Pendant qu'il s'occupait avec tant de sollicitude des intérêts religieux des catholiques, soit dans les pays où le catholicisme était officiellement professé, comme l'Autriche, l'Espagne et le Portugal, soit dans ceux où prévalait le régime de la liberté des cultes, comme la France et la Belgique, soit dans ceux où les adhérents du catholicisme formaient un petit groupe au milieu d'une population en majorité hétérodoxe, comme l'Allemagne, la Suisse et la Norvège, Léon XIII n'avait jamais cessé de porter ses regards sur les Eglises chrétiennes dissidentes. Hérétiques ou schismatiques, le seul fait que leurs membres faisaient profession d'adorer le Christ, leur donnait droit au titre, par lequel nous aimons à les désigner, de nos Frères séparés. Nous venons de voir, dans les chapitres précédents, que la grande idée inspiratrice de Léon XIII dans ses relations avec les puissances séculières avait été une idée de pacification et d'union. A plus forte raison, cette idée dominait ses préoccupations relatives aux Eglises chrétiennes séparées. Quand il apprenait les progrès du catholicisme en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Suisse, en Norvège, il se réjouissait d'entendre dire que ces progrès avaient une influence d'édification sur les autres cultes ; que les œuvres de piété et de charité des catholiques d'Allemagne et d'Angleterre, par exemple, si elles excitaient la haine des sectaires endurcis, attiraient l'admiration ou la sympathie des errants de bonne foi. La réalisation de la parole du Christ : Erit unum ovile et unus pastor, il n'y aura plus qu'un seul bercail et qu'un seul pasteur, la reconstitution de l'unité chrétienne, si malheureusement brisée, fut le grand rêve de Léon XIII. Et ce rêve ne fut pas de ceux qui paralysent l'action, il fut de ceux qui l'alimentent et qui l'excitent. Raconter les efforts de ce grand pape pour rallier à l'Eglise romaine les Eglises protestantes des divers pays occidentaux et les Eglises schismatiques de l'Orient, tel est l'objet du présent chapitre. I De toutes les Eglises séparées, l'Eglise anglicane était, à l'avènement de Léon XIII, celle qui se rapprochait le plus du catholicisme. Du mouvement d'Oxford étaient issus deux courants : l'un qui, suivant la direction donnée par Newman, favorisait de plus en plus les conversions individuelles ; l'autre qui, avec Pusey, s'arrêtait obstinément dans l'anglicanisme, mais s'enrichissait de tant de rites et de pratiques empruntés à l'Eglise catholique, qu'il semblait préparer un retour collectif de tous ceux qu'il entraînait. D'autre part, rien ne paraissait plus favorable à la réalisation du grand rêve d'unification chrétienne du monde qui hantait l'âme de Léon XIII, que la conversion de l'Angleterre, que l'union à Rome de ce vaste empire britannique, dont l'esprit d'initiative dans la conquête, l'esprit de sagesse dans le gouvernement, semblaient renouveler l'image du vieil empire romain, préparer le spectacle d'une domination presque universelle. Prés de trois cents évêques, disséminés dans toutes les parties du monde, n'essayaient-ils pas de se grouper autour de l'archevêque anglican de Cantorbéry, comme autour d'un nouveau pape, papa allerius orbis ? De tels essais, conçus dans un esprit protestant, par des hommes encore imbus du principe du libre examen, étaient a priori destinés à rester stériles. Mais si l'esprit d'organisation hiérarchique et d'unité parvenait à prévaloir sur l'esprit de libre Eglises. examen, ne pourrait-on pas tout espérer d'un pareil mouvement En tout cas, n'était-il pas du devoir des catholiques, du Chef suprême de l'Eglise, de le favoriser de tout leur pouvoir Léon XIII, dont un des premiers actes avait été de compléter le rétablissement de la hiérarchie catholique en Angleterre, commencé par Pie IX, et qui avait eu hâte de marquer sa sympathie pour le mouvement d'Oxford, en élevant à la pourpre le P. Newman[1], avait des raisons toutes particulières de ne point se montrer indifférent à 'une entreprise par elle-même si grandiose. Mais, chez le nouveau pape, la hardiesse des conceptions ne nuisait jamais à la sagesse et à la prudence des méthodes. En 1864, un décret de Pie IX avait interdit aux catholiques de s'agréger à une association de prière organisée par les Anglicans en vue d'obtenir de Dieu l'union des Eglises ; Léon XIII maintint fermement cette décision de son prédécesseur, conforme à l'esprit de l'Eglise, qui, pour écarter toute idée d'indifférentisme religieux, défend à ses fidèles toute participation à une œuvre religieuse quelconque, organisée par des hétérodoxes. Avons-nous besoin de dire que Léon XIII comptait beaucoup sur la prière l Il avait encouragé la ligue de prière fondée par Ignace Spencer et devait, plus tard, approuver une organisation plus complète de prières pour la conversion de l'Angleterre. Mais, conformément à la doctrine évangélique, il ne séparait jamais l'oraison de l'action ; et il lui parut que le prélude de toute action efficace devait être l'établissement de relations diplomatiques entre le Saint-Siège et l'Angleterre. De grands préjugés existaient, dans les sphères gouvernementales, sur les prétendues visées de Rome à la domination temporelle, sur les pouvoirs reconnus au pape par le concile du Vatican, sur l'opposition du droit canonique aux constitutions modernes des Etats. Léon XIII était convaincu que de franches explications données sur tous ces points, et, mieux encore, des conversations habituelles avec un représentant authentique du Saint-Siège, dissiperaient les équivoques, feraient tomber les entraves qu'un gouvernement mal disposé pourrait jeter au travers d'une œuvre de prosélytisme catholique. L'entreprise n'était pas, elle-même, sans difficultés. On a souvent représenté la reine Victoria comme inclinée vers le catholicisme. Des documents authentiques récemment publiés la montrent, au contraire, penchant vers le calvinisme, ne négligeant aucune occasion de manifester ses sympathies pour le presbytérianisme écossais, favorisant, dans son gouvernement général, la Basse-Eglise, toute pénétrée de tendances calvinistes, de préférence à la Haute-Eglise, dont la doctrine et le cérémonial se rapprochaient trop, sans doute, à son gré, de la doctrine et du cérémonial de l'Eglise romaine. La souveraine cependant avait eu lieu plusieurs fois de témoigner sa reconnaissance pour l'accueil respectueux et courtois qu'elle avait reçu dans les églises et monastères catholiques ; elle avait, surtout, conservé un excellent souvenir de l'entrevue que son oncle très cher, le roi Léopold Ier de Belgique, lui avait ménagée à Londres, en 1846, avec Mgr Pecci, nonce apostolique de Grégoire XVI, quittant, pour l'archevêché de Pérouse, la cour de Bruxelles. En 1881, le pape, n'ignorant pas, en habile diplomate qu'il était, que le meilleur gage de succès des démarches diplomatiques est leur à-propos, profita des troubles qui venaient d'éclater en Irlande, pour publier, le 3 janvier, une lettre à l'archevêque de Dublin, sur l'importance de la modération, sur le souci de la justice et sur l'obligation de la légalité dans la vie des peuples. L'a reine Victoria fut extrêmement touchée de cette lettre, et en témoigna sa satisfaction par l'envoi à Rome, en mission officieuse, d'un représentant accrédité, M. Errington. C'était un premier pas dans la voie où Léon XIII désirait voir entrer le gouvernement britannique. Mais des obstacles allaient se lever d'un côté où l'on
semblait être en droit de ne pas les attendre. Le cardinal Manning,
archevêque de Westminster, qui, depuis quelque temps, se faisait le
porte-drapeau des revendications ouvrières avec la même ardeur qui l'avait
animé dans ses campagnes pour la défense de l'autorité pontificale, avait été
converti à la cause du Home Rule, au plan de campagne de l'agitateur
Parnell, et avait manifesté son mécontentement de voir le souverain pontife,
dans sa lettre du 3 janvier 1881, condamner, comme entaché d'esprit
révolutionnaire, le Fenianism irlandais. L'ébauche de relations
diplomatiques qui s'ensuivit, excita en lui un sentiment pareil. Enfin,
lorsque, en 1887, le pape chargea un de ses meilleurs diplomates, Mgr
Ruffo-Scilla, nonce apostolique de Bavière, d'apporter à la reine, à
l'occasion de son jubilé, les compliments de la cour romaine, quand, à ce
propos, certains catholiques, flattés de voir leur Eglise reprendre sa place
dans les cérémonies officielles, agitèrent l'idée d'une représentation
diplomatique permanente du Saint-Siège à la cour de Londres, l'archevêque de
Westminster ne dissimula pas sa désapprobation. Le
peuple d'Angleterre, disait-il, peut
supporter un envoyé spécial pendant un jour ou deux ; mais la présence
permanente d'un légat serait la ruine de toute mon œuvre en Angleterre durant
les trente dernières années... L'Eglise
