On a vu dans ce qui précède que la connaissance d'un Être suprême, créateur du ciel et de la terre, remonte jusqu'à Abraham. Moïse le caractérise comme l'Être par excellence, YAHWÉ[1] (celui qui est) ; illimité par rapport au temps, car il a toujours été et il sera toujours ; illimité par rapport à l'espace, car il est partout, au ciel comme sur la terre, et il ne saurait être représenté sous aucune forme visible. Cet être est l'unité absolue : Écoute, Israël, l'Éternel notre Dieu, l'Éternel est unique (Deut. 6, 4), tel est le principe fondamental du mosaïsme, telles sont les paroles que l'israélite, encore aujourd'hui, récite dans sa prière du matin et du soir, paroles qui l'ont souvent accompagné au martyre et qu'il prononce sur le lit de mort. C'est un préjugé très-répandu que le Dieu de Moïse, le Dieu Jéhova (pour nous conformer à la prononciation généralement adoptée), est le Dieu national des Hébreux, supérieur aux Dieux des autres nations, qui néanmoins existent à côté de lui. Pour détruire ce préjugé, le passage du Deutéronome que nous venons de citer pourrait seul suffire ; car il nous fait voir dans Jéhova le Dieu unique et universel ; mais nous appellerons l'attention des lecteurs sur quelques autres passages qui prouveront que Moïse était aussi avancé dans les doctrines monothéistes qu'il est possible de l'être. Comment le Dieu qui, dès les premiers mots du Pentateuque, est représenté comme l'auteur de toute la création, ne serait-il que le roi d'un petit peuple ? N'est-ce pas lui qui, voyant la corruption de la race humaine, fait arriver le déluge pour détruire tous les mortels (Gen. 6, 13) ? Il est le juge de toute la terre (ib. 18, 25), le Dieu des esprits de tous les mortels (Nomb. 16, 22 ; 27, 16). Jehova seul est Dieu, dans les cieux en haut et sur la terre en bas, et il n'y en a pas d'autre (Deut. 4, 39). Moi seul, dit Jéhova, je suis, et il n'y a pas d'autre Dieu avec moi ; je tue et je vivifie, je frappe et je guéris, et personne ne peut sauver de ma main (ib. 32, 39). Partout enfin Jéhova est représenté comme le maître absolu de la nature créée par lui ; les lois de la nature sont à sa disposition, il les interrompt à son gré et il opère des miracles. Il est évident que lorsque, çà et là, Jéhova est entouré d'une enveloppe mythique, lorsque, pour ainsi dire, les dimensions infinies de l'Être universel paraissent se rétrécir et qu'il se manifeste dans des limites plus restreintes, ce sont des images adaptées à la conception des masses, qui n'étaient pas encore capables de s'élever au point de vue dans lequel se plaça Moïse. Si Jéhova est le roi du peuple hébreu qu'il prend sous sa protection spéciale, c'est que les patriarches hébreux ont été les premiers à reconnaître et à proclamer l'Être suprême, c'est que le peuple hébreu a été le premier à lui consacrer un culte, et que, par une inspiration surnaturelle, Moïse a pu communiquer aux Hébreux une doctrine à laquelle l'esprit humain, abandonné à lui-même et à son développement naturel, ne devait arriver qu'après une longue suite de siècles. Sous ce rapport les Hébreux sont le peuple élu, le peuple de Jéhova, et en proclamant cette élection, Moïse ne proclame qu'un fait qui appartient à l'histoire. A Jéhova, dit-il, sont les cieux et les cieux des cieux, la terre et tout ce qui s'y trouve ; mais il a trouvé plaisir en tes ancêtres pour les aimer et il a élu leur postérité après eux, (c'est-à-dire) vous, parmi toutes les nations, comme (on le voit) aujourd'hui. (Deut. 10, v. 14, 15.) Dans le sévère monothéisme de Moïse il y a à peine de la place pour les anges. Si Moïse avait reconnu l'existence des anges, il n'aurait pu en faire que