PALESTINE

 

LIVRE III. — HISTOIRE DES HÉBREUX

PREMIÈRE PÉRIODE. — ORIGINES DU PEUPLE HÉBREU.

 

 

I. LES PATRIARCHES.

De Sem, fils de Noé, la tradition biblique fait descendre, à la dixième génération, Abram. Son père Tharah, établi dans le pays des Chaldéens[1], émigra avec l'intention de se rendre dans le pays de Canaan ; mais il s'arrêta à Harrân[2], ville de la Mésopotamie, s'y établit, et y mourut à l'âge de deux cent cinq ans. Abram quitta Harrân à l'âge de soixante-quinze ans, soixante ans avant la mort de son père[3], et se dirigea vers le pays de Canaan. Ce voyage d'Abram, dans lequel on pourrait voir un manque de piété liliale, est motivé, dans la Bible (Genèse, 12, 1), par une vocation divine, et, dans les traditions juives et arabes, par les dangers qui menaçaient le pieux Abdul dans la maison de son père, adonné, avec le fanatisme le plus effréné, au culte des idoles. Un jour, dit la tradition, Abram, par l'ordre de Nemrod et sur l'accusation de Tharah, avait été jeté dans un four ardent, dont il fut sauvé par miracle[4]. Josèphe (Antiquités, 1, 7) parle d'un soulèvement des Chaldéens et autres habitants de la Mésopotamie.

Abram fut accompagné de sa femme Saraï, de son neveu Lot et de tous ses gens. Arrivé dans le pays de Canaan, il eut, dans la contrée de Sichem, une vision dans laquelle Jéhova lui annonça que le pays appartiendrait un jour a sa postérité. Il y éleva un autel, et un autre entre Bethel et Aï, à l'endroit où il avait fixé ses tentes, et après y avoir invoqué le nom de Jéhova, il continua son voyage vers le midi. Ce furent probablement les habitants du pays qui donnèrent à Abram, venu de l'autre coté (Éber, Ibr) de l'Euphrate, le surnom de ibri, d'où vient celui d'Hébreu[5].

Une famine obligea Abram d'aller séjourner quelque temps en Égypte. Craignant de voir enlever sa femme Saraï, qui était très-belle, et d'être lui-même l'objet de quelque violence, il lui demanda de se taire passer pour sa sœur, dont il était le protecteur naturel[6]. Le Pharaon ou roi d'Égypte, ayant entendu parler de la beauté de Saraï, la fit venir en son palais ; il traita Abram avec beaucoup de distinction et lui fit de riches cadeaux en esclaves et bestiaux. Mais arrêté dans son projet par le châtiment céleste, et ayant su que Saraï était la femme d'Abram, il la rendit à son mari, les engagea à quitter le pays et les fit accompagner par ses gens.

Abram revint de nouveau, avec Saraï et Lot, dans le pays de Canaan, à l'endroit où il avait élevé un autel en l'honneur de Jéhova, entre Béthel et Aï. Des querelles étant survenues entre les pasteurs d'Abram et ceux de Lot, Abram jugea que l'extension de leurs biens ne leur permettait plus de demeurer ensemble, et proposa à son neveu de se séparer de lui, en le laissant libre de choisir la contrée qui lui conviendrait. Lot s'établit dans le cercle du Jourdain, ou dans le Ghôr, aux environs de Sodom et de Gomorrhe, dans un pays qui alors formait un riant jardin, mais qui bientôt devait être changé en une terre de désolation. Après le départ de Lot, Abram eut une nouvelle vision, dans laquelle le Dieu unique qu'il adorait lui renouvela ses promesses d'une innombrable postérité à laquelle appartiendrait tout le pays à l'entour. Il vint demeurer alors dans le bois de Mamré près de Hébron, où il éleva un nouvel autel à Jéhova.

Dans ces temps arriva l'invasion de Kedorlaomer, roi d'Élam, par suite de la révolte de plusieurs rois de Palestine qui étaient ses vassaux. Notas avons déjà parlé de cet événement, et on a vu comment Abram, averti que Lot avait été emmené parmi les captifs, se mit à la poursuite des ennemis. Il les atteignit à l'extrémité de la Palestine, à l'endroit où s'éleva plus tard la ville de Dan[7], et les ayant défaits, il continua à les poursuivre jusqu'à Hobah, au nord de Damas. Revenu de cette expédition avec tout le butin qu'il avait repris aux ennemis, il fut salué par Melchisédek, roi de Salem et prêtre du Dieu Très-Haut, à qui il donna, selon l'usage établi, la dîme de tout ce qu'il avait pris. Il refusa généreusement de prendre pour lui la moindre partie du butin que lui offrait le roi de Sodom, et ne réclama que la part de ses alliés, les émirs Aner, Escol et Mamré.

Abram, pénétré de reconnaissance pour le succès qu'il avait obtenu à l'aide de son Dieu, eut encore ici une de ces visions qui signalaient chaque événement important de sa vie, et qui le fortifiaient dans la foi en lui inspirant la plus grande confiance pour l'avenir. Je suis ton bouclier, lui dit son Dieu, ta récompense sera très-grande. Mais à quoi me servent tous ces biens, demande Abram, puisque je n'ai pas d'enfants et que mon héritage doit passer à l'intendant de ma maison ?Non, fut la réponse ; ta postérité sera nombreuse comme les étoiles du ciel ; je suis Jéhova qui t'ai fait sortir d'Ur en Chaldée, pour te donner ce pays en héritage. Abram accomplit encore dans sa vision l'acte symbolique par lequel fut conclue son alliance avec Jéhova[8] ; il apprit que ses descendants reviendraient, après quatre siècles, de l'Égypte, après y avoir subi une longue servitude, et qu'ils prendraient possession du pays occupé par les Rephaïm et les Cananéens.

Après dix ans de séjour dans le pays de Canaan, Saraï, désespérant de donner elle-même un fils à Abram, le prie de prendre pour femme l'Egyptienne Hagar, sa servante. Celle-ci, devenue orgueilleuse, fait sentir son dédain à sa maîtresse qui s'en plaint amèrement à Abram. La servante livrée aux mauvais traitements de sa maîtresse jalouse, prend la fuite. Assise près d'une source dans le désert d'Arabie, elle reçoit la visite d'un messager de Dieu, qui lui annonce que le fils qu'elle porte dans son sein sera puissant un jour et aura une grande postérité, et il l'engage à retourner chez Saraï et à s'humilier devant elle. Revenue dans la maison d'Abram, elle lui donne un fils appelé Ismaël (Dieu exauce) ; Abram était alors âgé de quatre-vingt-six ans.

Treize ans après cet événement, Dieu renouvelle son alliance avec Abram ; le nom d'Abram (père élevé) est changé en celui d'Abraham (père de la multitude), et la circoncision est instituée, comme symbole de la nouvelle alliance et comme signe distinctif des Abrahamides. Saraï reçoit le nom de Sarah (maîtresse, princesse), et Dieu promet à Abraham qu'il aura d'elle un autre fils dans lequel se perpétuera l'alliance divine. Quant à Ismaël, douze princes sortiront de sa souche et sa postérité sera très-nombreuse[9].

Abraham était arrivé à l'âge de 99 ans, Sarah en avait 90. Un jour trois inconnus se présentent dans le bois de Mamré devant la tente d'Abraham ; le vieil émir, qui les prend pour des voyageurs, court au-devant d'eux, et les supplie de recevoir chez lui l'hospitalité. Il s'empresse lui-même, ainsi que sa femme Sarah, d'apprêter le repas pour les étrangers, et ceux-ci, après avoir satisfait au désir d'Abraham, se font connaître comme messagers de Dieu[10], et lui renouvellent l'assurance que l'année prochaine Sarah aura un fils. La femme nonagénaire, qui dans le fond de la tente entend cette prédiction, ne peut s'empêcher de rire ; mais elle est blâmée par eux pour avoir douté de la toute-puissance divine, qui peut opérer en elle un miracle.

La prochaine catastrophe de Sodom et des autres villes de la plaine de Siddim est révélée à Abraham, qui intercède auprès de Jéhova pour détourner de cette contrée le juste châtiment dont elle est menacée à cause des crimes de ses habitants. Le Dieu d'Abraham est la justice absolue qui doit récompenser le bon et punir le méchant ; mais il est aussi un Dieu de miséricorde, et Abraham espère encore que les crimes de Sodom seront pardonnés en faveur d'un petit nombre de justes qui peuvent s'y trouver. Mais comme il ne s'en trouve point, la chute de Sodom est inévitable. Deux des messagers célestes qui s'étaient présentés à Abraham vont à Sodom pour sauver Lot et sa famille. Lot, se trouvant le soir à la porte de la ville, voit arriver les étrangers et leur offre l'hospitalité dans sa maison. Les messagers acceptent ; mais bientôt les habitants de la ville entourent la maison et veulent forcer Lot de leur livrer ses hôtes. Le neveu d'Abraham s'oppose avec fermeté à leur violence ; frappés de cécité, ils essaient vainement de pénétrer dans la maison. Alors les messagers révèlent à Lot ce qui doit arriver ; Lot, pressé de quitter ces lieux, veut emmener les deux fiancés de ses filles, ceux-ci ne voient qu'une plaisanterie dans les sincères avertissements du vieillard. Au lever de l'aurore, les messagers de Dieu, voyant que Lot hésite encore, le saisissent ainsi que sa femme et ses deux filles, et les déposent hors de la ville. La famille se retire à la petite ville de Soar (Segor). Bientôt une pluie de feu et de soufre consume Sodom et trois autres villes ; la femme de Lot, dit la Genèse, qui s'était arrêtée pour regarder ce spectacle, est changée en une statue de sel. Lot craignant de rester à Soar, où il ne se croyait pas à l'abri du danger, se retire, avec ses deux filles, dans une caverne, et c'est ici que la Genèse place la naissance incestueuse de Moab et d'Aramon.

Après ces événements Abraham s'établit à Gerar. Le danger qu'il a couru en Égypte, pour sa femme Sarah, se renouvelle à la cour du roi Abimélech, et, encore ici, il fait passer Sarah pour sa sœur. Celle-ci, malgré son âge avancé, est conduite dans le harem du prince ; mais averti dans un songe, Abimélech rend Sarah à son mari, à qui il fait de riches cadeaux.

Selon la promesse des messagers divins, Sarah met au monde un fils qui reçoit le nom d'Isaac, du mot hébreu yishak (on rit) ; tout le monde, disait Sarah, rira en entendant cette nouvelle. A un festin qu'Abraham donne à l'occasion du sevrage d'Isaac, Sarah voit un rire moqueur sur le visage d'Ismaël, fils d'Hagar, et elle exige de nouveau le bannissement de la servante et de son fils. La mère et le fils errent dans le désert de Beerséba, et ils sont sur le point de mourir de soif, lorsqu'une voix du ciel les console et leur donne du courage. Une fontaine se présente à leurs regards et ils se désaltèrent. Ismaël grandit dans l'exil et devient habile archer ; sa mère le marie avec une Égyptienne.

Quant à Abraham, le roi Abimélech lui offre son alliance, et ils se jurent mutuellement une éternelle fidélité. Abraham plante un bois de tamarises auprès du puits qui, de cette alliance, avait reçu le nom de Beerséba (puits de serment), et il consacre encore cet endroit par l'invocation de Jéhova, le Dieu éternel.

Après avoir séjourné longtemps dans ces contrées, la piété d'Abraham est mise à la plus dure épreuve. Dieu, dit la tradition de la Genèse, lui ordonna d'immoler son fils Isaac. Déjà Abraham est sur le point de consommer le cruel sacrifice, lorsqu'il est arrêté par une voix céleste qui lui apprend que Dieu se contente de cette preuve qu'il lui a donnée de son dévouement. Au même moment Abraham aperçoit un bélier devant lui, et il l'immole au lieu de son fils. A cette occasion Dieu renouvelle à Abraham la promesse d'une nombreuse postérité.

Sarah meurt, immédiatement après, âgée de cent vingt-sept ans ; Abraham achète un souterrain, près de Hébron, pour en faire un tombeau de famille, et il y enterre sa femme.

Voulant marier Isaac, mais éprouvant de la répugnance pour les filles des Cananéens, Abraham charge son intendant d'aller en Mésopotamie chercher une femme pour son fils. L'intendant, arrivé près de la ville de Harrân, se repose, avec ses chameaux, auprès d'une fontaine, où les tilles de la ville venaient puiser de l'eau. Je demanderai à boire, se dit le serviteur d'Abraham, et celle qui me répondra : Bois, et puis je puiserai aussi pour tes chameaux, sera la femme que Dieu a destinée au fils de mon maître. Il se trouve que celle que l'intendant reconnaît à ce signe, est Rebecca, fille de Bethuël, et petite-fille de Nahor, frère d'Abraham. L'intendant se fait connaître aux parents de Rebecca, qui consentent avec joie à son mariage avec Isaac. Rebecca part pour la Palestine ; un soir Isaac, étant allé faire une promenade, voit arriver le fidèle serviteur, qui lui amène sa fiancée ; il la conduit dans la tente de sa mère Sarah, elle devient sa femme et le console de la perte de sa mère.

Abraham, âgé alors de cent quarante ans, prend une seconde femme, nommée Ketoura, qui lui donne encore six fils. Il leur fait des présents et les renvoie de la Palestine, où son héritage doit passer à son fils Isaac. Celui-ci qui avait quarante ans lors de son mariage, reste vingt ans sans enfants. Enfin Dieu exauce ses prières, et Rebecca lui donne deux jumeaux. Celui qui le premier a vu le jour est appelé Esaü, le second reçoit le nom de Jacob. Abraham a vécu assez longtemps pour voir s'accomplir la promesse du ciel dans la postérité d'Isaac ; il meurt quinze ans après la naissance des deux frères, à l'âge de cent soixante-quinze ans, et il est enterré par Isaac et Ismaël dans son tombeau de famille, auprès de sa femme Sarah.

En résumant ce que la Bible nous raconte de la vie d'Abraham, nous avons laissé au récit sa couleur primitive ; mais nous devons dès à présent faire quelques remarques qui pourront s'appliquer à toute l'histoire des Hébreux. En voulant dépouiller les récits bibliques de ce qu'ils ont de merveilleux et parfois d'incroyable, en voulant résoudre toutes les difficultés, éliminer toutes les contradictions, l'historien risquerait de se faire commentateur et de substituer aux faits ses opinions individuelles. L'histoire biblique, et surtout celle des patriarches, présente des difficultés insolubles, du moment où on la considère comme l'ouvrage d'un historien ayant la conscience de sa mission et voulant raconter des faits historiques. L'auteur de la Genèse a puisé à différentes sources, et il a aussi intercalé dans son récit certaines traditions et légendes dans lesquelles le peuple avait embelli l'histoire des patriarches. Sans s'occuper à rechercher les vérités historiques qui pouvaient être cachées sous les traditions populaires, et à coordonner les faits dans un ordre systématique, il a simplement recueilli les traditions écrites ou orales au fond desquelles on pouvait découvrir le Dieu unique se faisant connaître à de simples mortels et les guidant par une protection toute particulière. Cette protection était visible, n'importe la forme sous laquelle elle se manifestait. Dieu se manifeste tant de fois à Abraham, n'importe que le patriarche voie la Divinité dans un rêve, ou par l'effet de son imagination exaltée, au que la tradition populaire explique ces manifestations par le message de certains êtres intermédiaires, supérieurs à la nature de l'homme, et participant de l'essence divine ; ce qu'il s'agit de constater, c'est qu'Abraham a reconnu l'Être suprême, qu'il adoré, qu'il a publiquement proclamé son existence, en lui consacrant des autels dans différents endroits. Les récits tels qu'ils nous sont parvenus ont essentiellement le caractère mythique. Le mythe est un fait historique amplifié et développé par les traditions populaires ; celui qui le raconte se fait l'écho de la voix du peuple, sans qu'il cherche à se rendre compte lui-même du fait nu qui sert de base au mythe. Mais il y a cette immense différence entre la mythologie hébraïque et celle des païens, que celle-ci, divinisant les différentes facultés de la nature, ne sait pas s'élever au-dessus des choses créées, tandis que, pour l'Hébreu, la nature, ses facultés, ses lois, disparaissent et s'effacent complètement devant le Dieu créateur, qui intervient d'une manière immédiate dans ce qui concerne l'humanité et les individus. Les dieux des païens, comme êtres finis et limités, ont une histoire ; le Dieu des Hébreux, l'être infini n'en a point ; car il n'est pas soumis à la contingence, il est au-dessus du temps et de l'espace, il intervient, toujours le même, dans l'histoire du peuple dont il est le guide. L'Hébreu oublie la nature devant Dieu, à tel point que son langage manque d'expressions pour désigner les phénomènes naturels ; il n'a pas de mots pour dire : il pleut, il tonne, il neige, mais il dit : Dieu fait pleuvoir, Dieu donne des voix et des éclairs, Dieu donne de la neige. Souvent on n'a qu'à traduire les expressions hébraïques dans notre langage vulgaire, pour se rendre compte de ce qu'il y a d'extraordinaire dans les récits de certains événements, lors même que ces événements sont rapportés par des contemporains et qu'il ne peut pas être question de mythes, qui ne peuvent se former qu'après un certain temps.

En nous plaçant à ce point de vue, nous ne serons plus choqués des contradictions et des invraisemblances que nous rencontrons à chaque pas dans l'histoire des patriarches ; nous n'essayerons pas de nouvelles explications, et nous ne nous occuperons pas Même des essais infructueux qui ont été faits jusqu'ici. Ainsi, dans l'histoire d'Abraham, nous rie chercherons pas à savoir comment il se fait que Sarah, âgée de soixante-cinq ans, est enlevée pour le harem du Pharaon d'Egypte, et, ce qui est bien plus extraordinaire, comment sa vertu court encore les mêmes dangers à la cour du roi de Gerar, lorsque, âgée de quatre-vingt-dix ans, elle reconnaît elle-même son état de décrépitude, et refuse de croire à la naissance du fils que lui annoncent les messagers de Dieu[11]. Nous ne rechercherons pas si les deux récits n'ont pour hase qu'un seul événement raconté différemment dans les documents anciens dont l'auteur de la Genèse a pu se servir, et si l'aventure analogue racontée dans l'histoire d'Isaac et de Rebecca n'est que la reproduction de ce même événement, puisé à une troisième source, sans que l'auteur ait soumis les différents documents à une critique sévère. — Nous n'examinerons pas si réellement Dieu a voulu éprouver Abraham, en lui ordonnant d'immoler son fils, ou si le patriarche, dans un rêve produit par son exaltation, a cru recevoir cet ordre, et si, revenu à lui-même, il a reconnu qu'un pareil acte ne saurait être agréable à Dieu ; ou si toute cette histoire n'est qu'une fiction poétique qui devait peindre le dévouement d'Abraham. Ces problèmes et une foule d'autres ont beaucoup occupé les rabbins, les Pères de l'Église et les critiques modernes ; les vénérables documents de la Genèse ont fourni matière tantôt à des subtilités scolastiques, tantôt à des commentaires argutieux ou à des plaisanteries sans dignité. Mais avant tout, en lisant la Bible avec le respect qui lui est dd, il faut aussi se pénétrer du sentiment poétique, qui anime ce monument divin des anciens âges. La Genèse, et, jusqu'à un certain point, toute la Bible, est une épopée dans la sphère du monothéisme, comme le sont l'Iliade et l'Odyssée dans la sphère du polythéisme grec. L'historien peut chercher à reconnaître dans l'épopée plusieurs vérités historiques incontestables ; mais il renoncera à se rendre un compte exact des détails que l'imagination poétique et les croyances populaires ont amplifiés et transformés en 'mythes.

Ainsi ce que nous pouvons admettre comme historique dans la vie d'Abraham, c'est son émigration de la Mésopotamie et son établissement au milieu des Cananéens devant lesquels il proclame ouvertement l'existence du Dieu unique, dont les traditions s'étaient conservées probablement parmi les descendants de Sem. Il Va en Égypte et il en revient avec la confiance que le pays qu'il a choisi pour demeure appartiendra à sa postérité et sera consacré un jour au culte de ce Dieu qui est devenu son guide. Il vit en bonne intelligence avec les habitants du pays, et les protège avec désintéressement contre les ennemis venus du dehors. Il institue la circoncision comme signe extérieur de son alliance avec Dieu. Dans un âge avancé, il espère encore avoir un fils de sa femme légitime, presque aussi âgée que lui ; et ce vœu, qui occupe toute sa pensée, est enfin exaucé. Ce fils dans lequel se concentrent toutes ses espérances, parce qu'il est seul digne d'hériter et de propager sa foi, il est prêt à le sacrifier, lorsqu'il croit un moment que ce sacrifice peut être agréable à la Divinité ; mais bientôt il est désabusé : le fils de Sarah, son héritier légitime, lui est conservé, et par Ismaël et les fils de Ketoura, il devient le père des nombreuses tribus de l'Arabie.

La famille d'Abraham devient le centre de la croyance monothéiste. Le patriarche reconnaît Jéhova comme le créateur du ciel et de la terre (Gen. 14, 22), et il voit en lui la justice absolue, le juge de toute la terre, qui récompense le bon et qui punit le méchant, mais qui, dans sa bonté, pardonne aussi au coupable pour l'amour du juste (ib. 18, v. 25 et 26). Ainsi, sur le seuil de l'histoire des Hébreux nous rencontrons dans Jehova le Dieu universel, et non pas un Dieu national ou le Dieu local de la Palestine, comme l'ont prétendu quelques critiques bornés. Avec Moïse cette croyance deviendra la religion d'un peuple, le culte consacré, à Jéhova aura d'abord un caractère local ; mais sous les prophètes nous verrons le monothéisme se spiritualiser de plus en plus et se préparer à devenir la religion universelle de l'humanité.