catholique, dans le monde de langue anglaise, représente, non les cours, mais
le peuple, et son indépendance à l'égard de tous les pouvoirs civils fait sa
force... Je voudrais que cela fût compris à
Rome[2]. Certes, le futur auteur de l'encyclique Rerum novarum et de la Lettre Aux princes et aux peuples, ne dédaignait pas de tenir compte des intérêts et des opinions populaires ; ce qu'il voulait, c'était ne jamais mettre en opposition les intérêts des peuples et ceux des gouvernements, c'était poursuivre parallèlement les campagnes diplomatiques et les campagnes de propagande dans l'opinion. L'accueil qu'il allait faire, deux ans plus tard, à une campagne de ce dernier genre, ne laissa subsister aucun doute sur ce point. En 1889, la rencontre à Madère d'un éminent représentant de l'aristocratie anglaise, lord Halifax, et d'un membre distingué de la Congrégation de Saint-Lazare, M. Portal, fit entrer la question de l'union des Eglises dans une nouvelle phase. Charles Wood, vicomte Halifax, qui, en 1867, à peine âgé de 28 ans, avait été élu président de l'importante English Church Union, aspirait depuis longtemps à rendre à l'Eglise anglicane, selon ses expressions, l'union visible avec l'Eglise latine, dont elle était séparée depuis le XVIe siècle. Cette association, qui devait compter, en 1896, de 25 à 30.000 adhérents, dont plus de 4.00ci clergymen, s'était donné pour but immédiat de favoriser la vie religieuse dans les campagnes, dans les écoles, dans la classe ouvrière, par la pratique des sacrements, et, pour but final, de conclure une alliance avec l'Eglise romaine. Sa voie différait à la fois de celle de Newman, car, étroitement unie, elle dissuadait ses membres des conversions individuelles, et de celle de Pusey, car, au lieu de piétiner sur place, comme le chef des ritualistes, elle faisait profession de marcher vers l'Eglise de Rome, tout en réclamant que l'Eglise de Rome en fit autant de son côté. En somme, si la bonne volonté de ses membres était réelle, leur attitude était mal définie. Ils cherchaient un point de rencontre avec le catholicisme, et ne l'avaient pas encore trouvé. En s'entretenant avec M. Portal, lord Halifax crut le découvrir dans la question de la validité des ordinations anglicanes. Les anglicans avaient-ils de vrais évêques, se rattachant à la hiérarchie romaine d'avant la crise du XVIe siècle ? S'il en était ainsi, il en résultait qu'ils avaient aussi de vrais prêtres, de vrais sacrements, en particulier que les consécrations eucharistiques de ces prêtres étaient valides, que Dieu résidait réellement parmi eux dans leurs églises. Ce qui manquait à l'Eglise anglicane, c'était un lien purement canonique de juridiction, qui relierait en bloc tous les fidèles et tout le clergé à l'Eglise de Rome, sans qu'on eût besoin de changer grand'chose à son cérémonial. D'ailleurs, pour rendre ces modifications moins brusques, moins pénibles aux fidèles de l'anglicanisme, on s'efforçait, on s'efforcerait davantage encore à l'avenir de modifier cette organisation et ces rites dans le sens de Rome, qu'on espérait voir, à son tour, faire quelques efforts pour élargir la voie qui faciliterait l'accord définitif. En 1894, la question de la validité des ordinations anglicanes fut portée devant le grand public par la publication d'un volume intitulé Les ordinations anglicanes et signé du nom de Fernand Dalbus. L'ouvrage, habilement composé, vivement écrit, empreint même, par endroits, d'une émotion communicative, fut aussitôt lu et très commenté dans les milieux catholiques et protestants. L'auteur, que l'on sut bientôt être M. Portal, s'appliquait à montrer la question des ordinations anglicanes comme le terrain propre à mettre en contact pacifique tous ceux qui, du côté du catholicisme comme du côté du protestantisme, s'intéressaient à l'union des Eglises. Il ne résolvait pas catégoriquement la question des ordinations anglicanes dans le sens de leur validité, mais il prétendait montrer que cette solution était possible, si l'on reconnaissait à l'Eglise, comme des théologiens de plus en plus nombreux tendaient à le faire, le pouvoir de varier la matière et la forme de certains sacrements. Rappelons en quelques mots les faits qui servent de base à la question débattue. Si nous en croyons un vieux document, dont Estcourt et le cardinal Pitra ont contesté l'authenticité absolue[3], mais qui parait faire foi dans ses affirmations essentielles, le Lambeth's Register, le 17 décembre 1559, sous le règne d'Elisabeth, le prêtre Mathieu Parker, ancien confesseur d'Anne de Boleyn, depuis marié et partisan du schisme anglican, fut sacré archevêque de Cantorbéry dans une chapelle du palais archiépiscopal de Lambeth, devant un petit nombre de témoins. Le consécrateur était Barlow, évêque destitué de Bath. Il avait pour assistants Hodgkins, suffragant de Bedford, consacré sous Henri VIII d'après l'ordinal traditionnel de l'Eglise catholique, Scory et Coverdale, évêques déposés, l'un de Chichester, l'autre d'Exeter, tous deux ordonnés, le 30 août 1551, d'après un ordinal composé par Edouard VI[4]. Bientôt après, le nouvel archevêque, Parker, assisté de Barlow et de Scory, imposait les mains à d'autres évêques ; et ceux-ci prenaient la place des catholiques décédés ou violemment exclus de leur siège par Elisabeth. De ces faits, peut-on conclure que la hiérarchie anglicane actuelle, dont Parker est la tige, a reçu et conservé le sacerdoce ? Pour résoudre la question par l'affirmative, il faudrait prouver : 1° que le consécrateur de Parker, Barlow, était vraiment évêque, à moins que son rôle ne pût être suppléé par ses assistants ; 2° que le rituel employé, à savoir l'ordinal d'Edouard VI, était par lui-même un instrument apte à servir au sacre d'un évêque, et 3° que les consécrateurs, Barlow, Parker et même leurs successeurs, ont eu, confusément du moins, l'intention de conférer les pouvoirs caractéristiques du sacerdoce. La question ainsi posée pouvait être discutée, soit du point de vue théorique, soit du point de vue pratique. Du point de vue théorique, elle fut vivement débattue dans de savantes polémiques auxquelles prirent part M. l'abbé Duchesne[5], M. l'abbé Boudinhon[6], M. Portal, lord Halifax, les ministres Puller et Lacey, le R. P. Tournebize, le chanoine Moyes, Dom Gasquet, et, de ces polémiques, la conclusion s'imposait, que la validité de l'épiscopat de Barlow, la suffisance de l'ordinal d'Edouard VI, et surtout l'intention des premiers consécrateurs de conférer à l'évêque le pouvoir essentiel de célébrer le saint sacrifice, étaient au moins très douteux. Dès lors, la conclusion pratique paraissait inévitable. D'après l'enseignement unanime des théologiens, une ordination suc laquelle plane un doute théorique sérieux, doit être considérée pratiquement comme nulle et être renouvelée ; et l'on comprend qu'en se plaçant à ce point de vue, le cardinal Vaughan, archevêque de Westminster, ait pu écrire, dans une Lettre publique du 2 octobre 1894, cette phrase, qui parut dure à plusieurs : conclus, en émettant cette idée, qu'aucun homme prudent ne peut affirmer la validité des ordres anglicans et remettre son âme à leur efficacité sacramentelle ; et je crois que, dans quelque circonstance que ce soit, le Saint-Siège ne pourra jamais l'accepter[7]. Dans une Lettre apostolique du 15 avril 1895, adressée spécialement au peuple anglais, Ad Anglos, Léon XIII se montra plus condescendant, plus soucieux de ne point rebuter les anglicans de bonne volonté qui s'approchaient de l'Eglise de Rome. Il n'aborda pas la question de la validité des ordinations, mais il parla de nos Frères séparés en termes si pacifiques et si affectueux, que le Times, interprétant l'opinion générale du peuple anglais, déclara qu'un pape aussi riche en expédients que l'était Léon XIII, se montrerait très accommodant. La fondation de la Revue anglo-romaine, où catholiques et protestants unionistes collaborèrent avec la plus admirable confraternité, une audience accordée, vers le milieu de 1895, par le souverain pontife à lord Halifax, qui en revint plein d'admiration pour Léon XIII, puis, peu de temps après, l'institution d'une commission romaine pour l'étude des ordres anglicans, comblèrent de joie et d'espérance les unionistes catholiques et protestants. Lord Halifax s'en allait répétant que la pensée de Léon XIII sur l'union des Eglises n'était pas celle du cardinal Vaughan, que le pape n'aurait pas mis à l'étude la question des ordres anglicans, si cette étude devait aboutir à une déclaration de nullité, car cette déclaration élargirait, entre les anglicans et Rome, une brèche, que l'esprit pacifique et modéré du pontife tendait, au contraire, à rétrécir et à supprimer. Le noble lord, dont nul ne suspectait la droiture et la générosité, oubliait trop cette parole de Bossuet, que la véritable