des êtres créés, et cependant il n'en est point fait mention dans le récit de la création, à moins qu'on ne veuille les comprendre sous l'armée du ciel dont il est question au chapitre 2 de la Genèse (v. 1). L'existence des anges n'est pas un dogme de la religion mosaïque ; si Moïse parle quelquefois de messagers de Dieu ou d'anges[2], il ne fait que céder aux croyances populaires ; mais il nous fait sentir souvent que pour lui les messagers de Jehova sont identiques avec Dieu lui-même et ne sont que les symboles de ses facultés et de sa puissance. Ainsi, dans un passage de la Genèse (ch. 16, v. 7), un messager de Dieu apparaît à Hagar, et, immédiatement après (v. 13), on nous dit que c'était Dieu lui-même ; il en est de même dans la seconde vision de Hagar (ch. 21, v. 17 et 19). Jéhova, le Dieu du ciel, dit Abraham à son intendant, enverra son messager devant toi (ch. 21. v. 7), et plus loin (v. 48) l'intendant dit que c'est Jéhova qui l'a conduit. L'ange qui parle à Jacob, au milieu des troupeaux de Laban (v. 31, v. 11) lui dit : Je suis le Dieu de Bethel (v. 13). Dans le buisson ardent un messager de Jéhova apparaît à Moïse (Exode, ch. 3, v. 2) ; mais bientôt nous voyons que c'est Jéhova lui-même (v. 4). Ainsi on peut dire que les anges, êtres purement spirituels et cependant individuels, êtres créés supérieurs à l'homme et intermédiaires entre lui et la Divinité, n'existent pas dans la doctrine mosaïque, mais bien dans les croyances populaires des anciens Hébreux. A mesure que la religion se spiritualise et que le monothéisme est mieux compris, les apparitions d'anges deviennent plus rares et on voit dans les messagers de Dieu les éléments, les facultés de la nature et les phénomènes qu'elles produisent[3]. Ce n'est que plus tard, pendant l'exil de Babylone, que se forme la théorie des anges, par l'influence des doctrines des mages. Les anges, divisés en bons et mauvais, reçoivent des noms, on leur attribue des fonctions, et c'est alors seulement que nous voyons paraître Satan (l'Ahriman des Perses), chef des anges rebelles. Nous aurons l'occasion de revenir sur l'angélologie des Juifs après l'exil, qui n'a aucune base dans la doctrine mosaïque. Quant aux Keroubim (Chérubins) qui gardent le paradis terrestre (Gen. 3, 24), ce sont des êtres symboliques, appartenant à l'imagination, et semblables aux sphinx des Égyptiens[4] ; il en est de même des Séraphins que nous rencontrons dans les visions des prophètes. Le récit de la création ne les mentionne pas plus que les anges. Jéhova, être unique et infini, être immatériel que l'on ne peut apercevoir que par derrière (Exode, 33, 23), c'est-à-dire par son reflet, créa l'univers ; le chaos lui-même, la matière informe, sortit du néant par la volonté divine : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; mais la terre était tohou wabohou (dans un état chaotique). Tel est le commencement de la Genèse. La parole divine développe le chaos, et en six périodes ou journées toute la nature et ses différents règnes naissent successivement ; l'œuvre est couronnée par la création de l'homme, qui est fait à l'image de Dieu, en participant de l'essence divine, par le souffle ou l'esprit que Dieu lui donne. Des lors Dieu n'est plus renfermé en lui-même, dans son unité absolue ; il s'est révélé dans la création, et il s'est manifesté particulièrement dans l'homme, chef-d'œuvre de cette création. De même que l'enfant nouveau-né, l'homme était d'abord un être sans raison ; incapable de pécher, car il ne savait pas distinguer le bien et le mal. Le mal absolu n'existait pas dans la création ; il ne pouvait pas même résider dans la matière, qui était créée par Jéhova, le