et tout ce qu'elle renferme, cujus est terra et plenitudo ejus, est attentif aux besoins de tous ; il crée tout en abondance pour notre usage et ne nous demande, en retour, qu'une volonté bonne et droite, qu'un cœur reconnaissant pour de si immenses bienfaits. Des exemples nombreux ont montré
au monde des œuvres saintes, entreprises avec crainte, presque en l'absence
d'espoir d'atteindre au but avec les ressources présentes, et qui, une fois
en train d'exécution, voyaient ces ressources abonder au point de forcer à
l'admiration ceux qui en avaient la direction et ne parvenaient pas à
s'expliquer par quels secrets conduits ces ressources nouvelles étaient
arrivées jusqu'à eux. Rappelez-vous l'expérience que vous avez faite
vous-même, dit Vivès aux magistrats brugeois, quand vous avez commencé, il y
a dix ans, l'érection de votre école d'enfants pauvres. Vous en aviez admis
dix-huit seulement et vous ne laissiez pas d'avoir peur de ne point parvenir
à les entretenir. Maintenant vous en nourrissez plus d'une centaine, et les
ressources qui affluent vous permettraient d'en admettre davantage. C'est
qu'en effet par la générosité divine tout est nourri, tout vit, tout se
conserve, et non par la richesse, par le travail humain, par les habiletés
humaines. C'est pour cela que, quand on entreprend ces œuvres de
bienfaisance, il ne faut pas examiner ce que l'on peut, mais jusqu'à quel
point on a confiance en Celui dont ln volonté est toute-puissante[80]. Tel est, dans son ensemble, l'ouvrage souvent cité, mais très peu lu, de Vivès. M. Henne a fait particulièrement ressortir les accusations graves, nous l'avouons, qu'il renferme à l'adresse du clergé ; nous-même ne les avons pas dissimulées. L'histoire doit être véridique sans doute, elle le doit avant tout, mais elle doit être juste aussi. Or, comme nous venons de le voir, les autres classes de la société n'échappent pas plus que le clergé à la censure austère du moraliste espagnol. On n'a jamais cherché à cacher les défaillances de la tribu sacerdotale à l'époque où nous sommes ; réguliers et séculiers, pour une part notable, avaient subi les atteintes des misères du temps. La charité s'était refroidie certes chez plusieurs ; les mœurs même avaient souffert. Cependant, si l'on veut bien y prendre garde, on verra que c'est plutôt l'affaiblissement des mœurs, les habitudes d'une vie facile, l'abus de la richesse, que le désordre moral qui sont flétris par Vivès. L'Église n'a jamais approuvé ces scandales ; beaucoup de catholiques zélés, comme Vivès, en gémissaient, et bientôt nous verrons une assemblée générale des chefs de la catholicité, le concile de Trente, prendre les mesures les plus sages, les plus prévoyantes, pour extirper et rendre impossibles à l'avenir des abus dont le clergé lui-même était souvent la première victime. Si maintenant nous considérons le plan de Vivès en lui-même, les mesures proposées par lui, la confiance qu'elles lui inspirent, nous ne pouvons nous défendre d'y voir un côté un peu trop idéal, si l'on peut s'exprimer ainsi ; les tendances d'un homme plein de bonne foi, de dévouement à l'humanité, d'amour du progrès, mais peu versé dans la pratique des choses humaines, connaissant mieux les livres que les hommes. Sans doute, comme on l'a dit, la science moderne est obligée d'accepter les vues de Vivès, en beaucoup de choses, comme le programme de ses progrès actuels[81], mais, comme on l'a remarqué aussi, il y a là des idées tellement neuves, tellement hardies, qu'aujourd'hui encore elles n'ont pas été universellement mises en pratique et qu'elles vaudraient à leur auteur la grave accusation de socialisme[82]. Cette accusation Vivès ne la mérite pas ; il n'a eu qu'un tort, celui de croire qu'on peut remédier par des règlements seuls à d'aussi profondes misères et d'espérer que des hommes, faibles après tout comme les autres, chargés de les mettre à exécution, auraient assez de vertu, de désintéressement, de constance pour ne pas prêter bientôt eux-mêmes le flanc à d'autres attaques et n'être pas exposés à mettre de nouvelles misères à la place de celles qu'on voulait faire disparaître. Hélas on oublie toujours trop la maxime antique Quid vanæ sine moribus leges proficiunt ? Il nous reste à suivre, sur le terrain de la pratique, l'application plus ou moins complète des idées que nous venons d'exposer. La ville de Bruges ne donna pas suite immédiatement aux projets de Vivès, mais une autre cité considérable de la Flandre, inspirée par les mêmes idées, avait mis la main à l'œuvre dès l'an 1525. Les magistrats d'Ypres publièrent, le 3 décembre de cette année, pour l'administration civile des secours, un règlement où se trouvent reproduites la plupart des recommandations de Vivès. En vertu de ce règlement, quatre préfets des pauvres, désignés par le suffrage de leurs concitoyens, furent mis à la tête de l'œuvre. Leurs fonctions étaient gratuites. Ils tenaient régulièrement deux séances publiques par semaine ; exhortaient les pauvres à se bien conduire ; les engageaient au travail ; s'assuraient des besoins de leurs familles. Les préfets avaient, dans chaque paroisse, quatre délégués chargés de visiter les maisons de leurs pauvres et d'en dresser une statistique complète. En présence de l'insuffisance des revenus de la table des pauvres, on créa un trésor ou bourse commune sous le nom d'aumônerie générale. Pour alimenter cette bourse, on eut recours à des souscriptions volontaires, à des quêtes, au produit des troncs placés dans les églises. On obligea les enfants des pauvres à fréquenter les écoles affectées à leur instruction et les ateliers où on les formait à un métier. Les pauvres valides furent obligés de travailler ; au besoin on leur procura du travail. Après la mise à exécution de ce règlement, le magistrat interdit la mendicité sous les peines les plus sévères. Ce règlement produisit d'abord de bons résultats. Le clergé se montrait disposé à prêter son concours aux magistrats et les prédicateurs, dit M. Henne, recommandèrent la bourse commune aux fidèles. Ce règlement, en effet, était l'œuvre du prévôt de l'église de Saint-Martin d'Ypres, grand vicaire de Thérouanne, et de tout le clergé du diocèse, qui s'était concerté avec le magistrat pour le rédiger et surtout pour en assurer l'exécution. Peu à peu cependant il se produisit de l'opposition ; cette opposition provenait principalement des quatre ordres mendiants établis à Ypres. On chercha à se mettre d'accord. Le 10 septembre 1530, une conférence eut lieu, au cloître d e Saint-Martin, entre le prélat chef de cette maison, les supérieurs des quatre ordres mendiants, le chancelier de la cour spirituelle de Thérouanne, l'avoué d'Ypres et quelques membres du magistrat accompagnés de leur pensionnaire. Les magistrats protestèrent de la droiture de leurs intentions ; les religieux, de leur côté, tout en maintenant leur opposition, déclarèrent qu'eux aussi n'avaient en vue que le bien et promirent de montrer que leurs observations étoient fondées en toute raison et justice au plus grand honneur de Dieu et au plus grand soulagement des véritables pauvres. Ils rédigèrent un mémoire dans leur sens, et les magistrats y répondirent dans le leur[83], en empruntant, dit encore M. Henne, à Louis Vivès ses arguments et souvent même ses propres paroles. La difficulté restait indécise. Le magistrat d'Ypres alors, désirant bien l'entretenement et la continuation d'icelle ordonnance et ne voulant faire chose où pourroit estre scrupule ou charge de conscience, réclama l'avis de la Sorbonne ; c'est ainsi, on le sait, qu'était appelée la Faculté de théologie de Paris. Par une décision du 26 janvier 1531, la Sorbonne approuva, avec quelques restrictions, le règlement d'Ypres, comme très utile aux pauvres et très propre à remédier à beaucoup d'abus ; comme une entreprise très ardue en réalité, mais pieuse, salutaire, conforme à l'évangile, à la doctrine des apôtres et à l'exemple des ancêtres[84]. En reconnaissant l'utilité de la bienfaisance collective, la Faculté maintient la nécessité de la bienfaisance individuelle, source de la première. Elle veut qu'en réprimant la mendicité dans ses abus, on ne se laisse point aller à une sévérité excessive, qui pourrait blesser un certain sentiment d'honnête pudeur chez quelques pauvres et en exposer d'autres aux horreurs de la faim. Elle n'approuve pas non plus qu'on détourne les fondations pieuses de leur destination primitive pour en réunir les revenus à la collecte générale. C'est avec les mêmes réserves que la Faculté de théologie de Louvain donna en 1562 son approbation à une ordonnance du magistrat de Bruges conçue dans le même esprit et sur le même plan que celle du magistrat d'Ypres[85]. L'édit impérial du 7 octobre 1531 se rallia aux idées de Vivès et étendit les mesures prises par les magistrats d'Ypres à la généralité du pays, en les modérant toutefois dans le sens des observations faites par les théologiens de Paris. Pour ce que présentement, disait l'ordonnance, les pauvres affluent en nos pays de par deçà en trop plus grand nombre que d'ancienneté ils n'ont accoustumé, et comme il est démontré par l'expérience que permettre à tout le monde indistinctement de demander l'aumône, c'est propager l'oisiveté, source de tous les maux, c'est porter beaucoup d'hommes, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, à s'adonner à méchante et mauvaise vie, c'est entraîner les villes à pauvreté et malheur, il est interdit à tout homme et femme de demander l'aumône de jour et de nuit, dans les lieux publics ou couverts, dans les églises ou dans les rues, dans les maisons ou sur le seuil des portes, sous peine d'emprisonnement au pain et à l'eau, à la discrétion des officiers, des juges ou magistrats, et de correction arbitraire, en cas de récidive. Cette défense ne s'appliquait pas aux ordres mendiants, aux prisonniers, aux lépreux[86]. L'édit de 1531 n'établit pas de distinction, quant aux peines, entre les mendiants étrangers ou forains et les mendiants indigènes. Les pèlerins, munis de permissions délivrées par les conseils de charité, sont autorisés à loger une nuit dans les hospices et maisons-Dieu affectés à ce service. Nul pauvre ne peut aller s'établir dans une autre ville ou village, à moins que son indigence ne provienne de la guerre, d'une inondation ou d'un incendie. Quiconque enverra ses enfants, petits ou grands, mendier, encourra les peines portées contre les mendiants ; les enfants seront fouettés. Des sergents spéciaux doivent veiller à l'exécution de cette ordonnance. Pour subvenir aux besoins des indigents et des malades incapables de gagner leur vie, tous les établissements de charité : tables des pauvres, hôpitaux, confréries et autres, ayant obits et charge de prébendes et d'aumônes, constitueront une bourse commune destinée à faire des distributions de secours. Toutefois, dans les fondations affectées à une destination particulière, on se conformera aux vœux des fondateurs. La bourse commune sera alimentée par le produit des troncs placés clans les églises, et de quêtes faites à domicile, une fois la semaine ou plus souvent, s'il est nécessaire. Le magistrat chargera de ces quêtes des commis de charité ayant, chacun dans sa paroisse, une des trois clefs du tronc des pauvres. Les deux autres clefs seront remises, l'une au curé, l'autre à l'administration communale. Les commis de charité s'enquerront des indigents de leurs paroisses respectives et leur distribueront des secours. Ils rendront leurs comptes publiquement, tous les mois, aux administrateurs communaux ou aux délégués de ceux-ci. Les officiers et les magistrats des villes et villages commettront à cette œuvre de bienfaisance les habitants les mieux qualifiés, qui accepteront cette charge pour l'amour de Dieu et en vraie charité. Il est défendu de donner de l'argent aux ivrognes, oiseux, billeteurs, gazetteurs ou autres semblables gens. On contraindra les mauvais garnements à travailler et à apporter leur gain à leurs familles. Les infirmes, les malades, les femmes en couches, seront visités et assistés, pourvus de lits, de linge, de couvertures, d'aliments, de chauffage. La bourse commune servira aussi à nourrir et à entretenir les orphelins et les enfants trouvés. Les enfants des pauvres seront mis, les uns à l'école, les autres à l'apprentissage d'un métier, ou au service des gens de bien. Un maître d'école expliquera aux apprentis, les dimanches et les jours de fête, les prières ordinaires et les commandements de Dieu et de l'Église ; il les mènera à la messe, au sermon, aux vêpres. Les commis de charité pourvoiront ces enfants d'habillements et des choses nécessaires à leur entretien, suivant en cela l'inspiration de leur conscience. Tout pauvre secouru par la bourse commune devait porter sur ses vêtements une marque à indiquer par les commis de la charité. L'article treize de l'édit exhorte les curés, les prédicateurs, les confesseurs, à concourir à l'entretenement et avancement de cette ordonnance et œuvre charitable, en induisant et persuadant le peuple à y contribuer et donner de ses biens. Il est interdit ensuite à tout pauvre et à tout individu, dont les enfants reçoivent l'aumône, de hanter les tavernes, les cabarets et autres lieux semblables, de jouer aux quilles, aux boules, aux dés, sous peine de correction arbitraire. Mais on leur permet de boire, de temps à autre, avec leurs femmes, un pot de cervoise, sans toutefois s'enivrer. Les officiers et gens de loi sont autorisés à compléter et à modifier cette ordonnance, pour l'améliorer, chaque fois qu'ils le jugeront nécessaire dans l'intérêt de la charité publique. Les administrations communales ne tardèrent pas à entrer dans les vues du gouvernement. Louvain adopta un règlement analogue à celui d'Ypres. A Malines, une ordonnance du 12 janvier 1532 défendit de mendier sans avoir un signe distinctif, et avant midi ou après deux heures de relevée. En 1534, le magistrat de Gand institua une chambre des pauvres, et une ordonnance du 9 février de cette année régla le fait de leur subsistance, het faict der substantie der aermen. A Bruxelles, il existait, depuis 1446, sous le nom de Suprême Charité, un conseil chargé de la direction et de la surveillance des hospices, des hôpitaux et des autres fondations pieuses. L'institution de ce conseil, composé d'anciens membres du magistrat, avait été approuvée par une bulle du pape Nicolas V[87]. Quelques années après la promulgation de l'édit de 1531, les