modération qu'il faut garder en de telles choses, c'est de dire au vrai l'état où elles sont. Lui et ses amis s'égaraient aussi en prônant de plus en plus l'union sous la forme d'une sorte de fédération entre deux Eglises hiérarchiquement constituées. On partait en guerre contre la méthode souvent dangereuse des conversions individuelles, qui empêchaient ou du moins retardaient, disait-on, l'application de la méthode, bien plus conforme au principe d'autorité, de l'union en corps. En parlant ainsi, remarque fort justement un historien de Léon XIII[8], lord Halifax et les siens présentaient leur politique de l'union en corps avec des expressions d'apparence si orthodoxe, qu'ils la faisaient adopter par de nombreux zélateurs catholiques de l'union ; mais ceux-ci ne réfléchissaient pas que ce genre d'union, fort désirable en lui-même, était simplement impossible par suite du vice radical de la hiérarchie anglicane, à laquelle manquent tous les éléments qui constituent une hiérarchie au sens catholique du mot, si bien que l'adhésion elle-même de l'épiscopat anglican aux dogmes catholiques n'entraînerait aucunement la même adhésion chez les fidèles, qui, en vertu même des principes de l'Eglise anglicane, ne se considéreraient nullement comme liés par les décisions de leurs évêques. Pour faire tomber les préjugés des unionistes, Léon XIII publia, le 29 juin 1896, une seconde Lettre apostolique, dans laquelle, sans réfuter directement les tendances qui se manifestaient autour de lord Halifax, il s'appliqua à exposer, dans un langage calme et modéré mais net et précis, ce qu'est la hiérarchie catholique, telle que le Christ l'a instituée, telle que la plus ancienne tradition l'a reconnue, en la rattachant indissolublement à l'autorité doctrinale infaillible du successeur de Pierre et à son autorité disciplinaire suprême. Cet enseignement dissipait l'équivoque où aimaient à se tenir certains anglicans, plus ou moins fidèles à la doctrine des XXXIX articles, lesquels déclaraient que l'évêque de Rome n'a aucune juridiction en Angleterre. Cependant la commission romaine instituée par le pape poussait activement ses travaux. Les membres éminents qui la composaient étaient une garantie du sérieux de son œuvre et de l'impartialité de ses décisions. Présidée par le cardinal Mazzella, elle avait pour secrétaire Mgr Merry del Val, et comprenait, en outre, huit membres, dont quatre Anglais, dom Gasquet, bénédictin, le P. David, franciscain, le chanoine Moyes et le docteur Scannell ; deux Italiens : le P. de Augustinis, jésuite, et Mgr Gasparri ; un Français, l'abbé Duchesne, et un Espagnol, le P. de Llevaneras, capucin. Après un travail de plus de six semaines et une douzaine de séances, la commission communiqua au Saint-Père le résultat de ses travaux. Léon XIII en pesa mûrement les considérants et les conclusions, et, le 15 septembre 1896, publia la Lettre apostolique : Apostolicæ curæ, qui trancha définitivement la difficulté. Faisant siennes les conclusions des savants théologiens consultés, il déclara que les ordinations faites d'après le rite anglican devaient être considérées comme entièrement invalides et nulles. Pour beaucoup de ceux qui s'étaient engagés dans la campagne unioniste, l'encyclique Aposlolicæ curæ fut un coup de foudre ; mais on ne tarda pas à s'apercevoir que le coup de foudre, comparable à celui qui renversa Paul sur la route de Damas, était bienfaisant[9]. Toutes les équivoques étaient dissipées. La doctrine de l'Eglise romaine était nettement affirmée. Le Times, une fois de plus, se montra l'organe de l'opinion publique en disant, en des termes un peu sévères pour la généreuse initiative de lord Halifax : On a débité tant d'absurdités relativement à cette union de la chrétienté, que nous ne pouvons être fâchés de voir la Lettre du pape y mettre un terme une fois pour toutes. La parole pontificale fit disparaître l'anxiété des catholiques qui, comme le cardinal Vaughan, tremblaient de voir se négocier une union sur des malentendus ou des principes vagues. D'autre part, elle eut pour effet d'accentuer les divisions, au sein de l'anglicanisme, entre ceux qui mettaient avant tout l'autonomie de l'Eglise d'Angleterre, et ceux qui étaient disposés h tout sacrifier, l'orgueil national comme l'orgueil individuel, à l'intégrité de la foi et de la vie chrétienne. La marche de ces derniers vers Rome, retardée par les discussions précédentes, fut hâtée. La fondation, par un décret pontifical du 22 août 1897, d'une association universelle de prière et d'apostolat pour hâter l'union de l'Angleterre avec l'Eglise romaine, l'érection de cette association en archiconfrérie ayant son centre dans l'Eglise Saint-Sulpice à Paris, la création, en 1900, d'un Bulletin trimestriel, organe de l'archiconfrérie, donnèrent au mouvement des impulsions nouvelles. Au moment de la mort de Léon XIII le nombre des affiliés de l'Archiconfrérie se chiffrait par plusieurs centaines de mille. En 1901, le cardinal Vaughan, archevêque de Westminster, déclarait que le nombre des abjurations du protestantisme avait atteint, dans son seul diocèse, pendant l'année 1900, le chiffre de 1.500[10]. L'évêque de Salford, dans une lettre pastorale, estimait que, dans le même intervalle, le nombre des conversions opérées dans son diocèse dépassait 1.300. La fondation, en 1903, par le cardinal Vaughan, d'une Société de missionnaires chargés de travailler à la conversion des Anglais non catholiques, est venue heureusement compléter les œuvres de prière déjà organisées. La guerre de 1914-1918 a été l'occasion de nouvelles conversions, dont le nombre a dépassé toutes les prévisions. Des calculs, faits d'après des enquêtes sérieuses, font évaluer à près de 50.000 les retours de protestants anglais à la foi catholique depuis l'ouverture des hostilités ; et il semble que ce n'est plus une utopie que de rêver de voir l'Angleterre et la France, — l'Angleterre convertie et la France régénérée — réaliser un jour, dans un cadre agrandi, la vision de Jeanne d'Arc : entraîner à leur suite la puissante race anglo-saxonne et la noble race latine, non point pour conquérir et pour dominer le monde, comme une autre race le prétendait hier encore, mais pour travailler à répandre, au milieu des ténèbres et de la barbarie, fruits naturels de l'irréligion ou d'une religion mal comprise, cette lumière et cette paix qui, suivant le cantique du vieux prophète, accompagnent toujours la propagation de la vraie foi, illuminare his qui in tenebris et in umbra mortis sedent, ad dirigendos pedes nostros in viam pacis. II Tel était l'état de l'Eglise anglicane, de celle de toutes les Eglises protestantes qui, par ses croyances et par sa hiérarchie, se rapprochait le plus de l'Eglise catholique. Les Eglises schismatiques d'Orient offraient, par la complexité de leurs rites, de leurs divisions politiques et de leur organisation, un spectacle non moins pathétique. Par ses tendances les plus solennellement affichées, l'Orient schismatique avait toujours aspiré à l'unité. Dès le début de sa séparation d'avec Rome, ses patriarches s'étaient proclamés œcuméniques, c'est-à-dire universels, comme ils s'étaient dits orthodoxes. Mais un simple coup d'œil sur son histoire faisait voir les germes de division qu'il avait toujours portés dans son sein. Le principe du schisme était dans la prétention qu'avait eue Constantinople de se placer immédiatement après Rome d'abord, puis à côté, puis au-dessus. Mais, pour parvenir à son but, elle avait eu besoin de s'appuyer sur le pouvoir impérial, qui la protégea en la subjuguant. Tombée sous la domination des Turcs, par des prodiges de souplesse elle obtint des sultans, à qui elle sut se rendre indispensable par ses services, des privilèges presque équivalents à ceux qu'elle tenait des princes chrétiens ; et, à force d'intrigues, elle arriva à dominer les chrétiens, du Nil au Danube, de l'Euphrate à l'Adriatique. Ses patriarches se dirent toujours œcuméniques, mais, par les principes mêmes qu'elle portait en elle, l'Eglise orientale fut condamnée à une division irrémédiable. Pour s'élever au-dessus de Rome, pour triompher de la rivalité d'Alexandrie et d'Antioche, les évêques de Constantinople proclamèrent ce principe, que la primatie religieuse doit appartenir à la capitale politique ; et c'est en se rangeant sous la dépendance d'un prince temporel qu'ils refusèrent l'obéissance au successeur de saint Pierre. Les peuples qui avaient reçu leur enseignement de Constantinople, se souvinrent de ces principes. Les Russes d'abord, puis les Bulgares, les Roumains, les Serbes, les Hellènes, formèrent des Eglises nationales et autocéphales. Les Arméniens, les Nestoriens, les Syriens Jacobites, les Coptes et les Abyssins, ne tinrent aucun compte, à leur tour, de l'unité factice proclamée par le patriarche universel