bien absolu, dont il ne pouvait émaner aucun mal. Ce n'est que par la connaissance, par le développement du principe intellectuel de l'homme, que le mal entre dans le monde ; il n'est ni dans l'esprit ni dans la matière, mais il réside dans la collision qui naît entre les deux principes, dès que l'homme est arrivé à la connaissance. Alors il n'est plus guidé par l'instinct, comme les autres animaux, mais il a le sentiment moral, et par cela même qu'il est libre dans ses mouvements, il devient responsable de ses actes. L'homme, être intellectuel, ne peut plus vivre comme les animaux, et de la vie sociale à laquelle il est destiné naissent pour lui toute sorte d'inconvénients ; il est obligé de lutter et de travailler. C'est pour l'être rationnel qu'existent la lutte morale et la lutte physique ; c'est ainsi que la connaissance ou l'intelligence devient la source du mal, sans qu'elle soit elle-même un mal. Tel est le sens le plus simple de l'apologue de serpent séducteur rapporté dans le 3e chapitre de la Genèse[5] ; c'est ainsi que Moïse essaya de sauver l'unité absolue et qu'il évita de tomber dans le dualisme. Selon Moïse, nous le répétons, le mal n'existe pas par lui-même ; mais il naît de la collision qui existe entre l'esprit et la matière. L'homme devenu être intellectuel sort du monde physique pour être placé dans un monde moral. Le monde physique ne subsiste que par l'équilibre, par les lois que le Créateur a établies dans la nature ; il doit en être de même dans le monde moral. Ici Dieu et l'homme se trouvent dans un nouveau rapport corrélatif, et l'équilibre est maintenu par la justice absolue du côté de Dieu, et par la morale du côté de l'homme. Parmi les attributs que Moïse donne à la Divinité, dans ses rapports avec l'homme, la justice est au premier rang ; Dieu est souvent présenté dans le Pentateuque comme un juge sévère, et Moïse insiste d'autant plus sur ce point qu'il avait affaire à un peuple abruti par un long esclavage et dont l'obéissance ne pouvait être obtenue que par la crainte. Mais Moïse enseigne aussi que Dieu est bon et miséricordieux, qu'il supplée par sa grâce au manque de mérite, et ceux-là sont dans une profonde erreur qui disent que le Dieu de Moïse n'est que redoutable, toujours prêt à la vengeance et au châtiment. Dans la Genèse nous voyons Dieu guider les patriarches avec une condescendance toute paternelle ; et dans le désert il soutient son peuple, qu'il a élu par un amour spontané (Deut. 7, 8), comme un homme porte son fils (ib. 1, 31). Dans un passage où Moïse nous fait connaître les attributs de Dieu dans ses rapports avec l'homme, il s'exprime ainsi : Jéhova est un Dieu miséricordieux et clément, indulgent[6], abondant en grâce et en fidélité, gardant sa grâce jusqu'à mille (générations), pardonnant l'iniquité, le crime et le péché ; cependant il n'innocente pas (complètement)[7], il punit l'iniquité des pères sur les enfants et sur les enfants des enfants, jusqu'à la troisième et la quatrième génération. (Exode, ch.34, v. 6 et 7.) Évidemment Moïse veut nous faire sentir par ces paroles que la grâce et la bonté de Dieu l'emportent sur sa justice ; que, par cette grâce, le bien que l'homme fait laisse des traces impérissables — jusqu'à la millième génération, — tandis que les conséquences du mal cessent promptement — à la troisième ou à la quatrième génération. Il est évident que ces derniers mots ne sont qu'une locution qui signifie un court espace de temps ; car Moïse dit ailleurs (Deut. 24, 16) que les pères ne sauraient être punis pour les enfants, ni les enfants pour les pères. Quant aux rapports de l'homme avec la Divinité, c'est la morale qui doit en