Abraham n'est pas inconnu à l'histoire profane. Bérose, cité par Josèphe[12], parle d'un homme juste, grand et versé dans les choses célestes, qui vivait parmi les Chaldéens à la dixième génération après le déluge, et Josèphe croit avec raison qu'il est ici question d'Abraham. L'historien Nicolas de Damas, cité par le même auteur, dit qu'Abraham, sorti de Chaldée avec une armée, se rendit d'abord à Damas où il régna quelque temps avant d'entrer dans la terre de Canaan. Josèphe ajoute que, encore de son temps, un village des environs de Damas fut appelé la demeure d'Abraham. Selon Justin (l. 36, c. 2), Abraham fut le quatrième roi de Damas. Les livres des Sabéens parlent des croyances monothéistes d'Abraham et des dissensions qui s'élevèrent à ce sujet entre lui et les habitants de la Chaldée, et qui l'obligèrent d'émigrer, après avoir perdu tous ses biens[13]. Les Arabes, qui surnomment Abraham Khalil-allah (l'ami de Dieu), nom qu'il porte déjà dans l'Épître de saint Jacques (2, 23), professent pour ce patriarche un grand respect ; ils le font voyager à la Mecque, où, aidé par Ismaël, il construit le temple de la Caaba. Ils débitent sur la vie du patriarche un grand nombre de fables, puisées en partie dans les écrits des rabbins[14].

Ce que Josèphe et Philon, les rabbins et les Pères de l'Église racontent de la profonde science d'Abraham dans les mathématiques, l'astronomie, la métaphysique, etc. n'a aucune base historique et ne doit point nous occuper ici[15].

Après la mort d'Abraham, Isaac, héritier de ses biens et de ses croyances, jouissait de la bénédiction du ciel. Il continua à demeurer dans les environs de Beerséba. Ses deux enfants montrèrent une différence de caractère bien tranchée : Esaü avait du goût pour la chasse et aimait à passer ses jours dans les champs, tandis que Jacob, moins vif que son frère et plus pieux, aimait à rester dans les tentes. Isaac avait donné son affection à Esaü, dont il aimait sans doute la vivacité et la droiture, et qui lui fournissait du gibier qui était à son goût, comme dit la Genèse. La douceur de Jacob en avait fait le favori de sa mère ; mais cette douceur était accompagnée d'un certain esprit de ruse qui cherchait à tirer profit de la rustique simplicité d'Esaü. Un jour celui-ci rentra de la campagne accablé de fatigue ; Jacob était occupé à préparer une bouillie de lentilles. Fais-moi donc manger de ce mets rouge[16], dit Esaü, car je suis fatigué. Jacob proposa à son frère affamé de lui céder le droit d'aînesse. Je me meurs, dit Esaü, qu'ai-je affaire du droit d'aînesse ? et il vendit son droit à Jacob pour un morceau de pain et une bouillie de lentilles.

Une famine ayant encore affligé le pays, comme du temps d'Abraham, Isaac eut d'abord l'intention de se rendre en Égypte ; mais il reçut un avertissement de Dieu, qui l'engagea à ne pas quitter un pays qui devait appartenir à sa postérité. Isaac se rendit donc à Gerar. A l'exemple de son père, il fait passer sa femme pour sa sœur ; mais le roi Abimélech s'étant aperçu que Rebecca était la femme d'Isaac, reprocha à ce dernier d'avoir exposé les habitants du pays à se rendre coupables à son égard, et il défendit en même temps, sous peine de mort, d'attenter à l'honneur d'Isaac et de sa femme.

Isaac resta longtemps dans le petit royaume de Gerar,  et s'y livra à l'agriculture. La bénédiction divine qui faisait prospérer toutes ses entreprises, et les biens qu'il avait acquis, excitèrent la jalousie des habitants, qui, par ressentiment, comblèrent les puits qu'Abraham avait creusés dans ces contrées. Abimélech engagea Isaac à quitter Gerar. Retiré dans une vallée du territoire de Gerar, Isaac se vit encore contrarié par les pasteurs du pays. Il se décida enfin à retourner à Beerséba, où il dressa un autel à Jéhova. Abimélech, regrettant d'avoir renvoyé un homme que la Divinité comblait de ses faveurs, se rendit à Beerséba avec son général Phichol pour solliciter d'Isaac le renouvellement de leur alliance qu'ils scellèrent par de mutuels serments. Le texte de la Genèse (26, 33) rattache encore à cet événement le nom de Beerséba, et, en général, tout ce récit offre tant d'analogie avec ce que la Genèse raconte de l'alliance conclue entre Abraham et Abimélech, qu'on est disposé à croire que ces deux documents différents, dont l'un attribuait à Isaac ce que l'autre faisait remonter jusqu'à Abraham, ont une même source. Dans les deux récits nous voyons paraître Abimélech, accompagné du général Phichol, et cependant, si on admettait la vérité historique des deux récits, il y aurait entre les deux événements un espace de cent ans environ. Il faudrait alors supposer que l'Abimélech d'Isaac n'est pas le même que celui d'Abraham. Nous avons déjà dit, dans un autre endroit, que Abimélech (père-roi) était le titre des rois de ces contrées. Quant au nom de Phichol (qui signifie bouche de tous), on pourrait le considérer aussi comme un titre donné au grand vizir.

Isaac avait cent ans, lorsque Esaü, âgé de quarante, épousa deux femmes héthites, ce qui causa beaucoup de chagrin à ses parents. Le vieux Isaac, malgré les écarts de son fils aîné, regardait toujours celui-ci comme l'héritier principal de ses biens et des traditions d'Abraham, auxquelles se rattachaient les bénédictions que le ciel avait promises à la famille des Hébreux. Rebecca persistait dans sa prédilection pour Jacob, que la désobéissance d'Esaü ne pouvait que fortifier. Jacob, quoique rusé et moins franc que son frère, était évidemment plus apte à conserver et à propager dans la famille le culte de Jéhova qui devait un jour se développer sur le sol de la Palestine. Mais la pieuse Rebecca croyait que la bénédiction que le père, avant de mourir, devait prononcer sur l'un de ses deux fils, pouvait seule déterminer leur sort respectif ; dans les dernières paroles d'un père elle voyait une force irrésistible, c'était le décret irrévocable de la Providence. Elle résolut donc, fût-ce même par une ruse, de faire porter la bénédiction sur la tête de Jacob. L'âge avancé d'Isaac et l'affaiblissement de sa vue favorisèrent le projet de Rebecca. Un jour le vieux père annonça à Esaü qu'il était prêt à lui donner sa dernière bénédiction et il lui demanda de s'y préparer en allant à la chasse et eu lui apprêtant un gibier savoureux. Rebecca, qui l'avait entendu, alla avertir son fils Jacob, et l'engagea à se substituer à son frère avant que celui-ci eût le temps de revenir de la chasse. Jacob, craignant de se voir découvert et chargé de malédiction, refusa d'abord ; mais la mère ordonna, et Jacob obéit. Rebecca fit tuer deux jeunes chèvres, et après avoir apprêté la viande selon le goût d'Isaac, elle couvrit Jacob des vêtements de son frère aîné, qui avaient l'odeur de la chasse. Jacob se présenta ainsi à son père, la ruse réussit, et il enleva la bénédiction destinée au premier-né. Celui-ci, revenu de la chasse, apprit ce qui s'était passé ; le désespoir s'empara de lui, et il jura de se venger de la trahison de son frère.

Rebecca, craignant pour Jacob le juste ressentiment du farouche Esaü, l'engagea à fuir et à se rendre à Harrân où elle avait un frère nommé Laban. Respectant l'affection qu'Isaac portait à Esaü, elle ne voulut point affliger le vieillard en lui révélant les projets sinistres que ce fils qu'il chérissait avait hautement manifestés. Elle présenta le voyage de Jacob comme ayant pour but de chercher pour lui une femme dans leur propre famille, afin qu'il ne s'alliât pas, comme Esaü, avec les odieux Cananéens. Isaac consentit au départ de Jacob ; il l'appela auprès de lui, et lui donna de nouveau sa bénédiction, en assurant à ses descendants la possession du pays de Canaan.

C'est ici le point culminant de la vie d'Isaac, dans le sens des traditions théocratiques des Hébreux. Par ce dernier acte spontané, le second patriarche est entièrement réconcilié avec la destinée des descendants de Jacob. La ligne d'Esaü, comme celle d'Ismaël, se trouve éliminée de notre histoire, qui ne s'occupera que de la famille de Jacob, le troisième patriarche.

La vie d'Isaac, qui, en général, n'est pas riche en événements remarquables, et qui se trouve dénuée de ce prestige du merveilleux que nous avons remarqué dans la vie d'Abraham, n'offre plus à l'auteur de la Genèse rien qui soit digne d'être rapporté. Isaac vécut encore longtemps ; mais il n'est plus fait mention de lui qu'une seule fois, lors du retour de Jacob.

Parti de Beerséba, pour se rendre en Mésopotamie, Jacob eut à Louz un songe qui montre combien il était pénétré de confiance en Dieu et quelles espérances il nourrissait déjà sur ce que sa race devait être un jour pour les peuples de la terre. Dans ce songe il voyait une échelle sur le haut de laquelle apparaissait Jéhova, et où ses messagers célestes montaient et descendaient. Jéhova lui renouvela les promesses faites à Abraham et à Isaac toutes les familles de la terre, lui disait-il, se béniront par toi et ta postérité. Réveillé de son sommeil, il consacra cet endroit en y plaçant une pierre en monument, et lui donna le nom de Bethel (maison de Dieu). Puis il continua son voyage, et arrivé près de Harrân, il rencontra parmi les bergères de la ville sa cousine Rachel, fille de Laban. Jacob se mit au service de sou oncle, par lequel il fut reçu avec le plus grand empressement. Il aimait Rachel, et il offrit à Laban de le servir sept années pour avoir sa fille en mariage ; mais Laban avait une autre fille plus âgée, nommée Léa, qui était moins belle que Rachel. Au jour du mariage, Laban substitua Léa à Rachel, et Jacob, pour obtenir celle qu'il aimait, se vit obligé de s'engager encore pour sept autres années. Léa avait déjà donné quatre fils à Jacob, savoir Ruben, Siméon, Levi et Juda, et Rachel était restée stérile. Suivant l'usage de ces temps, Rachel donna à Jacob sa servante Bilha, pour avoir au moins le mérite d'élever des enfants à son mari. De cette union naquirent deux fils, appelés Dan et Naphthali. Léa, qui depuis plusieurs années n'avait plus eu d'enfants, suivit l'exemple de sa sœur, en donnant à Jacob sa servante Zilpha, qui donna aussi le jour à deux fils, Gad et Aser. Ensuite Léa elle-même mit au monde deux autres fils, Isachar et Zabulon, et une fille appelée Dina. Mais enfin les vœux de Rachel furent exaucés et elle donna le jour à un fils, qui reçut le nom de Joseph.

Jacob voulut alors retourner chez ses parents ; mais Laban le pria de rester, en le laissant libre de fixer lui-même son salaire. Alors Jacob convint avec Laban de recevoir pour récompense toutes les brebis foncées et les chèvres tachetées qui naîtraient dorénavant dans les troupeaux de sou beau-père. Jacob, en berger expérimenté, se servit d'un certain artifice pour mettre tous les avantages de son côté, croyant pouvoir se permettre une supercherie envers un homme qui l'avait si souvent trompé. Dans l'espace de six eus, il devint immensément riche, ce qui excita la jalousie de Laban et de ses fils. Jacob ne se trouvant plus à son aise auprès d'eux, résolut de partir secrètement. Il emmena ses femmes, ses enfants, ses troupeaux et tous les biens qu'il avait acquis, et prit le chemin du pays de Canaan. Laban, qui était allé tondre ses brebis, n'apprit la fuite de Jacob qu'après trois jours ; il ne retrouva plus ses idoles que Rachel avait enlevées. Irrité, il se mit à la poursuite des fugitifs, et il les atteignit près de la montagne de Gilead ; mais ayant eu un songe dans lequel Dieu lui défendait d'entrer en dispute avec Jacob, il se contenta de lui reprocher sa conduite avec bienveillance. Les idoles que Rachel avait cachées ne furent pas retrouvées. Laban se réconcilia avec son gendre ; ils firent une alliance ensemble, et se séparèrent en amis.

Jacob, arrivé à Mahnaïm, envoya des messagers dans le pays de Séir où résidait son frère Esaü, et le fit avertir de son arrivée. Esaü vint au-devant de lui, accompagné de quatre cents hommes. Jacob craignant une attaque, adressa une prière fervente au Dieu d'Abraham et d'Isaac, et tâcha d'apaiser la colère d'Esaü en lui envoyant un riche présent. Ayant fait passer le Yabbok à ses femmes et à ses enfants et étant resté seul la nuit de l'autre côté de la rivière, il eut une vision dans laquelle il se voyait en lutte avec un inconnu, qui se lit reconnaître ensuite comme messager céleste et qui changea le nom de Jacob en celui d'Israël, d'où vient le nom d'Israélites donné aux descendants de Jacob.

Dans cette lutte que Jacob soutient contre la Divinité, lorsqu'il est sur le point de rentrer dans sa patrie, nous ne pouvons voir qu'un mythe, qui exprime l'idée de la purification du patriarche. Jacob lutte par la prière, et la Divinité est vaincue par sa soumission ; les fautes qu'il a commises sont oubliées, il les efface en s'humiliant devant Dieu, et dorénavant nous ne trouverons plus rien de blâmable dans sa conduite. Le nom de Jacob, dans lequel on pouvait voir une allusion aux fautes de sa jeunesse, est changé en celui d'Israël, qui rappelle à la fois sa lutte et sa victoire[17] ; ses descendants n'héritent que de ce dernier nom, on les appelle enfants d'Israël. Un passage du prophète Osée (ch. 12, v. 4 et 5) nous montre comment les anciens Hébreux entendaient le mythe de la lutte de Jacob : Dans le sein (de sa mère) il supplanta son frère, mais dans sa force virile il lutta avec Dieu ; il maîtrisa l'ange et il le vainquit, car il pleura et lui adressa des supplications.

Jacob, fortifié par la prière et plein de confiance en Dieu, se mit à la tête de sa famille, et alla au-devant de son frère Esaü. Celui-ci le redut avec bonté, l'embrassa tendrement et lui proposa de continuer le voyage en commun ; mais Jacob s'excusa sur ses jeunes enfants et ses troupeaux qui n'auraient pu le suivre assez vite. Esaü retourna donc seul à Séir, et Jacob se rendit dans les environs de Sichem, où il bâtit un autel en l'honneur du Dieu d'Israël.

Une série de dures épreuves attendait le patriarche dans le pays de Canaan. Sichem, fils de Hamor, le prince des Sichémites, enleva Bina, fille de Jacob, et la déshonora. Il la demanda ensuite en mariage ; mais les fils de Jacob méditèrent une terrible vengeance coutre tous les Sichémites. Ils consentirent en apparence au mariage de Dina avec Sichem, soue condition que tous les habitants mâles de la ville se soumettraient immédiatement à la circoncision. Le troisième jour, quand les Sichémites étaient encore souffrants, deux des fils de Jacob, Siméon et Lévi, dirigèrent une attaque contre eux et les égorgèrent tous, après quoi les autres fils de Jacob pillèrent la ville et emmenèrent les femmes, les enfants et les troupeaux. Jacob fut très affligé de cet événement, et il reprocha à ses fils leur action atroce[18]. Toute la famille quitta les environs de Sichem, où elle ne se croyait plus en sûreté. Arrivé à Bethel, Jacob éleva un autel à l'endroit où Dieu lui avait apparu dans un songe. Se dirigeant ensuite vers Ephrath (Bethléhem), il eut la douleur de perdre Rachel, qui mourut en donnant le jour à un second fils nommé Benjamin. Encore aujourd'hui on montre le tombeau de Rachel aux environs de Bethléhem. Jacob se rendit ensuite à Hébron, où vivait encore son père Isaac, qui, selon la Genèse (35, 28), mourut à l'âge de cent quatre-vingts ans. Si ce nombre est exact, Isaac dut être témoin de l'événement que nous allons raconter et du désespoir de son fils Jacob.

Joseph, premier-né de Rachel, était l'objet tout particulier de l'affection de son père, qui lui donnait souvent des marques de tendresse et se montrait disposé à lui accorder des privilèges qui, par droit de naissance, appartenaient aux fils de Léa. D'ailleurs les aînés des fils de Jacob s'étaient attiré par des fautes graves la défaveur de leur père. Ruben, le premier-né, avait perdu son droit par tan inceste[19] ; Siméon et Lévi avaient mécontenté Jacob par leur conduite perfide envers les Sichémites. Joseph, enfant chéri de son père et traité en ennemi par ses frères jaloux, rendait compte à Jacob de tout ce qu'il pouvait y avoir de blâmable dans la conduite de ses fils aînés, et il ne cachait pas à ceux-ci ses espérances et ses rêves de grandeur. Attachant, dès son enfance, une grande importance aux songes, dans lesquels il lisait l'avenir, Joseph n'hésitait pas à raconter à ses frères ses visions nocturnes, présages de sa future grandeur. Les frères conçurent contre lui une haine mortelle et conspirèrent sa perte. Un jour, Jacob envoya Joseph demander des nouvelles de ses frères qui faisaient paître leurs troupeaux dans les environs de Sichem. A son arrivée l'idée de le tuer s'empara de ses frères ; Ruben, l'aîné, sur lequel pesait la plus grande responsabilité, tâcha de sauver Joseph, et il engagea ses frères à le jeter dans une citerne d'où il avait dessein de le retirer plus tard. Mais les frères, profitant d'une absence momentanée de Ruben, vendirent Joseph à une caravane de marchants qui passait dans ce moment, se rendant en Égypte. Ils envoyèrent à leur vieux père la robe de Joseph teinte du sang d'un bouc qu'ils venaient de tuer, et le malheureux vieillard, croyant son jeune fils déchiré par une bête féroce, s'abandonna au plus, vif désespoir. Joseph, emmené en Egypte, fut vendu à Potiphar, un des grands dignitaires de ce pays, et devint l'intendant de sa maison. La femme de Potiphar[20], séduite par la beauté de l'esclave hébreu, le poursuivit par des sollicitations criminelles, et se voyant l'objet de son dédain, elle résolut de le perdre, en l'accusant auprès de son mari d'avoir tenté le crime qu'elle avait voulu elle-même lui faire commettre. Elle réussit et Joseph fut jeté en prison. Il sut bientôt se faire aimer par le geôlier, qui lui confia le soin de tous les prisonniers.

Quelque temps après, deux officiers du roi d'Égypte, le grand échanson et le grand panetier, furent mis dans la prison où se trouvait Joseph. Celui-ci les voyant troublés un matin par des songes qu'ils avaient eus dans la nuit, proposa de leur en donner l'interprétation. Ils lui racontèrent leur songe respectif ; Joseph prédit que dans trois jours le grand échanson serait rétabli dans sa charge, et que le grand panetier serait décapité. L'événement vérifia la prédiction de Joseph.

Deux ans après, le roi d'Égypte eut un songe fort remarquable. Il vit sortir du Nil sept vaches grasses, auxquelles succédèrent sept vaches maigres qui les engloutirent. Réveillé de son sommeil et endormi de nouveau, il vit sept épis pleins, qui furent engloutis par sept épis vides. Frappé de cette double vision, le roi en demanda l'explication à tous les sages et devins de l'Égypte. Aucun d'eux ne pouvant donner une réponse satisfaisante, le grand échanson se rappela l'esclave hébreu qui, dans la prison, lui avait si bien prédit son sort. Il en parla au roi, qui fit venir Joseph et lui exposa son double songe. Joseph déclara au roi que ce songe annonçait sept années d'abondance qui seraient suivies de sept années de stérilité. En même temps il fit comprendre au roi que c'était pour lui un devoir de prévenir le mal et d'établir des magasins, où, sous la direction d'un homme intelligent et habile, on pût ramasser des provisions pour les années de disette. Le roi, fort satisfait de l'explication de Joseph, le chargea lui-même de l'exécution de ses projets et lui conféra une autorité illimitée sur toute l'Égypte. Il lui fit épouser la fille de Potiféra, grand prêtre d'On ou Héliopolis, avec laquelle Joseph eut deux fils, Manassé et Éphraïm.

Les expédients que Joseph imagina pour préserver l'Égypte des horreurs de la famine, l'imposition des agriculteurs, qui se montait à un cinquième du revenu total, et les dispositions qui transformèrent toute l'Égypte, à l'exception des propriétés sacerdotales, en une terre féodale, dont le roi était le propriétaire réel, changèrent essentiellement les rapports mutuels des castes et donnèrent à la royauté une force qu'elle n'avait pas eue jusqu'alors. Il se fit à cette époque dans la constitution de l'Égypte une véritable révolution. Les recherches sur les opérations de Joseph et sur leur opportunité sont d'une certaine importance pour l'histoire ancienne de l'Égypte ; mais elles ne touchent en rien l'histoire des Hébreux dont nous nous occupons ici. Les interminables dissertations qu'on a faites sur la moralité du procédé de Joseph nous semblent assez puériles et oiseuses. Les hautes vérités bibliques sont désintéressées dans ces questions de certaines individualités, dont la Bible nous raconte les faits avec une naïve simplicité, sans nous les présenter comme modèles dans toutes les phases de leur vie et de leur activité. Quant au rêve de Pharaon et à la divination de Joseph, nous avons à peine besoin de faire remarquer que le récit du fait historique a subi, dans le courant des siècles, l'influence de l'imagination poétique. Pour nous, tout cet épisode ne nous intéresse que parce qu'il motive l'émigration de la famille de Jacob de Canaan en Egypte.

Pendant l'absence de Joseph, cette famille s'était considérablement agrandie ; mais la pureté du sang ne s'y était point conservée selon les vues d'Abraham et d'Isaac. Plusieurs des fils de Jacob avaient contracté des mariages avec des femmes cananéennes[21]. Ce que la Genèse (ch. 38) nous raconte de la conduite de Her et Onan, fils de Juda, et de l'inceste involontaire commis par Juda avec Thamar, veuve de ses deux fils, nous montre combien les mœurs avaient dégénéré dans la famille de Jacob. Chacun des fils du patriarche était devenu chef d'une famille sur laquelle il exerçait un pouvoir souverain, comme le prouve la peine de mort décrétée par Juda contre sa bru Thamar lorsqu'il la croit seule coupable d'un crime dont il était le complice.