de Constantinople, à qui il ne resta plus, en Europe, que quelques milliers de fidèles en Macédoine et en Albanie ; et encore ne les conserva-t-il que parce que la Grèce, la Bulgarie et la Serbie ne furent pas d'accord pour se les partager. Partout les patriarches furent des chefs à la fois civils et religieux, généralement reconnus comme tels par le gouvernement ottoman et placés en bien des points sous sa dépendance. De même que les milliers de sectes issues du protestantisme n'avaient été que la conséquence logique du principe du libre examen posé par Luther, de même les schismes plus ou moins déguisés de l'Orient furent la suite du principe dissolvant proclamé par les évêques de Constantinople, lorsqu'ils se placèrent sous l'égide du chef temporel de leur nation. A la complexité politique se superposait la complexité rituelle. Le rite grec était suivi par les Hellènes de Grèce et de Turquie, les Roumains, les Géorgiens et les Slaves, chacun de ces peuples employant dans le même cérémonial sa langue respective ; le rite arménien était en usage parmi les monophysites d'Arménie ; le rite syrien était pratiqué par les monophysites et les jacobites de Syrie et de Chaldée ; enfin le rite copte régnait parmi les jacobites d'Egypte ; et chacun de ces peuples tenait à son rite propre comme au symbole et au gage de sa vie religieuse et nationale. La complication résultant de cette variété de nationalités et de rites, était rendue encore plus inextricable par le régime des capitulations, c'est-à-dire des privilèges attribués aux sujets des principales puissances relativement au libre exercice de leur religion, de leur commerce et au droit de faire juger leurs causes, tant au civil qu'au criminel, par leurs consuls respectifs. Ces capitulations, accordées en 1535 à la France, avaient été étendues plus tard aux autres nations chrétiennes ; elles étaient mal supportées par le gouvernement ottoman, prêt à s'allier à toute grande puissance qui l'aiderait à secouer ce joug odieux. Le congrès de Berlin, tenu eu 1878, au lendemain de l'élection de Léon XIII, sous l'influence prépondérante de Bismarck, n'avait fait que rendre plus irritante cette question d'Orient, qui, depuis si longtemps, préoccupait vivement la diplomatie européenne. Plus que jamais l'Angleterre et la Russie, fidèles à une politique séculaire, s'avançaient vers l'Orient, la première en occupant Chypre et en s'acheminant vers l'Egypte, la seconde en s'orientant obstinément vers Constantinople, tandis que l'Autriche, considérablement enrichie par le fameux traité, portait ses vues vers Salonique et les routes maritimes qui mènent à Port-Saïd, et que les Slaves des Balkans, déçus dans leurs ambitions, rêvaient plus que jamais d'un panslavisme grandiose et conquérant. Tant de complications n'étaient pas de nature à décourager l'activité diplomatique que Léon XIII mettait au service du zèle religieux le plus ardent. III La plus considérable, et, à certains égards, la plus redoutable des puissances qui exerçaient alors leur influence sur le monde religieux oriental, était la Russie. Avec ces calculs pratiques, qui touchent parfois à la brutalité, et cet idéalisme, qui tient souvent du rêve, les hommes d'État russes ne projetaient rien de moins que de se rendre les arbitres des intérêts religieux en Orient. Eliminer à la fois les Latins et les Grecs des régions sacrées, où l'imagination slave aimait à se représenter le berceau de l'humanité et le berceau de la religion : tel était le but vers lequel la diplomatie moscovite tendait de toutes ses forces, qu'elle cherchait à réaliser par tous les moyens. Ce but atteint, l'Eglise slave, représentant l'esprit religieux le plus ancien et le plus pur, rayonnerait facilement jusqu'aux extrémités de l'Asie. De là, une hostilité sourde des autorités russes en Orient contre les Latins. Les vexations dont se sont justement plaints les missionnaires catholiques en. Orient de la part de ces autorités, n'ont pas d'autre cause que l'état d'esprit que nous venons d'indiquer. Au fond, que valait-elle, aux points de vue canonique et théologique, cette Église schismatique, ou, pour l'appeler du nom qu'elle se donnait à elle-même, cette Eglise orthodoxe russe, dont la monarchie moscovite voulait faire la gardienne des pures traditions chrétiennes ? Considérée dans son organisation canonique, l'Eglise russe, telle que l'avait établie Pierre le Grand, était une institution nationale au sens le plus strict du mot. Elle obéissait à un collège ecclésiastique, dénommé Saint-Synode, émanation directe du tsar, où siégeaient non seulement des évêques et des prêtres, mais des diacres et des laïques, et le serment prêté par les membres du Saint-Synode contenait cette phrase : Je confesse avec serment que le juge suprême de ce collège ecclésiastique est le monarque lui-même de toutes les Russies, notre très gracieux Souverain[11]. Un éminent écrivain russe, dont nous aurons bientôt l'occasion de parler, Vladimir Soloviev, a pu écrire à propos de cette organisation : On nous dit que l'empereur de Russie est un fils de l'Eglise... Avec la meilleure volonté du monde, le monarque séculier ne saurait être véritablement le fils d'une Eglise dont il est le chef et qu'il gouverne par ses employés[12]. Un autre écrivain de même nationalité nous montre les évêques de son pays devenant peu à peu l'équivalent des gouverneurs, et les simples prêtres se transformant progressivement en gardes-champêtres et en commissaires de police[13]. L'Eglise orthodoxe, déclare un auteur anonyme qui paraît appartenir aussi à la Russie, l'Eglise orthodoxe étouffe sous les privilèges et la protection[14]. Cet étouffement, cependant, ne paraissait pas être, en 1878, un prélude de mort. Vladimir Soloviev ne s'attira ni démenti formel de ses compatriotes ni réprobation positive de son assertion de la part des théologiens catholiques, lorsque, quelques années plus tard, il soutint que, si les autorités russes sont schismatiques et excommuniées, à cause de leur révolte contre l'Eglise catholique et des négations doctrinales qu'elles mettent en avant pour justifier cette révolte, la masse des fidèles n'a jamais été excommuniée, n'a jamais voulu formellement le schisme. — Le peuple russe, pris dans son ensemble, déclarait Soloviev, ne s'occupe pas du tout des négations doctrinales des théologiens : négations de la procession du Saint-Esprit ex Filio, de la primauté romaine, de l'Immaculée-Conception, etc. Il ne voit dans la religion orthodoxe que ce qu'elle a de positif et de conforme à la doctrine catholique. Les doctrines fausses et anticatholiques, enseignées chez nous dans nos séminaires et nos académies théologiques, n'ont aucun caractère obligatoire pour le corps de l'Eglise russe... Les Pobédonostsev et les Tolstoï représentent aussi peu la Russie que les Floquet et les Goblet représentent la France[15]. Le Saint-Siège ne s'est pas prononcé sur cette théorie d'une manière absolue : il a toujours exigé, d'une manière générale, l'abjuration des membres de l'Eglise russe pour les admettre aux sacrements ; mais une décision de la Sacrée Pénitencerie suppose la possibilité de cas individuels répondant à la description faite par Soloviev[16], et, pour ces cas, la dispense de l'abjuration publique du schisme. En présence d'une pareille situation de l'Eglise russe, Léon XIII, fidèle à une tactique qui lui était chère, résolut d'agir simultanément sur les pouvoirs publics et sur l'opinion. Dès le début de son pontificat, par une lettre qu'il data du jour même de son élection, comme les lettres qu'il écrivit à l'empereur d'Allemagne et au président de la Confédération helvétique, il exprima au tsar de Russie son désir de renouer avec lui des relations diplomatiques[17]. Quelques mois plus tard, quand, dans son encyclique du 28 décembre 1878 contre le socialisme, le Saint-Père signala les dangers des doctrines subversives de tout ordre social, et montra l'aide que pourrait apporter l'Eglise aux divers gouvernements pour la répression de ces théories, il fut manifeste qu'il avait particulièrement en vue cette école avancée qui sous le nom de nihilisme, faisait des progrès effrayants en Russie. Les terribles attentats qui furent, bientôt après, les conséquences de pareilles doctrines, et, en particulier, les attentats du 14 avril 1879, du 2 décembre de la même année et du 17 février 1880, dirigés contre la vie du tsar, furent des circonstances dont Léon XIII profita pour envoyer au souverain des témoignages de sympathie et pour poser les bases d'un rapprochement entre la Russie et le Saint-Siège. Un premier résultat de ces démarches fut la permission accordée au chanoine Satkievitch, administrateur du diocèse de Varsovie, de transmettre l'encyclique contre le socialisme à son clergé avec ordre de la lire et de la commenter devant