former la base. Malgré le grand ' nombre d'observances cérémonielles prescrites dans la loi de Moïse, celles-ci n'y occupent qu'un rang secondaire ; ce qui rend l'homme digne de la Divinité, dont il est l'image sur la terre, c'est la sainteté et la morale. Le grand nombre de préceptes moraux que renferme le Pentateuque ne laissent aucun doute sur la tendance morale de la loi mosaïque. L'homme, dit Moïse, est créé à l'image de Dieu ; Dieu, le suprême bien, est la réunion de toutes les vertus à leur plus haute puissance. L'homme doit tâcher de s'approcher, autant que possible, de son modèle céleste ; la sainteté, l'amour de Dieu, est, selon Moïse, la base des relations de l'homme avec le Créateur : Vous serez saints, car moi Jéhova, votre Dieu, je suis saint (Lév. 19, 2). Tu aimeras Jéhova, ton Dieu, de toit, ton cœur, de toute ton aine, de toutes tes forces (Deut. 6, 5). Dans un autre endroit il dit (ib. ch. 10, v. 12 et suiv.) : Et maintenant, ô Israël, qu'est-ce que Jéhova, ton Dieu, te demandes sinon de craindre Jéhova ton Dieu, de marcher dans toutes ses voies, de l'aimer et de le servir de tout ton cœur et de toute ton âme ? Vous circoncirez le prépuce de votre cœur, et vous n'endurcirez plus votre cou ; car Jéhova, votre Dieu, est le Dieu des dieux et le maître des maîtres, le Dieu grand, fort et redoutable, qui ne fait pas acception de personne et n'accepte point de don corrupteur, qui fait droit à l'orphelin et à la veuve, qui aime l'étranger pour lui donner du pain et un vêtement. Dans ce passage, Moïse, faisant allusion à la circoncision, signe extérieur de l'alliance de Dieu avec les descendants d'Abraham, fait sentir que ce signe ne suffit pas sans la circoncision du cœur, c'est-à-dire sans que l'homme ouvre son cœur au sentiment moral, qui seul peut le mettre en rapport avec la Divinité. Ce sentiment doit se manifester par une conduite pure, par des mœurs chastes, que la loi de Moïse commande avec une grande sévérité[8], et par la charité envers le prochain. C'est l'amour qui doit présider aux rapports des individus : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, je suis Jéhova (Lév. 19, 18)[9]. L'homme ne doit nourrir aucun sentiment de haine contre son prochain, et, s'il a à s'en plaindre, il doit s'expliquer franchement avec lui (ib. v. 17) ; il ne doit pas se laisser entraîner à la calomnie, ni à la vengeance (ib. v. 16 et 18), et il doit faire le bien à son ennemi (Exode, ch. 23, v. 4, 5). L'Hébreu ne doit faire aucune distinction entre son compatriote et l'étranger, et il doit aimer l'étranger comme lui-même (Lév. 19, 34). Vous aimerez l'étranger, car vous étiez étrangers dans la terre d'Égypte (Deut. 10, 19). Pour que les Hébreux n'imitent pas à cet égard la conduite inique des Égyptiens, dont ils avaient été victimes si longtemps, Moïse revient très-souvent sur l'amour de l'étranger, et, à cette occasion, il rappelle souvent aux Hébreux leur séjour d'Égypte. L'étranger jouissait, comme l'Hébreu, de toute la protection des lois (Deut. 1, 16 ; 24, 17) ; pauvre, il avait droit à la bienfaisance publique, tout aussi bien que l'Hébreu (ib. 14, 29). L'esclave étranger il faut le traiter avec humanité, il prend part aux réjouissances publiques dans les jours de fête (ib. ch. 16, v. 11 et 14) ; maltraité par son maître, il est affranchi (Exode, 21, v. 26, 27). Il est sévèrement défendu de trahir l'étranger qui vient chercher un refuge dans le pays des Hébreux ; l'esclave échappé à la cruauté de son maître ne peut lui être livré, il pourra s'établir au milieu des Hébreux, partout où il lui plaira, et il ne sera nullement inquiété (Deut. 23, v. 16, 17). Il nous serait impossible de