La disette qui régnait en Égypte, et qui absorbait sans doute les produits des terres voisines, devait se faire ressentir dans le midi de Canaan, où résidait Jacob avec sa famille. Ayant entendu parler des grandes provisions de blés faites par les ordres de Pharaon, Jacob envoya tous ses fils, à l'exception de Benjamin, dans le pays d'Égypte, pour y acheter des vivres. Joseph ayant reconnu ses frères, et les ayant amenés par différentes questions à lui parler de leur père et de Benjamin, exigea d'eux de lui amener ce dernier, et, sous prétexte qu'ils étaient des espions, il garda Siméon pour otage. Un second voyage en Égypte était devenu nécessaire. Jacob se vit forcé d'envoyer Benjamin avec ses frères. Nous ne dépeindrons pas les émotions de Joseph, sa lutte intérieure et ses procédés envers ses frères dont il veut éprouver les sentiments. Tout le monde connaît le beau récit de la Genèse. Joseph, après s'être fait connaître à ses frères étonnés, les engagea à conduire en Égypte leur vieux père et toute la famille d'Israël.

Il leur désigna pour demeure le pays de Gosen, très-probablement, était situé entre la mer Rouge et le Nil, s'étendant au midi jusqu'aux environs de Bilbéis et au nord jusque vers Pelusium et la limite méridionale de la Palestine[22]. Comme ce district avait de bons pâturages, on l'appelle, par rapport aux pasteurs hébreux, la meilleure partie du pays (Gen. 47, 6).

Quand les frères de Joseph revinrent auprès de leur père, celui-ci refusa d'abord de croire à l'heureuse nouvelle qu'ils lui apportaient ; mais bientôt il fut convaincu par les détails qu'ils lui donnèrent et par les chariots et les riches provisions de voyage que Joseph lui avait envoyés. Il partit donc avec toute la famille pour l'Égypte. Sur la limite de Canaan, à Beerséba, le patriarche immola des victimes au Dieu de ses pères, qui, dans une vision nocturne, le rassura sur les dangers de cette émigration. Cette vision rend Jacob convaincu que ses descendants conserveront le culte du vrai Dieu et qu'ils retourneront dans le pays de Canaan. Leur Dieu les accompagnera en Égypte et il reviendra avec eux (Gen. 46, 4) ; telle est l'idée qui occupe l'esprit de Jacob à son départ pour l'Égypte où régnait la plus grossière idolâtrie.

Joseph, venu au-devant de son père, l'emmena avec lui dans la capitale pour le présenter au roi d'Égypte, qui reçut avec bonté le vieux patriarche, alors âgé de cent trente ans, et approuva le projet de Joseph d'établir la famille des Hébreux dans le pays de Gosen. Selon la tradition biblique, la famille se composait alors de soixante-dix individus, en y comprenant Joseph et ses deux enfants[23]. Rien ne s'oppose à ce que cette tradition soit considérée comme historique, quoique les noms propres que renferme le tableau de la Genèse (ch. 46, v. 8-27) présentent bien des difficultés, et qu'il soit impossible de faire toujours accorder ce tableau avec celui du livre des Nombres (ch. 26) et avec les généalogies du premier livre des Chroniques (ch. 9-8).

Jacob vécut dix-sept ans dans le pays de Gosen, où sa famille devint de plus en plus nombreuse. Sentant sa mort approcher, il fit venir son fils Joseph et lui fit jurer qu'il ferait transporter ses restes dans la sépulture de ses pères à Hébron. Pendant la dernière maladie du patriarche, Joseph accourut auprès de lui, accompagné de Manassé et Éphraïm, ses deux fils. Jacob les adopta pour ses enfants, en leur reconnaissant des droits égaux à ceux de ses autres fils[24]. Aussi les voyons-nous plus tard former deux tribus distinctes. En les bénissant le patriarche donna ta préférence à Ephraïm, quoiqu'il fût le cadet. Ensuite il donna la bénédiction à tous ses fils, en désignant pour plusieurs d'entre eux les districts que leurs familles devaient occuper dans le pays de Canaan, selon les dispositions de caractère qu'il leur connaissait.

Cette bénédiction, ou plutôt ce testament de Jacob, forme un des plus beaux morceaux de la poésie hébraïque. Malgré les doutes que la critique moderne a élevés contre l'authenticité de ce poème, nous n'hésitons pas à y voir, conformément à la tradition reçue, l'œuvre du patriarche Jacob, quoiqu'il renferme peut-être un petit nombre de passages interpolés[25]. Tout dans ce poème nous indique l'époque anté-mosaïque : on n'y trouve aucune trace du grand miracle de la sortie d'Égypte, qu'un poète plus récent n'eût manqué de faire prédire au patriarche ; pas la plus légère allusion au culte mosaïque, aux fonctions sacerdotales et aux privilèges de la tribu de Lévi, qui, au contraire, partage avec son frère Siméon la réprobation du patriarche. Si Juda porte le sceptre et si ses frères lui rendent leurs hommages, ce n'est pas une raison pour croire tout le poème composé à l'époque de David et Salomon ; Ruben, Siméon et Lévi s'étant montrés indignes de devenir les chefs du peuple d'Israël, le patriarche devait naturellement penser à Juda ; son quatrième fils, a qui il pouvait reconnaître la souveraineté, tout en favorisant Joseph par une double portion d'héritage. Déjà du vivant de Jacob, nous voyons Juda à la tête de ses frères ; c'est lui qui demande à Jacob de per mettre le voyage de Benjamin (Gen. ch. 43, v. 3 et 8), et c'est lui aussi qui, devant Joseph, porte la parole au nom de tous (ib. ch. 44, v. 14, 18 et suiv.). On a trouvé difficile d'admettre qu'un vieillard de cent quarante-sept ans, sur son lit de mort, ait été capable du haut élan poétique qui se révèle dans cette bénédiction. Mais le testament de Jacob n'était pas l'œuvre du moment ; depuis longtemps les destinées de ses fils et leur retour dans la patrie occupaient sans doute exclusivement l'esprit du patriarche, et les images qui le remplissaient depuis dix-sept ans agissent avec une nouvelle force dans les derniers jours de sa vie, et, dans un dernier élan, il trouve facilement des paroles sublimes Pour en revêtir les rêves de toute sa vie[26].

Jacob ordonna de nouveau à ses enfants de transporter ses restes à Hébron dans le tombeau de famille, où reposaient Abraham et Sarah, Isaac et Rebecca, et où il avait aussi enterré Léa, morte avant son départ pour l'Égypte. Après sa mort, Joseph fit embaumer son corps, selon la coutume du pays. Les Égyptiens célébrèrent un deuil de soixante-dix jours ; ensuite tous les grands de la cour de Pharaon accompagnèrent Joseph et ses frères conduisant le corps de Jacob dans le pays de Canaan.

Revenus en Egypte, les fils de Jacob craignaient le ressentiment de Joseph, et ils lui demandèrent pardon au nom du Dieu de leur père. Joseph les rassura, les consola et leur promit toute sa protection. Plus d'un demi-siècle encore, il est par sa haute position le bouclier de la colonie hébraïque. Celle-ci s'était peut-être déjà trop multipliée pour pouvoir facilement retourner dans ses premiers foyers ; peut-être aussi les Cananéens ne se montraient-ils pas bien disposés à la recevoir. Quoi qu'il en soit, le retour fut ajourné indéfiniment, et Joseph, avant de mourir, en parle comme d'une espérance lointaine qui devait se réaliser un jour avec le secours de la Divinité, et il témoigne le désir que ses ossements soient alors transportés dans le pays de Canaan. Il mourut à l'âge de cent dix ans ; quant à ses frères, il paraît que quelques-uns au moins lui survécurent[27].

 

2. SERVITUDE DES HÉBREUX. - MOÏSE.

Les Hébreux formaient dans le pays de Gosen un petit peuple, séparé des Égyptiens par ses mœurs, son culte, son langage et son régime patriarcal. La Bible se tait sur l'époque qui suivit immédiatement la mort de Joseph et de sesfrères ; mais il est certain que les Hébreux restaient isolés des Égyptiens et qu'il n'y avait de place pour eux dans aucune des castes égyptiennes, qui toutes étaient héréditaires. Leur profession de pasteurs, leurs mœurs nomades, méprisées des "Égyptiens, avaient établi entre les deux peuples une barrière insurmontable. Leur culte patriarcal, à la vérité, ne s'était pas conservé dans sa pureté primitive, mais le culte des Égyptiens était trop en opposition avec les traditions des Hébreux pour qu'il eût pu prévaloir parmi ces derniers. Les enfants d'Israél conservaient des notions du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, quoiqu'ils n'eussent plus de ce Dieu que des idées bien confuses. Placés sous la dépendance des rois d'Égypte, ils étaient gouvernés cependant par leurs propres chefs. Les tribus étaient divisées en familles, qui avaient chacune son Zakén ou schéikh[28] et ces chefs de famille se trouvaient sans doute sous les ordres des chefs de leurs tribus respectives. A l'époque de la Servitude nous trouvons aussi mentionnés des officiers sous le titre de Schoterim, dont l'autorité est sanctionnée par le gouvernement égyptien, auprès duquel ils sont personnellement responsables des charges imposées à la colonie[29].

Les nomades hébreux faisaient quelquefois des excursions au delà des limites de l'Égypte. Le premier livre des Chroniques (ch. 7, v. 21) mentionne une expédition entreprise par les fils d'Éphraïm contre les habitants de Gath, dont ils voulaient prendre les bestiaux, et qui les tuèrent. Une fille d'Ephraïm fonda plusieurs villes dans le pays de Canaan (ib. v. 24). Il paraît résulter d'un autre passage (ib. ch. 4, v. 21-23) que quelques membres de la famille de Schéla, fils de Juda, firent des conquêtes sur le territoire des Moabites, et que, dans la même famille, on cultivait différents arts et métiers, notamment la fabrication du byssus et la poterie.

Les grands services que Joseph avaient rendus à l'Égypte ne pouvaient être oubliés de sitôt, et la mémoire de cet, homme illustre devait encore longtemps servir d'égide à la colonie qu'il avait appelée dans le pays. Celle-ci allait toujours croissant et prospérant jusqu'à ce que le trône de Memphis fut occupé par une nouvelle dynastie qui ne connaissait pas Joseph (Exode, ch. 1, v. 8). Nous ne possédons de l'histoire ancienne de l'Egypte que des fragments informes dont la chronologie est encore moins sûre que celle de l'histoire des Hébreux de cette époque. Il est donc très-difficile, sinon impossible, d'établir le synchronisme des deux histoires. Il n'est pas probable que le nouveau roi dont parle l'Exode, s'il eût été de la dynastie à laquelle Joseph avait rendu de si grands services, eût entièrement ignoré ces services et les circonstances qui avaient motivé l'arrivée de la colonie hébraïque. C'est donc avec raison que l'historien Josèphe voit dans le nouveau roi une nouvelle dynastie[30]. Quelques écrivains[31] ont pensé que cette dynastie était celle des Hycsos ou Pasteurs, nomades venus d'Arabie, qui s'établirent d'abord dans la basse Égypte, où ils bâtirent la ville d'Avaris (Héroopolis), et qui peu à peu se répandirent dans toute l'Égypte et dépossédèrent les rois de Memphis et de Diospolis. Mais les différents fragments de Manéthon, cités par Josèphe, ne sont pas favorables à cette hypothèse[32] ; il paraît résulter de ces fragments que les Hycsos appartiennent à une époque antérieure. Nous ne croyons pas qu'il soit possible d'arriver sur ce point à des résultats positifs ; les découvertes récentes sur les monuments égyptiens ne nous paraissent pas avoir beaucoup avancé la question[33].

Quoi qu'il en soit, l'avènement d'une nouvelle dynastie devint funeste à la colonie des Hébreux. Un des rois de cette dynastie n'ayant plus aucun souvenir des bienfaits que l'Égypte avait reçus de Joseph, voyant avec effroi la force toujours croissante du peuple établi à Gosen, et craignant que, dans le cas d'une guerre ces étrangers ne fissent cause commune avec l'ennemi, résolut de les opprimer en les accablant de lourds travaux. En leur imposant des chefs de corvée, il les employa à bâtir ou à fortifier les villes de Pithom et de Raamsès[34]. Pour multiplier leurs travaux, il les força de cuire des briques, de faire du ciment et de travailler dans les champs. Tous ces moyens étant insuffisants pour réduire les Hébreux, le roi donna l'ordre aux sages-femmes de faire périr tous les enfants mâles ; mais voyant que cet ordre n'était pas exécuté, il ordonna de jeter les nouveau-nés da ns le fleuve. Il paraît qu'on trouva encore moyen d'éluder cette mesure, car les Hébreux n'en continuèrent pas moins à se multiplier dans des proportions extraordinaires. Cet ordre cruel, suspendu, nous ne savons combien de temps[35], sur la tête des infortunés Hébreux, sert d'introduction à l'historien sacré, pour nous montrer leur sauveur entouré, dès sa naissance, d'une auréole miraculeuse.

Amrâm, de la tribu de Lévi, avait épousé Jochabed, sa parente, dont il avait un fils nommé Ahron et une fille nommée Miriam (Marie). Un autre fils leur venait de naître et la famille se trouvant établie, à ce qu'il paraît, près de la résidence royale, il était plus difficile de soustraire le nouveau-né à la surveillance des officiers de Pharaon. Ne pouvant plus garder chez elle l'enfant qu'elle avait caché pendant trois mois, Jochabed fit faire une boîte de papyrus, y plaça l'enfant et l'exposa sur les bords du Nil ; la sœur de l'enfant se tenait près de là pour l'observer. La fille de Pharaon (que Josèphe appelle Thermouthis) étant allée se baigner dans le fleuve, vit la boîte et se la lit apporter par sa servante. Elle y trouva l'enfant pleurant, et Miriam ayant remarqué de loin l'émotion de la princesse, s'approcha d'elle et offrit d'aller appeler une nourrice parmi les femmes des Hébreux. Elle appela sa propre mère ; la princesse lui confia l'enfant, qu'elle adopta pour son fils, et auquel elle donna le nom de Mosché (Moïse) qui, selon le texte sacré, signifie tiré de l'eau. L'enfant ayant grandi, la mère le rendit à la princesse, qui le fit élever à sa cour.

L'Écriture sainte ne nous dit rien sur la jeunesse de Moïse et sur son éducation. Mais cette lacune a été remplie par la tradition à laquelle Josèphe a donné place dans ses Antiquités hébraïques (l. II, ch. 9 et 10). Selon cette tradition, l'enfant Moïse était d'une beauté ravissante ; la princesse Thermouthis le fit instruire, par les prêtres, dans toutes les sciences des Égyptiens[36], et elle sut le protéger contre l'influence des prêtres, qui prédirent au roi ce que l'Égypte avait à redouter de cet enfant ; car en jouant un jour avec la couronne de Pharaon, il l'avait jetée par terre et foulée aux pieds. L'éducation sacerdotale de Moïse n'a rien que de très-probable ; on en trouve aussi une trace dans l'un des fragments de Manéthon qui fait de Moïse un prêtre d'Héliopolis, nommé Osarsiphus[37]. Devenu grand, il conduisit une armée égyptienne contre les Éthiopiens, qui avaient tenté d'envahir le pays. Il défit les ennemis et les poursuivit jusqu'à la ville royale de Saba (Méroé), devant laquelle il mit le siège. Tharbis, fille du roi d'Éthiopie, étant devenue amoureuse de Moïse, lui offrit sa main et lui livra la ville. Moïse épousa la princesse et reconduisit en Égypte l'armée victorieuse de Pharaon.

Cet épisode est raconté par Josèphe avec beaucoup de détails ; mais il n'en existe aucune trace dans les récits authentiques de l'Exode, qui, après avoir parlé de l'adoption de Moïse par la fille de Pharaon, nous le montre tout d'un coup à l'âge viril, au milieu de ses frères opprimés. Étant sorti un jour pour voir ces infortunés et leurs pénibles travaux, il vit dans un endroit écarté un Égyptien qui maltraitait un Hébreu. N'écoutant que son indignation, et se croyant inaperçu, il tua l'Égyptien et l'enfouit dans le sable. Mais un autre jour, ayant voulu intervenir dans une querelle entre deux Hébreux, et ayant vivement interpellé l'agresseur : Qui donc, répliqua celui-ci, t'a fait notre chef et notre pige ? penses-tu me tuer, comme tu as tué l'Égyptien ? Moïse voyant son meurtre découvert, et ayant appris que Pharaon, qui en avait eu connaissance, voulait le faire mourir, se hâta de fuir et se rendit dans l'Arabie voisine. Assis près d'un puits dans les environs dû mont Sinaï, où vivait une tribu midianite, d défendit un jour les sept filles de Jéthro, chef et prêtre de la tribu, qui étaient venues abreuver les troupeaux de leur père, contre l'agression des bergers qui voulaient les repousser de la fontaine. Jéthro, ayant appris de ses filles la généreuse conduite de Moïse, le fit invitera venir chez lui, et lui offrit l'hospitalité. Moïse ayant consenti à rester chez Jéthro, celui-ci lui donna pour femme sa fille Séphora.

Moïse passa de longues années avec le chef des Midianites, dont il faisait paître les troupeaux. Pendant ce temps rien n'avait changé dans la situation de ses frères en Egypte ; un nouveau Pharaon était monté sur le trône ; mais il continuait à l'égard des Hébreux le système inique de son prédécesseur. Dans la solitude auprès de ses troupeaux, Moïse put méditer sur le sort de ses frères ; les traditions des patriarches occupaient son esprit, et la pensée de Jéhova, le Dieu de ses pères, s'empara de tout son être. Exalté par les souffrances de ses frères et méditant la grande œuvre de leur délivrance, il voyait sans cesse devant lui l'Être éternel au nom duquel cette œuvre devait s'accomplir.

Le moment décisif arriva. Ayant conduit un jour ses troupeaux prés du mont Horeb, il vit un buisson qui était enflammé sans être consumé par le feu. Ne pouvant se rendre compte de ce phénomène, il voulut s'approcher pour l'examiner de près. Une voix se fait entendre du milieu du buisson et l'avertit qu'il se trouve sur un terrain saint. ll ne peut plus douter que c'est Jéhova qui se révèle dans cette vision miraculeuse ; tous les sentiments qui l'ont agité depuis si longtemps, sa confiance en Dieu, sa méfiance de sa propre capacité, ses hésitations, se retracent ici dans un dialogue qui s'établit entre lui et la Divinité (voy. Exode, ch. 3). Il est enfin convaincu.que c'est lui que Dieu a choisi pour délivrer son peuple de l'esclavage et pour lui faire connaître de nouveau le Dieu de ses pères, comme l'être absolu. ÉHYÉ (je suis), tel est le nom sous lequel Dieu veut se faire annoncer à son peuple, en se faisant connaître comme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Moïse prit la résolution de retourner en Égypte ; il fit ses adieux à son beau-père et emmena sa femme et ses deux fils, Gerson et Eliézer. En chemin il fut menacé d'un grand danger, probablement la grave maladie de l'un de ses fils, qu'il avait négligé de circoncire. Séphora, attribuant à cette négligence la subite indisposition de son fils, fit l'opération et le danger cessa. C'est là le sens le plus probable des paroles obscures de l'Exode (ch. 4, v. 24-26). Il paraît que Moïse renvoya immédiatement sa femme et ses enfants auprès de son beau-père, qui les lui ramène plus tard (ib. 18, 5). Près du mont Horeb il rencontra son frère Alzon, dont le concours lui avait été annoncé par la voix divine dans le buisson ardent, et qui, pins éloquent que lui, devait être, auprès des Hébreux et du roi d'Égypte, l'interprète de ses inspirations divines. Les deux frères arrivés en Égypte commencèrent par rassembler les chefs des tribus israélites. Il fut probablement difficile de ranimer l'espérance d'un peuple abattu par un long esclavage, en lui parlant au nom d'un Dieu qu'il avait presque oublié et à côté duquel il paraît avoir adoré quelques-unes des divinités locales de l'Égypte[38]. Mais l'éloquence d'Ahron, parlant par l'inspiration de Moïse, et les signes qu'ils donnèrent pour s'accréditer comme envoyés de Dieu, finirent par leur gagner là confiance du peuple.

Ils firent ensuite une première démarche auprès du roi d'Égypte, pour lui demander d'accorder aux Hébreux la permission de se retirer dans le désert à une distance de trois journées, afin qu'ils pussent offrir des sacrifices à Jéhova leur Dieu. Pharaon les reçut fort mal, disant qu'il ne connaissait pas le dieu Jéhova. Il augmenta les travaux des Hébreux et les fit traiter encore plus durement. Moïse fut découragé un moment par ce malheureux résultat ; mais la voix divine le rassura, en lui rappelant les promesses faites aux patriarches. Il tâcha de consoler le peuple, et accompagné de son frère Ahron, il se présenta de nouveau à Pharaon. Moïse était alors âgé de quatre-vingts ans et Ahron en avait quatre-vingt-trois.

Tout ce qui se passa alors jusqu'à la délivrance des Hébreux est enveloppé pour nous d'un voile mystérieux, et la raison humaine doit renoncer à se rendre un compte exact des causes et des effets. Dans les plaies par lesquelles les oppresseurs des Hébreux furent si cruellement frappés, on reconnaît bien quelquefois les phénomènes particuliers à l'Égypte ; mais les rationalistes ont fait de vains efforts pour expliquer tous les détails d'une manière naturelle[39]. Il faut donc ou reconnaître le miracle dans toute la force du terme, ou bien ne voir partout que des mythes et reconnaître dans les récits du Pentateuque le caractère de l'épopée. Il en est de même des événements qui succèdent à la sortie d'Égypte jusqu'à la mort de Moïse. L'historien se trouve sur un terrain mouvant, et il ne peut que se faire l'écho de la tradition. La sortie d'Égypte et la loi promulguée dans le désert du Sinaï, tels sont les grands événements historiques de la vie de Moïse, et ces faits incontestables sont d'une telle importance pour tout le reste de l'histoire des Hébreux qu'ils nous font presque perdre de vue les détails merveilleux qui les entourent et qui, appartenant au domaine de la foi et de la poésie, ne préoccupent l'esprit de l'historien que sous un point de vue secondaire.