les fidèles. C'était un premier contact, officiellement autorisé, du Saint-Siège avec le peuple russe. Léon XIII rêvait de faire plus. Le 30 septembre 1880, par son encyclique Grande munus, il rappela ce qu'avaient fait les pontifes romains pour le bien spirituel et temporel des nations slaves, en particulier l'autorisation donnée aux deux grands apôtres de ces peuples, saint Cyrille et saint Méthode, d'introduire la langue slave dans leur liturgie et d'y conserver leurs usages nationaux. Pour conclure, il ordonna la célébration par tout l'univers de la fête de ces deux grands saints. Un pèlerinage ayant été organisé, en réponse à cette encyclique, par l'illustre évêque de Diakovar, Mgr Strossmayer, Léon XIII, en recevant les pèlerins, fit des vœux pour la grandeur des peuples slaves, demanda à Dieu la persévérance pour les uns, la guérison pour les autres, la charité mutuelle pour tous, et fit une mention toute spéciale de cette nation slave, qui, la plus grande, par le nombre, la force et la richesse, de toutes celles qui ont reçu la foi des saints Cyrille et Méthode, les honore encore comme ses apôtres, mais a rompu, hélas ! les liens par lesquels ces apôtres l'avaient attachée à saint Pierre et à l'Eglise romaine. Cette allusion à la Russie était d'autant plus touchante, que le tsar, pour des motifs d'un ordre tout politique, avait interdit à ses sujets de prendre part au pèlerinage. Léon XIII venait de rétablir la hiérarchie catholique dans la Bosnie et l'Herzégovine, avec l'espérance de voir l'élément catholique de ces provinces slaves contrebalancer victorieusement, sous les auspices de l'Autriche, l'élément protestant des pays de race allemande ; et Alexandre II avait cru voir, dans cette mesure, un acte habile du souverain pontife pour faire dévier vers l'Autriche le grand courant de l'influence slave, jalousement accaparé jusque-là par la. Russie. Les explications du pontife ne tardèrent pas à faire tomber un pareil préjugé. Mgr Jacobini, nonce à Vienne, s'était mis depuis quelque temps en relations avec le prince Oubril, ambassadeur russe dans la même ville. Il avait même signé avec lui, le 31 octobre 1880, une convention relative à la nomination des évêques catholiques, et à l'instruction du jeune clergé, et négociait, en ce moment-là, une entente relative à la situation des Grecs Uniates, que le gouvernement russe s'obstinait à considérer comme faisant partie de l'Eglise orthodoxe, c'est-à-dire schismatique. La mort tragique de l'Empereur Alexandre H, le Ier mars 1881, interrompit à peine ces négociations. Le tsar Alexandre III manifesta l'intention de continuer la politique conciliante de son prédécesseur envers le Saint-Siège. La liberté rendue à Mgr Borowski, évêque de Zitomir, exilé à Perm depuis douze ans, et à Mgr Felinski, évêque de Varsovie, exilé en Sibérie depuis près de vingt ans, un accord supplémentaire pour régler l'enseignement du jeune clergé et la nomination des évêques catholiques, et l'abolition de plusieurs dispositions législatives entravant l'exercice du culte en Pologne, furent les principaux fruits des pourparlers qui se poursuivirent en Autriche entre le prince Oubril et Mgr Séraphin Vannutelli, successeur à Vienne de Mgr Jacobini. Une lettre apostolique du 19 mai 1882, relative à la réorganisation de l'Eglise ruthène, dont les Uniates de Russie étaient les représentants les plus éprouvés, fut un nouveau témoignage de l'intérêt porté par Léon XIII à la race slave. De tels actes éclairèrent peu à peu l'opinion sur les vraies intentions du pontife, et lui valurent la sympathie des âmes droites. Quelques années plus tard, on verra le journal la Théra, rédigé par des schismatiques russes, saluer comme un événement heureux le mouvement créé en faveur de l'union de l'Eglise moscovite avec l'Eglise romaine, et ajouter : L'élite intellectuelle et sociale de la Russie regarde cet événement comme devant être le salut de la société, le remède à tous les malaises sociaux[18]. Parmi les hommes qui se faisaient les interprètes de pareils sentiments, l'histoire doit s'arrêter devant celui qui fut, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le plus profond penseur, le plus noble écrivain, une des plus grandes âmes de la Russie, celui qu'on a justement appelé le Newman russe, Vladimir Soloviev[19]. Né en 1853, à Saint-Pétersbourg, fils du célèbre historien russe Serge Soloviev, et se rattachant par sa mère à la famille du philosophe ukrainien Skovorod, Vladimir Soloviev, entre en 1864 au gymnase de Moscou, et ne tarde pas à partager l'enthousiasme de ses professeurs et de ses camarades pour la philosophie allemande. Le livre de Büchner, Force et matière, et les ouvrages de Renan deviennent ses livres de chevet. Bientôt, il perd la foi. Matérialiste avec Büchner, dilettante avec Renan, il devient pessimiste avec Schopenhauer. Mais voici que Spinosa lui dévoile le monde spirituel : par un prodige qui ne s'explique que par le sérieux de son esprit, la droiture de son caractère et la force de sa volonté, aidée de la grâce de Dieu, il emprunte au philosophe d'Amsterdam tous les arguments dont il a besoin pour vaincre ses propres erreurs, sans tomber dans les pièges du panthéisme. Il a dix-neuf ans à peine, quand cette révolution se produit dans son esprit. Dès lors, il se voue tout entier à l'étude de la philosophie. En 1874, sa thèse sur la Crise de la philosophie occidentale le signale à l'admiration du public et lui vaut une chaire de professeur. C'est le moment où deux partis rivaux, à peu près également puissants, également absolus et irréductibles dans leurs doctrines, se disputent la direction des esprits dans la société cultivée de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Les slavophiles, sous prétexte de nationalisme et de tradition, repoussent en bloc tout le mouvement intellectuel et religieux de l'Occident, et les occidentalistes, sous couleur de progrès, acceptent, les yeux fermés, toutes les utopies rationalistes et socialistes les plus radicales qui ont cours dans les pays occidentaux. Soloviev, d'un coup d'œil, voit, dans ces deux mouvements d'idées, deux périls également meurtriers pour son pays. Un moment, il croit trouver dans le mysticisme de Tolstoï la voie qui le mènera à la vérité. Mais la doctrine de Tolstoï n'apporte rien de positif à sa pensée. Il s'attache alors à la pensée d'un homme mort en 1836, dans la disgrâce de l'empereur, pour avoir mis à nu les tares de son pays avec une rudesse qui tenait de la satire. Cet homme a trouvé, dans les longues méditations de sa retraite, les premiers rayons d'une lumière qui conduira plusieurs de ses disciples à la vérité intégrale du christianisme catholique. Nous voulons parler du comte Pierre Tchadaiev, dont le principal élève, le prince Gagarin, finira ses jours dans la Compagnie de Jésus. Soloviev s'attachera désormais à la pensée de Tchadaiev, pour l'approfondir et la compléter. Ses principaux ouvrages : la Métaphysique et la science positive, la Critique des principes révolutionnaires, publiée en 1881, les Fondements spirituels de la vie, donnés au public en 1883, son ouvrage préféré, la Russie et l'Eglise universelle, qu'il écrit et fait paraître en français peu après, et enfin sa Justification du bien, qui, en 1897, marque son adhésion complète aux dogmes du catholicisme, sont les grandes étapes de sa marche vers la vérité. Mais dans cette marche, le philosophe, le patriote, le chrétien ne sépare jamais la pensée du prosélytisme de la recherche de la vérité ; ou plutôt, la vérité qu'il cherche, c'est une vérité qui ne fera pas seulement la paix en lui, mais la paix dans sa patrie, la paix entre les diverses confessions qui adorent, le Christ. L'union des Eglises est un but qu'il ne perd jamais de vue. Pour lui-même, il formule ainsi sa croyance : Comme membre de la vraie et vénérable Eglise orthodoxe orientale ou gréco-russe, qui ne parle pas par un synode anti-canonique, ni par des employés du pouvoir séculier, mais par la voix de ses grands Pères et pasteurs, je reconnais comme juge suprême en matière de religion celui qui a été reconnu comme tel par saint Irénée, saint Denis le Grand, saint Athanase le Grand, saint Jean Chrysostome, saint Cyrille, saint Flavien, le bienheureux Théodoret, saint Maxime le Confesseur, saint Théodore le Studite, saint Ignace, etc., à savoir : l'apôtre Pierre, qui vit dans ses successeurs, et qui n'a pas entendu en vain les paroles du Seigneur : Tu es Pierre, et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise. Confirme tes frères. Pais mes brebis, pais mes agneaux[20]. Pour ses compatriotes schismatiques, nous l'avons vu, il distingue nettement les autorités administratives et enseignantes, positivement schismatiques, qui ont besoin d'abjuration pour arriver à la vérité religieuse, et la masse du peuple, qui