chefs et généraux pour la direction et l'administration de tous les biens des pauvres se plaignirent à l'empereur du refus fait par les receveurs, clercs ou autres ayant agence et administration dans les maisons du Saint-Esprit, hôpitaux et autres maisons-Dieu, de dresser recette des diverses sommes de deniers reçues par dons, testament ou autrement. Ils exposèrent en outre que plusieurs personnes ne voulaient pas s'acquitter de la charge de maîtres de charité particuliers dans les paroisses de la ville et de sa franchise. Ces plaintes provoquèrent un règlement du conseil de Brabant, en date du 1er mars 1535, décidant que tous dons et legs en faveur des indigents seraient mis à la disposition de ces administrateurs, à moins que l'exécuteur testamentaire ou une autre personne désignée nominativement n'eût reçu à cet égard un mandat spécial. Ce règlement prescrivait aussi aux receveurs, clercs et autres chargés de l'administration d'établissements de bienfaisance, de leur obéir, de leur soumettre les registres des comptes, l'état des biens et des revenus de ces établissements, sous peine d'amendes et de destitution. La charge de maitre particulier de charité était rendue obligatoire, et une amende de dix florins carolus était comminée pour chaque cas de désobéissance envers les maîtres généraux. Le mal paraît avoir pris à Bruxelles de grandes proportions. En 1532, on avait chassé de cette ville tous les pauvres étrangers, qui y accouraient en grand nombre, comptant sur les libéralités de la régente et de sa cour. Cette mesure fut renouvelée à plusieurs reprises, et un ordre de Marie de Hongrie, du 6 novembre 1533, l'étendit à tous les indigents non domiciliés dans la ville depuis plus de quatre ans. Deux ans après, le gouvernement ordonna l'arrestation de tous les mendiants valides et les fit diriger sur Anvers, pour être embarqués sur les galères de l'état. Cette répression rigoureuse fut encore appliquée en 1538 par ordre spécial de l'empereur. C'est ici qu'il faut placer les débuts d'une œuvre qui grandira par la suite et qui répondait à une des grandes nécessités sociales de l'époque. L'un des fléaux les plus désastreux des derniers temps du moyen-âge était l'usure exercée par les lombards et portée alors à un taux réellement monstrueux. Le mal était sorti de l'Italie, de l'Italie aussi vint le remède. Les monts-de-piété naquirent d'une inspiration religieuse dans la péninsule et ne tardèrent pas à se répandre en d'autres contrées. Le 19 août 1534, un prêtre d'Ypres, Josse Devenir, remit au magistrat de cette ville une somme de quatre-vingt livres de gros[88] et, le 11 avril de l'année suivante, il y ajouta vingt livres, en faisant de cet argent une donation affectée à l'établissement d'une bourse de prêt, leenburse, pour les pauvres. Cette bourse, à l'instar des monts-de-piété italiens, prêtait sans intérêts ; elle était administrée gratuitement par cinq personnes à la nomination de l'autorité ecclésiastique et du magistrat ; le receveur ou directeur, payé par la ville, rendait annuellement compte de sa gestion. Ce premier essai éveilla l'attention des autres villes et, de 1550 à 1560, plusieurs tentatives eurent lieu pour la création des bourses de prêt[89]. Ces essais, toutefois, faute de capitaux suffisants, ne parvinrent à paralyser les opérations des lombards que le jour où, comme nous le verrons plus tard, le gouvernement prit sur lui de leur donner une organisation définitive. Les détails dans lesquels nous venons d'entrer nous ont montré la situation intérieure de la Belgique sous un jour peu rassurant. Au dehors, l'horizon n'était pas non plus sans nuages. La question irritante du divorce qui se préparait entre Henri VIII et la tante de Charles-Quint, Catherine d'Aragon[90], était venue mêler aux rapports entre ces princes une aigreur qui croissait chaque jour. Le duc de Gueldre était abattu ; il n'était pas dompté. Les protestants allemands opposaient d'autres ligues à la ligue d'Augsbourg. François Ier enfin ne dissimulait plus son intention de déchirer le traité de Cambrai. Aux yeux de ce prince, la paix des Dames avait été une concession faite sous l'empire de la nécessité et, par conséquent, d'après ses théories politiques, sans force obligatoire. Aussi le traité était à peine conclu que, suivant sa coutume, il avait protesté secrètement contre plusieurs articles, notamment contre la renonciation à ses prétentions sur le duché de Milan. Lorsque l'acte de ratification fut enregistré par le parlement de Paris, une semblable protestation fut rédigée, avec le même secret, par les jurisconsultes de la couronne[91]. François Ier croyait-il, selon le langage de Robertson, qu'en employant un artifice indigne d'un roi, tendant à détruire la foi publique et la confiance réciproque qui sert de base à tous les contrats entre les nations, il était réellement dispensé de toute obligation d'accomplir ses promesses les plus solennelles et de remplir ses engagements les plus sacrés ? Il faut le croire, répond M. Henne, car il ne cessa depuis de redoubler de duplicité et de multiplier ses déloyales intrigues[92]. Heureusement, comme le dit encore M. Henne, des intérêts opposés, de profondes antipathies, le souvenir des défections du monarque français, peut-être aussi le danger de braver l'opinion publique, qui eût voué à l'exécration les agresseurs de Charles-Quint, au moment où il tenait tête au redoutable ennemi de la chrétienté, arrêtèrent les projets de ses ennemis. Dans l'entrevue qu'ils eurent à Boulogne (octobre 1532), Henri VIII et François Ier ne réussirent pas mieux à s'entendre qu'à dissimuler leurs intentions par le simulacre d'un traité contre les Turcs et, pendant que ces deux princes se rapetissaient, l'un, par la misérable question de son divorce avec Catherine d'Aragon, l'autre, par la plus insigne mauvaise foi, l'empereur sauvait l'Europe d'une nouvelle invasion des barbares[93]. Il est temps d'abandonner un instant la Belgique et de suivre Charles-Quint dans ses nouveaux et glorieux exploits. Nous avons vu qu'après avoir quitté Bruxelles le 17 janvier 1532, il était arrivé, le 28 du mois suivant, à Ratisbonne, où son frère Ferdinand l'attendait. Le duc de Saxe, le landgrave de Hesse et leurs adhérents se refusaient à comparaître à la diète et continuaient à ne pas vouloir reconnaître l'élection de Ferdinand comme roi des Romains. L'empereur, qui avait déjà cherché à les ramener par l'entremise de l'archevêque de Mayence et de l'électeur palatin, autorisa ces deux princes de l'empire à entrer en négociation avec eux. Des conférences se tinrent à Schwernfort en Franconie, puis à Nuremberg. Les nouvelles reçues que Soliman[94] venait d'entrer en Hongrie à la tête de trois cent mille hommes et menaçait Vienne, contribuèrent à hâter un accommodement. Le 23 juillet, on s'accorda sur les points suivants, savoir : que l'empereur ferait proclamer une paix publique par toute l'Allemagne, avec défense d'inquiéter personne pour cause de religion, jusqu'à ce qu'un concile général, dont il tâcherait de procurer la convocation dans l'espace de six mois, eût été réuni ; que la chambre impériale suspendrait l'exécution des sentences rendues contre les protestants et n'admettrait contre eux aucune action nouvelle ; que, de leur part, les protestants rendraient obéissance à l'empereur et l'aideraient de toutes leurs forces à repousser l'invasion du Turc. Quelque répugnance qu'éprouvât Charles pour cette transaction, le besoin du concours de tous pour résister à Soliman le détermina à l'accepter : il y souscrivit et la fit sanctionner par la diète, le 2 août. Les princes et les villes de la ligue de Smalkade lui témoignèrent leur reconnaissance en mettant en campagne des forces beaucoup plus considérables qu'ils n'étaient obligés d'en fournir ; les princes catholiques de l'empire rivalisèrent de zèle avec eux. Charles avait résolu de prendre lui-même le commandement de l'armée qui allait marcher au secours de Vienne. Il avait donné l'ordre au gouvernement des Pays-Bas de lui envoyer les compagnies d'ordonnances et quelques régiments d'infanterie de ces provinces. Les Belges répondirent avec empressement à cette invitation[95]. L'empereur avait également fait savoir à ses généraux en Italie qu'ils eussent à le venir joindre avec les troupes qui étaient sous leur commandement ; il avait levé des lansquenets en Allemagne ; il avait fait appel à la vaillance et à l'ardeur pour la foi de la noblesse espagnole, et un grand nombre de ses vassaux de Castille et d'Aragon étaient accourus se ranger sous ses étendards ; don Fernando Gonzaga et le duc de Ferrare lui avaient amené de la cavalerie légère. A ces troupes Ferdinand avait joint les siennes, et le cardinal Hippolyte de Médicis, neveu du pape, un corps considérable de cavalerie hongroise levé au moyen de l'argent des églises et des monastères d'Italie. Tout cela, avec les contingents des princes et des états de l'empire, formait une des plus grandes et des plus belles armées que l'Allemagne eût jamais vues : on n'y comptait pas moins de quatre-vingt dix mille hommes d'infanterie régulière et trente mille chevaux, outre un nombre prodigieux de troupes irrégulières. Le 2 septembre, Charles, ayant clos la diète, partit de Ratisbonne avec le roi son frère. En approchant de Vienne, où il arriva le 23, il apprit, à son extrême regret, que l'occasion de se mesurer avec son adversaire allait lui manquer. Soliman n'avait pas voulu l'attendre ; il était en pleine retraite. C'était la première fois, remarque M. Gachard, que l'empereur se montrait à la tête de ses troupes ; il ne s'acquit pas peu de renommée dans l'Europe entière, pour avoir fait fuir le formidable ennemi de la chrétienté, le prince dont la puissance faisait trembler tout l'Orient[96]. L'Allemagne était hors de danger. L'empereur prit le chemin de l'Italie le 4 octobre et, arrivé aux frontières des états vénitiens, il y trouva des ambassadeurs chargés de le complimenter et de l'accompagner sur tout le territoire de la république. En approchant de Mantoue, il vit venir au devant de lui les ducs de Mantoue, de Ferrare et d'Urbin, et reçut en cette ville la visite du duc de Milan. Il désirait avoir une nouvelle entrevue avec le pape. Clément VII avait plusieurs motifs récents de mécontentement[97] ; il accueillit cependant le désir de Charles-Quint, et Bologne fut choisie une seconde fois pour le lieu de l'entretien. Le pape s'y rendit le premier ; l'empereur y fit son entrée le 13 décembre. Il se rendit directement à la cathédrale et voulut y baiser le pied du pape, qui ne le permit point. Ils se dirigèrent ensemble vers le palais, où, comme précédemment, des appartements avaient été préparés pour tous les deux. L'empereur insistait pour la convocation immédiate d'un concile général. Clément VII[98] lui fit comprendre qu'il était impossible d'improviser une semblable réunion ; qu'il fallait, au préalable, régler avec toutes les parties intéressées le lieu de l'assemblée, le mode dans lequel on procéderait à l'examen des questions pendantes, les prétentions des personnes qui se croiraient le droit de voter et l'autorité à accorder à leurs décisions. Charles mit ensuite sur le tapis une autre proposition où il réussit mieux. C'était la formation d'une ligue nouvelle pour la défense de l'Italie. Cette ligue fut signée, le 24 février 1533, par les plénipotentiaires de tous les princes et états italiens, Venise exceptée, qui déclara s'en tenir au traité précédent. Il y était stipulé que, au premier danger d'invasion, une armée dont Antonio de Leiva aurait le commandement, serait formée et entretenue à frais communs, suivant la proportion déterminée entre les confédérés. Charles aurait voulu obtenir du saint père l'engagement de ne contracter d'alliance, ni avec le roi de France, ni avec le roi d'Angleterre, mais le pape répondit qu'étant le père commun, il ne pouvait se dispenser d'entretenir des rapports d'amitié avec tous les princes chrétiens. Charles quitta Bologne, le dernier jour de février, pour aller s'embarquer à Gênes. Il visita, en passant, le champ de bataille de Pavie. Le marquis del Vasto lui montra les positions qu'avaient occupées les deux armées et l'endroit où le roi de France avait été fait prisonnier. Arrivé à Gènes le 28 mars, il monta, le 9 avril, sur une des galères d'André Doria qui le transporta, en douze jours, à Rosas, au comté de Roussillon. Là il prit la poste pour se rendre à Barcelone, où l'impératrice l'attendait avec le prince Philippe et l'infante Dona Maria. Le 18 juin, il fit, à Mouzon, l'ouverture des cortès générales des trois royaumes d'Aragon[99]. Il avait laissé l'impératrice malade à Barcelone ; il retourna le lendemain auprès d'elle, avec le consentement de l'assemblée, car les fueros de l'Aragon défendaient au souverain, quand les cortès étaient réunies, de s'absenter du lieu où elles tenaient leurs séances. Le 20 décembre, il mit fin à la session ; les représentants de la nation aragonaise lui accordèrent un service de deux cent mille écus payable en trois ans. L'empereur se dirigea ensuite vers la Castille et séjourna à Madrid depuis le 10 octobre 1534 jusqu'au 2 mars de l'année suivante. Il y tint les cortès du royaume et, d'accord avec l'assemblée, y fit des règlements et promulgua des ordonnances sur des matières d'un grand intérêt pour le bien public[100]. Ce fut pendant ce séjour de Madrid que Charles-Quint conçut et prépara l'expédition qui fut l'évènement le plus glorieux de son règne. Un audacieux pirate, Haradin[101] Barberousse, répandait en ce moment la terreur parmi les populations chrétiennes du littoral de la Méditerranée et causait d'immenses pertes au commerce européen. Après avoir succédé à son frère Horne dans la possession d'Alger, il avait conquis le royaume de Tunis, grâce à la protection et aux secours de Soliman, dont il s'était fait le vassal et qui l'avait nommé son grand amiral. Maitre des deux états barbaresques les plus considérables de la côte africaine, ce redoutable corsaire faisait des descentes fréquentes en Sicile, en Italie, en Espagne, tandis que ses vaisseaux infestaient la Méditerranée. Le nombre des esclaves chrétiens des deux sexes livrés par lui à la plus dure captivité ou à l'ignominie allait chaque jour croissant. L'Europe retentissait des plaintes des familles malheureuses qui avaient perdu leurs proches ou qui les pleuraient vivants, et tous les regards étaient tournés vers l'empereur, seul capable