Selon le récit traditionnel, Moïse et Ahron, en se présentant de nouveau devant le roi essayèrent d'abord de le convaincre de leur mission divine par un miracle. Ahron jeta son bâton par terre et il fut changé en un serpent. Mais Pharaon n'en fut point ému, les magiciens d'Égypte ayant fait le même miracle. Il arriva alors une série de phénomènes fondés, en grande partie, dans l'état physique du pays, mais qui cependant se présentèrent d'une manière extraordinaire et à des saisons inaccoutumées, et que Moïse savait toujours annoncer d'avance. Ce sont là les dix plaies de l'Égypte, que nous allons énumérer rapidement : 1° Toutes les eaux du Nil et des lacs se corrompent et sont changées en sang, et les Égyptiens sont forcés de creuser des puits pour avoir de l'eau potable. 2° Les grenouilles se multiplient d'une manière effrayante et couvrent toute l'Égypte. 3° Les hommes et les bestiaux sont tourmentés par des moucherons innombrables, ou, comme s'exprime le texte, toute la poussière de la terre est changée en moucherons[40]. 4° Une autre espèce d'insectes nuisibles[41] remplissent les maisons et fourmillent sur le sol, dont ils détruisent la végétation. 5° Une mortalité enlève tous les bestiaux des Égyptiens. 6° Des pustules enflammées se forment dans les hommes et les animaux. 7° Une forte grêle accompagnée d'éclairs et de tonnerre ravage les campagnes. 8° Des nuées de sauterelles viennent couvrir toute la surface du pays ; elles dévorent tout ce que la grêle avait épargné. 9° D'épaisses ténèbres couvrent tout le pays. 10° Tous les premiers-nés des Egyptiens sont enlevés par une mort subite.

Toutes les fois que Pharaon se voyait délivré d'une plaie, ou que ses magiciens pouvaient produire quelque chose d'analogue, son cœur s'endurcissait et il refusait de laisser partir les Hébreux. Avant l'arrivée de la dernière plaie, Moïse prévoyant que ce coup serait décisif, prévint les Hébreux de se tenir prêts à partir. Il leur ordonna de tuer un agneau par famille, le quatorzième jour de la lune du printemps, après-midi, et d'en manger la ehair rôtie, avec du pain sans levain et des herbes amères. Les Hébreux devaient faire ce repas pendant la nuit, à la hâte, en costume de voyage et le bâton à la main, et ils devaient mettre du sang d'agneau sur les portes de leurs maisons, afin que le destructeur des premiers-nés reconnût les demeures des Hébreux et passât devant leurs portes. De là ce repas et toute la cérémonie que Moïse ordonna de répéter chaque année, en commémoration du grand miracle, reçu t le nom de Pœçach (Pascha, Pâques)[42].

Au milieu de la nuit, une main invisible porta la désolation dans toutes les familles des Égyptiens, en frappant tous les premiers-nés des hommes et des animaux[43]. Les Égyptiens effrayés insistèrent alors auprès du roi pour qu'il laissât partir les Hébreux. Dans la nuit même Pharaon fit appeler Moïse et Ahron et les pressa de faire sortir leur peuple dans le désert, en leur permettant d'emmener même leurs troupeaux. Les Hébreux n'eurent pas le temps de faire lever la pâte qu'ils avaient préparée pour le lendemain ; de là l'usage de manger, pendant la fête de Pâques, des gâteaux sans levain. Ils empruntèrent toute espèce de vases et de vêtements précieux des Égyptiens, qui donnèrent avec plaisir tout ce qui leur fut demandé. Les ossements de Joseph furent emportés, selon sa dernière volonté. Ce fut au bout de quatre cent trente ans, dit le texte de l'Exode, que les Hébreux quittèrent l'Égypte, au nombre de six cent mille hommes adultes, sans compter les femmes et les enfants. Ces deux chiffres, celui du temps et celui de la population sont assez bien en rapport entre eux, et on a établi par des calculs assez rigoureux que la colonie des Hébreux, composée de soixante-dix individus, aurait pu, au bout de 430 ans compter 977,280 individus mâles au-dessus de vingt ans[44]. Mais le chiffre de 430 est en contradiction manifeste avec les chiffres d'une table généalogique des Lévites, qui nous est conservée dans le livre de l'Exode (ch. 6, v. 16-25), et qui ne permet pas de faire durer le séjour des Hébreux en Égypte au delà de 210 ans[45]. Aussi Josèphe et la plupart des commentateurs font-ils commencer les 430 ans au temps d'Abraham, qui émigra en Égypte. C'est là encore une difficulté qui ne pourra jamais être suffisamment éclaircie. Selon les calculs qui nous paraissent les plus probables, les Hébreux quittèrent l'Egypte vers l'an 1600 avant l'ère chrétienne.

 

3. SORTIE D'ÉGYPTE. - LÉGISLATION. - SÉJOUR DANS LE DÉSERT. - CONQUÊTE DE LA PÉRÉE. - MORT DE MOÏSE.

Pour arriver dans le pays de Canaan, le chemin le plus court pour les Hébreux était de se diriger au nord, vers la côte de la Méditerranée, et de se rendre par El-Arîsch à Gaza dans le pays des Philistins. Mais l'esprit belliqueux des Philistins étant renommé, et les Hébreux étant peu habitués à manier les armes, Moïse avait depuis longtemps pris la résolution de traverser le désert du Sinaï[46], afin d'éviter autant que possible la rencontre de peuples ennemis et d'arriver par un long détour à la limite sud-est de la Palestine[47].

Du district qu'ils avaient occupé dans le pays de Raamsès ou Gosen, les Hébreux se rendirent à Succôth (tentes), qui, selon Josèphe[48], était Latopolis situé à l'endroit où plus tard fut bâtie Babylone (maintenant le vieux Caire). Du mont Mokattam, près du Caire, commence une chaîne de montagnes qui s'étend à l'est et va aboutir dans le mont Attaka près de Suez. Les Hébreux, au lieu de rester au nord du Mokattam et de prendre la route que suivent encore maintenant les caravanes qui vont du Caire à la Mecque, tournèrent[49], à ce qu'il paraît, au midi, vers la plaine de Bezatin puis à l'est, pour traverser la vallée de l'Égarement[50]. De Succôth ils se rendirent à Étham, situé à l'extrémité du désert (Exode, 13, 20), et que le P. Sicard place dans la plaine de Ramlieh, à huit lieues de la mer Rouge. De là un défilé très-étroit, où vingt hommes à peine peuvent marcher de front, conduit dans la plaine de Bedéa près de la mer Rouge, et Sicard pense que ce fut pour éviter ce défilé que Dieu ordonna aux Hébreux (ib. 14, 2) de se détourner pour aller camper devant Pi-hahirôth. Cette troisième station est, selon le même auteur, dans la plaine de Bedéa, au midi du mont Attaka[51]. Pour guider la grande masse de peuple dans ces chemins inconnus, un grand feu se trouvait constamment allumé à la tête des colonnes ; la fumée qui en sortait leur servait de guide pendant le jour et la flamme pendant la nuit. Dans le langage des écrivains hébreux, où tout ce que Dieu ordonne ou qui se fait en son nom est considéré comme son reflet, c'est Dieu lui-même qui marche à la tête du peuple dans une colonne de nuée pendant le jour et dans une colonne de feu pendant la nuit (Ex. 13, 21).

Le roi d'Égypte ayant appris que les Hébreux, au lieu de se borner à une excursion de trois journées, s'étaient engagés dans les défilés et avaient essayé de s'enfuir, se repentit de les avoir renvoyés. Il était loin d'ailleurs de voir dans cette marche détournée et indécise un plan combiné, et il croyait que le peuple s'était égaré. Il se mit donc à leur poursuite avec six cents chariots d'élite et avec une grande masse de cavalerie et de fantassins, et les atteignit dans la plaine près de Pi-hahirôth. Campés dans cette plaine, les Hébreux avaient devant eux, à l'est, le golfe de Suez, à droite et à gauche les montagnes, et derrière eux ils voyaient l'armée des Égyptiens. Sans un secours miraculeux, ils étaient perdus. Déjà ils élevaient de violents murmures contre leurs chefs ; mais Moise les rassura : Ne craignez rien, dit-il, restez tranquilles, et vous verrez le secours que l'Éternel vous donnera aujourd'hui ; car, après avoir vu les Égyptiens en ce jour, vous ne les reverrez jamais. La nuit arriva ; une violente tempête venue de l'est sépara les eaux du golfe, à l'endroit où les Hébreux étaient campés, et fraya un passage au milieu des flots, qui, dit le texte, s'amoncelèrent à droite et à gauche. La colonne de feu et de fumée se plaça derrière les Hébreux et déroba leur fuite aux Égyptiens, qui, voyant le feu immobile, ne se doutèrent pas du mouvement que Moïse faisait opérer à son peuple pendant toute la nuit, pour lui faire traverser le golfe. Le passage s'opéra probablement tout près du mont Attaka, où la mer a maintenant six lieues de largeur, et le matin les Hébreux se trouvèrent campés sur le rivage oriental du golfe vis-à-vis de la montagne. Là se trouvent des sources que les Arabes appellent Ayoun Mousa (sources de Moïse), et où ils placent traditionnellement le passage des Hébreux.

Au point du jour les Égyptiens virent encore de loin la colonne de feu et de fumée, mais ils n'aperçurent plus le camp des Hébreux, ce qui porta le trouble et le désordre parmi eux ; tel est le sens des paroles de l'Exode (14, 24) : Et l'Éternel avait jeté un regard sur le camp des Egyptiens, à travers la colonne de feu et de nuage, et avait mis en désordre le camp des Egyptiens. Leur premier mouvement fut de se mettre en toute hâte à la poursuite des Hébreux, sans penser aux dangers qui les menaçaient. Ils se hasardèrent à suivre les fugitifs dans le lit du golfe, avec leurs chariots et leurs chevaux ; mais les chariots ne pouvaient pas rouler, et la marche fut très-pénible (ibid., v. 25). Le vent d'est avait cessé, et les flots retournèrent et coupèrent la retraite aux Egyptiens qui furent engloutis dans la mer. Ce miracle éclatant fut célébré par Moïse dans un cantique qui nous a été conservé dans l'Exode (ch. 15).

Tel est exactement le sens du récit biblique traduit dans notre langage vulgaire. Dès qu'on admet la vérité historique de ce récit, il devient impossible d'expliquer ce grand événement par les phénomènes ordinaires qu'on a pu observer dans la contrée traversée par les Hébreux. Toutes les hypothèses qu'on a faites à ce sujet ne suffisent pas pour expliquer en même temps et la délivrance des Hébreux et le désastre des Égyptiens. Si la basse marée avait seule favorisé le passage des Hébreux — en admettant que le passage se soit effectué près de Suez et qu'une si grande masse d'hommes, de femmes et d'enfants ait pu traverser le golfe en peu d'heures —, on ne comprendrait pas que les Égyptiens eussent été assez insensés pour les suivre, sachant que la mer ne pouvait pas tarder à revenir. Nous avouons encore ici la difficulté de nous rendre un compte exact des faits par les documents que nous avons à notre disposition. Les efforts des rationalistes ont échoué sur ce point comme sur beaucoup d'autres.

Après avoir passé le golfe, les Hébreux se rendirent dans le désert de Schour. Ce désert, situé au sud-ouest de la Palestine, s'étend du golfe Arabique à la Méditerranée jusque vers Pelusium (Damiette), et s'appelle maintenant Al-Djofâr[52]. Moïse ne s'aventura point dans l'intérieur du Djofâr ; mais il fit marcher les Hébreux vers le midi, dans cette partie du désert qui avoisine le golfe de Suez. Après trois jours de marche, ils campèrent dans un endroit où il y avait de l'eau, mais tellement amère qu'on ne put la boire ; ce qui fit donner à cet endroit le nom de Marah (amère). Burckhardt place cette station près du puits Howara, à quinze heures un quart de marche d'Ayoun-Mousa. L'eau de ce puits, dit-il, est si amère que les hommes ne peuvent la boire, et les chameaux n'en veulent que lorsqu'ils ont bien soif[53]. Moïse sut l'adoucir par une plante qu'il y fit jeter[54]. Partis de Marah, les Hébreux campèrent à Élim où ils trouvèrent douze sources et soixante-dix palmiers. C'est, sans doute, le Wadi Gharandel, à trois lieues d'Howara ; on y trouve beaucoup de palmiers, de tamarises et d'acacias, ainsi qu'une source abondante et un torrent. Les douze sources ont pu s'y trouver momentanément ; car, selon Niebuhr, l'endroit est riche en eau, et on en trouve facilement en creusant à peu de profondeur[55].

Se dirigeant de là vers le Sinaï, les Hébreux arrivèrent le quinzième jour du deuxième mois (un mois après leur sortie d'Égypte) dans le désert de Sin, après avoir fait une halte (selon le journal itinéraire des Nombres) sur le bord du golfe de Suez. Sin ne peut être que le Wadi Mocatleb, célèbre par ses inscriptions[56], ou le Wadi El-schéikh[57]. Ici tout le peuple murmura contre Moise et Ahron, craignant de mourir de faim et regrettant l'esclavage d'Égypte, où on avait vécu dans l'abondance. Bientôt une espèce de cailles très-commune dans l'Arabie-Pétrée vint en nombreuses volées rassurer la foule turbulente, et la célèbre manne, dont les Hébreux devaient se nourrir pendant quarante, années tomba en ce lieu pour la première fois, menue comme la gelée blanche sur la terre (Ex., 16, 14). Cette substance se montrait sous la forme de petits grains blancs, semblables à la semence de coriandre, et avait un goût de miel ; il fallait la recueillir de grand matin, car elle se fondait au lever du soleil. Elle était si abondante qu'on pouvait en recueillir un Omer[58] par tête et on en préparait toute sorte de mets. On n'en trouvait point le jour de sabbat, mais on en ramassait doublement la veille. Ce fut à cette occasion que Moïse parla pour la première fois de la célébration du Sabbat.

La contrée dans laquelle il faut chercher le désert de Sin possède encore aujourd'hui beaucoup de tamarises qui donnent la manne[59]. Plusieurs voyageurs y ont même trouvé une espèce de manne qui tombe de l'air et qui s'attache aux pierres, aux branches ou à l'herbe ; si leurs observations sont exactes, ce ne peut être que la manne végétale, qui est attirée par l'air d'où elle retombe[60]. Mais si on réfléchit que cette manne ne se trouve que dans la presqu'île du Sinaï et seulement pendant les mois de juin et de juillet, tandis que, selon la Bible, les Hébreux en recueillirent tous les jours, pendant quarante ans, et sur toute leur route jusqu'à Edréi et à Guilgal ; que d'ailleurs la récolte ne produit maintenant, dans les meilleures années, que cinq à six cents livres, et que la substance n'est pas non plus assez dure pour être écrasée dans un mortier ou dans un moulin, comme nous le lisons dans le livre des Nombres (ch. 11, v. 8)[61], il faudra renoncer à expliquer le récit biblique par les faits naturels qu'ont observés les voyageurs.

Du désert de Sin, les Hébreux allèrent par Dophka et Alous à Raphidim. Ce dernier campement devait être à peu de distance du Sinaï, et on doit le chercher dans la plaine qui est au midi du Wadi El-schéikh, après le rocher appelé par les Arabes Makad-Sidna-Mousa (le siège de notre seigneur Moïse). L'eau manquant dans cette contrée, de nouveaux murmures s'élevèrent contre Moïse, qui, frappant le rocher avec son bâton, en lit sortir de l'eau en abondance[62].

Une partie de la caravane ne pouvant supporter la fatigue de la marche, était restée en arrière[63]. Les Amalécites attaquèrent les traîneurs, et Moïse ordonna à Josué, fils de Noun, de la tribu d'Ephraïm, son serviteur et disciple, d'aller au-devant de l'ennemi avec une troupe d'élite. Il se plaça lui-même sur une colline, ayant à côté de lui Ahron et Hour[64], et il éleva de temps en temps son bâton merveilleux pour encourager les combattants. Après une lutte opiniâtre, les Amalécites furent repoussés avec une grande perte. Moïse fit élever un autel en ce lieu, et une inimitié éternelle fut jurée aux Amalécites.

Au commencement du troisième mois après la sortie d'Égypte, les Hébreux arrivèrent dans les environs du mont Sinaï, où ils devaient séjourner un certain temps, pour recevoir des institutions et des lois qui pussent les régir dans le pays où ils allaient s'établir. Les inconvénients des institutions patriarcales pour une si grande réunion d'hommes ne se faisaient déjà que trop sentir. Du matin jusqu'au soir le peuple se pressait devant Moïse pour lui demander des conseils et des jugements ; tout son dévouement, toutes ses fatigues devenaient inutiles, et il ne pouvait répondre à toute cette foule. Suivant le conseil de son beau-père Jéthro, qui était venu le rejoindre pour lui amener sa femme et ses enfants, Moïse divisa le peuple par milliers ; chaque millier fut encore subdivisé en plus petites fractions. Des hommes signalés par leur mérite personnel et par leur probité furent placés à la tête de chaque division pour rendre justice au peuple et pour le conseiller dans les affaires moins graves, et dorénavant les cas les plus difficiles furent seuls exposés devant le chef suprême.

Moïse procéda immédiatement à la grande œuvre de la législation dont les bases principales devaient être proclamées en présence du peuple et au milieu des phénomènes les plus imposants qui annonçaient la présence de la Divinité. Moïse assembla les anciens et leur adressa une allocution dans laquelle il leur rappela ce que Dieu avait fait pour le peuple d'Israël, et il leur fit comprendre que la loi qu'il allait leur donner devait faire des Hébreux un peuple consacré à l'Éternel, un peuple saint, un royaume de prêtres ; c'est-à-dire, qu'ils seraient tous égaux devant l'Être suprême et devant sa loi, qu'ils seraient tous initiés dans la connaissance de Dieu et de sa loi, et qu'on leur dévoilerait à tous les hautes doctrines qui, chez les Égyptiens, sous le nom de mystères, n'étaient connues qu'à une caste privilégiée, celle des prêtres. Tout le peuple protesta d'avance de son obéissance absolue, et Moïse lui ordonna de se préparer pendant trois jours, afin d'apparaître dignement devant la Divinité qui allait se révéler sur le mont Sinaï. L'approche de la montagne sainte fut interdite sous peine de mort. Le troisième jour, dès le matin, on vit une fumée épaisse sortir du Sinaï ; des éclairs fendirent le nuage qui enveloppait la montagne, et au bruit du tonnerre se mêla le son des trompettes, de sorte que tout le peuple qui était au camp trembla de frayeur. Moïse fit sortir le peuple vers la montagne[65] ; il défendit même aux prêtres[66] de s'approcher pour contempler de près cette scène imposante. Puis il monta, accompagné de son frère Ahron, et une voix redoutable proclama les dix articles de la loi fondamentale.

On verra plus loin que la loi de Moïse, en général, se compose de trois parties distinctes : la doctrine sur Dieu et ses attributs, la loi cérémonielle, symbole de la doctrine, et la loi morale et sociale. Dans les dix articles promulgués sur le Sinaï, et qui sont généralement connus sous le nom de Décalogue, on peut distinguer de même ces trois parties, et les dix commandements nous offre nt en quelque sorte la quintessence de toute la loi. Dans la première partie (art. 1-3) on établit l'existence de Jéhova (l'Être absolu) ; le rédempteur du peuple hébreu, on défend le polythéisme et la représentation de la Divinité par des images visibles ; son nom même ne doit point être prononcé en vain. Dans la seconde partie (art. 4) on ordonne la célébration du sabbat, qui, comme symbole de la création et du Dieu créateur, est la base de toutes les observances religieuses. Enfin la troisième partie (art. 5-10) s'occupe des lois indispensables à toute société humaine : on y prescrit aux enfants le respect envers leurs parents, et on défend le meurtre, l'adultère, le vol, le faux témoignage, et jusqu'à la convoitise des biens d'autrui.

Les Hébreux, effrayés, de tout ce qu'ils avaient vu et entendu, prièrent Moïse de leur parler lui-même et d'être auprès d'eux l'interprète de la volonté divine. Moïse, après les avoir rassurés, disparut dans le brouillard, et après être revenu au milieu du peuple, il lui exposa les détails les plus indispensables de la loi civile et morale. Pour ne pas interrompre le récit et pour faire mieux saisir l'ensemble des lois, nous renvoyons le lecteur au résumé général que nous donnons plus bas de toute la législation mosaïque.

Selon l'usage de ces temps, les lois qui venaient d'être promulguées furent consacrées par des sacrifices et des repas solennels (Ex. ch. 24). Ensuite Moïse se retira avec Josué sur le mont Sinaï pour achever l'œuvre de la législation, après avoir chargé Ahron et Hour de le remplacer pendant son absence, qui dura quarante jours. Il s'occupait, dans sa retraite, du culte public qu'il était urgent d'établir pour éviter les dangers de l'idolâtrie qui menaçait d'envahir les hordes encore barbares du peuple hébreu. Mais avant d'avoir le temps d'exécuter ce projet, le peuple, troublé par la longue absence de son chef et ayant conservé le souvenir des usages égyptiens, voulut adorer son Dieu sous une image visible. Il se présenta devant Ahron pour lui demander la fabrication d'une idole ; Ahron eut la faiblesse de céder et demanda qu'on lui apportât les bijoux d'or que portaient les femmes et les enfants, espérant peut-être gagner du temps en réclamant ce sacrifice. Mais bientôt on lui apporta l'or nécessaire, et il fut obligé de fabriquer l'image d'un veau, à l'imitation du bœuf Apis qu'adoraient les Égyptiens. On bâtit un autel ; une grande fête fut célébrée pour l'établissement de ce culte indigne, et le peuple manifesta sa joie par des jeux et des danses. Alors Moïse se présenta subitement au milieu de la foule, portant dans sa main deux tables de pierre sur lesquelles il avait gravé les dix commandements. Indigné du spectacle qui s'offrit à ses yeux, il brisa les tablas ; il fit aussitôt détruire l'idole, et adressa d'amers reproches à Ahron. Ayant fait un appel à tous les vrais adorateurs de Jéhova, toute la tribu de Lévi se groupa autour de lui, et il ordonna aux fidèles de tuer tous ceux qui feraient résistance, sans ménager même leurs plus proches parents. Environ trois mille hommes tombèrent en ce jour, et cet événement fut suivi d'un deuil général.