se désintéresse des points de désaccord avec Rome, qui les ignore, et pour qui deux démarches suffiraient pour franchir le seuil du catholicisme : répudier manifestement les prétentions anti-canoniques du Saint-Synode, se soumettre clairement à la juridiction et à l'autorité doctrinale et infaillible du pape successeur de Pierre[21]. Persécuté par le gouvernement russe, Soloviev trouve des échos sympathiques à sa pensée dans les divers milieux catholiques et à Rome même. Il meurt brusquement, en 1903, sans avoir vu d'autre résultat appréciable de ses longs efforts que ce mouvement d'idées, plein de promesses. Sa pensée, d'ailleurs, débordait les frontières de la Russie, avait en vue l'union avec Rome de toutes les Eglises orientales, et en cela il était pleinement d'accord avec le Chef suprême de l'Eglise à laquelle il adhérait de toute son âme. IV Par son encyclique Orientalium du 30 novembre 1894, qu'on a appelée la charte de l'action catholique nouvelle en Orient, Léon XIII avait déclaré que, voulant entreprendre la reconstitution de l'unité chrétienne par l'Orient, berceau de notre foi, théâtre de son premier développement et de ses premiers triomphes, il s'appliquerait tout spécialement à sauvegarder la discipline vénérable et les rites antiques des Eglises orientales ; en conséquence, il demandait aux délégués apostoliques et aux missionnaires latins de respecter les institutions des Orientaux et avait dicté plusieurs règles pratiques destinées à assurer l'exécution de cette recommandation générale. Un motu proprio du 19 mars 1895 institua une commission cardinalice permanente ayant pour charge de veiller à l'observation de ces prescriptions. Une encyclique du 11 juin suivant, spécialement adressée aux Coptes, les invita, au nom de la Sainte Famille qui fuyant en Egypte, y avait déposé les premiers germes de la vraie foi, à tourner leurs regards anxieux vers la Chaire de saint Pierre, comme vers le boulevard de la vérité et le refuge du salut. Enfin, un motu proprio du 19 mars 1896 demanda aux délégués apostoliques et aux patriarches de tenir des congrès périodiques deux fois l'année, leur traça le plan des matières à traiter dans ces congrès, et leur rappela avec instances les recommandations déjà faites dans l'encyclique Orientalium : Il importe souverainement, disait le Saint-Père, de dissiper et de déraciner complètement l'opinion de certains Orientaux, que les Latins veulent porter atteinte à leurs droits et privilèges ou à leurs traditions historiques. Ainsi, dans ses rapports avec les Eglises séparées, comme dans ses rapports avec les pouvoirs civils, la politique de Léon XIII était toujours la même : convaincre les uns comme les autres qu'ils n'avaient à redouter aucun empiétement de l'Eglise catholique, amie de toutes les sages autonomies et de toutes les traditions vénérables, respectueuse de tous les vrais droits et de toutes les légitimes libertés. Les premiers fruits de cette politique se manifestèrent en Egypte, parmi les Coptes. Au cours de l'année 1896, quatre mille Coptes schismatiques rentrèrent dans le giron de l'Eglise. Le 28 janvier 1897, Mgr Barzi, évêque de Thèbes, écrivait : L'Egypte tout entière est réellement ébranlée. Pour ne parler que de mon diocèse, il est travaillé dans tous les sens, depuis Assouan jusqu'à Malloui ; et ce mouvement va grandissant tous les jours. Malgré l'opposition violente d'une société de propagande schismatique, qui essaya de ranimer les vieilles querelles entre catholiques et monophysites, les espérances de l'évêque de Thèbes se réalisèrent. Un synode catholique copte, réuni le 18 janvier 1898, en votant des mesures efficaces pour le développement de la science, de la piété et de la discipline dans le clergé soumis à Rome, travailla efficacement à assurer le succès du mouvement créé par l'émouvant appel de Léon XIII, et cette régénération de l'Eglise copte parut à tous du meilleur augure pour la renaissance de toutes les Eglises d'Orient. L'Eglise dissidente de Grèce et de Turquie, qui comptait plus de deux millions d'adeptes, se glorifiait de continuer les gloires de l'Eglise de Byzance ; et les dix mille catholiques dispersés au milieu d'elle, y jouissaient de bien peu d'influence. Le patriarche grec de Constantinople, Anthime VIII, qui gouvernait cette Eglise, avait d'abord laissé entendre que la parole du pape trouvait un écho sympathique dans son clergé et parmi ses fidèles ; mais, soit que l'influence de son entourage ou la pression politique du Phanar l'eussent fait dévier de ses premières intentions, soit que ses premières démarches n'eussent pas été sincères, soit que les catholiques qui en furent les témoins se fussent trompés en prenant pour des gages de bonne volonté des paroles de banale courtoisie, un document solennel vint bientôt ne laisser aucun doute sur l'hostilité déclarée du patriarche à toute entente avec l'Eglise de Rome. Sous le titre d'Encyclique patriarcale, ce document, signé d'Anthime VIII, reprenait, dans un style qui ne manquait pas d'harmonie, mais sur un ton acerbe qui ne respirait pas la mansuétude évangélique, toutes les vieilles rancunes du schisme photien contre l'Eglise de Rome. Léon XIII ne se laissa point décourager par cette
attitude. Faisant allusion, dans une allocution du 2 mars 1895, à des paroles
découragées qui se répétaient autour de lui, il s'écria : Nos yeux ne verront peut-être pas réalisée cette union des
Eglises vers laquelle nous tendons. Mais gardons-nous de qualifier
imprudemment de vaine utopie — parole indigne
sur les lèvres d'un croyant — le fait aspirer
sans cesse. Elle est là, vivante dans l'Evangile, cette douce et certaine
promesse du Sauveur : Fiet unum ovile et anus Pastor ; et l'on
voudrait que le Vicaire du Christ cessât de travailler infatigablement et
avec amour à la réaliser ? A Dieu ne plaise ! En conséquence,
sous l'impulsion du souverain pontife, la commission cardinalice permanente
instituée par lui s'appliqua à créer un mouvement catholique gréco-hellène, à
instituer des centres de rite grec, à soutenir la propagande religieuse par
une propagande scientifique et littéraire, capable de relever le prestige des
communautés se rattachant à l'Eglise romaine. Des jésuites, des dominicains
et des assomptionnistes se donnèrent à cette œuvre, et leurs travaux ne
tardèrent pas à faire augurer un avenir meilleur. Tandis qu'il travaillait patiemment à l'union avec Rome de l'Eglise russe et de l'Eglise gréco-hellène, Léon XIII n'oubliait ni les Eglises séparées d'Arménie et de Chaldée, ni les nouveaux schismes qui s'étaient organisés dans ces pays au lendemain du concile du Vatican. La première qu'il eut la joie de voir revenir à l'unité romaine fut l'Eglise néo-schismatique d'Arménie. Elle avait élu pour chef le moine Kiupelian, que la Sublime Porte avait reconnu comme gouverneur civil des Arméniens et patriarche de Cilicie. Mais les difficultés que le pseudo-pasteur rencontra dans son propre troupeau le préparèrent bientôt à la double démarche, qu'il fit au début de l'année 1879, en demandant au pape, par l'intermédiaire de Mgr Hassoun, sa réintégration dans le sein de l'Eglise catholique et en adressant au sultan sa démission des fonctions qui lui avaient été abusivement confiées. Le Saint-Père, en le recevant en audience, le 20 avril, se montra magnanime de générosité : Il est doux pour un père, lui dit-il, de presser sur son cœur un fils qu'il croyait perdu... En vous accordant le pardon le plus entier et le plus ample, nous entendons faire, de notre propre volonté, une exception aux règles générales de la discipline ecclésiastique : nous vous concédons les titres, insignes et honneurs de la dignité épiscopale, que vous avaient indûment conférés quelques prélats déserteurs de l'unité catholique. Puis il ajouta, en terminant : Oh ! Combien nous sont chères les Eglises d'Orient ! Combien nous admirons leurs antiques gloires ! Combien noms serions heureux de les voir resplendir de leur grandeur première ! Avec un zèle aussi ardent que sincère, Mgr Kiupelian multiplia ses efforts pour ramener au bercail les brebis dont il avait été le pasteur illégitime. Il n'y réussit qu'imparfaitement. Pour l'aider dans cette œuvre, et pour ramener, s'il était possible, les dissidents, bien plus nombreux, de l'antique Eglise monophysite, Léon XIII ne négligea aucun des moyens qu'un prosélytisme prudent lui suggéra. En 1881, il fit à la Compagnie de Jésus l'honneur de l'associer à ses grands projets. Cette mission était pour elle un héritage de famille ; au XVIIe siècle, les jésuites français avaient beaucoup travaillé et beaucoup souffert dans l'apostolat de la Grande-Arménie[22]. Le résultat de ces premières mesures est assez indiqué par une statistique de l'enseignement catholique en Arménie, donnée en /893. La seule mission de la Compagnie