citer ici tous les préceptes moraux de la loi mosaïque ; mais ce que nous venons de dire suffira pour faire ressortir la tendance morale de cette loi. D'ailleurs, en posant les bases du prophétisme, dont nous parlerons plus loin, Moïse assura lui-même le développement de son système de morale ; il laissa aux prophètes qui viendraient après lui de faire prévaloir la morale sur les pratiques extérieures que la nécessité du moment le forçait de prescrire[10]. Ce qui, du reste, donne à la moralité de l'individu sa véritable valeur, c'est le libre arbitre que Moïse reconnaît à l'homme ; chaque individu devient par là le maître de ses actions, il peut les mettre d'accord avec le suprême bien, ou devenir l'ouvrier du mal. Le mal, comme nous l'avons vu, est quelque chose d'individuel ; il ne réside ni dans Dieu, ni dans la création émanée de lui, il n'a aucune existence réelle, et il n'existe que par rapport à l'individu qui seul en est responsable et qui ne peut être justifié que par lui seul ; la vie et le bien, la mort et le mal, sont dans ses mains (Deut. ch. 30, v. 15 et 19). Les récompenses que Moïse promet à la vertu et les peines dont il menace le vice sont toutes de ce monde ; mais elles ne sont pas toujours personnelles, et Moïse sut profiter d'un sentiment très-vif chez les Hébreux, celui de l'amour des descendants, pour donner au sentiment moral un essor plus élevé, en faisant voir les suites que pouvait avoir la conduite de l'homme dans un avenir plus ou moins éloigné, et l'influence que les œuvres du présent pouvaient exercer sur la postérité. Dès lors la prospérité dont le méchant jouit quelquefois dans ce monde, ne pouvait plus servir de mauvais exemple ; car tout ne finissait pas pour lui avec cette vie, et il pouvait être puni par le mal qu'il préparait à sa postérité. Quant aux récompenses et aux peines que l'homme peut trouver dans une autre vie ; Moïse n'en parle pas, soit que l'âme, comme souffle divin (Genèse, 2, 7), lui parût devoir rentrer, immédiatement après la mort, dans son état primitif de pureté, soit qu'il ne voulût pas se prononcer sur un sujet plein de difficultés métaphysiques, que les hommes auxquels il s'adressait n'étaient nullement capables de comprendre. La doctrine de Moïse, en général, évite les subtilités métaphysiques ; Dieu, selon elle, ne saurait être saisi par les seuls efforts de la raison humaine, elle veut la foi, et elle s'adresse plutôt au cœur qu'à l'esprit. Elle agit sur le sentiment et sur l'imagination, mais en même temps elle craint les extravagances de l'imagination ; elle veut déraciner toute espèce de superstition, et elle évite de se prononcer sur une croyance qui, à la vérité, était déjà très-répandue, mais qui, sous la forme qu'elle avait prise chez tous les peuples de l'antiquité, ne pouvait guère se mettre d'accord avec le monothéisme pur. Chez les Indous et chez les Égyptiens la doctrine de l'immortalité de l'âme se présente sous la forme de métempsycose[11] ; chez les disciples de Zoroastre, comme chez les anciens peuples de l'Europe, elle est défigurée par les fables les plus absurdes. Les Hébreux n'étant pas plus avancés, sous ce rapport, que les peuples qui les entouraient, Moïse ne voulut pas faire de l'immortalité de l'âme un dogme religieux ; mais il laissa intacte la croyance populaire, sachant bien que tôt ou tard son monothéisme bien compris devait faire naître des idées plus pures sur l'âme et sur sa permanence après la mort. Voici comment s'exprime à ce sujet un des plus illustres écrivains de l'Allemagne, en parlant de la supériorité des saintes Écritures sur tout ce que l'Orient a produit : Le contraste de l'erreur, dit-il, nous