de mettre un terme à tant de brigandages. Si son grand cœur ne l'y eût porté naturellement, dit M. Gachard, la protection qu'il devait à ses sujets aurait fait une loi à Charles de répondre à cet appel : aussi n'hésita-t-il pas. Résolu à attaquer Barberousse au centre même de sa puissance, il envoya des instructions à ses vice-rois et aux commandants de ses troupes en Espagne et en Italie, sur le concours que chacun aurait à lui prêter ; il écrivit ensuite, pour réclamer leur assistance, au pape, aux rois de France et de Portugal, ainsi qu'aux princes italiens. Le 3 avril 1535, l'empereur arriva à Barcelone ; c'était là que devait se réunir une partie de ses forces. On y vit aborder successivement une escadrille envoyée par le roi Jean III de Portugal, les galères d'André Doria, celles d'Espagne que conduisait don Alvaro de Bazan, et le marquis de Mondejar, capitaine général de Grenade, avec une cinquantaine de navires, amenant les troupes et les munitions de guerre et de bouche qui avaient été rassemblées en Andalousie. Charles faisait ses préparatifs de départ. Le 28 mai, il alla en pèlerinage à Notre-Dame de Monserrat ; il s'y confessa et y communia. Le 30, il donna l'ordre d'appareiller aux différentes divisions de la flotte et s'embarqua lui-même sur la galère qu'André Doria commandait en personne. Il était accompagné de son beau-frère l'infant don Luis de Portugal et d'une multitude de gentilshommes des premières familles de ce pays et de l'Espagne. Avant son départ, il avait confié à l'impératrice le gouvernement de ses royaumes de Castille et d'Aragon, et modifié, par un codicille du dernier de février 1535, les dispositions testamentaires adoptées précédemment. Contrarié les premiers jours par le vent, il mouilla, le 10 juin, dans la rade de Cagliari, où l'attendaient, outre six galères du pape et quatre de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, les galères, galions, caraques et autres navires qui portaient l'infanterie espagnole, allemande, italienne, tirée du Milanais et des royaumes de Naples et de Sicile. L'armée navale se trouva ainsi forte de soixante-quatre galères, trente galiotes, brigantins et fustes, et d'environ trois cents navires à voiles, entre lesquels étaient une dizaine de galions puissamment armés[102]. André Doria en avait le commandement en chef. Les troupes de débarquement présentaient un effectif de trente-quatre mille hommes[103] selon les uns, de vingt-sept mille, selon les autres, dont deux mille de cavalerie, et sans y comprendre les personnes attachées à la cour et les soldats d'aventure[104]. Le marquis del Vasto, Alonso de Avalos, les commandait sous les ordres de l'empereur. Après avoir visité la capitale de son royaume de Sardaigne, Charles-Quint remit à la voile le 14 juin. Le lendemain, il jetait l'ancre à l'entrée du golfe de Tunis, à trois milles de la Goulette[105]. Ses troupes débarquèrent le jour suivant ; lui-même descendit à terre avec les chefs de l'armée. Il établit son camp sur l'emplacement de l'antique ville de Carthage et occupa plusieurs châteaux-forts occupés par les Maures, qui en furent délogés promptement. A la nouvelle que l'empereur venait l'attaquer, Barberousse avait renforcé la garnison de la Goulette et en avait confié la défense au plus vaillant de ses pirates, le juif renégat Sinan. Un siège en règle était nécessaire. La place fut investie, l'artillerie mise en position, et l'on ouvrit la tranchée. La garnison ne négligeait rien pour entraver les travaux des assiégeants ; chaque jour des escarmouches avaient lieu. Charles-Quint, présent à tout, bravait les périls et, plus d'une fois, les boulets turcs atteignirent, à ses côtés, des personnes de sa suite. Le 26 juin fut marqué par une affaire sérieuse : Barberousse avec des forces supérieures attaqua les assiégeants sur tous les points à la fois. Enfin, le 14 juillet, malgré une résistance désespérée, la Goulette fut prise d'assaut, après avoir été battue par terre et par mer depuis trois heures du matin jusqu'à une heure de l'après-midi. Charles-Quint était à la tête de ses troupes qu'il animait par ses paroles et par son exemple ; il entra dans la place avec l'infant de Portugal. Quatre cents pièces de canon, quarante-deux galères et, parmi celles-ci, la Capitane que Barberousse avait amenée de Constantinople, quarante galiotes, frustes, brigantins et plus de quatre-vingts petits navires de différente forme tombèrent en son pouvoir. Un trait généreux signala cette victoire. Un More, le boulanger même de Barberousse, demanda à parler en secret à Charles et lui offrit d'empoisonner Barberousse. L'empereur le renvoya avec mépris, disant que ce serait la honte d'un prince d'employer de tels moyens pour se défaire d'un ennemi, cet ennemi fût-il un abominable corsaire comme Barberousse[106]. Charles voulait, le jour même de la prise de la Goulette, marcher sur Tunis ; les objections de ses généraux firent différer la chose jusqu'au 20 juillet. Ce jour-là, de bonne heure, il passa la revue de son armée et la mit aussitôt en mouvement. La marche fut extrêmement pénible. La chaleur était accablante ; le peu d'eau emportée par les soldats fut bien vite épuisée, et l'on traversait des sables brûlants. On avait fait ainsi péniblement sept à huit milles de chemin, quand on se trouva en face de Barberousse. Celui-ci occupait une position choisie et fortifiée avec plus de cent mille hommes, dont quinze à vingt mille de cavalerie. L'empereur n'avait qu'une vingtaine de mille hommes avec douze pièces d'artillerie ; il les rangea en bataille et se plaça à l'avant-garde, après leur avoir adressé une harangue qui redoubla leur ardeur et leur courage. Il ne fallait pas, disait-il, s'effrayer de la multitude des ennemis, mais penser que la victoire est en la main de Dieu ; que lui, leur empereur, était le premier qui dût vaincre ou périr ; qu'il dépendait d'eux que l'honneur de l'Espagne, de l'Italie et de l'Allemagne ne reçût point d'atteinte en Afrique. Bientôt Barberousse, plein de confiance dans le nombre de ses soldats, dans la fatigue de l'ennemi et dans la soif qui le dévorait, entama l'attaque. Après plusieurs heures d'un combat acharné, il fut mis en pleine déroute. L'empereur passa la nuit sur le champ de bataille. Quand Barberousse arriva aux portes de Tunis, il les trouva fermées. Les chrétiens qui y étaient détenus étaient parvenus à briser leurs chaînes et s'étaient rendus maîtres de l'artillerie. Le roi corsaire fut réduit à s'enfuir avec les Turcs qui lui étaient restés fidèles, et se réfugia à Bone, d'où André Doria le força de sortir au plus vite en s'emparant de la ville et de la citadelle. Charles-Quint entra à Tunis le 21 juillet. Son premier acte fut de mettre en liberté tous les chrétiens esclaves ; il n'y en avait pas moins de dix-huit à vingt mille. Charles s'empressa d'informer de son succès tous les princes de la chrétienté ; il envoya au pape et à l'impératrice des gentilshommes de sa maison chargés de leur faire connaître tous les détails de ce grand évènement. Il y avait dans les faubourgs de la ville africaine un petit couvent de cordeliers ; il y solennisa, le 25 juillet, la fête de saint Jacques, patron de l'Espagne[107]. L'empereur remit en possession de Tunis le roi détrôné Muley Hassem aux conditions suivantes, toutes dignes de son humanité et de sa piété. Le roi s'obligeait à permettre sur son territoire l'érection d'églises catholiques ; il promettait, pour lui et ses successeurs, de ne jamais réduire en captivité des chrétiens sujets de l'empereur ou de son frère Ferdinand ; il cédait à Charles et, à ses successeurs, rois d'Espagne, les villes de Bone, de Biserte et les autres possessions usurpées par Barberousse ; il cédait de même la Goulette avec un territoire de deux milles de circonférence ; il s'engageait à payer douze mille ducats d'or annuellement ; enfin à délivrer à perpétuité au roi d'Espagne, le 25 juillet de chaque année, six bons chevaux mores et douze faucons en reconnaissance de sa suzeraineté. Ce traité fut signé le 6 août. J'ai conquis, dit Charles à Muley Hassem, au moment où celui-ci prenait congé de lui, j'ai conquis ce royaume au prix du sang des miens ; tâche toi-même de le garder en gagnant le cœur des tiens. N'oublie pas les bienfaits que tu as reçus, mais oublie les injures qui t'ont été faites[108]. L'empereur eût désiré poursuivre ses succès et chasser Barberousse d'Alger, comme il venait de le chasser de Tunis. Mais la saison s'avançait et l'armée comptait un grand nombre de malades : il remit cette entreprise à un autre temps et se décida à visiter ses royaumes de Sicile et de Naples, qu'il ne connaissait pas encore. Après avoir licencié la flotte de Portugal, renvoyé en Espagne une partie de ses troupes, mis garnison à la Goulette et dans le château de Bone, il se rembarqua le 16 août et aborda le 22 à Trapani, d'où il se rendit par terre à Palerme. Il fit son entrée solennelle dans cette capitale le 12 septembre. Il y avait convoqué les états du royaume et il en obtint un subside de trois cent cinquante mille ducats. Le 21 octobre, Messine lui fit une réception magnifique et lui offrit un don de dix mille écus d'or. En quittant la Sicile, il y laissa pour vice-roi don Fernand de Gonzague et, le 25 novembre, il entra à Naples au milieu d'un enthousiasme indescriptible. Les états réunis votèrent, comme ceux de la Sicile, un subside extraordinaire de trois cent mille ducats. Les ducs de Ferrare et d'Urbin, des légats du pape, des ambassadeurs de Venise et des autres états italiens étaient accourus à Naples pour le féliciter de ses récents et glorieux exploits. Le 29 février 1536, eut lieu le mariage de sa fille Marguerite, si célèbre dans notre histoire, avec le prince Alexandre de Médicis. Ce mariage avait été arrêté précédemment entre Clément VII et l'empereur. Ce pontife n'était plus en vie au moment où nous sommes. Il était mort en 1534 et avait été remplacé sur le siège apostolique par Paul III, Alexandre Farnèse, qui gouverna l'Église pendant quinze ans avec zèle et fermeté malgré son âge avancé[109]. Charles-Quint, désireux de s'aboucher avec le nouveau pape, quitta Naples, dans ce dessein, le 22 mars 1536. A Terracine, première ville des états pontificaux, il trouva les cardinaux Trivulzio et San Severino chargés de lui en faire les honneurs. Le 5 avril, il fit son entrée dans la ville éternelle. Vingt-deux cardinaux, un grand nombre d'archevêques, d'évêques, d'abbés, de prélats, le sénat et les principaux membres de la noblesse étaient venus au devant de lui. Des gentilshommes romains portaient le dais sous lequel il s'avançait. Cinq cents hommes d'armes et quatre mille hommes d'infanterie, commandés par le marquis del Vasto et le duc d'Albe, ouvraient et fermaient la marche. Au moment où il passa devant le château Saint-Ange, la garnison inclina devant lui ses armes et ses drapeaux. Le pape attendait l'empereur à la porte extérieure de Saint-Pierre, entouré de quatre cardinaux. Arrivé là, Charles descend de cheval, baise le pied du pontife qui l'embrasse ensuite et entre avec lui dans la basilique où ils font leur prière ensemble. Grand et rare spectacle, réalisation sublime de cet idéal de la société chrétienne, les deux majestés, spirituelle et temporelle, se tenant embrassées et s'inclinant ensemble devant la Majesté suprême de qui elles tiennent toutes deux leur pouvoir pour la paix des nations et pour le bonheur des hommes ! L'empereur assista avec assiduité aux cérémonies de la semaine sainte qui commencèrent quelques jours plus tard. Les Romains admirèrent l'humilité touchante avec laquelle il lava les pieds à douze pauvres le jour du jeudi saint. Le jour de Pâques, il se rendit en grand appareil à la messe célébrée à Saint-Pierre par le souverain pontife. Le marquis de Brandebourg portait le sceptre devant lui ; le seigneur de Boussu portait l'épée ; le globe était porté par le prince Pierre-Louis Farnèse[110] ; les princes de Bisignano, de Salerne, de Sulmone et le duc d'Albe, tenaient la queue du manteau impérial. Charles communia de la main du pape qui, après la messe, donna, du haut du portail de Saint-Pierre, la bénédiction urbi et orbi. L'empereur représenta avec force au saint père les dangers que courait la foi en Allemagne. Paul III, préoccupé de la même idée, lui promit de convoquer à bref délai un concile général, ce qu'il fit en effet par une bulle du 2 juin 1536, en indiquant le 23 mai de l'année suivante et la ville de Mantoue pour le jour et le lieu de la réunion. Charles-Quint fit ensuite le souverain pontife juge de ses différends avec le roi de France, en lui exposant tous les torts et tous les actes de déloyauté de ce monarque[111]. Il se proposait de quitter Rome le surlendemain de Pâques, 18 avril, quand il apprit que les ambassadeurs de France l'accusaient lui-même d'avoir manqué à sa parole et le rendaient responsables des troubles religieux de l'Allemagne et des maux que le Turc faisait à la chrétienté. Indigné de tant d'audace, il pria le pape de réunir au Vatican le collège des cardinaux et tous les ambassadeurs présents à sa cour. Il se rendit à cette assemblée et y prit la parole. Après avoir retracé tout ce qui, depuis son avènement à la couronne, s'était passé entre lui et le roi de France ; le prix qu'il avait toujours attaché à l'amitié de ce prince ; le désir qui n'avait cessé de l'animer de conserver la paix entre eux, il déclara qu'il était encore dans les mêmes sentiments, non point qu'il redoutât les forces du roi de France, mais pour épargner à la chrétienté de merveilleux dommages. Si cependant, ajouta-t-il, par le fait du roi, la paix ne peut être conservée, en ce cas-ci, pour éviter les inconvénients et maux qui succéderont de rentrer en guerre, tant à ladite chrétienté qu'aux sujets d'un côté et d'autre, serons content que ladite guerre s'achève de notre personne à la sienne, et lui offrons d'ainsi le faire, avec armes et sûretés égales, soit en mer ou en terre, lesquelles seront assez faciles à trouver. Et entendons que ledit seigneur roi nous réponde, en dedans vingt jours, soit du rétablissement de paix, ou, au défaut de ce, dudit combat[112]. En voyant l'animation de l'empereur, le pape se leva : Mon fils, lui dit-il, que
Votre Majesté se calme et que la juste indignation qu'elle ressent fasse
place à l'indulgence. A Dieu ne plaise que jamais un pareil combat se fasse
et que votre personne, si nécessaire au monde, s'expose à ce danger !