Moïse sentit de plus en plus la nécessité d'établir un symbole visible de la présence de Dieu au milieu du peuple hébreu. Malgré la sévérité qu'il avait déployée dans l'affaire du veau d'or, l'idolâtrie ne cessait pas d'avoir ses partisans[67]. Il dressa provisoirement hors du camp une tente qui devait être le lieu de la manifestation visible de la Divinité et où il allait de temps à autre chercher ses inspirations. Il lui donna le nom de Ohel-Moëd (tente de rendez-vous)[68], parce qu'elle était le lieu de rendez-vous entre la Divinité et le peuple hébreu, représenté par Moïse : Quiconque cherchait Jéhova, dit le texte sacré, allait vers le Ohel-Moëd. Toutes les fois que Moïse y entrait, une colonne de nuée descendait devant l'entrée de ta tente, et le peuple, qui était dans le camp, se prosternait. Josué, le serviteur de Moïse, ne quittait jamais cette tente (Voyez Exode, 33, 7-11).

Après une nouvelle absence de quarante jours passés dans la solitude du mont Sinaï, Moïse revint le visage rayonnant d'une splendeur céleste, et portant dans sa main de nouvelles tables de la loi fondamentale. Il communiqua ses inspirations divines d'abord à Ahron et aux chefs des tribus, ensuite à la nation tout entière, et il leur exposa le plan d'un temple portatif où l'on devait célébrer dorénavant le culte de Jéhova[69]. Ahron et ses fils[70] furent désignés comme ministres de ce culte, et devaient être assistés, dans une partie de leurs fonctions, par tout te reste de la tribu de Lévi, qui venait de manifester son dévouement pour la cause de Jéhova. Nous montrerons plus loin que Moïse n'avait nullement l'idée d'établir une caste sacerdotale semblable à celle des Égyptiens. La centralisation et l'unité du culte était le seul moyen de déraciner l'idolâtrie et les coutumes païennes dans le sein des familles.

Sur l'appel que fit Moïse à la générosité de la nation, les matériaux, les métaux et autres objets précieux nécessaires à la confection du Tabernacle (c'est ainsi qu'on appelle communément le temple portatif), des autels, des vases sacrés, etc., furent apportés avec profusion. De nombreux ouvriers se mirent à l'œuvre, sous la direction de deux artistes, Besalél de la tribu de Juda, et Oholiab, de celle de Dân. Le travail marcha avec rapidité, et au premier jour de la seconde année le Tabernacle put être dressé et consacré.

Les détails merveilleux que donne le livre de l'Exode sur la magnificence du Tabernacle, sur le luxe et la richesse des matériaux qu'on y employait, et sur la beauté et ka finesse des travaux, ont fait naître des doutes sérieux sur la réalité du fait, et les critiques modernes[71] n'ont pas hésité à prendre tout le récit pour une œuvre d'imagination, composée plusieurs siècles après Moïse par quelque auteur qui aura vu les magnificences du temple de Salomon. Les raisons dont se sont appuyés ces critiques ne sont pas toutes également bonnes. On a trouvé peu vraisemblable que les Hébreux nomades eussent pu produire dans le désert des ouvrages d'art aussi compliqués, puisque Salomon lui-même était obligé de se servir d'artistes étrangers. Mais les Hébreux à peine sortis de l'Égypte, où fleurissaient les arts et l'industrie[72], pouvaient être, sous ce rapport, plus avancés que du temps de Salomon, lorsque déjà pendant plusieurs siècles ils s'étaient bornés à l'agriculture. Les parfums et autres choses semblables pouvaient être fournis aux Hébreux par les caravanes qui dès la plus haute antiquité allaient porter en Égypte les produits de l'Arabie (Genèse, 37, 25). Mais ce qui fait la plus grande difficulté, c'est la grande quantité d'or et d'argent que les Hébreux ont dé fournir dans cette occasion et la rapidité étonnante avec laquelle tous les travaux furent achevés. Nous avouerons donc qu'on peut élever des doutes sur l'authenticité de plusieurs détails de la description que nous offre le livre de l'Exode ; mais l'établissement d'un sanctuaire central et du sacerdoce ressort tellement de l'esprit général de la loi mosaïque, qu'il est impossible de ne pas admettre l'authenticité historique du fait en lui-même.

Les solennités de la consécration du Tabernacle continuèrent pendant douze jours ; chaque jour un des chefs des douze tribus vint offrir des présents et des sacrifices. Quelques jours après on célébra la seconde Pâque, l'anniversaire de la sortie d'Égypte. Il fut accordé un délai d'un mois à ceux oui, ayant touché un cadavre, ne pouvaient célébrer la Pâque à cette époque. Enfin le vingtième jour du deuxième mois, la flamme et le nuage qui couvraient le sanctuaire se mirent en mouvement, et, à ce signal du départ, on leva le camp. Sur la demande de Moïse, son beau-frère Hobab l'accompagna pour lui montrer les chemins. La marche fut dirigée au nord, vers le désert de Pharân et la limite méridionale de la Palestine. Dès le début du voyage les murmures recommencèrent. Un feu (probablement la grande chaleur, car on était à la fin de mai) avait dévoré un certain nombre d'hommes ; bientôt après le bas peuple se plaignit de nouveau du manque de nourriture, et regrettait l'abondance dont il avait joui en Égypte. Encore une fois de nombreuses volées de cailles arrivèrent au milieu du camp ; les Hébreux se jetèrent sur ces oiseaux et en mangèrent avec une telle avidité que beaucoup d'entre eux payèrent de la vie leur coupable intempérance, ce qui fit donner à ce lieu le nom de Kibrôth hatthaawa (tombeaux de la convoitise). De là on se rendit à Hacérôth, au nord-est du Sinaï[73], d'où la marche se continua au nord jusqu'à Kadesch dans le désert de Pharân ou de Cîn, près de la langue méridionale de la mer Morte.

De Kadesch Moïse envoya douze hommes, un de chaque tribu, pour explorer le pays de Canaan, et pour lui faire un rapport sur les habitants, sur les villes qu'ils occupaient et sur l'aspect du pays en général. Revenus après quarante jours, ces hommes louèrent beaucoup la fertilité du pays de Canaan, mais ils en présentèrent la conquête comme une chose impossible, à cause de la force des habitants, hommes de stature gigantesque, et établis dans des villes bien fortifiées. Ace rapport le découragement s'empara du peuple ; en vain Josué et Caleb (ce dernier de la tribu de Juda), qui avaient été du nombre des explorateurs, cherchèrent à calmer l'exaspération du peuple et à vaincre sa défiance par des rapports plus favorables. Un soulèvement général menaça de détruire entièrement le plan de Moïse, et on parlait déjà d'élire un autre chef pour retourner en Égypte. Moïse sentit alors l'impossibilité de poursuivre son projet avec la génération présente, habituée à l'esclavage et peu capable d'un dévouement héroïque. Il reprocha sévèrement au peuple sa défiance envers son Dieu qui s'était manifesté à lui par tant de miracles, et il lui annonça l'arrêt divin qui condamnait tous les hommes au-dessus de vingt ans (à l'exception de Josué et Caleb) à mourir dans le désert, et réservait à la jeune génération la conquête du pays de Canaan. A la parole puissante de Moïse les Hébreux sentirent combien leur conduite était criminelle et voulurent immédiatement se mettre en marche contre les Cananéens ; mais l'arrêt était irrévocablement prononcé. Malgré la défense de Moïse, qui refusa de quitter le camp, on tenta une attaque ; les Hébreux furent repoussés avec perte par les Cananéens et les Amalécites, et ils se résignèrent à continuer la vie nomade dans le désert.

Pendant trente-huit ans les Hébreux parcoururent en nomades le désert auquel les Arabes ont donné le nom d'El-Tyh ou Tyh Beni-Israël (Egarement des enfants d'Israël), allant du nord au midi jusqu'à Asiongaber[74], sur le golfe Élanitique et retournant de là au nord. Ce long espace de temps se passa, à ce qu'il paraît, sans incidents remarquables dont la mémoire ait mérité d'être transmise à la postérité[75] ; du moins les documents historiques du Pentateuque ne relatent-ils de cette époque qu'un seul événement qui ait quelque importance, la révolte excitée par le Lévite Korah, et dont la cause est attribuée au privilège du sacerdoce accordé à Ahron et à sa famille (Nombres, ch. 16, v. 10). Sous prétexte que cette institution portait atteinte aux droits de la nation dont tous les membres étaient égaux devant Jéhova (ib. v. 3), Korah sut attirer dans son complot quelques chefs de famille de la tribu de Ruben et deux cent cinquante hommes des plus notables parmi les Hébreux. Moïse, fort de sa conscience, essaya d'abord d'agir par sa parole sur l'esprit des rebelles, mais il ne put y parvenir. Dès le lendemain un sévère châtiment atteignit les coupables et la révolte fut promptement comprimée. C'est là tout ce que nous pouvons entrevoir dans le récit mythique du Pentateuque, d'après lequel les chefs du complot furent engloutis dans un abîme avec leurs maisons et leurs biens, et les deux cent cinquante conjurés furent dévorés par un t'eu tombé du ciel. Les trois fils de Korah furent sauvés (ib. ch. 26, v. 11), et plus tard, sous David, leurs descendants se rendirent célèbres comme poètes et musiciens.

La mort violente des révoltés fournit au peuple un nouveau sujet de murmures contre Moïse et Ahron ; mais aussitôt éclata une peste qui enleva quatorze mille sept cents hommes. Ce châtiment du ciel qui donna à Ahron l'occasion de montrer le plus grand dévouement, fit tout rentrer dans l'ordre (ib. ch. 17, v. 6-15.)

Au premier mois de la quarantième année après la sortie d'Égypte, nous retrouvons les Hébreux à Kadesh, dans le désert de Pharân ou de Cîn. Miriam, la sœur de Moïse, y mourut. Moise se trouvait à la tête d'une nouvelle génération, plus forte et plus courageuse que celle qu'il avait délivrée de l'esclavage, et il se préparait à lui frayer le chemin dans le pays de Canaan. Mais la jeune génération n'avait pas oublié les mauvaises traditions des pères : l'eau venant encore une fois à manquer, Moïse vit le peuple s'ameuter contre lui et contre son frère Ahron et leur reprocher de l'avoir fait sortir d'Égypte pour le faire mourir dans le désert. Les deux vieillards désespérèrent eux-mêmes, pour la première fois, de la providence divine ; mais le bâton de Moise ouvrit encore une fois les veines des rochers. Ce fut à cause de leur manque de confiance, dit le texte sacré, que la Divinité interdit à Moïse et à Ahron l'entrée de la terre promise.

Moise sentant sa fin s'approcher et voyant sans doute l'impossibilité de poursuivre son ancien plan et de faire franchir aux Hébreux les limites méridionales de la Palestine, voulut cependant assurer l'œuvre de toute sa vie en conduisant lui-même son peuple sur la rive gauche du Jourdain ou les limites étaient moins fortifiées par la nature et n'avaient d'autre défense que le fleuve, guéable dans plusieurs endroits[76]. N'ayant aucune vue hostile sur les pays a l'est du Jourdain, il espérait obtenir le libre passage et arriver sens obstacle jusqu'aux bords du fleuve. Il envoya immédiatement des ambassadeurs au roi d'Édom dans le Djebal[77] pour lui demander le passage sur ses terres ; mais le roi refusa et prit une attitude hostile. Il fallait donc se décider à faire le tour des monts Séïr (El-scherah) et à marcher au midi vers le golfe Élanitique, pour remonter de là au nord, en passant sur le territoire des tribus iduméennes indépendantes, qui se montraient moins hostiles que leurs frères monarchiques au nord-est[78].

De Kadesch on se rendit au mont Hor[79] ; là mourut Ahron, le premier jour du cinquième mois, à l'âge de cent vingt-trois ans. Les Hébreux célébrèrent un deuil de trente jours. Éléazar succéda à son père dans la dignité de grand prêtre. Les Cananéens du midi, qui poursuivirent les Hébreux, furent repoussés avec perte. Pendant. leur marche autour du mont Séïr, qui fut très-pénible, les Hébreux ne trouvèrent d'autres ennemis que les serpents, dont ils souffrirent beaucoup. Après avoir fait plusieurs haltes' ils arrivèrent aux monts Abarlin, à l'est de la mer Morte, et passèrent le torrent de Zared (probablement le Wadi Kerek). Laissant le territoire des Moabites à l'ouest, ils passèrent l'Arnôn, et arrivèrent dans les plaines de Moab, près du mont Pisga. Le passage demandé à Sihon, roi des Amorites, fut refusé, et ce roi attaqua les Hébreux près de Yahas ; mais il fut totalement battu, et son pays fut conquis par les Hébreux. Après s'être emparé de Yaazer, Moïse fit envahir aux Hébreux le pays de Basân ; le roi Og les ayant attaqué près d'Édréi, eut le même sort que Sihon, et les Hébreux se trouvèrent maltres de tout le territoire jusqu'au Hermon[80].

Les Moabites ne pouvaient voir sans inquiétude les Hébreux envahir les pays voisins. Balak, roi de Moab, s'entendit à ce sujet avec les chefs des Midianites ;  se sentant trop faibles pour attaquer les Hébreux, ils firent venir de Pethôr, en Mésopotamie, un fameux devin, nommé Biléam, pour maudire ces redoutables ennemis. Ce projet n'ayant pas réussi, ils invitèrent les Hébreux aux fêtes célébrées en l'honneur du dieu Baal-Phéor. Le culte voluptueux de ce dieu séduisit un grand nombre d'Hébreux. Zimri, chef d'une famille de la tribu de Siméon, osa passer devant Moïse avec la tille d'un prince midianite ; tous deux furent tués sur-le-champ par Pinehas, fils du prêtre Éléazar. Moïse fut obligé de déployer la plus grande sévérité ; et il ordonna aux juges de faire punir de mort tous les coupables. Une guerre d'extermination fut ordonnée contre les Midianites ; Moïse donna le commandement à Pinehas, qui attaqua l'ennemi avec douze mille hommes et en fit un massacre terrible. Pinehas ne prit point possession du territoire midianite ; on se contenta de ravager le pays, et l'expédition revint dans la plaine de Moab avec un im mense butin.

Les tribus de Ruben et de Gad, qui étaient riches en troupeaux, demandèrent à Moïse de leur donner le pays conquis à l'est du Jourdain, qui avait de bons pâturages. Moïse leur accorda cette demande, sous la condition qu'ils passeraient le Jourdain pour aider leurs frères à conquérir la Palestine. Les deux tribus s'établirent entre l'Amon et le Yabbok, Ruben au mi d et Gad au nord. Une partie de la tribu de Manassé, les descendants de Maichir, qui avaient fait des conquêtes dans ces contrées, obtinrent le même privilège ; ils fixèrent leurs demeures au nord du Yabbok dans le pays de Basân et dans le Haurân.

Moïse fixa ensuite les limites du pays dont on devait faire la conquête ; il chargea Josué, Éléazar et les chefs des dix tribus de veiller au partage des terrains, qui devait se faire par le sort. Il ordonna d'assigner aux Lévites, dans les différents cantons, quarante-huit villes, dont six devaient en même temps servir d'asile à ceux qui auraient tué un homme par imprudence. Il choisit lui-même pour cet effet les villes de Béser, de Ramôth et de Golan, à l'est du Jourdain ; trois autres villes devaient être choisies plus tard à l'ouest du fleuve. Après avoir ainsi réglé d'avance l'œuvre de la conquête, il sentit la nécessité de rappeler à la nouvelle génération la miraculeuse conservation des Hébreux dans le désert, et tout ce qu'il avait fait lui-même afin de consolider le bonheur de son peuple pour les siècles à venir. Il adressa au peuple une série de discours, dans lesquels il rappela les points principaux de sa législation avec plusieurs modifications et additions que le temps avait rendues nécessaires. Il exhorta les Hébreux à la piété et à la vertu, leur prédisant les malheurs dont ils seraient frappés, si jamais ils négligeaient la loi divine. Le document qui renfermait la loi fut remis aux prêtres avec l'ordre d'en faire la lecture au peuple, tous les sept ans, à la fête des Tabernacles. Après avoir donné de nouveau ses avertissements dans un sublime cantique que les Hébreux devaient apprendre par cœur, Moïse installa Josué comme son successeur[81]. Puis il donna sa bénédiction aux tribus d'Israël et se retira sur le mont Nébo, d'où il jeta un coup d'œil sur le pays que son peuple allait conquérir. Il mourut sur cette montagne à l'âge de cent vingt ans ; personne, dit l'Écriture, n'a connu son tombeau. Mais dans ses actes, dans ses lois, dans sa doctrine, il s'est posé un monument éternel, qui durera autant que le monde.

Avant de commencer les opérations de la conquête, les Hébreux consacrèrent trente jours à pleurer la perte du guide fidèle et de l'illustre législateur. Arrêtons-nous un moment pour considérer l'esprit et l'ensemble de ces lois divines qui devaient accompagner le peuple hébreu dans la terre promise et y fonder son bonheur.

 

4. LE PENTATEUQUE ET LA LOI DE MOÏSE.

Les antiques monuments littéraires attribués à Moïse, qui se trouvent en tête de la Bible, sont appelés, par les Juifs, Thorah (loi) ; le nom de Pentateuque (πεντάτευκος) leur fut donné par les traducteurs grecs, parce qu'ils se composent de cinq livres, savoir, la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. Ces cinq livres forment un ensemble, dont le but principal est de nous faire connaître l'origine du peuple hébreu et son histoire primitive jusqu'à son établissement dans le pays de Canaan. Moïse est le centre de cette relation, et sa législation y est exposée, non pas dans un ordre systématique, mais d'après la suite historique des inspirations du législateur et des communications qu'il en fit au peuple. La Genèse, qui commence par la création du inonde et qui finit par la mort de Joseph, est une introduction indispensable à l'œuvre de Moïse. Après avoir rapporté les antiques traditions sur la création et la généalogie antédiluvienne d'Adam jusqu'à Noé, le seul qui fut jugé digne d'être le propagateur de l'espèce humaine après le déluge, l'auteur nous fait connaître rapidement les peuples qui descendirent des trois fils de Noé. S'arrêtant à la race de Sein, il nous montre, à la dixième génération, Abraham, la souche du peuple hébreu, et il nous fait connaître en détail l'histoire des patriarches qui se termine par la bénédiction donnée par Jacob à ses douze fils, entrant tous dans l'alliance d'Abraham. Ainsi il nous fait voir le Dieu unique qui plane sur l'univers créé par sa volonté, et qui accorde sa protection toute particulière aux patriarches du peuple hébreu. Le livre de l'Exode tire son nom de la sortie d'Égypte dont il expose les détails ; il renferme une grande partie des lois civiles, et le récit historique y est continué jusqu'à la construction du Tabernacle. Le Lévitique s'occupe principalement du culte, et, en général, des lois qui concernaient les prêtres et les lévites ou dont la sauvegarde leur était confiée. Le livre des Nombres renferme plusieurs recensements du peuple hébreu ; le récit, qui y est continué jusqu'à l'arrivée des Hébreux dans les plaines de Jéricho, se trouve interrompu çà et là par des lois qui doivent servir de complément à celles de l'Exode et du Lévitique, et par quelques lois nouvelles qui concernent surtout le droit public. Le Deutéronome (seconde loi) est la récapitulation de la loi mosaïque dont nous avons déjà parlé, et à laquelle se joint la relation des derniers actes de Moïse et de sa mort.

Pendant une longue suite de siècles ces vénérables monuments ont été considérés, dans leur intégrité, connue l'ouvrage original de Moïse, sans que personne osât mettre en doute leur authenticité et les examiner, sous ce rapport, avec le regard scrutateur de la critique. Mais les progrès de la science exégétique et critique ont aussi exercé leur influence sur les livres de Moïse. Des passages qui révèlent évidemment une époque plus récente, firent naître des doutes sur l'authenticité de ces livres ; la critique d'abord timide s'en empara, s'enhardit de plus en plus, et ne connaissant plus de frein, fit successivement descendre la composition du Pentateuque jusqu'à mille ans après Moïse et finit par transformer en mythes la plupart des événements historiques qui y sont racontés. Et ici nous ne parlons pas du scepticisme systématique, qui, poursuivant de son dédain tout ce qu'une haute antiquité a rendu sacré pour les hommes, ne sait manier d'autres armes que la raillerie pour éteindre dans notre cœur les sentiments que notre éducation et une longue habitude nous ont rendus chers, et auxquels il nous en coûterait tant de renoncer. Mais nous parlons de recherches faites par des hommes graves et religieux, par des savants consciencieux qui n'ont renoncé qu'avec regret à la tradition reçue, mais qui ont cru devoir sacrifier leurs sentiments aux exigences de la raison et de la science. Au point on en sont les choses, l'historien ne saurait se retrancher dans une foi absolue, et se borner à exposer les lois mosaïques d'après la source unique qui est à sa disposition, sans s'enquérir d'abord du degré d'authenticité qu'on peut attribuer à cette source. Heureusement la critique savante a appelé dans l'arène des champions non moins savants qui ont pris la défense de la tradition reçue, en faisant toutefois quelques concessions devenues inévitables. Depuis plus d'un demi-siècle, c'est en Allemagne principalement que la question de l'authenticité du Pentateuque a été discutée avec profondeur[82]. Adhuc sub judice lis est. Aucun des deux partis n'a encore déposé les armes ; mais la lutte a déjà produit des résultats bien positifs, et désormais incontestables. Les limites dans lesquelles nous devons nous renfermer ne nous permettent pas de raconter ici l'histoire détaillée de cette lutte et de mentionner les hypothèses plus ou moins hardies qui ont été faites sur la composition du Pentateuque, depuis Richard Simon qu'on peut appeler le père de la critique biblique jusqu'à de W et l'hypercritique Bohlen ; mais il est de notre devoir de faire connaître l'état de la question, en citant les principaux arguments qu'on peut alléguer pour ou contre l'authenticité du Pentateuque, et nous devons aussi indiquer les données positives qui résultent de la discussion.