montre la vérité sous une lumière nouvelle et plus brillante, et en général, l'histoire de la plus ancienne philosophie, c'est-à-dire de la manière de penser des Orientaux, offre le commentaire extérieur le plus beau et le plus instructif sur l'Écriture sainte. Ainsi, par exemple, celui qui connaît les systèmes religieux des plus anciens peuples de l'Asie ne s'étonnera point que, dans l'Ancien Testament, la doctrine de la trinité, et surtout celle de l'immortalité de l'âme, soient plutôt indiquées et légèrement touchées que développées en détail et posées comme base de la doctrine religieuse. On ne pourra guère soutenir avec la moindre vraisemblance historique, que Moïse, initié dans toute la sagesse des Égyptiens, ait ignoré ces doctrines généralement répandues chez les peuples les plus civilisés de l'antique Asie. Mais si nous considérons que chez les Indous, par exemple, c'était justement à cette haute vérité de l'immortalité de l'âme que se rattachait la plus grossière superstition, et qu'elle en était presque inséparable, nous nous expliquerons facilement le procédé du législateur divin[12]. Nous ajouterons que l'âme, étant, selon Moïse, une émanation de Dieu, un souffle divin[13], doit être impérissable comme l'essence divine elle-même, et il est impossible d'admettre que Moïse et les Hébreux n'aient eu aucune notion de la croyance à la durée de l'âme, après la mort. D'ailleurs, l'existence de cette croyance se révèle déjà dans plusieurs passages du Pentateuque, et, dans les autres livres de l'Ancien Testament, nous la trouvons de plus en plus spiritualisée et développée. Quel sens donnera-t-on à cette expression si souvent répétée dans le Pentateuque : être réuni à son peuple ou à ses ancêtres ? On a dit qu'il s'agit tout simplement de la sépulture, et on a pensé à des caveaux où étaient déposés les restes des membres d'une même famille ; mais dans beaucoup d'endroits la réunion aux ancêtres est expressément distinguée de la sépulture. Abraham est réuni à son peuple, mais il est enseveli dans le caveau qu'il avait acheté à Hébron et où Sarah seule est enterrée. La mort de Jacob est rapportée dans les termes suivants (Genèse, 49, 33) : Jacob ayant achevé de donner des ordres à ses fils, retira ses pieds dans le lit, expira, et fut réuni à ses peuples. Ensuite son corps est embaumé ; les Égyptiens célèbrent un deuil de soixante-dix jours, et ce n'est qu'après ce long espace de temps que Joseph conduit les restes de son père au pays de Canaan, pour les enterrer auprès d'Abraham et d'Isaac. Ahron meurt sur le mont Hor et y est enterré ; aucun membre de son peuple n'y repose, et pourtant il est réuni à son peuple (Nombres, 20, 24 ; Deut. 32, 50). Il en est de même de Moïse qui meurt sur le mont Nebo, et dont personne ne connaissait le tombeau (Deut. 32, 50 ; 34, 6). Il est donc évident que la réunion aux ancêtres est autre chose que la sépulture, et que les Hébreux, du temps de Moïse, croyaient à un séjour où les âmes se réunissaient après la mort. Ce séjour des morts, appelé Schéol, était placé dans l'intérieur de la terre[14] ; c'était un lieu sombre et triste comme le Tartarus ou l'Orcus[15]. Il en est question dès le temps des patriarches ; Jacob, inconsolable de la perte de Joseph, dit (Gen. 37, 35) : Je descendrai en deuil auprès de mon fils dans le Schéol. Ce Schéol ne saurait être le tombeau, comme l'ont prétendu quelques traducteurs modernes ; car Jacob croyait son fils déchiré et dévoré par une bête féroce, et il ne pouvait espérer que ses ossements reposeraient auprès de ceux de Joseph[16]. Si nous consultons les livres postérieurs au Pentateuque, nous trouverons d'autres détails qui ne