L'empereur s'était exprimé en espagnol. Les ambassadeurs français ne
l'avaient pas suffisamment compris ; ils voulaient savoir surtout si Charles
avait entendu défier le roi leur maitre et tenir la guerre déclarée entre
eux. L'empereur leur dit le lendemain, en présence du pape, que son intention
n'avait été ni de défier le roi, ni de lui déclarer la guerre ; que la paix
était l'objet de tous ses vœux ; qu'il était prêt à accepter la médiation du
souverain pontife et que, s'il avait parlé d'un combat singulier, c'était
pour le cas où la guerre ne pût être conjurée. François Ier ne montra pas
plus d'empressement que par le passé pour se mesurer avec son rival. Il
répondit que leurs épées étaient trop courtes pour qu'ils pussent combattre
de si loin et que, si l'on rentrait en guerre, ils auraient sans doute
l'occasion de se rapprocher[113]. A quoi
l'empereur répliqua avec ironie que c'était probablement parce que leurs
épées étaient trop courtes pour frapper de si loin que, lui étant en Espagne,
le roi lui avait offert de Paris le combat de sa personne à la sienne[114]. En quittant Rome, l'empereur se dirigea vers Florence, où il s'arrêta depuis le 28 avril jusqu'au 4 mai avec sa fille et son gendre le duc Alexandre de Médicis. Il se rendit ensuite à Asti, où il séjourna pendant une grande partie du mois de juin, tandis que ses troupes se concentraient près de Savigliano. Il regardait la guerre comme inévitable et, n'ayant pas voulu se laisser prévenir, son armée, dont une partie avait été levée en Italie et l'autre était venue d'Allemagne, comptait en ce moment soixante-dix mille hommes d'infanterie et de cavalerie[115]. On y voyait douze cents hommes d'armes des Pays-Bas et du duché de Clèves sous les ordres du seigneur d'Isselstein[116]. A la tête de cette armée, pourvue de cent pièces de canon, marchaient des chefs d'une valeur et d'une expérience consommées, Antonio de Leiva, le marquis del Vasto, don Fernand de Gonzague, Ascanio Colonna, le duc d'Albe et d'autres. Le 23 juin, Charles en prit le commandement en chef ; les hostilités étaient ouvertes depuis le 7 juin ; le 24, Fossano en Piémont, occupé par les Français, capitula. Se voyant entouré de troupes pleines d'ardeur, désireux de fournir au roi de France l'occasion de montrer autrement que par des paroles son désir de le combattre, et bien que l'avis de ses généraux fût partagé, l'empereur résolut de marcher en avant. Le 25 juillet, il passa le Var et planta ses enseignes à Saint-Laurent, le premier village de la Provence. Au même moment, les comtes de Nassau et du Rœulx envahissaient le Vermandois et la Picardie. Antibes, Brignolles, Cannes, Fréjus, Aix ouvrirent leurs portes à l'armée impériale, et André Doria s'empara de Toulon. Le maréchal de Montmorency, lieutenant de François Ier en Provence, avait résolu de borner la défense aux villes d'Arles et de Marseille, et avait fait ruiner tout le reste du pays, afin que l'ennemi n'y trouvât point de subsistances. L'empereur -était depuis un mois à Aix, où sa situation devenait embarrassante. Une armée française de réserve se tenait à Valence ; Montmorency en formait une autre à Avignon. On ne pouvait songer à attaquer Arles ou Marseille : ces deux villes avaient de fortes garnisons et étaient pourvues de provisions de guerre et de bouche. D'un autre côté, l'hiver s'approchait, les vivres devenaient de plus en plus rares, la mortalité était grande dans le camp impérial[117]. Il fallut songer à la retraite. L'empereur s'y décida, et, le 25 septembre, il repassa le Var dans le même endroit où il l'avait franchi deux mois auparavant, mais cette fois avec une armée découragée et considérablement réduite par les maladies et les privations. Dans les Pays-Bas, la campagne, commencée sous d'heureux auspices, ne s'était pas non plus terminée de même. Les comtes de Nassau et du Rœulx, après s'être emparés de Bray-sur-Somme, de Guise, de Bohain, avaient échoué devant Saint-Quentin et Péronne. Cette dernière place était une des plus fortes de la France. A l'approche des Impériaux, les habitants avaient été esbranlés d'abandonner la ville. Mais le seigneur d'Estournel se mist dedans avec sa femme et ses enfants, y fit conduire tous les bleds, tant de lui que de ses voisins, et y apporta tout l'argent, tant sien que celui de ses amis, chose qui rasseura le peuple. Fleuranges, accouru de Laon, s'y était renfermé avec plusieurs braves gentilshommes. La garnison se composait de deux cents hommes d'armes et de deux mille fantassins. Le 12 août, Nassau avait rejoint le comte du Rœulx avec onze à douze cents chevaux et neuf enseignes d'infanterie. Le dernier avait déjà dressé deux batteries. Dès son arrivée, Nassau se mit à déblayer les abords de la place. Le 13 août, Aplincourt lui ouvrit ses portes et, le 15, la garnison du château de Cléry, après avoir soutenu un assaut, se rendit à discrétion. Maitre de ces positions et renforcé par un corps nombreux de pionniers namurois, le comte poussa avec vigueur les travaux du siège. Fleuranges, de son côté, n'était point inactif. Les faubourgs avaient été brûlés et tout annonçait une résistance acharnée. Le 19 août, les Impériaux assaillirent les portes de Saint Nicolas et de Paris. Repoussés avec perte, ils dressèrent aussitôt de nouvelles batteries et, le 23, Nassau somma la ville de se rendre, avec menace, en cas de refus, de la mettre à feu et à sang. Nous sommes décidés, répondit Fleuranges, à si bien garder la place qu'on n'y entrera qu'en passant sur nos corps, mais nous espérons en sortir en passant par dessus ceux des ennemis. Le lendemain, soixante-douze pièces d'artillerie, dont quarante-huit de gros calibre, ouvrirent leur feu et abattirent en grande partie une grosse tour défendant la porte de Paris. L'assaut fut livré le jour suivant, bien que les assiégés eussent déjà fermé les brèches. L'ardeur des assaillants était grande ; trois porte-enseignes furent tués sur la brèche. Dans la place, pendant que les hommes en état de porter les armes combattaient aux remparts, le reste de la population suivait les processions ordonnées pour invoquer le secours du ciel. Après être revenus trois fois à la charge, les Impériaux furent enfin repoussés. Fleuranges fit rendre de solennelles actions de grâces à Dieu, qui venait d'éloigner de la ville le péril extrême qui la menaçait[118]. Le comte de Nassau eut alors recours à la mine. Tandis que des pièces d'artifice lancées par ses canons incendiaient la place, les mineurs arrivaient jusqu'au pied des remparts. A l'intérieur, les munitions diminuaient, mais le duc de Guise parvint à y faire entrer quatre cents arquebusiers portant chacun un sac de dix livres de poudre. Le 4 septembre, Nassau renouvela sa sommation. Il promettait la vie sauve à la garnison, mais exigeait trois jours de pillage pour ses soldats. Fleuranges fut inébranlable. Un jour plus tard, la mine acheva la ruine de la grosse tour de la porte de Paris, qui tua dans sa chute le comte de Dammartin. L'assaut recommença aussitôt, mais les assiégeants furent encore repoussés avec une perte de trois cents d'entre eux. Le 6, nouvel assaut plus terrible encore que le précédent, mais repoussé de nouveau avec une perte plus considérable. Ces échecs réitérés déconcertèrent les Impériaux. Nassau, voyant son armée fondre à vue d'œil par les combats, les désertions, les maladies, se résigna à la retraite. Le 8 septembre, vers dix heures du soir, il enleva son artillerie des remparts et, le lendemain, il se retira avec le comte du Rœulx vers l'Artois, tandis que d'Arschot prenait la route du Hainaut avec ceux de cette province et les Namurois. A la nouvelle de la levée du siège de Péronne, la France passa de la peur à la joie la plus vive. Par ordre du roi, des processions générales remercièrent Dieu de la retraite des Impériaux. Dans les Pays-Bas, en revanche, ce fut une désolation universelle. La reine de Hongrie craignit un instant de voir le peuple se mutiner[119]. Elle fit honte à Nassau de n'avoir su prendre un tel colombier. — Oui, de vrai, madame, répondit celui-ci, c'est un colombier, mais les pigeons qui s'y trouvoient savoient bien faire autre chose que s'envoler[120]. La défense de Péronne fut le dernier exploit de Fleuranges. En apprenant la perte de son père, mort cette année même, il accourut à Sedan, où il fut pris d'une fièvre maligne qui l'enleva l'année suivante. C'était un des plus audacieux officiers et des plus habiles capitaines de François Ier. La France perdit en lui et en Robert de la Marck deux auxiliaires persévérants et redoutables de sa politique. Toujours prêts à fondre sur les Pays-Bas, ils y avaient causé de grands maux ; leur mort mit fin aux inquiétudes que la petite seigneurie de Sedan avait longtemps inspirées à nos provinces[121]. L'empereur, ayant mis garnison à Nice et distribué ses troupes dans les places du Piémont et de la Lombardie, prit le chemin de Gènes. Là, le 3 novembre, il prononça sur les prétentions à la succession du Montferrat que formaient plusieurs princes ses alliés : ce fut Frédéric de Gonzague, duc de Mantoue, qui fut appelé à la recueillir. Il nomma le marquis del Vasto capitaine général du Milanais, en remplacement d'Antonio de Leiva, mort à Aix le 10 septembre. Le 15 novembre, il monta sur les galères d'André Doria et arriva à Barcelone après trois semaines de navigation. Il alla joindre l'impératrice à Valladolid et tint en cette ville les cortès de Castille. Les procuradores le conjurèrent de ne plus quitter l'Espagne et de ne plus s'exposer à tant de risques et de périls. Il convoqua ensuite les cortès générales des royaumes d'Aragon, de Valence et de Catalogne. L'assemblée s'ouvrit à Mouzon, le 13 août 1537. Les représentants des trois royaumes firent preuve de générosité envers leur souverain. L'Aragon lui accorda deux cent mille livres, Valence cent mille et la Catalogne trois cent mille[122]. Les revers de l'armée impériale en Provence avaient fortifié chez François Ier le désir d'humilier son rival. Le 15 janvier 1537, il se rendit en grande pompe au parlement. L'avocat du roi, Jacques Cappel, prononça un long et emphatique plaidoyer[123], où il s'efforça d'établir que l'empereur, vassal de la couronne pour la Flandre et l'Artois, s'était rendu coupable de félonie en faisant la guerre à son seigneur suzerain et que les terres qu'il tenait en fief devaient en conséquence être confisquées sur lui. Le chancelier recueillit les voix et déclara que l'empereur serait cité à comparaître ; qu'en attendant et par provision, ses sujets, dans les terres qui d'ancienneté dépendaient de la couronne, seraient déliés de leur serment de fidélité. C'était là une démonstration vaine et ridicule, il faut l'avouer, après que le roi, par les traités de Madrid et de Cambrai, avait formellement renoncé à ses droits de suzeraineté sur l'Artois et la Flandre. Aussi François Ier eut bientôt recours à des moyens d'hostilité plus efficaces et rassembla une armée considérable. Le 16 mars 1537, les Français, au nombre de trente mille, entrèrent dans l'Artois. Ils se portèrent sur Hesdin, qui avait pour commandant le capitaine Sanson, vieux chevalier namurois, estimé fort homme de guerre parmi les Impériaux[124], et qui ne se rendit qu'après une résistance longue et vigoureuse. Après avoir occupé Saint-Pol, resté jusque-là en possession d'une sorte de neutralité sous la protection de la Flandre et de l'empire, ils s'avancèrent vers la Flandre et pénétrèrent, sans trouver de résistance, jusqu'aux forts de Saint-Venant et de Merville, en avant de la Lys. Les garnisons de ces forts résistèrent avec vigueur et tuèrent beaucoup de monde aux envahisseurs. Il fallut cependant céder au nombre et François Ier, irrité de ses pertes, fit passer les assiégés au fil de l'épée. La prise de ces forts entraîna celle de Saint-Venant ; tous les habitants de cette petite ville furent massacrés. Là s'arrêtèrent ces conquêtes peu glorieuses. Le comte du Rœulx s'était porté à Merville avec quatre mille hommes tirés des garnisons de l'Artois. Les Français, souffrant déjà de la disette des vivres et. des fourrages, n'osaient tenter le passage de la Lys. Dès le 3 mai, le roi fit mettre le feu à tous les endroits qu'il occupait, Hesdin et Saint-Pol exceptés, et licencia son armée. Les généraux belges reprirent alors Saint-Pol et s'emparèrent de Montreuil. Dans le Piémont, les troupes françaises avaient d'abord subi des échecs, mais elles venaient de forcer le Pas-de-Susse, et, François Ier se disposait à franchir les Alpes, où il avait été précédé par le dauphin et par le connétable de Montmorency. Depuis que la guerre s'était rallumée entre les deux monarques, le pape n'avait cessé d'employer tons les efforts de ses légats à les réconcilier. La reine de Hongrie et sa sœur Éléonore, femme de François Ier, n'avaient