Pour qu'un ouvrage puisse être considéré comme émané d'une seule époque et d'un seul auteur, il faut avant tout qu'il soit exempt de répétitions inutiles, de contradictions et d'anachronismes. Il faut aussi qu'on y reconnaisse un plan suivi et qu'il y ait unité dans les différentes parties. Or le Pentateuque ne répond pas entièrement à ces exigences de la critique ; on peut y faire les observations suivantes :

1° Il a évidemment un caractère fragmentaire ; les différents fragments, dont quelques-uns forment de petits ouvrages à part, achevés en eux-mêmes, sont mis ensemble et réunis d'une manière décousue et souvent même l'ordre chronologique n'est pas strictement observé. C'est ce dont chaque lecteur attentif peut facilement se convaincre, et les exemples sont si abondants qu'il serait inutile d'en citer.

2° Il offre beaucoup de répétitions et de contradictions. Dès le commencement de la Genèse, nous trouvons l'histoire de la création racontée deux fois et d'une manière différente ; le nom de Dieu n'est pas le même dans les deux relations[83]. Il en est de même dans l'histoire du déluge et dans plusieurs parties de la vie des patriarches. Si la difficulté subsistait seulement pour la Genèse, on pourrait répondre que Moïse y a recueilli tous les anciens documents qui pouvaient servir à son but, sans s'occuper à les mettre d'accord dans tous les détails ; mais les autres livres du Pentateuque ne sont pas exempts de répétitions et même de contradictions. Nous nous contenterons de citer quelques exemples : Dans le sixième chapitre de l'Exode (v. 3), Moïse dit à Dieu qu'il parle avec difficulté et que Pharaon ne l'écouterait pas, et Dieu lui répond qu'il aura Ahron avec lui pour lui servir d'orateur. Non-seulement la difficulté élevée par Moïse se trouve déjà énoncée au v. 12, mais Moïse avait déjà eu à ce sujet un long entretien avec Dieu (ch. 4, v. 10-16) ; Dieu lui avait dit que son frère Ahron lui servirait de bouche, et les deux frères s'étaient en effet présentés à Pharaon et lui avaient parlé au nom de Jéhova. Il paraîtrait donc que nous aurions ici deux mémoires de différents auteurs, roulant sur le même sujet. Cela résulte aussi de la fin de la table généalogique de Moïse et Ahron (ch. 6, v. 26, 27), où l'on dit que c'est là ce Ahron et ce Moïse à qui Dieu ordonna de faire sortir les enfants d'Israël de l'Égypte et que ce sont eux qui parlèrent à Pharaon roi d'Égypte. Cette observation semble déplacée, lorsque dans les chapitres précédents il n'a été question que de Moïse et Ahron et de leur mission auprès de Pharaon. — Plus loin la description du Tabernacle et des vêtements sacerdotaux se trouve répétée deux fois, mais l'ordre est interverti. Est-il probable que le même auteur ait écrit deux fois de suite tous ces longs détails, en changeant seulement la formule et tu feras en et on fît ? — Le miracle des cailles et de la manne, raconté au ch. 16 de l'Exode, est reproduit dans le livre des Nombres (ch. 11), avec des circonstances différentes. On peut s'étonner en outre que les Hébreux aient manqué de viande à l'époque dont parle l'Exode, puisqu'ils venaient à peine de sortir d'Égypte avec des troupeaux très-nombreux (ch. 12, v. 38). Ces troupeaux auraient-ils péri dans la mer ou par le manque de nourriture ? mais il est question plus tard de sacrifices et d'holocaustes (ch. 24, v. 5 ; ch. 32, v. 6 ; Nombres, ch. 7), de brebis et de bœufs qui allaient au pâturage (Exode, 34, 3). — L'établissement d'un conseil de soixante-dix anciens est raconté deux fois (Exode, ch. 24, et Nombres, ch. 11) avec des variations. Tous ces exemples et beaucoup d'autres que nous ne pouvons citer ici, ont fait considérer, par plusieurs critiques, tout le Pentateuque comme un recueil composé de différents documents qui traitaient de Moïse et de sa législation.

3° Le Pentateuque révèle souvent un auteur différent du législateur, et vivant à une autre époque et dans d'autres lieux. Moïse n'a pas dû dire lui-même qu'il était l'homme le plus humble de la terre (Nombres, 12, 3). — Le récit de la mort de Moïse et le passage de la Genèse (36, 81) qui suppose l'existence de la royauté dans Israël ont été regardés depuis longtemps comme des interpolations, par les défenseurs même les plus ardents de l'authenticité du Pentateuque. Mais il existe un grand nombre de passages non moins difficiles, sur lesquels on a glissé trop légèrement. Nous avons déjà parlé de la difficulté que présente le nom de la ville de Dân mentionné dans la Genèse et dans le Deutéronome ; nous allons citer quelques autres anachronismes : Au ch. 16 de l'Exode (v. 35) on raconte comme un fait accompli, que les enfants d'Israël ont mangé la manne pendant quarante années, jusqu'à leur entrée dans le pays de Canaan. — Au ch. 32 des Nombres (v. 34-38) il est fait mention d'un certain nombre de villes bâties par les tribus de Gad et de Ruben. Moïse étant mort très-peu de temps après la conquête du pays qu'il donna à ces deux tribus, n'a pu être témoin de la construction de ces villes. — Au même chapitre (v. 41) on mentionne les villages de Jaïr, ainsi appelés de Jaïr, descendant de Manassé ; le Deutéronome (3, 14) dit qu'on les appelle ainsi jusqu'à ce jour[84], ce qui fait supposer que l'auteur n'était pas contemporain de la fondation de ces villages ; mais, ce qui augmente encore la difficulté, c'est que, selon le livre des Juges (10, 4) le nom de villages de Jaïr dériverait du juge Jaïr, qui, en effet, habitait les contrées du Gilead. Comment l'auteur du livre des Juges pouvait-il ignorer ce que les livres de Moïse disaient de l'origine de ce nom. Ainsi l'existence des villages de Jaïr dès le temps de Moïse devient très-problématique, et Moïse n'a pu écrire les deux passages des Nombres et du Deutéronome. — On a trouvé une autre difficulté dans les mots de la Genèse (12, 6) : Et le Cananéen était alors dans le pays ; mais nous avons déjà fait voir que ces mots pouvaient très-bien émaner de Moïse. — Quant à l'expression au delà du Jourdain (qui ne pouvait être appliquée à la Pérée que par un auteur qui vivait à l'ouest du fleuve), elle est douteuse, et il paraît que le mot hébreu בעבר signifie quelquefois en deçà ; du moins l'auteur du Deutéronome l'emploie-t-il également pour désigner le pays à l'est et à l'ouest du fleuve (ch. 1, v. 1, et ch. 11, v. 30).

4° L'hébreu du Pentateuque est à peu près le même que celui des derniers prophètes, et cependant il n'est pas probable que la langue hébraïque n'ait pas changé pendant l'espace de mille ans. D'un autre côté, le style du Deutéronome diffère sensiblement de celui des quatre premiers livres et offre beaucoup d'analogie avec celui des prophètes, notamment de Jérémie[85].

5° Le Pentateuque renferme beaucoup de faits qui manquent de toute vraisemblance et qui souvent sont en contradiction manifeste avec les lois de la nature. Ces faits ne peuvent être considérés comme historiques, et on ne peut y voir que des légendes populaires ou des mythes. Or, s'il est vrai que Moïse a pu recueillir dans la Genèse jusqu'à des traditions et des mythes qui établissaient l'existence d'un Dieu créateur reconnu par les patriarches, il n'en est pas de même dans les quatre livres où il raconte des faits contemporains. Dans les récits des plaies de l'Egypte, du passage de la mer Rouge, de la manne, de la proclamation du Décalogue, de la construction du Tabernacle, du séjour dans le désert, le fond historique est enveloppé de mythes qui n'ont pu se former qu'avec le temps. Ce n'est qu'après plusieurs générations que les événements arrivés sous Moïse ont pu être présentés sous la forme mythique qu'ils ont dans le Pentateuque, et Moïse ne saurait être l'auteur de ces relations.

Toutes ces difficultés et bien d'autres que nous ne pouvons exposer ici ont gravement compromis la tradition qui veut que le Pentateuque, dans sa forme actuelle, soit l'ouvrage de Moïse. Pour les faire disparaître on a eu recours à différentes hypothèses et notamment à celle des interpolations ; c'est ainsi que plus de cinquante passages incommodes, plus ou moins longs, ont été effacés d'un trait de plume et déclarés interpolés. Pour répondre à la quatrième difficulté, on a fait remarquer que Moïse était l'auteur classique de la nation, que les prêtres et les lévites étaient obligés de l'étudier, et qu'on le lisait publiquement tous les sept ans. Il n'est donc pas étonnant que les auteurs des siècles suivants aient pris Moïse pour modèle ; il est possible que la langue parlée ait différé de la langue écrite. En outre, on a cité avec raison l'exemple de l'arabe et du syriaque qui pendant une longue suite de siècles n'ont subi aucune modification notable. Le style verbeux et prolixe du Deutéronome s'explique par la vieillesse de Moïse, et on y reconnaît le langage d'un père qui donne ses derniers conseils a ses enfants qu'il va quitter pour toujours. Quant à la cinquième difficulté, qu'il n'est pas facile d'éliminer de la sorte, les super-naturalistes ne la reconnaissent pas ; car ils admettent les miracles dans toute la force du terme. Les rationalistes, partisans de l'authenticité, tels que Eichhorn, Rosenmüller et autres, font des efforts inouïs pour expliquer les faits les plus invraisemblables d'une manière naturelle en contestant le caractère mythique et épique du Pentateuque. Non contents d'avoir réfuté, tant bien que mal, les difficultés élevées par les critiques avancés, les partisans de la tradition ont allégué, en faveur de l'authenticité, un certain nombre de preuves directes qui ne sont pas sans importance, et dont nous allons citer les plus fortes.

1° Dans le Deutéronome c'est Moïse lui-même qui parle, et lui seul pouvait parler ainsi. Il s'adresse à des hommes qu'il a guidés pendant de longues années, et il leur rappelle souvent les événements dont ils ont été témoins,. et la protection miraculeuse par laquelle Dieu s'est manifesté à eux. Un auteur plus récent, qui eût voulu se faire passer pour Moïse, n'aurait pas été capable d'entrer si bien dans toutes les circonstances de la vie de Moïse, et de donner à sa composition la véritable couleur des temps et des lieux, sans se trahir çà et là par une inadvertance. Or, le Deutéronome rédigé par Moïse (ch. 31, v. 9 et 24) suppose la rédaction des trois livres précédents ; car Moïse fait souvent allusion aux lois et aux événements rapportés dans ces livres. Enfin les quatre livres supposent la Genèse, qui, comme nous l'avons dit, est l'introduction indispensable des livres de la loi.

2° Le Pentateuque renferme un grand nombre de données historiques, politiques et géographiques qui s'adaptent très-bien aux temps de Moïse. La Genèse, par ses traditions sur le monde primitif, nous révèle un auteur très-ancien. Un auteur hébreu postérieur à Moïse n'aurait pu posséder une connaissance aussi parfaite de l'Égypte et de l'Arabie que celle qui se révèle dans le Pentateuque. Et dût-on admettre (ce qui est peu probable) qu'un autre eût cherché à s'approprier ces connaissances par l'étude, il n'aurait pu manquer de se trahir souvent par des inexactitudes et des anachronismes. Dans la Genèse (ch. 10, v. 11 et 12) la célèbre Ninive est encore une ville de peu d'importance ; la grande ville de l'Assyrie c'est Résen, dont il n'existe aucune trace dans les autres livres de la Bible. La ville de Tyr si célèbre dès le temps de David, et dont le nom se trouve déjà dans le livre de Josué (19, 29), n'est mentionnée nulle part dans le Pentateuque ; un auteur récent aurait-il manqué de la placer dans la table généalogique de la Genèse (ch. 10) à côté de Sidon ? Le Pentateuque parle souvent des statues des dieux cananéens et de leurs autels, mais il ne leur connaît pas encore de temples, que nous trouvons pourtant à l'époque des Juges. C'est donc un auteur très-ancien qui nous parle dans le Pentateuque, alors pourquoi ne serait-ce pas Moïse lui-même ?

3° La langue hébraïque du Pentateuque, quoique, en général, la même que celle des prophètes, offre cependant des particularités que nous ne trouvons dans aucun autre livre de la Bible. On n'y rencontre d'autres mots étrangers que ceux qui sont empruntés à la langue égyptienne. On y rencontre des archaïsmes tels que le masculin נער (puer) dans le sens du féminin נערה (puella), le pronom personnel de la troisième personne הוא dans le sens de lui et d'elle[86]. Beaucoup de mots et de tournures de phrase se trouvent particulièrement dans le Pentateuque et manquent dans les autres livres de la Bible ; en revanche ces derniers renferment un grand nombre de mots et de phrases qui manquent complètement dans le Pentateuque ou qui y sont fort rares[87].

4° Le caractère fragmentaire du Pentateuque, loin de faire suspecter son authenticité, est plutôt une preuve que Moïse en est réellement l'auteur. Le mélange continuel des récits historiques, des itinéraires et des lois révèle un auteur contemporain, qui inscrivait dans son journal tout ce qui se passait d'important ainsi que les lois dictées par l'inspiration du moment. Un auteur postérieur à Moïse aurait séparé 'les lois du récit historique, et y aurait mis plus d'ordre et de méthode. Les préoccupations du moment et les circonstances différentes dans lesquelles se trouvait Moïse expliquent les répétitions et les légères variations de style[88].

5° L'existence d'un livre, appelé la loi de Jéhova ou la loi de Moïse, se révèle depuis Moïse à toutes les époques de l'histoire des Hébreux. On le mentionne dans le livre de Josué (1, 8 ; 8, 31 et passim) et dans le livre des Juges (3, 4), composés l'un et l'autre avant la septième année du règne de David ; car on y lit que les Jébusites n'ont pu encore être expulsés de Jérusalem et qu'ils y demeurent jusqu'à ce jour (Jos. 15, 63 ; Juges, 1, 21). Dans les psaumes qui portent le nom de David ou qui lui sont attribués il est souvent question de la Thorah de Jéhova (Ps. 19, v. 8 et suiv., et dans beaucoup d'autres passages), et dans les paroles que David, avant de mourir, adresse à son fils Salomon, il lui parle de la bide Moïse et de ses différentes prescriptions (I Rois, 2, 3). La Thorah est également mentionnée dans les Proverbes (6, 23 ; 28, 4) et par les prophètes des deux royaumes de Juda et d'Israël (Isaïe, 5, 24 ; Osée, 8, 12). Isaïe parle expressément d'un livre de Jéhova (34, 16). Dans les livres des Rois, nous trouvons, outre les fréquentes mentions de la loi de Moïse, la citation d'un passage du Deutéronome (II Rois, 14, 6). Et s'il est vrai que ces documents ne sont pas tous d'une haute antiquité, est-il admissible que leurs auteurs, quels qu'ils fussent, aient pu être tous les dupes ou les complices d'une grossière supercherie ? Tous ces passages prouvent donc l'existence, sinon de tout le Pentateuque, du moins d'un recueil des lois de Moïse.

6° Et qui donc aurait pu composer ou même refondre le Pentateuque ? c'est Ezra, a-t-on souvent dit, qui a donné au Pentateuque sa forme actuelle. Mais alors cette compilation moderne, quoique faite avec des matériaux anciens, n'aurait pas conservé dans toutes ses parties cette pureté de style qui distingue le Pentateuque, et dont le livre d'Ezra est si éloigné ; nous ne manquerions pas d'y rencontrer quelques-uns de ces mots modernes, qui sont familiers à Ezra et à son époque. D'ailleurs les Samaritains, dont le Pentateuque, à l'exception de quelques variantes de peu d'importance, est entièrement conforme à celui des Juifs, n'auraient pas accepté une compilation récente de la main de ceux dont ils étaient les ennemis implacables[89]. — D'autres ont supposé que le prêtre Hilkia ou Helcias, qui, sous le roi Josias, découvrit dans le temple le livre de la loi (II Rois, ch. 22 ; II Chron. ch. 34) était lui-même l'auteur de ce livre. Il se serait concerté à cet égard avec le prophète Jérémie, la prophétesse Hulda et quelques autres personnages dans le but de consolider la théocratie et de donner l'impulsion au roi Josias, élève des prêtres et restaurateur du culte de Jehova. A l'aide de quelques documents écrits et des traditions anciennes, il aurait compilé le Pentateuque qu'il prétendit avoir retrouvé et qu'il voulait faire passer pour l'ouvrage de Moïse[90]. Mais comment une pareille jonglerie aurait-elle pu passer sans opposition ? Est-il admissible que les anciens et tout le peuple se fussent soumis à l'autorité du livre produit par Hilkia, si l'existence antérieure d'un code attribué à Moïse n'avait pas été généralement connue. Quant au livre retrouvé par Hilkia et qui fit tant de sensation, quelques critiques ont pensé que c'était l'autographe de Moïse, comme le fait entendre le deuxième livre des Chroniques (34, 14), ou quelque autre exemplaire précieux qui était déposé dans le temple et qui avait été caché sous les règnes impies de Manassé et d'Amon, durant lesquels les exemplaires en général étaient probablement devenus fort rares. Selon Hartmann lui-même (l. c. p. 572), on reconnaît clairement dans toute la conduite du roi Josias qu'il n'avait jamais douté de l'existence d'un code de Moïse et que son extrême émotion, en entendant faire la lecture de plusieurs passages, provenait de ce que leur contenu lui était resté inconnu jusqu'alors. D'ailleurs si le Pentateuque datait du règne de Josias ou de quelque autre époque depuis David, on n'aurait pas manqué d'y introduire quelques détails sur les ancêtres de la famille royale, à qui on aurait donné une autre origine que celle dérivée d'un inceste (Gen. ch. 38). La royauté aurait été traitée plus favorablement que ne le fait le Deutéronome (ch. 17, v. 15-20) ; on n'aurait pas reconnu tant de privilèges à la race de Joseph (Gen. 49, 26 ; Deut. 33, 16) ; on n'aurait pas non plus défendu de faire la guerre aux Moabites, aux Ammonites et aux Édomites que David combattit avec succès. Moïse et son successeur Josué avaient seuls intérêt à recommander des ménagements à l'égard de ces peuples.

On voit par tout ce que nous avons dit jusqu'ici, qu'on peut alléguer des preuves également fortes pour et contre l'authenticité du Pentateuque, d'où il résulte nécessairement que ce recueil de lois et d'histoire se compose de documents, dont les uns remontent à une haute antiquité et dérivent sans doute de Moïse lui-même, et les autres, tout en devant leur origine à des auteurs plus ou moins récents ont été joints aux écrits mosaïques, par les rédacteurs du recueil, qui avaient pour but de réunir dans un volume tout ce qui existait des écrits de Moïse ou qui se rapportait aux temps mosaïques. Une critique raisonnée de ces différents documents serait ici déplacée. L'ensemble du Pentateuque, dans sa forme actuelle, n'a pu précéder de beaucoup l'exil de Babylone ; car plusieurs passages du Lévitique (ch. 26) et du Deutéronome (ch. 28) révèlent un auteur qui prévoit la prochaine dissolution du royaume et qui parle le langage des prophètes de cette époque, notamment de Jérémie[91]. La plus grande partie de l'histoire contemporaine de Moïse, présentée sous une enveloppe mythique, n'a pu être rédigée que plusieurs générations après les événements. Rien ne s'oppose à ce que la Genèse, sauf quelques passages interpolés, soit considérée comme l'ouvrage de Moïse, et nous y voyons une partie intégrante de la doctrine mosaïque. Nous revendiquons pour Moïse toute la partie législative du Pentateuque, dont l'existence se révèle à toutes les époques de l'histoire des Hébreux, et qui formait peut-être le livre de l'alliance dont il est question plusieurs fois dans le Pentateuque. — Mais avant de parler de la législation mosaïque, nous devons faire connaître les arguments des critiques modernes qui ont contesté l'authenticité de cette législation elle-même, et qui n'ont voulu reconnaître à Moise que le Décalogue, ou, comme dit de Wette, ses linéaments. Le grand et vénérable législateur disparaîtrait, selon eux. dans un nuage mythique et il ne resterait de lui qu'un nom, autour duquel on aurait groupé dans la suite des temps toutes les lois que le développement de l'état des Hébreux fit naître successivement à différentes époques. Voici les principaux arguments sur lesquels s'appuie cette opinion que de Wette a poussée jusqu'à sa dernière extrémité[92] :

1° Du temps de Moïse on n'avait pas encore fait assez de progrès dans l'art d'écrire pour que nous puissions supposer que le chef des Hébreux ait manié cet art avec facilité. Quand même Moïse aurait appris à écrire en Égypte, l'écriture égyptienne ne pouvait lui servir pour rédiger en hébreu, et à cette époque les Hébreux, nomades et ignorants, n'avaient pas encore d'écriture, Outre cela, il aurait été difficile, ou même impossible, de tracer un aussi grand nombre de lois sur la pierre, car on ne connaissait pas encore d'autres matériaux.