permettent pas de douter que le Schéol ne soit l'Orcus des Hébreux. Dans le livre d'Isaïe (38, 10) il est question des portes du Schéol, dans les Proverbes (9, 18), de ses vallées et des ombres qui l'habitent et qui portent le nom de Rephaïm (faibles). Dans un sublime poème sur la chute du roi de Babylone (Isaïe, ch. 14), le Schéol tremble à l'arrivée du tyran et les Rephaïm s'émeuvent (v. 9) ; car ordinairement ils jouissent d'un profond repos (Job, 3, 17). Pourquoi m'as-tu troublé en me faisant monter ?... Demain, toi et tes fils vous serez avec moi. Ainsi parle l'ombre de Samuel évoquée par la pythonisse d'En-Dor devant le roi Saül. Il est évident que l'auteur de ce récit, ainsi que ceux pour qui il écrivait, croyaient a l'existence du prophète au delà de la tombe, et à un séjour où les ombres se réunissaient après la mort. La superstition, qui croyait pouvoir évoquer les ombres des morts et les interroger, n'était pas moins répandue du temps de Moïse ; ce législateur défend sévèrement la nécromancie[17]. Il nous paraît donc évident que les Hébreux croyaient de tout temps à la permanence de l'âme ; mais à l'époque mosaïque ils n'avaient encore que des notions confuses sur la condition des âmes dans le Schéol. Il paraît que le prophétisme contribuait à développer et à épurer cette croyance ; à l'époque de Samuel on admettait déjà une différence, après la mort, entre les âmes des vertueux et celles des méchants. Dans le premier livre de Samuel (25, 29), la femme de Nabal dit à David : L'âme de mon maître sera enveloppée dans le faisceau de la vie auprès de Jéhova, ton Dieu ; mais il frondera l'âme de tes ennemis dans le creux de la fronde[18]. Mais ce n'est que dans le livre de Kohéletli, ou l'Ecclésiaste (qui date d'une époque beaucoup plus récente) que la doctrine de l'immortalité de l'âme se trouve clairement énoncée : La poussière retourne à la terre telle qu'elle était, mais l'esprit retourne vers Dieu qui l'a donné. (Ch. 12, v. 7.) Nous ne pouvons pas ici entrer dans de plus longs détails sur cette matière ; il nous suffit d'avoir démontré que le Schéol du Pentateuque n'est pas le tombeau, que la permanence de l'âme était connue aux Hébreux du temps de Moïse, et que cependant ce législateur avait des motifs très-plausibles pour ne pas faire de cette croyance un point de sa doctrine. En résumé, la doctrine de Moïse se borne à établir l'existence de Dieu, comme être absolu, unique, éternel et immatériel, créateur de toute la nature, à partir de la matière chaotique jusqu'à l'homme animé par le Souffle divin. Le monde moral a ses lois comme le monde physique ; il se maintient par la justice et la grâce du Créateur et par le sentiment moral qui réside dans l'homme. La matière n'est ni bonne ni mauvaise ; le mal est l'œuvre de l'homme (Gen. 8, 5), dont l'esprit ne sait pas toujours franchir les obstacles que la matière inerte lui oppose sans cesse. L'homme, libre dans ses mouvements, doit travailler à vaincre ces obstacles ; l'amour de Dieu, l'imitation du suprême bien est son plus beau triomphe. |
[1] Telle était probablement la
vraie prononciation du nom que nous prononçons Jehova,
יהוה. C'est un antique
aoriste du הוה être ; mais, par respect, on ne prononçait pas ce
nom, et on substituait ordinairement le mot Adonaï
(Seigneur) ou Elohim (Dieu). C'est
pourquoi, lorsqu'on eut inventé les points-voyelles, les quatre lettres de הוה furent ponctuées de manière à
produire tantôt Yéhowa, tantôt Yéhowi, en leur donnant les voyelles du mot qu'on
substituait dans la prononciation. Déjà les Septante rendent toujours le nom de
יהוה, par ό κύριος, le Seigneur, ce qui prouve que la leçon Adonaï est très-ancienne.