rien épargné, de leur côté, pour amener ce résultat désiré. Grâce à leurs démarches, une trêve de dix mois fut signée, le 30 juillet 1537, à Bomy près de Thérouanne, pour les Pays-Bas[125], et une autre de trois mois pour l'Italie à Monzon, le 16 novembre. Cette dernière, prolongée jusqu'au ter juin 1538, fut rendue universelle par terre et par mer. Le pape aspirait à une paix définitive. Il offrit à l'empereur et au roi de se transporter, malgré son grand âge, partout où il leur conviendrait de se réunir et de remplir entre eux l'office de médiateur. Nice fut choisie pour le lieu de la réunion. Le 25 avril 1538, Charles-Quint s'embarqua à Barcelone et aborda à Villefranche le 9 mai. Paul III arriva à Nice le 17, François Ier le 31 seulement. Les conférences commencèrent immédiatement ; des deux côtés on se montrait très disposé à la paix, mais le duché de Milan était toujours la grande difficulté. On ne parvint point à s'entendre sur ce point, si bien que de part et d'autre on renonça à conclure un traité définitif et, le 18 juin, les deux souverains signèrent une trêve de dix ans, aux termes de laquelle chacun d'eux restait en possession des territoires qu'il occupait à la date de la signature[126]. L'empereur et le pape partirent pour Gênes le 20 juin ; ils y passèrent ensemble plusieurs jours, pendant lesquels il eurent de longues conférences sur les affaires de la chrétienté. Alexandre de Médicis était mort le 6 janvier de l'année précédente, assassiné par un de ses parents. Charles-Quint accorda la main de sa jeune veuve Marguerite à Octave Farnèse, petit-fils du pape, lequel était à peine âgé lui-même de treize ans. En se quittant, l'empereur et le roi de France étaient convenus d'avoir une nouvelle entrevue près de Marseille, lorsque Charles-Quint retournerait en Espagne. Charles s'était rembarqué le 4 juillet. Arrivé à la hauteur de Nice, il rencontra deux galères de France, sur l'une desquelles se trouvait le sire de Vély, ancien ambassadeur du roi à la cour impériale. Ce personnage était chargé de lui annoncer que le roi de France, la reine et les princes l'attendaient à Aigues-Mortes. Après une navigation qui ne fut pas sans danger, l'empereur mouilla dans ce port le dimanche 14 juillet. Il y était à peine que le connétable de Montmorency et le cardinal de Lorraine vinrent lui annoncer la visite du roi. Charles s'empressa d'envoyer au devant de lui le duc d'Albe, le grand commandeur Covos et le sire de Granvelle, mais déjà François était à l'entrée du port. Les deux monarques échangèrent, pendant deux heures, les paroles les plus affectueuses et se prodiguèrent les témoignages les phis vifs d'amitié et de sympathie. En se quittant, le roi exprima à Charles le désir de le voir descendre à terre, disant qu'en cela il ferait plaisir à la reine et aux princesses. Après quelque hésitation, l'empereur, déterminé par les sollicitations de la reine Éléonore, se dirigea, le lendemain matin, en un petit bateau, vers la ville. Il trouva hors de la porte le roi, la reine, le dauphin, le duc d'Orléans et toute la cour qui l'attendaient et lui firent la réception la plus cordiale. Charles passa au logis du roi la journée, la nuit et la plus grande partie du jour suivant. Il eut avec François plusieurs entretiens particuliers dans lesquels ils protestèrent de nouveau qu'ils voulaient être et demeurer toujours vrais bons frères, amis et alliés ; ne rien croire, provoquer ou faire qui fût au désavantage l'un de l'autre ; procurer leur honneur et leur bien respectif ; se communiquer ouvertement et pleinement tout ce qui pouvait les intéresser ; aviser enfin, de commun accord et en toute sincérité, aux mesures exigées par la situation de la république chrétienne. Leurs ministres, pendant le même temps, conféraient entre eux, et le langage du connétable et du cardinal de Lorraine ne permettait pas de douter que le roi n'usât de tous ses moyens d'influence pour réduire les protestants d'Allemagne et qu'il ne prit une part active à la guerre contre les Turcs, dès que la trêve qu'il avait avec Soliman serait expirée. Le 16, dans d'après-midi, le roi et les princes reconduisirent l'empereur jusqu'à sa galère et y passèrent encore une heure avec lui. A minuit, Charles leva l'ancre, mais le mauvais temps l'obligea de rentrer au port ; il ne mit définitivement à la voile que dans la soirée[127]. En Espagne, en France, en Italie, aux Pays-Bas, la trêve de Nice et l'entrevue d'Aigues-Mortes donnèrent lieu à de grandes démonstrations d'allégresse. On comptait sur de longs jours de paix et de prospérité. Hélas ! cette apparence fut aussi éphémère que toutes celles qui l'avaient précédée. De retour à Barcelone le 18 juillet, Charles en partit le 26 pour Valladolid, où était l'impératrice. Il avait convoqué à Tolède les codés générales de Castille ; ce furent les dernières auxquelles intervinrent les trois ordres du royaume. L'ouverture s'en fit le 1er novembre 1538. L'empereur exposa l'impossibilité où il se trouvait de faire face aux besoins de la monarchie, si on ne lui en donnait le moyen en autorisant la levée d'un impôt sur les objets de consommation. L'état ecclésiastique vota cet impôt, à condition qu'il ne fût perçu que pendant un certain temps, qu'il fût modéré et qu'on restreignit autant que possible le nombre des objets qui y seraient soumis. L'ordre de la noblesse, au contraire, s'y montra très défavorable, et l'un des opposants les plus prononcés fut le connétable de Castille, Don Iñigo Fernandez de Velasco, celui-là même qui avait combattu et vaincu les communeros à Villalar. Charles ne pouvant venir à bout de cette résistance, se décida à dissoudre les cortès, le 1er février 1539, et traita avec les villes en particulier. A dater de cette année, les grands et, les gentilshommes de Castille ne furent plus convoqués aux assemblées nationales : ceux qui étaient exempts des impôts ne devaient pas, disait-on, être appelés à les voter. Ici se place une anecdote, que Sandoval[128] n'a pas crue indigne de la gravité de l'histoire. Quelque temps après cette session des cortès, Charles-Quint chassant au Pardo près de Madrid, s'égara et fut obligé de demander son chemin à un vieux laboureur, avec lequel il entra en conversation. Il demanda au vieillard le nombre des rois qu'il avait connus et, sur la réponse de celui-ci qu'il en avait connu cinq, l'empereur voulut savoir quel avait été, à son gré, le meilleur et le pire de ces rois. Pour le meilleur, repartit le vieillard, il n'y a aucun doute : ç'a été le roi Ferdinand qu'avec raison on a nommé le catholique. — Et le pire ? dit le roi. — En vérité, ajouta naïvement le laboureur, celui que nous avons maintenant est bien mauvais : il ne nous laisse pas tranquilles ; il est toujours hors de chez lui, abandonnant sa femme et ses enfants et emportant tout l'argent de ses royaumes. Encore s'il se contentait de ses revenus et de toutes les richesses des Indes ! mais il ne s'en contente pas et accable d'impôts ruineux les pauvres laboureurs. — Loin de se fâcher, Charles se mit en devoir d'expliquer à son interlocuteur comme quoi il avait besoin de ressources extraordinaires pour défendre la chrétienté contre ses ennemis et que, s'il était obligé de quitter si souvent sa femme et ses enfants, il en était fort marri, car il leur était très attaché. Au moment même, les personnes de la suite de l'empereur, qui étaient à sa recherche, l'aperçurent et s'empressèrent d'accourir autour de lui. A la vue des marques de respect dont on l'accablait, le vieux laboureur soupçonna ce qu'il en était : Seriez-vous le roi, dit-il à Charles-Quint sans se troubler ? pour Dieu, si je l'avais su, je vous en aurais raconté bien davantage. L'empereur le remercia, en riant, de la franchise avec laquelle il lui avait parlé, et ne se sépara pas du brave travailleur sans lui avoir donné des marques de sa libéralité. Le 21 avril 1530, l'impératrice mit au monde, à Tolède, un enfant, qui, né avant terme, mourut aussitôt après[129]. Le troisième jour après sa délivrance, elle fut prise d'une fièvre compliquée d'un catarrhe, à laquelle elle succomba le 1er mai, n'étant âgée que de trente-huit ans[130]. La douleur que causa à Charles-Quint une perte aussi cruelle et aussi imprévue est inexprimable[131] ; il aimait tendrement Isabelle, et jamais leur union n'avait été troublée par le plus léger nuage. L'Espagne tout entière s'associa au deuil de son souverain ; l'impératrice était également aimée des grands et du peuple, et, durant les absences de Charles, elle avait gouverné avec autant de sagesse que de sollicitude. L'empereur inconsolable se retira au couvent des hiéronymites de la Sisla, prés de Tolède, et y passa deux mois. On pensait, dans les cours de l'Europe, qu'il songerait à se remarier, et plus d'une démarche fut faite pour solliciter son alliance. Il s'y refusa constamment[132]. Toute sa vie il conserva la mémoire de l'impératrice. Chaque année, en quelque lieu qu'il se trouvât, il faisait célébrer un service pour elle le jour anniversaire de sa mort et ne manquait jamais d'y assister. |
[1] Lettre du 23 septembre 1529. Marguerite, ayant reçu le testament, lui avait écrit le 2 du même mois : J'espère que Dieu vous donnera si longue vie que en ferés encoires une douzaine d'autres et, quand le cas adviendra, seray desjà bien pourrie en terre, et aurés fait accomplir et exécuter le mien.
[2] Sandoval, lib. XVIII.
[3] M. Gachard, Biographie nationale.
[4] Lettre de Charles-Quint au prince d'Orange, du 31 août 1529. M. Gachard, Biographie nationale.
[5] En somme, ma bonne tante, suis entièrement délibéré et déterminé d'aller en personne, le plus tost que faire se pourra, au secours du roy mon frère : car sa nécessité est si grande et le péril si extrême que ne touche seullement à luy, mais à l'hasard de toute la chrestienneté, et ne le puis ny dois délaisser, pour le lieu que je tiens et le devoir de fraternelle amitié, et encoires pour m'estre si bon frère qu'il est. Lettre de Charles-Quint à Marguerite, du 23 septembre 1529. M. Gachard, Biographie nationale.
[6] Nouvel exemple du peu de bonne foi de la France. En requérant du parlement de Paris, le 16 novembre, suivant les ordres du roi, l'entérinement de ses lettres de ratification des traités de Cambrai et de Madrid, le procureur général, maître François Rogier, protesta que cet entérinement ne pourrait nuire ni préjudicier au roi ni au royaume, et qu'il entendait cy après et en temps opportun, débattre iceux traités d'invalidité et nullité, si métier étoit, et iceux faire casser et annuller comme nuls, frauduleux, faits sans cause, par force, violence et contrainte faites par le vassal contre son souverain seigneur, et comme dérogeant entièrement à la loi salique et autres constitutions et droits de la couronne de France, et contenant plusieurs obligations, renonciations, promesses et autres faits et articles que ledit seigneur n'eût jamais faits, passés, ni accordés, n'eût été lesdites force, violence et contrainte et pour parvenir au recouvrement et délivrance de messeigneurs ses enfants. Dumont, tome IV, part. II, page 52.
[7] Les négociations de Bologne, dit M. Gachard, marquent une des périodes les plus brillants de la vie de Charles-Quint. Charles venait de mettre fin à ses différends avec Clément VII par le traité de Barcelone, avec François Pt par la paix de Cambrai : le pape s'était engagé à placer sur sa tête la couronne impériale et à lui donner l'investiture du royaume de Naples ; le roi de France avait renoncé à ses prétentions en Italie, au droit de ressort et de souveraineté sur les comtés de Flandre et d'Artois ; il avait abandonné tous ceux qui suivaient son parti. Il restait à Charles à pacifier la péninsule italique, à y empêcher le retour de l'influence française, à y établir la sienne ; et ces résultats importants, les négociations de Bologne les lui procurèrent. — Nicolas da Ponte (doge en 1578) donne, d'après les dépêches de l'ambassadeur Contarini, la description de l'entrée de Charles-Quint à Bologne (Relazioni degli ambasciatori veneti al senato). Gachard, Relations des ambassadeurs vénitiens sur Charles-Quint et Philippe II, pages XII-XIII.
[8] Charles-Quint écrivait à Marguerite le 16 novembre : Je suis icy avec le pape, et trouve S. S. fort inclinée et affectionnée à toutes choses concernant la paix et repos de la chrestienté, répulsion du Turcq et extinction des hérésies régnantes ; et ay espoir d'y prendre quelque bon expédient et à la pacification de ceste Italie, et y entends d'instant à autre.
[9] Relazioni, etc., chez M. Gachard, ouvrage cité, page XVI.
[10] Crémone, Lodi et Alexandrie.
[11] Ibid., page XXII.
[12] Lettres de Charles-Quint à Marguerite, des 8 et 13 février 1530.
[13] Relazioni, etc., chez M. Gachard, Relations des ambassadeurs vénitiens, pages XXVII-XXVIII.