de Jésus y élevait, avec le concours de religieuses françaises, plus de trois mille enfants, jeunes gens ou jeunes filles ; et, en y ajoutant le contingent des écoles dirigées par les Frères à Erzeroum, à Angora, à Samsoun, et par les capucins à Malartia, Diarbékir et autres villes, on atteignait un total supérieur à quatre mille. Mais, 'dans l'intervalle, le schisme néo-arménien, fortement atteint par la conversion de son chef et par le retrait de la reconnaissance légale que lui avait jadis accordée le sultan, avait disparu complètement. Le 5 mai 1888, les catholiques rentrèrent en possession de la grande église de Saint-Jean-Chrysostome, jusque-là occupée par les dissidents. Léon XIII saisit cette occasion, pour adresser, le 25 juillet 1888, aux prélats du rite arménien, une Lettre apostolique, dans laquelle, rappelant les gloires religieuses de leur nation, il les invitait à travailler pacifiquement et courageusement à l'extinction de l'ancien schisme : Ce n'est pas une honte, disait le pontife, mais c'est un honneur pour un père d'inviter à rentrer à la maison paternelle les enfants qui s'en sont éloignés et qu'il y a longtemps attendus, d'aller même à leur rencontre et de leur tendre les bras pour serrer contre son cœur les fugitifs repentants. Malheureusement, par le fait du patriarche schismatique, vrai sectaire nourri dans la haine de Rome, et de son clergé, fanatiquement obstiné dans les erreurs d'Eutychès, le touchant appel du Saint-Père ne trouva point d'écho parmi les monophysites d'Arménie. Le prélat ne craignit pas de dénoncer au sultan la lettre pontificale comme troublant la conscience des fidèles de sa nation. Les tragiques événements qui ensanglantèrent le sol de
l'Arménie en 1894, 1895 et 1896, donnèrent lieu à Léon XIII d'intervenir une
fois de plus dans les affaires de ce malheureux pays. Depuis longtemps le
gouvernement turc faisait peser sur lui un joug insupportable. L'article 16
du traité de San Stefano, par lequel la Porte, en 1878, avait promis à
l'Arménie des réformes et des franchises[23], restait lettre
morte. La partie la plus saine et la plus raisonnable de la population,
peut-être même la plus nombreuse, en particulier la communauté catholique
dans son ensemble, se contentait de réclamer l'exécution des engagements pris
en sa faveur, de revendiquer les franchises nécessaires, en portant sa cause
au tribunal de l'Europe, en manifestant ses griefs par les voies légales, en
s'assurant surtout, par une haute culture intellectuelle et morale, cette
supériorité qui est déjà une émancipation ; mais, en même temps, des sociétés
secrètes, groupées sous le nom de Jeune Arménie, s'organisèrent, en
s'appropriant les moyens d'action des carbonari italiens, des fenians
irlandais, des nihilistes russes, et fournirent ainsi à la haine séculaire
des Turcs des prétextes, dont ceux-ci se hâtèrent de profiter pour assouvir
leur jalouse férocité. Depuis que la domination ottomane s'était appesantie
sur l'Orient, la persécution était en Arménie l'état normal. Chaque fois que
les Turcs étaient en guerre avec une nation européenne, les Arméniens
essuyaient les premiers la fureur des musulmans ; et ces massacres
périodiques semblaient n'être que l'exécution d'un plan bien arrêté, ayant
pour but d'anéantir la nation arménienne et d'établir dans l'empire turc la
domination exclusive de l'Islam. Le sultan Abdul-Hamid II, élevé au trône le
31 août 1876, nourrissait contre les chrétiens en général et les Arméniens en
particulier une haine fanatique. Non seulement il se refusa à toute réforme,
mais il jura de mettre fin, fût-ce par les moyens les plus terribles, à
toutes les réclamations du peuple arménien. Sur ses ordres, les persécutions
redoublèrent. En 1894, on compta, parmi les victimes, huit évêques et cent
prêtres, emprisonnés, bannis ou tués. En 1895, 2.000 Arméniens, réclamant des
réformes devant la Sublime-Porte, furent assommés à coups de bâton. Trois
mois durant, de Trébizonde à Mersina, de Van à Diarbékir, le sultan ayant permis de tuer les Arméniens, on pendit, on
égorgea, on écartela, on enduisit de pétrole et on flamba les hommes, les
femmes et les enfants. En 1896, les mêmes horreurs se renouvelèrent. En
somme, plus de 300.000 Arméniens furent mis à mort, au milieu des plus
affreuses tortures, soit par les troupes régulières ottomanes, soit par les
foules turques surexcitées, soit par les Kurdes déchaînés en sous-main par le
gouvernement de Constantinople. Le peuple arménien renouvela, plus que
jamais, ses appels aux nations européennes. Par la voix de Gladstone,
l'Angleterre fit entendre de vives protestations ; quant aux autres nations,
soit qu'elles vissent dans l'intervention de l'Angleterre un intérêt trop
visiblement dicté par sa politique nationale, soit qu'un intérêt du même
ordre les inspirât dans leur conduite, elles restèrent sourdes à l'appel venu
de Londres, ou du moins intervinrent trop tard, et n'allèrent pas au delà de
ce qu'une diplomatie timide autorise et comporte. Le pape seul eut une
attitude ferme et modérée, qui ne fut pas à l'abri de critiques acerbes, mais
dont l'histoire doit souligner la haute inspiration de justice et
d'impartialité. La simple mention des diverses interventions du pontife dans
les affaires d'Arménie en 1894, 1895 et 1896, suffira à en faire apprécier le
caractère. Le 20 décembre, une circulaire est envoyée aux nonces accrédités en France, en Autriche et en Bavière, leur prescrivant d'agir, tant auprès des gouvernements de ces pays qu'auprès des ambassadeurs ottomans, en vue d'obtenir les réformes et les franchises désirées par les Arméniens. La circulaire conseille de ne pas trop demander, pour ne pas faire échouer les réformes par des prétentions excessives. En même temps, Léon XIII écrit directement au sultan, le tient au courant de ce qu'il fait pour s'assurer de la bonne volonté des puissances, et le supplie d'accéder aux demandes de réformes qui lui seront faites. Le 19 janvier 1895, la Secrétairerie d'Etat appuie auprès des puissances la création d'une gendarmerie mixte. Le 21, elle rappelle au sultan l'urgence des réformes, et lui demande en particulier la participation des chrétiens au gouvernement. Le 27 mars, une note complémentaire explique que le Saint-Siège, en demandant l'admission des chrétiens aux charges publiques, n'a nullement l'intention d'en exclure les schismatiques. Quand, au cours de l'été de 1895, arrivent les nouvelles des grands massacres, le pape, non content de déplorer hautement ces scènes de sang, dans un discours très ému, envoie aussitôt une offrande de 50.000 francs pour secourir les victimes, bénit la collecte entreprise par le R. P. Charmetant, éloquent défenseur de la cause arménienne, et écrit au sultan, à la date du 21 juin 1895 : Nous ne saurions vous dissimuler la pénible impression que nous avons ressentie en apprenant tout ce qui est arrivé dans ces derniers temps au préjudice des chrétiens dans diverses provinces des domaines de Votre Majesté, le grand nombre des victimes, la misère où gémissent tant de familles ruinées et la menace toujours imminente de nouveaux désordres. La lecture de cette lettre excite l'humeur d'Abdul-Hamid, qui cherche à établir, dans sa réponse, que les provocations des Arméniens ont justifié les répressions officielles et rendu inévitables les émeutes populaires[24]. Mais cette réponse ne convainc pas les personnes bien informées. Au contraire, l'attitude généreuse du pape et des missionnaires catholiques éveille la sympathie de la population arménienne envers le Saint-Siège, et un mouvement très important de conversions se produit parmi elle. La Chaldée donna plus de consolation au souverain pontife. Non seulement le néo-schisme, vivement combattu par Mgr Audu, puis par son successeur, Mgr Abolian, s'éteignit en 1879, mais tin mouvement de retour à l'Eglise romaine se produisit dans le vieux schisme nestorien. En 1892, le coup de grâce lui fut porté par l'abjuration du patriarche Mar Chimoun, dans la famille duquel le patriarcat se perpétuait depuis plusieurs siècles. Depuis lors, lit-ou dans un journal catholique de cette époque[25], l'archevêque, et l'abbé mitré des religieux de Saint-Hormisdas parcourent les montagnes du Kurdistan, pour absoudre les villages nestoriens de l'hérésie, et les confirmer dans la foi... Les nestoriens convertis ne passent pas au rite latin, mais au rite chaldéen uni... Voilà donc, après quinze siècles, une hérésie qui disparaît ! Espérons que les Arméniens grégoriens, les Syriens jacobites et aussi les Grecs orthodoxes marcheront bientôt dans la voie qui vient de leur être tracée. La brillante perspective que faisait entrevoir, en 1892, le journal catholique français, fut bientôt voilée par de sombres nuages. Depuis longtemps, l'Allemagne protestante voyait d'un œil jaloux le protectorat