[2] Le mot hébreu מלאר veut dire messager, la
version grecque le rend par άγγελος
qui a le même sens. Le mot angelus a été
reçu dans la latinité chrétienne avec le sens particulier de messager céleste ; de là vient le mot ange, qui,
comme on le voit, n'a pas d'équivalent dans le langage des anciens Hébreux.
[3] Voyez Psaume 104, v. 4.
[4] L'étymologie du mot Keroub est incertaine ; mais les théologiens les
plus orthodoxes ont renoncé à voir dans les chérubins des êtres réels ; ce sont
évidemment, dit Jahn, des créatures de l'imagination poétique (Archæologie,
t. III, p. 265). Herder compare les chérubins du paradis au dragon qui garde
les pommes d'or des Hespérides, et il développe l'histoire des chérubins dans la
poésie hébraïque jusqu'à la vision d'Ézéchiel. Voyez son Esprit de la poésie
hébraïque, t. I, ch. VI. Nous reviendrons sur les Chérubins, en parlant du
Tabernacle.
[5] Nous laissons de côté les
mille explications qu'on a données de ce chapitre, ainsi que les conséquences
qu'on en a tirées sous le rapport du dogme. Il nous suffit d'avoir indiqué, en
général, l'idée philosophique que nous croyons voir dans cet apologue ; l'interprétation
de tous les détails serait ici déplacée, ils sont du domaine de la poésie et de
la mythologie. Voyez Hartmann, Historisch-kritische Forschungen, etc.,
p. 370-392.
[6] Littéralement : long (à se mettre) en
colère.
[7] La Vulgate traduit
incorrectement : Nullusque apud te per se innocens
est.
[8] Voyez Lévitique, ch.
20, v. 9-16 ; Deutéronome, ch. 22, v. 5, 13-29 ; ch. 23, v. 18.
[9] Moïse termine presque toujours
les préceptes moraux par les mots : Je suis Jéhova, pour faire sentir que c'est
en suivant ces préceptes que l'homme se met en rapport avec Dieu qui l'a créé à
son image. Selon les anciens rabbins, c'est dans l'amour du prochain que se résume
toute la loi mosaïque ; toutes les lois ne sont que le commentaire de cette loi
fondamentale. Voyez mes Réflexions sur le culte des anciens Hébreux
(tome IV de la Bible de M. Cahen), p. 19 et 20.
[10] Voyez les Réflexions
citées dans la note précédente.
[11] Voyez l. c., page 10,
note 2.
[12] Fr. Schlegel, Ueber die
Sprache und Weisheit der Indier (Sur la langue et la sagesse des Indiens),
pages 198, 199.
[13] L'âme humaine est seule
désignée par Moïse comme un souffle de Dieu ; la vie des autres animaux est
purement phasique ; l'eau et la terre produisent les animaux tout vivants.
Voyez Genèse, ch. 1, v. 20 et 24 ; ch. 2, v. 19.
[14] Voyez Nombres, ch. 16,
v. 30 et 33 ; Deutéronome, 32, 22 ; comparez Psaume, 86 (85), v.
13.
[15] Voyez Job, ch. 10, v.
21, 22.
[16] Dans ce passage, comme dans
tous les autres, les anciennes versions rendent le mot Schéol de manière à y faire reconnaître le séjour
commun des morts. Les Septante traduisent είς
άδου, la Vulgate in
infernum ; les versions chaldaïque et syriaque conservent le mot
hébreu, en le considérant, avec raison, comme un nom propre. On peut le
reconnaître comme tel dans le texte hébreu lui-même ; car le mot schéol, comme, en général, les noms de pays, est
toujours (à l'exception de Job, 26, 6) du genre féminin et n'a jamais l'article. Dans la langue syriaque le
mot schéol ou schioul s'emploie dans le sens d'enfer ou de purgatoire.
[17] Voyez Lévitique, 19, 31
; 20, 6 ; Deutéronome, 18, 11.
[18] Voyez Réflexions, etc., pages 7 et 8.