2° Il n'est pas croyable (quand on supposerait à Moïse la plus grande facilité d'écrire) que le chef d'un peuple nomade et sans discipline ait pu, au milieu de préoccupations aussi graves et en errant dans le désert, rédiger un code renfermant des lois assez compliquées et qui supposent une civilisation avancée. D'un côté, le temps lui aurait manqué ; d'un autre côté, il se serait adressé a des hommes incapables de le comprendre et de suivre ses lois. Une grande partie -de ces lois paraît devoir son origine à une longue expérience et à des circonstances locales de la Palestine, comme, par exemple, les lois sur la vente et le rachat des maisons (Lév. ch. 25), sur la royauté (Deut. ch. 17, v. 14-20), etc. Comment supposer que Moïse se soit abandonné à des spéculations abstraites, sans aucune application possible, puisqu'il n'avait pas même la faculté de faire exécuter la loi de la circoncision[93], établie depuis Abraham ?

3° Le législateur est quelquefois en contradiction, avec lui-même. Ainsi par exemple, selon l'Exode (21, 3) et le Deutéronome (15, 12) l'esclave hébreu est rendu à la liberté dans la septième année de son service, selon le Lévitique (25, 40) il l'est au jubilé.

4° Dans toute l'histoire des Hébreux jusque vers l'exil de Babylone, nous ne trouvons pas la moindre trace de l'observance des lois concernant l'année sabbatique et le jubilé ; bien au contraire, on agit quelquefois comme si ces lois n'existaient pas[94].

C'est là ce qu'on a su dire de plus fort pour mettre en doute l'authenticité des lois attribuées à Moïse. Voici ce que nous avons à répondre à ces différentes objections :

1° Sans entrer ici dans un examen approfondi sur l'antiquité de l'art d'écrire, dont nous parlerons encore dans un autre endroit, sans examiner si la priorité doit être attribuée aux Égyptiens, ou bien aux Phéniciens qui auraient appris cet art des Babyloniens, nous constaterons pour le moment les aveux de Hartmann qui refuse de croire que Moïse ait pu écrire les lois qu'on lui attribue, mais qui se voit forcé de reconnaître que, chez les Égyptiens, comme chez les Phéniciens, l'art d'écrire remontait bien au delà des temps de Moïse[95]. Moïse, dit-il encore (p. 588), a pu facilement se familiariser avec l'écriture égyptienne, mais elle lui était inutile pour l'hébreu qui appartient à une autre famille de langues. Nous sommes parfaitement d'accord avec Hartmann sur la différence totale qui existe entre le copte (ou l'égyptien) et l'hébreu ; mais les Grecs n'ont-ils pas adopté l'alphabet phénicien ? les Persans, les Turcs et les Indiens musulmans n'ont-ils pas adopté l'alphabet arabe ? D'un autre côté, si nous admettons (ce qui est plus probable) que les Hébreux ont adopté l'alphabet des Phéniciens, ou que les uns et les autres l'ont reçu de l'autre côté de l'Euphrate, rien ne s'oppose à ce que nous supposions les Hébreux familiarisés avec l'art d'écrire longtemps avant leur sortie d'Égypte, ce qui est accordé par Gesénius, dans son Histoire de la langue hébraïque[96], quoique cet auteur ne soit nullement favorable à l'authenticité du Pentateuque. Quant aux matériaux, Eichhorn a démontré avec beaucoup de sagacité que, déjà du temps de Moïse, on a pu se servir, pour écrire, de la toile égyptienne ; et dût-on admettre les observations sceptiques de Vater[97], il nous resterait toujours les feuilles de palmier et surtout les peaux, dont l'usage, selon Hérodote (V, 58), remonte à une haute antiquité. Hartmann (p. 637) se contente de reproduire l'observation puérile d'un autre auteur qui refuse d'admettre l'usage des peaux pour l'époque mosaïque, parce que le tannage a dû répugner aux Égyptiens qui professaient un si grand respect pour les animaux, et qu'il est contraire aux lois de pureté communes aux Égyptiens et aux Hébreux. Le savant critique a oublié que ces lois de pureté renferment elles-mêmes des dispositions concernant les ustensiles de cuir (Lév. ch. 13, v. 48, etc.), et que les prêtres employaient à leur usage la peau des holocaustes (ib. ch. 7, v. 8). En somme, les critiques les plus forts ont dû se borner à justifier leur scepticisme à l'égard de la loi mosaïque, mais ils n'ont pu produire aucune preuve directe contre la tradition qui attribue la rédaction des lois à Moïse lui-même et leurs différentes hypothèses se contredisent les unes les autres. De Wette lui-même, qui, dans ses ouvrages critiques, soutient que les premières traces d'une loi écrite se trouvent sous le règne de Josias, et qu'aucune des parties de cette loi ne remonte au delà de l'époque de David, avoue naïvement dans son Archéologie (§ 277), que la rédaction de plusieurs documents considérables, attribuée par le Pentateuque à Moïse lui-même, n'a rien d'invraisemblable[98].

2° Moïse, en rédigeant ses lois, avait en vue les générations futures qui devaient vivre en Palestine dans un Etat policé et régulièrement constitué, et il déposa entre les mains de Josué, des anciens et des prêtres, la constitution qu'il avait longtemps méditée. Par sa profonde intelligence et par l'instruction qu'il avait reçue en Egypte, il a pu prévoir un état de choses qui n'existait pas encore pour son peuple, et régler même les cas éventuels. Pour la génération nomade du désert il se borna probablement au Décalogue et à quelques autres lois fondamentales ; les élus à qui il communiqua l'ensemble de ses lois étaient capables de le comprendre. Dans les quarante ans qu'on passa dans le désert, Moïse a pu trouver largement le temps de méditer toutes les parties de sa législation et de les mettre par écrit, même en étant forcé de se servir de matériaux incommodes. Nous avons déjà fait voir que l'opinion qui ne fait durer que deux ans le séjour des Hébreux dans le désert n'a aucune base solide et est contraire à une saine critique historique.

3° Parmi le petit nombre de contradictions apparentes que de Wette a signalées dans la partie législative du Pentateuque, nous avons cité la plus forte. Mais il est évident que si, dans le Lévitique, le législateur fait durer la servitude de l'esclave hébreu jusqu'à l'année jubilaire, il veut indiquer la dernière limite possible de cette servitude, et il parle de l'esclave qui s'est soumis volontairement à prolonger son service au delà des six années légales, en se faisant percer le bout de l'oreille (Exode, 21, 6 ; Deut. 15, 17). Il est naturel que dans le chapitre du Lévitique, où Moïse règle les droits de propriété de manière à maintenir toujours l'équilibre entre les tribus et entre les familles d'une même tribu, il n'oublie pas le plus incontestable des droits, celui de l'indépendance de la personne, et, après avoir concédé à l'individu la faculté de disposer de sa personne pour un long espace de temps (in sæculum, Exod. 21, 6)[99], il dit que cet espace ne pourra dépasser l'époque du jubilé, où l'équilibre doit être rétabli sous tous les rapports.

4° Les lois concernant l'année sabbatique et le jubilé ressortent tellement de l'esprit général de la constitution mosaïque, basée sur l'agriculture et l'égalité, que nous ne pouvons les attribuer qu'au législateur primitif. Personne n'en a pu concevoir l'idée aux époques postérieures quand l'industrie, le commerce et le luxe s'étaient introduits parmi les Hébreux, et, si ces lois ne furent pas observées, c'est qu'elles étaient devenues impraticables, dès qu'on s'était écarté de l'esprit primitif de la constitution. D'ailleurs la non-observance de quelques lois ne prouve pas que ces lois n'aient pas existé ; on sait que presque tous les rois d'Israël, et, en partie, les rois de Juda, étaient opposés à la constitution théocratique de Moïse, et quelquefois les prêtres eux-mêmes se faisaient les instruments de leur impiété (voy. II Rois, ch. 16, v. 10-16).

Nous avouons du reste que la rédaction des lois a pu, avec le temps, subir quelques modifications ; nous en trouvons un exemple frappant dans la loi fondamentale, dont il serait absurde de contester l'authenticité : l'Exode et le Deutéronome nous offrent deux rédactions du Décalogue, qui présentent des variantes notables.

Quant à la Genèse, que nous attribuons à Moïse, sauf un petit nombre d'interpolations — notamment le passage sur les rois d'Édom, le nom de la ville de Dân, et peut-être aussi celui de Hébrôn —, il est évident qu'elle a été puisée, en grande partie, dans des documents plus anciens, émanés de différents auteurs, comme le prouvent les contradictions que nous avons déjà signalées, ainsi que les inscriptions que portent plusieurs chapitres[100], et les variations dans les noms de Dieu. Un passage de l'Exode (6, 3), dont il parait résulter que les patriarches ne connaissaient Dieu que sous le nom de Tout-puissant, et que le nom de Jéhova (Éternel) ne date que depuis Moïse, ne doit pas être pris à la lettre ; l'auteur veut dire seulement que les patriarches reconnaissaient la toute-puissance de Dieu, mais qu'ils ne saisissaient pas encore, dans toute son étendue, le sens du nom de Jéhova, qui, selon la Genèse (4, 26), remonterait même avant le déluge[101].

Il est impossible de fixer avec précision l'âge des différents documents dont se compose la Genèse ; il en est de même des documents postérieurs à Moïse que renferment les autres livres du Pentateuque. Le recueil a dé être achevé et exister dans sa forme actuelle à l'époque de Josias, et c'est à cette même époque qu'il a pu être reçu par les Samaritains.

Le Pentateuque peut donc être appelé avec raison un livre mosaïque, bien qu'il ne soit pas en entier émané de Moïse. S'il manque d'unité dans le plan et dans la méthode, il y a unité dans l'idée. Les auteurs du recueil avaient pour but de consolider la croyance en un Dieu créateur et de déraciner toute espèce d'idolâtrie, de mettre sous les yeux du peuple hébreu les documents historiques et les traditions qui témoignaient de son élection et des faveurs particulières dont la Providence l'avait comblé dès son origine ; enfin de glorifier son libérateur et son législateur, et d'exposer sa doctrine et ses lois, inspirées par la Divinité elle-même et supérieures à toute sagesse humaine : Vous les observerez et vous les exécuterez, car c'est là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples, qui, entendant toutes ces lois, diront : Cette grande nation seulement est un peuple sage et intelligent. (Deut. 4, 6). Nous allons maintenant faire connaître l'ensemble de ces lois.

 

5. RÉSUMÉ DE LA DOCTRINE ET DES LOIS DE MOÏSE.

Dès les premiers moments de sa mission, Moïse se présenta au nom de l'Être absolu et universel, Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; ce sont les traditions des aïeux qu'il veut rappeler à la race dégénérée des Hébreux, et c'est à ces traditions spiritualisées et développées qu'il veut rattacher sa doctrine et sa législation. L'une et l'autre sont comprises sous le nom de THORAH, dont le sens primitif signifie enseignement. De la doctrine émane la loi morale, religieuse et sociale ; c'est Dieu lui-même qui est le roi et le législateur du peuple hébreu, et toute infraction aux lois, quelles qu'elles puissent être, est une offense envers la Divinité. La morale ressort plus directement de la doctrine sur Dieu et sur l'homme ; car elle est fondée sur la connaissance que l'homme doit avoir de la Divinité et sur l'amour qu'il doit lui porter et qu'il manifeste eu tâchant de l'imiter et de s'identifier avec elle. La loi religieuse renfermée dans le culte et les observances cérémonielles est le symbole extérieur de la doctrine et, pour ainsi dire, le drapeau qui distingue le peuple du roi-Dieu. Tel est son sens primitif, quoiqu'elle ait çà et là, dans ses détails, un but particulier que nous ferons remarquer. La loi sociale, adaptée aux localités, au caractère du peuple et en partie à ses antiques usages, est basée sur le respect de la dignité humaine et sur le principe d'égalité absolue ; elle a pour fondement l'agriculture et les lois agraires qui devaient servir à maintenir l'équilibre dans les tribus et dans les familles et empêcher la formation de certaines classes privilégiées. Nous diviserons ainsi la Thorah de Moïse en trois parties principales, savoir : 1° Doctrine et morale ; 2° Culte et lois cérémonielles ; 3° Loi sociale. La première partie n'a d'autres sources que les inspirations de Moïse et les traditions des Hébreux ; quant au culte et aux institutions sociales, il n'est pas impossible que Moïse ait puisé quelquefois à des sources étrangères, et il est même probable qu'il a eu égard aux institutions des peuples voisins, tantôt pour respecter certains préjugés inoffensifs qu'il n'était pas encore temps de détruire, tantôt pour garantir son peuple du contact de certains usages païens qui étaient en opposition avec la doctrine d'un monothéisme pur. L'antiquité païenne peut donc répandre quelque lumière sur une partie de la loi mosaïque.

 

 

 



[1] La patrie de Tharah est appelée dans la Genèse (11, 28) Ur Casdim (Ur des Chaldéens). Ammien (l. 25, c. 8) mentionne un château fort, nommé Ur, dans le nord de la Mésopotamie, entre le Tigre et Nisibe. Dans les mêmes environs, au pied des montagnes Gordiennes ou Curdes, Xénophon trouva des Chaldéens. Voyez Cyropédie, l. III, c. 2 ; Anabase, IV, 3 ; V, 5 ; VII, 8. La stérilité de cette contrée, qui, selon Ammien, était un triste désert (cum ne gramina quidem invenirentur), pouvait motiver l'émigration de la famille de Tharah. Cependant nous sommes loin de croire que ces combinaisons suffisent pour fixer la situation d'Ur Casdim. Dans la Bible Casdim désigne ordinairement l'empire babylonien des Chaldéens fondé à une époque bien plus récente. Pour résoudre les difficultés historiques et philologiques qui se rattachent à cette question, il faudrait entrer dans des détails qui ne seraient pas ici à leur place. Voyez Schlœzer, Des Chaldéens, dans le Repertorium d'Elchhorn, t. VIII, p. 113 et suiv., ainsi que le travail publié récemment dans la Revue française, par M. Eugène Boré, et mon article Chaldéens dans le Dictionnaire de la conversation.

[2] Cette ville est appelée Κάρραι, Carrœ, par les auteurs classiques. Dans l'histoire romaine, elle est devenue célèbre par la défaite de l'armée de Crassus. Dion Cassius, l. 40, c. 25.

[3] Tharah avait 70 ans lors de la naissance d'Abram (Genèse, 11, 28), et il en avait 145 lorsque Abram émigra. Ce serait donc par erreur que saint Étienne aurait dit dans les Actes des Apôtres (ch. 7, v. 4) qu'Abram émigra de Harran après la mort de son père.

[4] Voyez Berésehith Babba, sect. 17 ; Paraphrase chaldaïque de Jonathan, Genèse, II, 28 ; Alkoràn, ch. 29, v. 23.

[5] Ibri ou Hébreu signifierait donc Transfluvianus. D'autres le considèrent comme un nom patronymique, venant de Héber ou Éber, arrière-petit-fils de Sem et l'un des ancêtres d'Abram. Mais la première étymologie est plus probable. Il est à remarquer que le nom d'Ibrim, désignant les descendants d'Abram de la ligne d'Isaac et de Jacob, ne leur est donné que par les nations étrangères. Généralement ils ne se servent eux-oléines de ce nom qu'en parlant à des étrangers ; entre eux ils s'appellent Bené Israël ou Israélites ; on verra plus loin l'origine de ce nom.

[6] Dans le langage des Hébreux, les mots frère et sœur s'emploient dans le sens de parent, parente ; c'est ainsi qu'Abram dit à Lot (Genèse, 13, 8) Nous sommes frères. La tradition fait, de Saraï la fille de Haran et la sœur de Lot, ce qui parait en effet résulter an texte de la Genèse (11, 29). Le patriarche lui-même dans une autre occasion, parait vouloir par là excuser son mensonge, en disant que sa femme était la fille (c'est-à-dire la petite-fille) de son père (voy. ib. 20, 12).

[7] Le texte dit (Genèse, 14, 14) : Il les poursuivit jusqu'à Dan ; mais cette ville ne pouvait pas exister alors, et Moïse lui-même ne pouvait la connaître que sous le nom de Laisch. Il y a donc nécessairement ici quelque interpolation. Josèphe (Antiquités, I, 10, § 1) prend ici Dan pour l'une des sources du Jourdain qui portait ce nom.

[8] Dans cette vision, Abram tue plusieurs animaux qu'il coupe en morceaux, et il voit Dieu, sous la forme d'une flamme de feu, passer entre les morceaux. Saint Éphrem le syrien, dans son commentaire sur la Genèse (ch. 15), dit que cet usage existait encore de son temps parmi les Chaldéens. Celui qui passe entre les morceaux découpés veut dire par cet acte symbolique : qu'il ait le sort de ces animaux, s'il rompt l'alliance. C'est de cet usage que vient l'expression hébraïque couper une alliance ; de même en grec όρκια τέμνειν, et en latin fœdus ferire.

[9] V. sur ces douze princes, Genèse, c. 25, v. 13 et 14, et les traditions arabes dans le Spec. hist. Arab. de Pococke, p. 45 et suiv.

[10] Nous nous servons à dessein du mot messager, traduction littérale du mot מראך, pour laisser à ce mot le sens vague qu'il a dans les anciens livres des Hébreux, et nous évitons le mot ange, parce qu'Il renferme une idée qui n'existait pas encore chez les Hébreux dans ces temps anciens, ou qui, du moins, n'était pas encore développée. Nous aurons l'occasion de revenir sur l'angélologie de la Bible et sur ses développements.

[11] Saint Éphrem prétend que Sarah avait recouvré sa jeunesse et sa beauté ; mais le texte n'en dit rien.

[12] Antiquités, l. I, ch. 7, § 2.

[13] Voyez R. Mosis Maimonidis, Moré Nebouchim, III, 29 ; version latine de Buxtorf, p. 421.

[14] Voyez la Bibliothèque de d'Herbelot, au mot Abraham ; Hyde, De religione veterum Persarum, p. 27 et suiv. (2° édit.) ; Monuments arabes, persans et turcs, par M. Reinaud, t. I, p. 144-149.

[15] Voyez Brucker, Historia critica philosophie, t. II, p. 71 et suiv.

[16] La Genèse fait venir de là le surnom d'Édôm (rouge) que portait Ésaü. Tout ce récit n'est peut-être qu'un mythe populaire par lequel les Hébreux plaisantaient les Iduméens, leurs voisins, s'inquiétant peu du blâme qu'ils jetaient par là sur le patriarche Jacob.

[17] Le nom de Jacob vient, selon un passage de la Genèse (25, 25) du mot talon ; car, à la naissance des deux jumeaux, Jacob tenait le talon d'Esaü. Mais, dans un autre passage (27, 36), on fait venir le nom de Jacob du verbe tromper, supplanter. Le nom d'Israël peut se rendre par combattant ou prince de Dieu.

[18] Voyez Genèse, 34, 30 et 49, 7.

[19] Voyez Genèse, 35, 23 et 49, 4.

[20] Les traditions musulmanes donnent à la femme de Potiphar le nom de Zoléikha. Joseph joue un grand rôle chez les Orientaux ; Mahomet lui a consacré un chapitre de son Alcoran, et plusieurs poètes musulmans ont célébré sa fortune et ses Vertus. Le pacte persan Djami en a fait le sujet d'une épopée romantique dont j'ai donné une analyse détaillée dans le journal le Temps du 2 et 10 juillet 1835.

[21] Voyez Genèse, 38, 2 ; 46, 10.

[22] Cette partie de l'Égypte, limitrophe de l'Arabie Pétrée, s'appelait autrefois le nome d'Arabie (Ptolémée, l. IV, c. 5), et les Septante rendent deux fois Gosen par Γεσέμ Άραβίας (Genèse 45, 1 ; 46, 34). Dans un autre passage (46,28) la version grecque porte καθ' ήρώων πόλιν, είς γήν 'Ραμεσσή. Héroopolis était située prés du bras occidental du golfe Arabique. Joseph allant au-devant de son père monte au pays de Gosen (46, 29) ; le verbe monter, dont se sert l'auteur hébreu, prouve également que le pays de Gosen était situé sur le chemin de la Palestine, et les excursions que tirent quelques nomades hébreux jusqu'aux environs de Gath (Voyez I Chron., 7, 21), prouvent que leurs demeures n'étaient pas bien loin du pays des Philistins.

[23] Voyez Genèse, 46, 27. Deutéronome, 10, 22.

[24] C'est pourquoi l'auteur des Chroniques (I, ch. 5, v. 1) dit que le droit d'ainesse, dont Ruben s'était rendu indigne avait été donné à Joseph ; car, selon une ancienne coutume consacrée dans la loi de Moïse (Deutéronome, 21, 17), le premier-né recevait deux portions de l'héritage.

[25] Une foule d'écrivains modernes ont exercé sur ce poème leur esprit et leur sagacité ; on peut voir leurs noms et les titres de leurs ouvrages dans la Genèse de M. Bohlen (p. 438, 450, 441). Cet auteur cite seize monographies sur le fameux mot Schilo (ib. p. 462), qui n'en est devenu que plus obscur. Parmi ceux qui ont reconnu l'authenticité du poème, nous remarquons l'illustre Herder, qui, mettant de cédé les subtilités philologiques, s'est laissé guider par son sentiment poétique. Voyez ses Lettres concernant l'étude de la théologie (Briefe das Studium der Theologie betreffend), t. I, cinquième lettre, et son Esprit de la poésie hébraïque (Geist der hebræischen Pœsie), t. II, ch. 6.

[26] Facilius evenit appropinquante morte, ut animi futura augurentur, dit Cicéron, de Divinat., l. I, c. 30.

[27] Voyez Genèse, 50, 24.

[28] Voyez Exode, ch. 3, V. 16 et 18 ; ch. 6, v. 14 et 25.

[29] Voyez Exode, ch. 5, v. 6, 10, 14, 15, 19.

Le mot Schoter dérive d'une racine qui, en arabe, a le sens de tracer, écrire, et Michaelis (Mosaisches Recht, t. I, § 51) présume que les Schoterim (écrivains) étaient chargés de tenir les tables généalogiques et les registres des charges et des corvées de chaque famille. Plus tard nous trouvons des Schoterim à côté des juges dans les villes des Hébreux et dans les plus hautes régions civiles et militaires. Nous y reviendrons dans un autre endroit.

[30] Antiquités, II, 9, § 1.