[14] Tiziano Vecellio, dit le Titien, né en 1477 à Pieve-di-Cadore, mort en 1576, à l'âge de nonante-neuf ans. C'est le premier des coloristes italiens. Il excella dans le paysage et nul ne l'a surpassé dans le portrait. Le musée du Louvre possède de lui dix-huit tableaux. Son Martyre de saint Pierre de Vérone est célèbre. — En 1548, Charles-Quint tenant la diète à Augsbourg, appela encore le Titien en cette ville, pour faire son portrait et ceux de plusieurs membres de sa famille.
[15] Lettre de Charles à l'archiduchesse Marguerite, du 23 mars.
[16] Gattinara, dit M. Henne, était décédé à Insprück le 5 juin 1530, et l'empereur annonça sur le champ l'intention de prendre désormais l'entière direction des affaires. A cet effet, il supprima la charge du grand chancelier et en divisa les fonctions, qui réunies donnaient trop d'autorité à un seul homme. Jusqu'alors la supériorité de son intelligence avait encore été contestée et l'on rapportait souvent à ses ministres l'honneur de ses plus importantes mesures. H lui fallut peu de temps pour réformer sur ce point l'opinion publique. Dès qu'il eut saisi les rênes de l'état, quelle que fût la nature des affaires, rien ne se régla plus que par sa volonté ; ne se préoccupant pas du reproche d'en retarder ainsi l'exécution, il entendit ne dépendre dans ses résolutions d'aucun de ses ministres. Il voulut même que chacun le sût, car il n'ignorait pas qu'il passait pour avoir subi la tutelle du seigneur de Chièvres et de Gattinara. En écoutant les opinions et les avis de ses conseillers, il leur fit sentir que ce n'était pas leur autorité, mais la raison seule qui déterminait ses décisions. Bientôt alors tout le inonde s'étonna de sa rare prudence, et les hommes d'état l'admirèrent dans toutes ses actions, au point que l'on tint que son avis était toujours le meilleur. Relation de N. Tiepolo. Nicolas Tiepolo assista au couronnement de Charles-Quint à Bologne, le suivit en Allemagne et aux Pays-Bas, et, après une résidence de vingt-huit ans à sa cour, revint à Venise en 1532.
[17] Nicolas Perrenot, né en 1486 à Ornans, petite ville du comté de Bourgogne, était fils d'un homme noble et riche qui avait exercé des charges considérables dans la province. Après avoir achevé ses études à l'université de Dôle et pris le grade de docteur en droit, il était revenu à Ornans remplir les fonctions d'avocat du roi au bailliage de cette ville. En 1513, il épousa Nicole l3onvalot, femme d'un rare mérite, qui le seconda parfaitement dans ses projets pour l'élévation de sa nombreuse famille. Nommé conseiller au parlement de Dôle, en 1518, il devint, dès l'année suivante, maître des requêtes du conseil privé des Pays-Bas. Il ne tarda pas à être remarqué par Marguerite, qui l'employa dans les missions les plus importantes. En 1521, il prit une large part aux négociations de Calais et, bientôt après, la régente le chargea d'aplanir les différends qu'elle avait avec le duc de Savoie, au sujet de son douaire. Granvelle les termina à la satisfaction de la princesse, qui ne cessa dès lors de s'intéresser à la fortune de son protégé. Envoyé en Espagne, en 1525, il fut employé dans les négociations du traité de Madrid, et l'empereur le députa ensuite en France pour surveiller l'exécution de ce traité. A son retour, Granvelle fut appelé à assister Gattinara et le remplaça durant la dernière maladie du grand chancelier.
[18] C'est à tort, dit M. Gachard, notre guide dans tous ces détails, que dans la notice préliminaire aux Papiers d'état du cardinal de Granvelle, on donne à son père le titre de chancelier qu'il n'eut jamais.
[19] Voir pour toute la suite des affaires religieuses de l'Allemagne à cette époque l'excellent ouvrage intitulé : Die kirchlichen Reunionsbestrebungen während der Regierung Karts V, aus den Quellen dargestelt von Dr Ludwig Pastor ; Freiburg im Breisgau, 1879.
[20] Laurent Campeggio ou Campeggi, élevé à la pourpre romaine par Léon X, fut chargé de plusieurs missions importantes en Allemagne et en Angleterre. Envoyé en qualité de légat à la diète de Nuremberg, il publia, en 1521, des règlements pour la réforme du clergé. Sa première mission en Angleterre lui avait valu l'évêché de Salisbury en 1518. Il y retourna plus tard pour juger l'affaire du divorce de Henri VIII et de Catherine d'Aragon, conjointement avec le cardinal Wolsey. Il fit d'inutiles efforts, d'abord pour engager le monarque à se désister de la poursuite du divorce ; puis la reine à se retirer spontanément dans un couvent ; enfin le pape, à tâcher de satisfaire Henri pour conserver l'Angleterre à l'Église catholique ; mais il ne recueillit de cette mission que la perte de son évêché de Salisbury, dont Henri VIII le dépouilla en 1528. Ce cardinal joignait à une étude très étendue du droit canon, à une longue expérience dans les affaires, toute la dextérité d'un Italien. C'était d'ailleurs un caractère ferme, qui, dans l'affaire du divorce, suivant le rapport de du Bellay, promettait qu'entièrement il suivrait sa conscience et que, là où il pourroit connoître le divorce se pouvoir faire, il franchiroit le sault, non autrement. Aussi déjoua-t-il constamment tous les pièges que lui tendait Wolsey.
[21] Philippe Mélanchton, né le 16 février 1497 à Bretten, dans le Bas Palatinat, s'appelait de son vrai nom Schwartzerde, terre noire : Reuchlin, son oncle maternel, l'engagea à le quitter pour celui de Mélanchton, qui en est la traduction grecque. Très versé dans les langues anciennes, il fut nommé, en 1518, professeur de grec à l'université de Wittemberg. Il se lia d'une amitié intime avec Luther, qui y enseignait en même temps la théologie, et adopta les principes du réformateur. Mais autant Luther était violent et emporté, autant de sa nature Mélanchton était doux et pacifique. Quoiqu'il eût embrassé d'abord toutes les erreurs de Luther, il ne laissa pas, dit M. Weiss, d'être ensuite Zwinglien sur quelques points, calviniste sur d'autres, incrédule sur plusieurs et fort irrésolu sur presque tous. On prétend qu'il changea quatorze fois de sentiment sur le péché originel et sur la prédestination. Biographie Michaud, 2e édit. — Son caractère doux, mais faible, l'asservit à la domination de Luther et ce fut le malheur de sa vie. Parlant des résultats de la réforme, il disait : Tous les flots de l'Elbe ne suffiraient pas pour pleurer les malheurs de la religion et de l'état. Au reste, il était fort crédule et superstitieux ; il se consolait de la lenteur des conférences d'Augsbourg parce que vers l'automne, disait-il, les astres devaient être plus propices aux disputes ecclésiastiques. Il faut reconnaître, après cela, qu'il contribua puissamment, par ses leçons et par ses livres classiques, aux progrès des lettres dans l'Europe moderne.
[22] M. Gachard, Analectes belgiques, p. 381. — Dans cette lettre, l'empereur commençait par l'entretenir de la mort de leur tante Marguerite, dont nous avons, disait-il, à déplorer la perte, principalement moi, qui la tenois comme mère, et pour la faute qu'elle me fayt au gouvernement des pays dont elle avoit la charge. Il ajoutait ensuite : Pour suppléer à la perte de notre tante, qui m'étoit si nécessaire dans le gouvernement des Pays-Bas, vu mes continuelles absences, il m'a semblé impossible de trouver une personne plus qualifiée que vous.. Je sais que non seulement vous êtes propre à remplacer la feue gouvernante de ces pays, mais encore que y serez plus suffisante et idoine. En conséquence, ma bonne sœur, je vous prie, tant qu'il m'est possible, de vouloir accepter ceste charge, pour me faire plaisir, et vous délibérer de partir le plus tost que vous pourrez, affin que nous soyons quelque temps ensemble, avant que je parte desdits pays... Vous avez paru craindre que je n'eusse quelque fâcherie au sujet des propos que nous eûmes lors de notre séparation, touchant la foi. Je vous dirai que bien qu'il me desplaise de la mort de madame nostre tante, je suis charmé qu'il se soit offert une occasion de vous montrer que je n'ai de vous, en telle ni moindre chose, nulle mauvaise estime. Soyez sûre que si j'en avois la moindre pensée du monde, je ne vous voudrois non seulement confier telle chose, mais encore je ne sais si je vous pourrois ou sçaurois porter l'amour de frère que je vous porte... Quant à vos serviteurs, vous savez ce que je vous en dis : qu'il me sembloit suffisant, vu la confiance que j'avois et que j'ai en votre constance, qu'il étoit bien qu'ils se tussent, et s'ils vous parloient des nouvelles doctrines ou que vous appreniez qu'ils en fussent entachés, que vous les châtiiez ou les chassiez. A ceste heure, ma sœur, ce qui se tolère en Allemagne, se souffre ou s'y tient pour légier, dans les Pays-Bas il ne convient en aucune façon du monde le souffrir. Il y en a déjà plus que besoin seroit, qui, en faire, en dire ou en pensée, sont entachés de ces doctrines.. D'un autre côté, cette nation ne voit pas volontiers les étrangers, surtout auprès de celui qui a charge de les gouverner. Il me semble donc qu'il convient, et je vous en prie, de laisser derrière vos principaux serviteurs, notamment ceux qui pourroient être suspects d'hérésie. Afin que vous sachiez ceux que l'on m'a signalés, je vous désignerai votre maître d'hôtel, votre chambellan, votre prédicateur, votre aumônier, votre dame d'honneur. S'il en est d'autres, je vous prie de faire de même, car le roi notre frère pourra vous faire accompagner jusques dans les Pays-Bas, et lorsque vous y serez arrivée, vous prendrez gens dudit pays, tant hommes que femmes, pour remplacer ceux que vous aurez laissés ; ceux des Pays-Bas eu auront grand contentement...
[23] Elle informa le 29 janvier le seigneur de Boussu de son acceptation. Reconnaissante de l'honneur et bonne confiance que son frère lui témoignoit, et sans méconnoitre son insuffisance, tant en raison de sa folie, jeunesse et inexpérience des affaires que de sa santé, elle se déclarait prête à obtempérer à ses volontés. Elle ajoutait qu'elle partirait aussitôt après l'arrivée du roi des Romains à Lintz, et promettait de réduire sa suite à quelques anciens serviteurs indispensables à son service. Leur présence ne m'empêchera pas, disait-elle, d'être servie de ceulx du pays tant entour de ma personne que autrement, car combien que j'aie esté longtemps en autres contrées, je n'ai eu pour elles toute la bonne affection que j'ai conservée pour les Pays-Bas ; on a pu le voir, puisque je n'ai jamais esté sans avoir près de ma personne des serviteurs de ces provinces. Je renoncerai pour lui obéir aux personnes désignées par l'empereur, quoique je ne me sois jamais aperçue qu'elles fussent autres que bons chrétiens vivant selon la constitution de l'Église. Elle demandait seulement à conserver, durant son voyage, son maitre d'hôtel et sa dame d'honneur, parce qu'elle ne voulait pas prendre à son service des femmes étrangères, et qu'il lui serait difficile de se procurer en route un autre maître d'hôtel. Quant aux affaires intérieures des Pays-Bas : Comme le tout est en trouble, disait-elle, j'aurai bien de la peine à leur donner commandement et information de ce qu'ils doivent faire ; je n'aurai personne à qui en communiquer ; la despêche viendra toute sur moi, et ce me sera grand rompement de teste... Puis, parlant de l'empereur, je viens seulement le servir et lui obéir, car certes si je pouvois faire selon ma volonté, ce ne seroit pas de m'entremettre en d'aussi grandes affaires, pour les causes dessus dites. J'étois bien délibérée au contraire de me retirer et servir Dieu, qui seroit, à cette heure, ma vie ; mais puisque sa volonté est telle, me mets entièrement en ses mains lui suppliant en telle et si bonne recommandation m'avoir que j'ai ma fiance en lui. Enfin, comme elle ne pouvait partir sans argent, et que l'état de ses affaires en Hongrie ne lui permettait pas de s'en procurer, elle priait l'empereur de lui en envoyer, s'il voulait qu'elle se conformât promptement à ses désirs. — Mémorial pour respondre à monsieur de Boussu, de la part de la reine de Hongrie. Reg. Correspondance, f° 389. Citation de M. Henne. — Le 21 avril 1531, elle écrivait au roi Ferdinand que l'empereur lui avoit mis la corde au col.
[24] Azevedo.
[25] Recueil d'édits du duché de Luxembourg, 27.