[31] Voyez Jahn, Biblische Archæologie, t. I, première partie, p. 27 et suiv. — Rosenmüller, Biblische Geographie, t. III, p. 310 et suiv.

[32] Voyez Josèphe, Contre Apion, l. 1, ch. 14-16 et ch. 26-31. L'historien juif n'hésite pas à identifier les Hycsos avec les Hébreux, et à taxer de mensonge ce que Manéthon dit du règne des Hycsos et de l'expulsion des lépreux (Hébreux) sous une dynastie postérieure.

[33] Voyez Essai sur le système hiéroglyphique de M. Champollion, et sur les avantages qu'il offre à la critique sacrée, par J. G. H. Greppo. Seconde partie, ch. 3. — Cet excellent écrit a l'avantage de présenter nettement les résultats qu'on peut tirer des découvertes de M. Champollion pour la critique de l'histoire biblique ; mais nous sommes loin de partager la conviction profonde de l'auteur et d'accepter ses résultats comme une certitude historique.

[34] On reconnait le nom de Pithôm dans celui de la ville de Patoumos mentionnée par Hérodote (II, 158). Son vrai nom était Thoum, la syllabe Pi est l'article égyptien. V. Champollion, l'Égypte sous les Pharaons, t. II, p. 58-62. Il parait qu'elle était située au midi de Bubaste, à peu près là où est maintenant Bilbéis. — Quant à la ville de Raamsès, nous ne saurions préciser l'endroit où elle était située, mais elle doit être la même ville d'où partirent les Hébreux pour se rendre à Succôth (Exode, 12, 37), et qui était nécessairement située dans le pays de Gosen. Nous ne saurions donc la retrouver avec Champollion (l. c., p. 248) et Greppo (l. c., p. 212) dans le village de Ramsis, situé dans la basse Égypte occidentale, hors du Delta.

[35] S'il faut prendre comme historique tout le récit du Pentateuque, l'oppression des Hébreux et l'ordre de noyer leurs enfants mâles n'ont pu précéder que très-peu de temps la naissance de Moïse ; car celui-ci avait un frère aîné, âgé seulement de trois ans de plus, et dont la conservation n'avait fait aucune difficulté à ses parents.

[36] Voyez aussi Actes des Apôtres, ch. 7, v. 22, et les passages de Philon et des Pères de l'Église cités par Brucker, Historia crit. philosophiœ, t. I, p. 78, 79.

[37] Les deux coryphées de la littérature allemande ont jugé l'éducation de Moïse sous des points de vue bien différents. SI on peut „reprocher à Schiller (Die Sendung Moses) d'avoir exagéré l'instruction sacerdotale de Moïse et l'influence des mystères égyptiens sur la théologie et la législation mosaïques, on s'étonne de voir Gœthe (Westœstlietter Diwan) tomber dans l'autre extrême, et ne voir dans Moise qu'un caractère robuste, un homme élevé par la nature et de l'éducation duquel il ne faut pas s'enquérir. Il a été le protégé d'une princesse, il a été élevé à la cour ; mais rien n'a agi sur lui. Il est devenu un homme excellent, fort, mais dans toutes les circonstances il est resté inculte. — Herder, qui a si profondément senti ce qu'il y a de beau dans les grands caractères bibliques, a jugé Moise avec plus de vérité et surtout avec plus de sentiment poétique.

[38] Voyez Josué, ch. 24, v. I4 ; Ezéchiel, ch. 20, v. 7 et suiv., ch. 23, v. 3 ; Amos, ch. 5. v. 26. Spencer, De legibus Hebræorum ritualibus, l. I, c. I, sect. I.

[39] Voyez entre autres, du Bois Aymé, dans la Description de l'Égypte, t. VIII, p. 109.

[40] Le texte hébreu a le mot KINNIM que les Septante rendent par σανΐφες. Ce sont sans doute les moustiques si incommodes en Egypte. Voyez Œdmann, Sammlungen, premier cahier, ch. 6.

[41] Le sens du mot hébreu AROB n'est pas bien connu ; mais il désigne sans doute une espèce particulière et non pas, comme dit la Vulgate, omne genus muscarum. Les Septante, dont l'autorité doit avoir un grand poids pour tout ce qui concerne l'Égypte, rendent le mot hébreu par κυνόμυια, probablement une espèce de taon. Philon (De vita Mosis) l'appelle un insecte mordant et insidieux, qui s'élance de loin avec bruit, comme une flèche, et qui, s'attachant à la peau, y pénètre fortement. Voyez Philonis Opera, éd. de Genève, p. 472. — Œdmann (ib. deuxième cahier, ch. 7), après avoir examiné les opinions de ses devanciers, se prononce pour la blatta orientalis, ou la kalierlaque, qui est encore maintenant une des plaies de l'Égypte. Ceux qui ont voyagé sur le Nil, savent combien cet insecte est incommode ; les bateaux en sont infestés, et on les y voit souvent par milliers.

[42] Du verbe PAÇACH, sauter, passer pardessus.

[43] Les premiers-nés des animaux étaient probablement les animaux sacrés, qu'adoraient les Égyptiens, et les premiers-nés des hommes étaient consacrés  leur culte ; c'est pourquoi cette dixième plaie est considérée en même temps comme le châtiment des divinités égyptiennes. Voyez Exode, ch. 12, v. 12.

[44] Voyez Jahn, Archœologie, t. II, première partie, p. 91.

[45] Voyez La Bible de M. Cahen, t. II, p. 50.

[46] Voyez Exode, ch. 3, v. 12.

[47] Voyez Nombres, ch. 13.

[48] Antiquités, l. 2, c. 15, § 1.

[49] Exode, 13, 18.

[50] C'est ce qui résulte de l'assertion de Josèphe, fondée, sans doute, sur une ancienne tradition, et c'est aussi l'opinion du P. Sicard dans sa Dissertation sur le passage de la mer Rouge par les Israélites. Niebuhr cependant fait prendre aux Hébreux la route des caravanes, pour les faire arriver à la petite langue de mer qui se trouve au N. E. du golfe de Suez, et ou le passage est assez facile. Il laisse la position de Succôth indéterminée, et il cherche Etham près d'Adjroud. Mais l'hypothèse du P. Sicard nous fait mieux comprendre pourquoi Pharaon croit les Hébreux égarés dans le pays, et renfermés dans le désert, quoique le passage de la mer Rouge, placé bien plus au midi, devienne par là plus incompréhensible.

[51] Selon le Pentateuque, Pi-hahirôth est entre Migdol et la mer, devant Haal-Sephôn. Sicard prend Migdol pour le mont Koaibé, au midi de la vallée de l'Égarement, et Baal-Sephen pour l'Attaka. Tout ceci est fort douteux. Les opinions des voyageurs et des savants varient beaucoup sur ces différentes localités, et sur l'endroit ou les Hébreux passèrent la mer. Nous renvoyons surtout à la dissertation de du Bois Aymé dans la Description de l'Égypte, t. VIII, p. 113 et suiv. Ce savant, qui, comme Niebuhr, place le passage de la mer plus au nord, prend Etham pour Bir-Suès, et Pi-hahirôth pour Adjroud. Le Commentaire géographique sur l'Exode et les Nombres, que vient de publier M. Léon de Laborde, laissant Étham indéterminé, place Baal Sephen à Suez, et Pi-hahirôth à Adjroud (p. 72, 75, 76).

[52] Dans les versions des Juifs Arabes Schour est rendu par Al-Djofâr.

[53] Voyez Travels in Sylla and the holy land, p. 472.

[54] Burckhardt a pris des informations auprès des Bédouins pour savoir s'ils connaissaient un moyen analogue à celui dont se servait Moïse ; mais il ne put rien apprendre à ce sujet. Il suppose que Moïse employa les baies rouges d'un arbuste appelé Gharkad, le peganum retusum de Forskal, qui est très-commun dans ces contrées. Voyez Travels, p. 473 et 474.

[55] Burckhardt, l. c.

[56] Voyez Voyage de l'Arabie Pétrée, par M. Léon de Laborde, p. 69.

[57] Burckhardt, p. 487.

[58] Le Omer, qui est le dixième de l'Épha, équivaut, selon le calcul des rabbins, à 43 un 5e coques d'œufs.

[59] C'est Ehrenberg qui nous fournit les meilleurs renseignements sur cet arbrisseau qu'il appelle tamarix mannifera. Ses branches piquées par un insecte qu'il nomme coccus maniparus et dont il donne la description, transsudent une substance que les Arabes recueillent de la terre, et qu'ils mangent avec le pain comme du miel. Voyez Symbolœ physicœ, Insecta ; I, tab. 10.

[60] On peut voir différentes hypothèses sur cette manne du ciel, comme l'appellent les Arabes, dans Œdmann, Sammlungen, sixième cahier, ch. I.

[61] Voyez Burckhardt, Travels, p. 600.

[62] Tacite rapporte ce miracle et en donne une explication naturelle. Hist., V, 3.

[63] Voyez Deutéronome, 25, 18.

[64] Hour était, selon la tradition, le fils de Miriam, sœur de Moïse ; d'autres en font son mari.

[65] La montagne devenue célèbre par la législation de Moïse se compose de différents pics, qui portaient le nom général de Horeb ; c'est pourquoi dans le Deutéronome (4, 10) et dans le livre de Malachie (4, 22) la scène est placée au mont Horeb. Le Horeb proprement dit n'est qu'un mamelon à partir duquel s'élève un pic qu'on appelle le Sinaï (Lahorde, p. 68). Un pic plus élevé, qui en est séparé à l'est s'appelle communément le mont Sainte-Catherine. On ne sait lequel des deux pics est le Sine de la Bible (Voyez Burckhardt, p. 609) ; mais aucun des deux n'offre à son pied une place ouverte, ou tout le peuple hébreu aurait pu s'assembler, et il est probable que les chefs et représentants du peuple assistèrent seuls de près à la proclamation des dix commandements. Voyez Rosenmüller, Archæologie, t. III, p. 130.

[66] Le sacerdoce n'était pas encore régulièrement établi, mais les aisés des familles faisaient alors les fonctions de prêtres.

[67] Voyez Amos, ch. 5, v. 26.

[68] Voyez Exode, 33, 7 ; comparez ibid., 29, 42.

La Vulgate rend inexactement ce nom par tabernaculum fœderis. Plus tard le nom de Ohel-Moëd désigne souvent le tabernacle ou le temple portatif, dont cette tente de rendez-vous formait le sanctuaire intérieur, et qui est appelé, a cause de cela, demeure du Ohelmoëd (ibid., 39, 32 ; 40, 2 et 6). C'est là le rapport véritable entre le Ohel-Moëd proprement dit et le tabernacle (Mischcan) ; la confusion des noms embarrasse souvent le lecteur du Pentateuque.

[69] Une description détaillée de ce temple se trouve dans l'Exode, ch. 25 et suiv. Nous y reviendrons plus loin.

[70] Ahron avait quatre fils : Nadab, Abihou, Eléazar et Ithamar. Les deux premiers périrent bientôt, par suite d'une faute qu'ils avaient commise dans leurs fonctions (voyez Lévitique, ch. 10, v. 1 et 2).

[71] Voyez Vater, Commentar über den Pentateuch, t. III, p. 658 ; Bohlen, Genèse, p. 112 et suiv., auxquels on peut ajouter de Wette, Gramberg et plusieurs autres. Les raisons alléguées par ces critiques ont été réfutées en partie par Bœhr, Symbolik des Mosaischen Cultus, t. I, p. 274, et par Winer, Biblisches Realwœrterbuch, t. II, p. 620.

[72] Voyez pour la question qui nous occupe ici, Heeren, Ideen, II, 2, p. 369 (original allemand).

[73] Burckhardt a trouvé dans cette direction une source appelée Hadhra, qui, dit-il, est peut-être Hacérôth, mentionné dans le livre des Nombres. Travels, p. 495.

[74] Les campements inconnus que renferme le journal itinéraire des Nombres (ch. 33, v. 18-36) entre Hacérôth et Kadesch et qui ne se trouvent pas mentionnés, dans le courant du récit, appartiennent sans doute, en grande partie, à ces courses nomades. Rosenmüller (l. c., p., 133, 134) compte tous ces campements pendant le premier voyage des Hébreux de Hacérôth à Kadesch, en les faisant passer par Asiongaber, ce qui est impossible ; car nous aurions alors dix-sept campements pour la courte distance de Hacérôth à Asiongaber, et pas un seul sur la longue route d'Asiongaber à Kadesch. Le campement de Cîn ou Kadesch mentionné dans le journal itinéraire (v. 36) doit être placé à la seconde arrivée des Hébreux dans cet endroit (Nombres, ch. 20, v. 1). Le premier campement de Kadesch doit être cherché dans l'un des endroits inconnus qui viennent après le campement de Hacérôth ; car Kadesch étant, comme Pharân et Cîn, le nom général de la contrée, le journal donne avec plus de précision le nom de l'endroit où campèrent les Hébreux. Nous avons donc trace, sur notre carte, une partie des campements inconnus du midi au nord, avant la première arrivée à Kadesch, et le reste du nord au midi, après le départ de Kadesch. Nous avons suivi en cela la route tracée par M. Charles de Raumer dans son excellente dissertation sur le voyage des Hébreux (Leipzig, 1837) ; mais nous avouons que ce tracé ne repose que sur une simple conjecture, et que M. de Raffiner, pour faire accorder les différentes données du Pentateuque, a hasardé des hypothèses que nous ne pouvons pas toujours admettre.

[75] On s'est emparé du silence que garde le Pentateuque sur ce qui se passa pendant ces trente huit années, pour révoquer en doute ce long séjour des Hébreux dans le désert, qui cependant se trouve suffisamment motivé par la conduite du peuple. Gœthe, dans un écrit intitulé Israël dans le désert (Israël in der Wüste, à la suite du Westœsil. Divan), a soutenu que tout le voyage des Hébreux, jusqu'a leur entrée dans le pays de Canaan, a duré à peine deux ans et qu'on ne doit voir dans les quarante ans qu'un nombre rond ayant un sens mythique. Mais plusieurs passages des historiens et des poètes hébreux prouvent que le séjour de quarante ans dans le désert était un fait historique bien établi (voyez Josué, 5 6 ; 14, 10 ; Amos, 2, 10 ; 5, 26 ; Psaume, 95, 10), et la critique de Gœthe est plus spécieuse que solide.

[76] Voyez Josué, 2, 7 ; Juges, 3, 28 ; 12, 6.

[77] Voyez Rosenmüller, l. c., p. 69, 70.

[78] Voyez Deutéronome, ch. 2, v. 4-8 et v. 29.

[79] Selon Josèphe (Antiquités, IV, 4, 7) et Saint-Jérôme (Onomast. s. v. Beeroth), le mont Hor était près de la ville de Petra. Près des ruines de cette ville on montre encore aujourd'hui le tombeau d'Ahron sur le sommet de la montagne. Voyez Burckhardt, Travels, p. 431 ; Laborde, Voyage de l'Arabie Pétrée, p. 61.

[80] Voyez notre Topographie de la Pérée.

[81] Il n'est jamais question des deux fils de Moïse, Gerson et Éliézer ; nous savons seulement par le premier livre des Chroniques (ch. 23, v. 14-17) qu'ils fonctionnaient parmi les autres Lévites, qu'ils eurent chacun un fils, et que celui d'Éliézer, appelé Rehabiah, eut une très-nombreuse postérité.

[82] Les longs débats ont été résumés en 1830 par A. T. Hartmann dans l'ouvrage intitulé Historisch-kritische Forsehungen über die Bildung, das Zeitalter und den Plan der fünf Bücher Moses, 1831, 1 vol. grand in-8° de 817 pages. Dans cet ouvrage tontes les questions qui se rattachent à la critique du Pentateuque sont traitées avec une profondeur et une érudition qui ne laissent rien à désirer. L'auteur est du nombre des critiques avancés. Parmi les défenseurs de l'authenticité nous remarquons les Michaelis, les Jahn, les Eichhorn, les Rosenmüller. — Depuis la publication de l'ouvrage de Hartmann, de nombreux champions ont continué la lutte ; nous nous contentons de nommer, comme représentant les deux opinions extrêmes, P. Bohlen qui, dans l'introduction à son commentaire sur la Genèse, a poussé quelquefois la critique Jusqu'à l'extravagance et à la puérilité, et E. W. Hengstenberg qui a entrepris de rétablir l'autorité de la tradition, dans un ouvrage intitulé : Die Authentic des Pentateuchs erwiesen.

[83] Dans le Ier chapitre, Dieu est appelé Elohîm, dans les ch. 2 et 3 Jéhova Elohîm, et dans d'autres endroits nous trouvons le nom de Jéhova seul. Ce sont ces différences qui ont fait naître les Conjectures du médecin Astruc sur les mémoires originaux dont il parait que Moïse s'est servi pour composer le livre de la Genèse (Bruxelles, 1753). Peu à peu il découvrit jusqu'a douze mémoires dans la Genèse. Eichhorn les réduisit à deux. Vater (Commentar., p. 393 et suiv.), tout en montrant que les différents noms de Dieu ne sont pas toujours un guide sûr pour distinguer les différents documents, a accumulé d'autres preuves, pour démontrer nue non-seulement la Genèse, mais aussi les autres quatre livres du Pentateuque se composaient de documents hétérogènes, et appartenaient à différents auteurs.

[84] Cette formule, qui se trouve souvent dans les livres historiques de la Bible et qui indique toujours l'écoulement d'un certain laps de temps, est employée d'une manière non moins frappante dans un autre passage du Deutéronome (10, 8) où l'auteur, en parlant de l'institution du Lévitisme, nous apprend que les lévites exercent leurs fonctions jusqu'à ce jour.

[85] Depuis de Wette (Dissertatio qua Deuteronomium a prioribus Pentateuchi libris diversum, alius cujusdam recentioris auctoris opus esse demonstratur, Jenae, 1805) le Deutéronome est considéré par les critiques (Vater, Gesénius, Hartmann) comme un livre composé vers l'époque de l'exil, et longtemps après les quatre premiers livres. Un jeune critique, M. George (qui a trop d'esprit et d'indépendance pour se traîner sur une route battue), tout en soutenant que le Deutéronome n'a été composé que sous le roi Josias, veut pourtant que ce soit le plus ancien livre du Pentateuque (vov. Die jüdischen Feste, Berlin, 1835, p. 13-75). La législation des trois livres précédents aurait été faite pendant ou après l'exil, pour un état qui déjà n'existait plus !!

[86] Le genre commun, qui dans la langue plus développée, se distingue en masculin et féminin, appartient évidemment à une époque plus reculée, et Hartmann lui-même est obligé d'avouer (l. c., p. 617) que ces archaïsmes prouvent la haute antiquité de quelques-uns des documents et fragments dont, selon lui, le Pentateuque fut successivement composé.

[87] Jahn a recueilli plus de cent exemples de chaque espèce. En énumérant les mots qui sont particuliers au Pentateuque, il s'est abstenu d'y comprendre ceux qui désignent des objets dont il n'y avait pas lieu de parler dans les autres livres. Voyez Introductio in libros sacros veteris fæderis, p. 176.

[88] Tali et non alio stilo scripta a Mose exspectari possunt, qui tot negotiis obrutus, sæpe interruptus, frequentibus itineribus et migrationibus de loco in locum distractus, per quadraginta fere annos hos libros exaravit, et Deuteronomium demum senex et morti proximus scripsit. Jahn, l. c., p. 177.

[89] L'argument tiré du Pentateuque samaritain a été appliqué par Jahn, Eichhorn et autres, aux temps antérieurs à l'exil, et on a soutenu que la composition du Pentateuque a été tout au moins précéder le schisme, car les dix tribus adonnées, depuis Jéroboam, à un culte idolâtre, n'auraient pas reçu le Pentateuque de la main des prêtres de Juda, pour le laisser ensuite en héritage aux Samaritains. Mais ceux-ci n'auraient-ils pas pu recevoir le Pentateuque sous le règne de Josias, dont les réformes religieuses s'étendirent jusqu'aux villes du pays de Samarie ? voy. II Rois, 23, 19 ; II Chroniques, 34, 6.

[90] Cette hypothèse a été développée par de Wette et, indépendamment de lui, par Volney, qui ne connaissait pas les travails des Allemands. Voyez Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, ch. 7 et 8.

[91] L'auteur des Chroniques (II, 38, v. 21) attribue même à ce prophète des paroles qui ne se trouvent pas dans le livre de Jérémie, mais qui sont prises du Lévitique (ch. 26, v. 34 et 35).

[92] Voyez de Wette, Kritik der israelitischen Geschichte, p. 251 et suiv.

[93] Voyez Josué, ch. 5, v. 5 et 7.

[94] Voyez Michaelis, Mosaisches Recht, t. II, § 76.

[95] Historisch-kritische Forschungen, etc., p. 588, 601 et 675. Bohlen est plus conséquent, et, dans sa manie de critique, il efface d'un trait de plume toutes les traditions sacrées et profanes, et avance hardiment que l'écriture sémitique (de laquelle dérive l'écriture grecque) ne remonte pas au delà du dixième siècle avant J. C. Voyez Die Genesis, p. XL.

[96] Geschichte der hebrœischen Sprache und Schrift, p. 142.

[97] Commentar., p. 527-531.

[98] Lehrbuch der hebrœisch-jüdischen Archæologie, deuxième édition, Leipzig, 1830, p. 288.

[99] Le mot hébreu Olam (sæculum) désigne souvent un long espace de temps indéterminé. Voyez Isaïe ch. 32, v. 14 et 15, où les mots in æternum sont ensuite restreints par donec.

[100] Voyez, par exemple, ch. 2, v. 4 ; ch. 6, v. 1 ; ch. 6, v. 9 ; ch. 10, v. 1 ; ch. 11, v. 10.

[101] Voici comment Rosenmüller, dans ses Scholie, explique le passage de l'Exode : Majoribus tuis omnipotentem me esse declaravi, sed constantem, et promissa, quæ illis dedi de terra Cananæa ab eorum posteris occupanda, opere complentem illi me non sunt experti. Cette explication est conforme à celle des rabbins.