[26] Régularisant et perfectionnant des institutions essayées depuis quelques années, Charles-Quint établit, en 1531, trois conseils ou consaulx comme on disait alors, un conseil d'état, un conseil privé et un conseil des finances. On les nomma conseils collatéraux, soit parce qu'ils exerçaient, l'un à côté de l'autre, une autorité parallèle, soit plutôt qu'on fit allusion à leur position auprès du prince, à qui ils prêtaient respectivement leur ministère. Leur résidence fut fixée à Bruxelles, que dès lors on considérait déjà comme le siège du gouvernement et la capitale du pays. — On traitait au conseil d'état les affaires qui concernaient l'administration générale, les relations avec l'étranger, la guerre, la paix, la nomination aux fonctions principales ; on appelait aux délibérations de la plus haute importance les gouverneurs des provinces et même les chevaliers de la Toison d'or. C'est à ce conseil que le gouvernement du pays était dévolu quand le prince était absent et n'avait pas sur les lieux de représentant légal. — Au conseil privé appartenaient la confection des projets de loi, l'interprétation des lois en vigueur, la direction de la police générale et la surveillance sur l'administration de la justice, sans qu'il possédât lui-même aucune juridiction contentieuse. Quelquefois les tribunaux le consultaient lorsqu'une affaire soulevait des questions relatives au droit public ou aux grands intérêts du pays ; mais sa réponse n'enchaînait pas leur décision, et un jugement rendu en première instance ne laissait pas d'être sujet à l'appel, quoiqu'il eût été précédé d'une consulte, c'est à dire d'un avis du conseil privé. Il était strictement interdit à ce conseil, aussi bien par les lettres qui l'érigèrent en 1531, que par l'édit qui le rétablit en 1725, d'admettre les parties à débattre juridiquement leurs intérêts devant lui ou d'évoquer les causes dont les juges compétents seraient saisis, à moins que ce ne fût pour des motifs extraordinaires, et que le gouverneur général l'y eût autorisé après avoir entendu le conseil d'état. — Le conseil des finances avait la gestion des deniers de l'état conformément aux règles établies par Charles-Quint, dont les instructions sur cet objet ont été admirées comme un chef-d'œuvre. De ce conseil dépendaient les chambres des comptes. Elles étaient chargées de régir les domaines ; de vérifier l'emploi des revenus publics ; d'apurer les comptes des receveurs ; d'enregistrer les traités internationaux, les octrois qui autorisaient les communautés à exécuter des ouvrages, à s'imposer, à emprunter, ainsi que les lettres d'amortissement, de noblesse, etc. ; enfin elles avaient la garde des archives du gouvernement. Il y a eu trois chambres des comptes, celle de Flandre, celle de Brabant et celle de Gueldre : la plus ancienne, la chambre de Flandre, fut fondée en 1385 par Philippe le Hardi. Sa juridiction embrassa les provinces de Flandre, d'Artois, de Hainaut, de Cambrésis, de Namur, d'Anvers, de Tournai et de Malines. Elle siégea à Lille depuis son institution jusqu'à la prise de cette ville par les Français, en 1667 ; elle fut alors transférée à Bruges, et quatorze ans plus tard à Bruxelles. — Antoine, duc de Brabant, créa, en 1401, la chambre des comptes dont le ressort, borné d'abord à cette province et au Limbourg, fut étendu ensuite au Luxembourg. — La chambre de Gueldre, qui eut son siège à Ruremonde, dut son existence à Philippe II. Elle datait de 1559. Réunie à celle de Flandre en 1681, elle en fut détachée trois ans après pour être incorporée à celle de Brabant. La réunion des chambres de Brabant et de Flandre, tentée inutilement en 1473, 1496 et 1702, fut enfin accomplie en 1735, malgré la résistance opiniâtre des états de Brabant, qu'un rescrit énergique et menaçant du 25 juillet 1763 parvint à réduire au silence. E. Defacqz, Ancien Droit Belgique, I, pages 8-10.
[27] Lettres du 27 septembre 1531. Archives de l'Audience, Reg. Commissions des gouverneurs généraux. — Des lettres patentes du 29 août précédent avaient fixé le traitement de la gouvernante. En considération de la ruine de la Hongrie, où se trouvait assis le douaire de la reine, ce traitement était porté à trente-six mille livres par an et assigné sur les plus importantes recettes. Reg. Revenus et dépenses de Charles-Quint. Citation de M. Henne.
[28] Ces édits, datés du 7 octobre, étaient au nombre de trois : l'un embrassait toutes les matières sur lesquelles les états avaient donné leur avis ; le deuxième contenait des dispositions spéciales contre le luthéranisme ; le troisième renfermait aussi des dispositions spéciales relatives aux monnaies.
[29] Édits de Luxembourg, 27 ; Placards des Flandres, I, 751.
[30] L'empereur fit remarquer que l'ordonnance de 1516, réglant la manière de procéder contre les chevaliers et les officiers de l'ordre, était contraire à ses droits et hauteurs, et préjudiciable à la dignité de l'ordre lui-même, attendu que les dispositions indulgentes à l'excès permettaient trop facilement de s'écarter de la ligne du devoir. L'ordonnance de 1516 fut biffée des registres et remplacée par d'autres dispositions, qui donnèrent au chef et souverain seul, de l'avis des chevaliers assemblés en chapitre, la connaissance des fautes et méfaits de leurs confrères.
[31] M. Altmeyer.
[32] Relation faite en 1546. — Après avoir occupé les postes les plus importants de la diplomatie vénitienne, Il Navagero, ayant perdu sa femme, embrassa l'état ecclésiastique. Paul IV le créa cardinal en 1561, lui donna l'évêché de Vérone, et le nomma son légat au concile de Trente, qu'il présida avec distinction.
[33] Relation de Marin Cavalli faite en 1551. Cavalli avait résidé, dit-il lui-même, vingt-sept mois à la cour de Charles-Quint, et pendant un temps où l'empereur avait presque toujours été aux Pays-Bas.
[34] Le marquis d'Arschot, Lettre du 11 mai 1516. Reg. Collection de documents historiques, VII, f° 159. Citation de M. Henne.
[35] Lettre de Marie de Hongrie à la princesse de Chimai, du 6 juin 1522. M. Gachard, Notice des Archives de M. le duc de Caraman, dans les Bulletins de la Commission royale d'histoire, XI, 223.
[36] Relation de B. Navagero, ubi supra.
[37] Érasme en fait cet éloge : Regina Maria fæminarum hujus ævi laudatissima. Lettre du 3 mai 1532 à Josse Sasbout. Epist. 1219.
[38] Dans une lettre du 26 janvier 1546, elle recommande à l'ambassadeur de Saint Mauris de recouvrer la description des trois parties du monde, naguères venue en lumière, des euvres de Cicero, dont elle n'a vu aucunes, et de lui envoyer celles qui s'impriment de jour à autre. Papiers d'état de Granvelle, III, 205.
[39] Namur, Histoire des bibliothèques publiques de la Belgique, I, 41. — L'inventaire des livres de cette princesse a été publié par M. Gachard, Bulletins de la Commission royale d'histoire, X, 226. — La Bibliothèque royale possède encore plusieurs manuscrits provenant de cette collection. Marchai. Inventaire des manuscrits de la Bibliothèque de Bourgogne.
[40] La caccia e la naesica suono li suoi sommi diletti. Relation de B. Navagero.
[41] Une grande partie de ce bétail périt dans les tempêtes qui assaillirent la Belgique en 1551. Le Petit, c. VIII, 189.
[42] Non è molto grata a quei popoli... che l'hanno per crudele, et quei di Gant riconoscono tutte le loro miserie da lei. E l'estrar di tanti danari quanti si sono estratti in tempo suo la fa anco odiosa. Relation de Navagero. — Elle avoit le cœur grand et dur, dit Brantôme, et qui mal aisément s'amolissoit, et la tenoit-on, tant de son costé que des nostres, un peu trop cruelle ; mais tel est le naturel des femmes et mesme des grandes, qui sont très promptes à la vengeance, quand elles sont offensées.
[43] Je vois avec peine M. Henne, à qui j'emprunte plusieurs de ces détails et de ces citations, parler, à propos de la reine Marie, d'atroces persécutions.
[44] Sommes icy bien esmerveillez, écrivait le 1er octobre 1555 Philippe de Nigri, signamment du partement de la dicte rogne de Hongrie, femme du plus grant esprit et meilleur qui fut oncques, la plus diligente et myeulx cognoissant les affaires de par dechà que nul autre, et sur laquelle avions grand espoir en noz tribulations de guerre. Lettre à son ami Jean Carette, président de la chambre des comptes à Lille. Archives de Lille, dans M. Gachard, Rapport sur ces archives, 191
[45] M. Henne, ouvrage cité, tome V, pages 160-161.
[46] Ils demandaient que le prix du setier de froment descendît à 24 aidants, et celui du seigle à 22. Ce prix s'était élevé pour le froment à 40 aidants, celui du seigle à 28. Or, le salaire de la journée d'un manœuvre était d'un aidant. Note de M. Henne. — Le florin de Liège valait 5 patards ou 20 aidants ; le patard, 4 aidants ; l'aidant 24 sous. F. Hénaux, Coup d'œil sur l'histoire monétaire du pays de Liège, dans le Messager des sciences historiques, année 1844, p. 381.
[47] Compte de l'amman Henri de Witthem. Citation de M. Henne.
[48] Antoine de Croy, seigneur de Sempy, de Tours-sur-Marne et de Saint-Piat, second fils du prince de Chimai. H est la souche des princes de Solre. — Marie de Hongrie aimait beaucoup ce seigneur, et fit peindre son portrait, en 1534, par Bernard Van Orley. Compte de Jean de Ghyn. M. Gachard, Rapport sur les archives de Lille, 265.
[49] Compte de Henri de Witthem.
[50] Compte de Henri de Witthem.
[51] Compte de Henri de Witthem.
[52] Compte de Henri de Witthem. Citation de M. Henne.
[53] Anecdota Bruxellensia, ms. cité par M. Henne et par M. Wauters, Histoire des environs de Bruxelles, III, 339.
[54] Cette clause, remarque M. Henne, annulait les chartes du meurtre octroyées par les ducs Wenceslas et Antoine de Bourgogne.
[55] Déclaration du magistrat (original avec sceau) et sentence de l'empereur aux Archives du royaume. Citation de M. Henne.
[56] Archives de la maison de Caraman, dans M. Gachard, Bulletins de la Commission royale d'histoire, XI, 225.
[57] Compte de Henri de Witthem.
[58] Luyster van Brabandt, 120-123.
[59] Édits de Luxembourg, 41.
[60] Lettre du 8 juin 1508. Correspondance, I, 59.
[61] Le banquet donné à Utrecht le 2 janvier 1546 se composait de cinq plats ou services : 1° bœuf et mouton, jambon et langues, soupe, tête de veau, venaison aux navets, pois passés, veau rôti, cygne chaud, oie, poule d'Inde, pâté de veau, pâté de lapins, entremets ; 2° poitrine de veau, saucisses, rôties, tripes, côtelettes, venaison, pâté de venaison chaud, faisans rôtis, chapons rôtis, pluviers, hérons, pâté de perdrix, poussins rôtis, pigeons, entremets ; 3° paon, perdrix, sarcelles, renard, gelée de cochon, pâté de pigeons chaud, pâté de héron froid, blanc-manger, gelée claire, canards rôtis, pièce de mouton, entremets ; 4° pâté de poule d'Inde froid, pâté de venaison froid, pâté de lièvre, pâté de perdrix, pâté de héron, hure de sanglier, oigne froid, outarde, grue, pâté de lapins, paon, faisan, ; 5° trois espèces de confitures, castreling (espèce de nougat), flan, tarte, pommes, poires crues et cuites, anis, nèfles, châtaignes, fromage. Après le tout levé, saulf les nappes, oblies et biscuits, hypocras blanc et claret. A l'entrée de table, rousties sèches et malvoisie. Sommaire des voyages faicts pur Charles cincquième de ce nom, depuis l'an 1514 jusques le 25e de may de l'an 1551, recueilli et mis par escript par Jean Vandenesse, contrôleur. Ms. de la Bibliothèque royale cité par M. Henne. — Reiffenberg, Nouvelles Archives historiques des Pays-Bas, VI, 362.
[62] Jean de Glen, Des habits, mœurs, cérémonies, façons de faire anciennes et modernes du monde. Liège, 1601. Citation de M. Henne.
[63] M. Henne, ouvrage cité, tome VI, pages 197-198. — L'auteur ajoute en note : Lorsque les Flamands sont privés du commerce de la France, ils ne peuvent débiter leurs marchandises, ni avoir aisément de quoi subsister. Machiavel, Des Pays-Bas. Extrait d'une citation de M. Kervyn de Lettenhove, VI, 83.
[64] M. Henne s'étend longuement sur cette publication de Vivès. Selon lui, cet homme de cœur et de talent osa heurter de front les préjugés, braver l'accusation d'hérésie, émettre des idées tellement neuves, tellement hardies, qu'aujourd'hui encore elles n'ont pas été universellement mises en pratique. J'en demande pardon à M. Henne, dont je respecte la bonne foi et dont j'apprécie hautement les recherches si laborieuses, mais, sans le vouloir, il donne, dans ces lignes, l'appréciation la plus fausse, matériellement, du caractère et du livre de Vivès. M. Henne me fait l'honneur de citer mon Mémoire sur la vie et les ouvrages de cet homme illustre. Eh bien, j'en appelle volontiers à tous ceux qui ont parcouru avec quelque attention ces pages modestes mais consciencieuses.
[65] Joannis Ludovivi Vivis Valentini Opera omnia, Valentiæ Edetanorum, 1783, tome IV, page 420. C'est à cette magnifique édition que se rapportent toutes nos citations.
[66] Nous pensons que nos lecteurs ne verront point sans intérêt le texte même de cette éloquente objurgation : Opera, VI, 434-436.
[67] Opera, VI, 467.
[68] Opera, VI, 472.
[69] Opera, VI, 474.
[70] Opera, VI, 474-475.
[71] Opera, VI, 476.
[72] Opera, VI, 476.
[73] Opera, VI, 476.
[74] Primarias, dit Vivès, artifices lenocinii et veneficii : ce qu'il faut entendre, je crois, outre la prostitution, des philtres, des drogues ad procurandum abortum, etc.
[75] Endroit cité, pp. 479-480.
[76] Opera, VI, 480.
[77] Opera, VI, 481.
[78] Opera, VI, 481-482.
[79] Opera, VI, 482.
[80] Opera, VI, 482-483.
[81] P. De Becker, Études historiques et critiques sur les monts-de-piété en Belgique, Préface, IV, note 1.
[82] M. Henne, ouvrage cité, tome V, pages 198 et 203.
[83] De forma subventionis pauperum quœ apud Hyperas Flandrorum urbem viget, universœ reipublicœ christianœ utilissima. Anvers, 1531.
[84] D'Argentré, Collectio judiciorum ecclesiœ de novis erroribus, t. I, p. VI, append., et t. II, pp. 78-85.
[85] Voir cette pièce dans l'Annuaire de l'Université catholique de Louvain, année 1856, pp. 258-265. — Dans un article du même Annuaire, pp. 245-257, il est démontré à l'évidence combien étaient injustes les attaques dirigées par M. Orts contre les théologiens de Louvain, Belgique judiciaire, 10 octobre 1852.
[86] Aiant lesdits ladres, dit l'ordonnance, en la manière accoutumée, leurs chapeaux, gants, manteaux et enseignes, comme avoir doibvent, à condition, quand ils voudront faire leur eau, qu'ils s'esloigneront du peuple et aultrement le plus qu'ils pourront, à peine d'estre punis de prison au pain et à l'eau.
[87] Ordonnance de 1446. Groodt Bœck, mette knoopen, aux Archives de Bruxelles. Citation de M. Henne.
[88] Depuis l'édit du 7 octobre 1531, la livre de gros n'était plus qu'une monnaie de convention. L'édit stipulait que la livre de gros de Flandre vaudrait désormais six florins carolus. Ce florin carolus, devenu l'unité métallique, était une monnaie d'or de dix deniers de fin. Sa valeur intrinsèque fut successivement de 4 fr. 64 cent. (1499-1520) ; 4 fr. 22 cent. (1520-1552) ; 4 fr. 2 cent. (1552-1559).
[89] M. de Decker, ouvrage cité, p. 31-32. d'après un manuscrit intitulé : Project van d'institutie ofte narratif van d'oorsaecke van den Leenberg, reposant aux archives de la ville d'Ypres.
[90] Catherine d'Aragon était fille de Ferdinand le Catholique et d'Isabelle. Née en 1483, elle épousa, en 1501, le prince de Galles, Arthur, fils aîné de Henri VII. Veuve au bout de quelques mois, elle fut mariée, en 1509, par dispense du pape Jules II, avec le frère d'Arthur, qui régna sous le nom de Henri VIII. Elle eut de ce prince une fille qui fut reine plus tard, Marie Tudor. Après dix-huit ans d'une union paisible, Henri VIII, épris d'Anne Boleyn, demanda au pape Clément VII la dissolution de son mariage, comme ayant été contracté malgré des liens sacrés de parenté. Sur le refus du saint père, le divorce fut prononcé par Cranmer, archevêque de Cantorbéry. Ce divorce funeste donna naissance au schisme d'Angleterre. Catherine, confinée au château de Kimbolton, y mourut en 1536.
[91] Dumont, IV, 2e partie, 52.
[92] M. Henne, ouvrage cité, IV, 36.
[93] M. Henne, ouvrage cité, IV, 40.
[94] Soliman, dit le Grand ou le Magnifique, le plus célèbre des sultans ottomans, naquit en 1494 et succéda à son père Selim en 1520. Il fit une première campagne en Hongrie en 1521, prit Belgrade, Sabacz et d'autres villes ; ravit aux Hospitaliers Rhodes et les îles voisines en 1522, envahit de nouveau la Hongrie en 1526, remporta la grande victoire de Mohacz le 20 août, entra dans Bude et, profitant des dissensions entre Ferdinand et Jean Zapolski, reconnut pour roi de Hongrie ce dernier, qui se déclara son vassal ; puis alla mettre le siège devant Vienne avec cent vingt mille hommes (1529), mais ne put s'en emparer, continua la guerre contre Venise (par mer) et l'empereur et, après des succès divers, finit par faire sa paix avec Charles-Quint, en 1538, à Grand-Varadin. Son règne fut l'apogée de la grandeur ottomane.
[95] Les troupes des Pays-Bas arrivèrent les premières. Déjà beaucoup de Belges, animés de cet esprit belliqueux qui a immortalisé leur nom dans les croisades, étaient allés signaler leur valeur dans les plaines de la Hongrie, et l'usage s'était introduit de substituer aux pèlerinages prescrits en punition de certains délits l'obligation d'aller combattre les Turcs. Cette fois, ce ne furent plus des volontaires isolés, mais un corps d'armée complet qui vola à la défense de la chrétienté et de la civilisation. Ce corps d'armée comptait sept mille fantassins et deux mille cinq cents chevaux. M. Henne, VI, 41-42. — Le comte de Rœulx, l'un des chefs qui les commandaient, se signala de la façon la plus remarquable dans la retraite de l'ennemi. Avec sa bande d'ordonnance, celle de Nassau et quelques gentilshommes de la maison de l'empereur, il mit Lintz à l'abri d'une surprise, rassura les habitants et courut ensuite aux barbares. Ceux-ci ne tinrent pas devant ses gens d'armes et se retirèrent après quelques escarmouches (8 septembre 1532). Après le combat de Fernitz, où l'arrière-garde de l'armée ottomane fut écrasée (13 septembre), ce brave capitaine voulait poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins ; indigné de la lenteur du comte palatin Frédéric, il lui adressa de si violents reproches que l'empereur dut intervenir pour apaiser la dispute. De Hammer, Histoire de l'empire ottoman. — Voir aussi les lettres du comte du 14 septembre, et de Charles-Quint, du 16. Correspondenz, 11, 14 et 15.
[96] Biographie nationale.
[97] Charles-Quint avait adjugé au duc de Ferrare Modène et Reggio, et les chefs de l'année impériale, après la retraite de Soliman, s'étaient mal conduits envers le cardinal Hippolyte de Médicis, neveu du pape, qu'ils avaient fait arrêter. L'empereur s'était excusé de ce dernier acte en disant que l'affront avait été fait au légat par suite d'une erreur et contre sa volonté.
[98] M. Gachard prétend que Clément VII était absolument contraire à la convocation d'un concile et cite, à l'appui de cette assertion, un passage de l'Histoire des Français de Sismondi. C'est une mince autorité que celle de cet auteur, quand il s'agit des papes, et, dans le cas présent, les raisons de Sismondi sont dépourvues de toute valeur.
[99] Le royaume d'Aragon proprement dit, celui de Valence et celui de Catalogne.
[100] Lafuente, Historia général de España, t XI, p. 526 et suivantes.
[101] Ou Khaïr-Eddyn. Il avait remplacé son frère Arroudji, Barberousse Ier, en 1518. Ce dernier était né à Mételin, en 1474, d'un renégat sicilien, nommé Sacoub ; il avait commencé, dès l'âge de treize ans, le métier de pirate et attiré sous ses ordres une multitude d'aventuriers. A leur tête, il enleva Djidjelle aux Génois et Alger aux Arabes en 1516.
[102] Lettre de l'empereur à l'impératrice du 12 juin. (Col. de documentos ineditos, etc. T. III, p. 544). Citation de M. Gachard.
[103] Journal ms. du sieur de Herbais. D'après lui, l'empereur amenait douze mille hommes de Barcelone, et il en trouva vingt-deux mille en rade de Cagliari. Note de M. Gachard. — Le manuscrit de la Description des voyages de Charles-Quint par le sieur de Herbais, appartient à la bibliothèque de Madrid.
[104] Sandoval, liv. XXII § VIII. — Lafuente, t. XII, p. 68.
[105] Petit port sur le canal qui fait communiquer le lac du Boghâz avec la Méditerranée et qui mène à Tunis.
[106] Lafuente, t. XII, p. 72.
[107] Les historiens, dit M. Henne, se sont tus sur la part prise par les Belges à cette glorieuse expédition ; pourtant là, comme partout, ils soutinrent noblement leur réputation de vaillance. Il est constant qu'une grande partie de la flotte avait été fournie par les Pays-Bas. Elle comptait vingt-cinq ou trente grosses hulgues de Hollande, et la seule ville d'Enkhuisen avait armé quatre vaisseaux, dont trois périrent avec leurs équipages. Parmi les Belges qui entouraient l'empereur, on mentionne le seigneur de Boussu, qui, malgré une blessure reçue au furieux combat de la Goulette, porta, à la bataille livrée devant Tunis, le grand étendard du Christ, sous lequel se tint Charles-Quint ; Charles de Lannoy, fils du prince de Sulmone ; le comte Charles de Lalaing ; le sire de Praet ; Charles de Trazegnies. Ouvrage cité, VI, 90-91.
[108] Sandoval, liv. XXII, 57 XLIV.
[109] Il avait soixante-huit ans lorsqu'il fut élevé au souverain pontificat.
[110] Fils du pape, qui avait été marié avant d'entrer dans les ordres.
[111] Voici en quels termes M. Gachard résume les griefs de Charles-Quint : Avec quelle ardeur le roi n'avait-il pas recherché la paix conclue à Cambrai ? Cette paix signée, l'amiral de Chabot et les autres ambassadeurs envoyés par lui à Plaisance avaient déclaré spontanément à l'empereur que non seulement il ne désiroit le duché de Milan et le comté d'Asti, mais que c'étoit un très grand contentement à son royaume qu'il en fût quitte et n'eût plus rien à faire en Italie. Cependant, aussitôt après qu'il avait recouvré ses fils, il avait commencé à changer de langage ; il était revenu à ses prétentions sur Milan, que l'empereur ne pouvait pas lui donner, puisqu'il en avait investi Francesco Sforza sur les instances et avec le concours des princes et états italiens. Sforza étant mort le 24 octobre 1535 sans laisser de postérité, les réclamations du roi étaient devenues plus pressantes. L'empereur alors lui avait offert le Milanais pour le troisième de ses fils, le duc d'Angoulême, qui aurait épousé Christine de Danemark, veuve de Sforza, ou une autre princesse de la maison impériale : mais il n'acceptait pas cet arrangement ; il voulait le Milanais et le comté d'Asti pour le duc d'Orléans, son second fils, qui, du chef de sa femme Catherine de Médicis, formait déjà des prétentions sur les duchés de Florence et d'Urbin, et il en prétendait l'usufruit pour lui-même. L'empereur aurait peut-être fini par céder en ce qui concernait le duc d'Orléans, moyennant des garanties pour la sûreté des autres états italiens, lorsque, sous des prétextes frivoles, le roi avait envahi la Savoie d'abord (11 février 1536) et ensuite le Piémont (6 mars). C'était vouloir la guerre : car l'empereur na pouvait souffrir ni que le duc de Savoie, son beau-frère, fût dépouillé de ses états, ni que les Français occupassent des positions d'où ils menaçaient incessamment la Lombardie. Biographie nationale.
[112] Ces propres paroles de l'empereur sont consignées dans une lettre écrite par lui, le 17 et le 18 avril, au vicomte de Lombeck, son ambassadeur en France. Lanz, t. II, p. 223.
[113] Lettre de François Ier au pape, écrite du prieuré de Pommiers, en Forez, le 11 mai 1536. Recueil d'aucunes lettres et escriptures par lesquelles se comprend la vérité des choses passées entre la majesté de l'empereur Charles cinquiesme et François, roy de France, premier de ce nom, livret de 71 ff. non chiffrés, imprimé à Anvers, le 28 juin 1536, par la veuve de Martin Lempereur. Note de M. Gachard.
[114] Et de dire que nos espées sont trop courtes pour frapper de sy !oing, il est vray ; et ne sçay sy ce a esté la cause pour laquelle cydevant il me offrit, dois Paris, lorsque j'estoye en Espaigne, le combat de sa personne à la myenne, avec parolles fort insolentes, et m'en remects à ce que s'en est ensuy. Mais, s'il veut prendre regard pour quoy je lui avoye offert ledict combat, il peult bien entendre que, oultre le point d'honneur, il y alloit dadvantaige d'éviter les inconvénients, maulx et ruynes qui succèdent de guerre ; et en regardant bien aux moyens que joinctement je mis en avant, la chose estoit assez aysée d'approcher nosdicts espées et ledict combat bien faisable. Lettre de Charles-Quint à Paul III, écrite du bourg de Saint-Denis près de Plaisance, le 19 mai 1536, dans le Recueil d'aucunes lettres, etc.
[115] M. Lafuente, t. XII, p. 100, en fait le dénombrement d'après un document officiel.
[116] Journal ms. du sieur de Herbais. Citation de M. Gachard.
[117] Lettre de l'empereur au comte Henri de Nassau du 4 septembre 1536, dans Lanz, t. II, p. 248.
[118] Martin du Bellay.
[119] Lettre du 15 septembre 1536, Correspondenz, II, 667.
[120] Brantôme.
[121] M. Henne, VI, 124.
[122] Lafuente, t. XII, p. 125.
[123] M. Kervyn de Lettenhove l'a reproduit tout entier dans son Histoire de Flandre, t. VI, pages 60-70, d'après les Lettres et mémoires d'estat, de Ribier. — C'est un fort curieux spécimen de l'éloquence judiciaire à cette époque.
[124] Martin du Bellay.
[125] Dumont, IV, 2e partie, 153.
[126] Cette trêve, sur le pied de l'ut possidetis, satisfit tout le monde. Charles-Quint écrivait à la reine Marie, le 20 juin, qu'il ne l'estimoit pas moins que la paix (Lanz, II, 683), et Paul III affirma à Marcantonio Cornaro, l'un des ambassadeurs vénitiens, qu'il n'avait pas ressenti plus de joie lors de son élévation au pontificat (Tiepolo, Relazione del convento di Nizza).
[127] Lettre de Charles-Quint à la reine Marie, écrite d'Aigues-Mortes, le 18 juillet 1538, dans Lanz, t. II, p. 284, et journal ms. des voyages de Charles-Quint, par le sieur de Herbais. Citation de M. Gachard.
[128] Historia de Carlos Quinto, livr. XXIV, § X.
[129] Lettre de Charles-Quint à la reine Marie, du 21 avril 1539, dans les Analectes historiques de M. Gachard, t. IV, p. 429.
[130] Lettre du même à la même, du 2 mai, Analectes historiques de M. Gachard, t. IV, p. 430.
[131] Sa Majesté impériale le sent incrédiblement, écrivait Granvelle à la reine Marie le 3 mai.
[132] Lettres de Granvelle à la même, des 4 et 27 juin, (Archives impériales à Vienne). Citation de M. Gachard. — Voir aussi Papiers d'état de Granvelle, t. II, p. 569.