des missions catholiques en Orient confié au gouvernement français. En 1841, elle avait essayé, par une convention conclue avec le gouvernement anglais, de faire échec à ce protectorat ; elle était allée jusqu'à proposer, pour parvenir à ses fins, une sorte de fusion, en Orient, entre l'Eglise évangélique et l'Eglise anglicane. Newman, encore anglican à cette époque, avait protesté, de toute l'énergie de son tune, contre cette impossible tentative de conciliation entre deux confessions si profondément différentes sur le terrain des croyances et sur celui de l'organisation hiérarchique ; la prétendue fusion n'avait jamais été que nominale et n'avait pas donné d'appréciables résultats. En 1879, lors du voyage du prince héritier, depuis Frédéric III, à Jérusalem, le sultan ayant fait don au roi de Prusse d'un vaste terrain situé aux environs du Saint-Sépulcre, un autre projet s'était fait jour à la cour de Berlin : élever là un temple immense, somptueux, colossal, qui, aux yeux de l'oriental, facilement fasciné par ce qui brille, relèverait le prestige de l'Allemagne protestante, en même temps qu'il servirait de centre aux luthériens fixés en Orient. En 1897, le bruit se répandit tout à coup que, le temple étant achevé, l'empereur Guillaume se rendrait à Jérusalem pour l'inaugurer en personne, dans le plus solennel apparat. La nouvelle était vraie, et la signification du voyage de l'empereur ne tarda pas à se manifester aux yeux des observateurs attentifs. Partout, dans les cours européennes, à celle du sultan, à Rome même, les représentants de la diplomatie allemande s'en allaient répétant que le protectorat français des catholiques d'Orient n'était plus qu'un non-sens, que s'appuyer sur la France était, pour ces catholiques, une grave imprudence, car nul ne savait si demain son parlement, envahi par les socialistes, ne décréterait pas la persécution des missionnaires, comme il avait déclaré la guerre aux congrégations religieuses par ses décrets de 1880. Il fallait beaucoup d'audace pour parler ainsi, quand on représentait un pays où les ruines faites par le Kulturkampf étaient loin d'être relevées et dont le chef méditait — un prochain avenir allait bientôt le montrer au grand jour — d'imposer aux chrétiens d'Orient un protectorat nettement luthérien. L'empereur d'Allemagne, en effet, eut beau multiplier ses compliments flatteurs aux missions catholiques d'Allemagne, promettre au P. Biever, supérieur d'un établissement catholique à Caïffa, que ses sujets catholiques pourraient toujours compter sur son impériale protection, déclarer au P. Schmid, recteur de l'hospice catholique allemand de Jérusalem, que cet institut était sous son ombre, écrire au pape lui-même qu'il était heureux d'offrir à l'association catholique allemande de Terre Sainte le terrain précieux dit de la Dormition de la Sainte Vierge, son attitude, ses paroles à l'inauguration du grand temple protestant, démasquèrent les batteries de sa politique religieuse. Les portes de l'enfer, s'écria-t-il, ne prévaudront point contre notre Eglise évangélique. Nous avons, d'ailleurs, déjà vu que le pape Léon XIII avait depuis longtemps percé à jour les projets de l'empereur allemand. Rien ne le décida à se départir d'une attitude qui lui était commandée à la fois par les intérêts du catholicisme et par le respect du droit : La France, écrivit-il, le 29 août 1898, au cardinal Langénieux, la France a en Orient une mission à part que la Providence lui a confiée : noble mission, qui a été consacrée non seulement par une pratique séculaire, mais aussi par des traités internationaux. Sans doute, deux ans plus tard, le 5 septembre 1900, un grand convent maçonnique devait émettre le vœu que le parlement français refusât les crédits portant des subventions aux missions catholiques ; mais la franc-maçonnerie, si puissante qu'elle fût dans le parti qui occupait alors le pouvoir, n'était point la France, et les actes du gouvernement prussien justifiaient déjà la parole que prononça peu de temps après Léon XIII : L'esprit de l'Allemagne, c'est l'esprit de Luther. Une autre douleur affligea le cœur de Léon XIII en 1896 : ce fut le passage au schisme grec, ou, pour parler un langage plus catholique, l'apostasie du prince Boris, héritier du roi Ferdinand de Bulgarie. Ferdinand de Saxe-Cobourg, prince de Bulgarie, avait épousé la princesse Marie-Louise de Parme, petite-nièce du comte de Chambord, et obtenu, en mai 1893, une révision de la Constitution lui permettant de faire baptiser suivant le rite catholique les enfants à naître de son mariage. En 1894, un fils lui était né, qui, conformément au droit constitutionnel, fut baptisé, le 14 février, à l'église catholique, où il reçut le nom de Boris. Mais la Russie s'obstinait à ne pas reconnaître l'autorité du prince bulgare, et les autres puissances, suivant cet exemple, ne se hâtaient pas de se mettre en relation avec son gouvernement. En 1896, Ferdinand pensa que l'adhésion de son fils au schisme grec faciliterait sa réconciliation avec Saint-Pétersbourg et, par là même, consoliderait sa souveraineté. Sa prétention et, paraît-il, son espoir étaient de voir la cour romaine ratifier un acte pareil. Mgr Agliardi, nonce à Vienne, et le cardinal Rampolla essayèrent en vain de le détourner de son projet, en l'éclairant sur la doctrine inflexible de l'Eglise, sur le péril auquel il exposerait l'âme de son fils. Léon XIII, dans une audience qu'il lui accorda, le 27 janvier 1896, lui fit entendre, avec plus d'autorité et plus de force encore, le non possumus de l'Eglise. Le prince devait se plaindre, dans la suite, que le pape se fût montré à son égard systématiquement brutal. Une telle accusation ne peut être prise au sérieux par quiconque a étudié le caractère de Léon XIII. Comme tant d'autres rois et empereurs, le prince Ferdinand venait de se heurter à un principe fondamental du catholicisme, qui, mettant le salut de l'âme au-dessus de tout, n'autorise l'apostasie sous aucun prétexte. Ferdinand passa outre. Le Ier février 1896, il fit confirmer son fils suivant le rite schismatique, et alla jusqu'à prononcer, au moment même de la cérémonie, ces paroles : Que le Roi des rois bénisse cette décision et protège toujours notre patrie et notre Eglise. Par ordre du Saint-Père, la Propagande chargea aussitôt Mgr Menini, vicaire apostolique de Bulgarie, de notifier au prince Ferdinand qu'il était tombé sous le coup des censures de l'Eglise et ne pouvait plus s'approcher des sacrements. La douleur de Léon XIII fut très grande. Le passage du prince Boris au schisme, sous l'inspiration de son père, pour sauver sa couronne, ce n'était pas seulement la honteuse apostasie d'un descendant des rois Bourbons, c'était aussi, pour la Bulgarie, l'arrêt d'un mouvement qui, en la portant vers le catholicisme et vers Rome, l'aurait conduite en même temps à la vérité religieuse et à l'indépendance politique. Peu de temps avant le déplorable événement, un bon nombre d'hommes politiques bulgares avaient conçu l'avenir de leur nation dans la formation de liens plus étroits, politiquement avec les Etats occidentaux, religieusement avec Rome ; ils voyaient là le moyen d'échapper à la domination intellectuelle des universités allemandes et à la tyrannie de l'empire des tsars. La défection du prince Ferdinand rendait désormais impossibles de tels projets ; et le souverain pontife, qui y voyait déjà l'augure de la rentrée au bercail de nouveaux enfants du Christ, devait renoncer, au moins pour longtemps, à cette espérance. |
[1] Interrogé, très peu de temps après son élection, par M. de Rossi, sur ce que serait sa politique comme pape, Léon XIII avait répondu : Attendez de voir mon premier cardinal. On a cru qu'en parlant ainsi il pensait à Newman... Quelques années plus tard, lord Selborne, au cours d'une audience du Saint-Père, ayant eu l'occasion de prononcer le nom de Newman, la figure de Léon XIII s'illumina : Mon cardinal ! dit-il, j'ai toujours eu un culte pour lui. Je suis fier qu'il m'ait été donné d'honorer un tel homme. (THUREAU-DANGIN, la Renaissance catholique en Angleterre, t. III, p. 232.)
[2] PURCELL, Life of Manning, t. II, p. 741. Le sentiment qui dictait de telles paroles au cardinal Manning était très élevé. Mais il se trompait. La façon dont le peuple anglais a accueilli, en 1897, l'arrivée à Londres de Mgr Sambucetti, et les débats du Parlement sur la mission confiée, en 1915, à Sir Henry Howard auprès du Saint-Siège, ont montré combien les craintes du prélat étaient exagérées.
[3] Voir Dom CABROL, Hist. du cardinal Pitra, p. 155 ; BATTANDIER, le Cardinal Pitra, p. 173.
[4] On doit considérer comme légendaire la tradition populaire, adoptée par CHAMPNET (De vocatione ministrorum, C. XIV, p. 497), d'après laquelle Parker aurait reçu un simulacre de consécration dans une auberge de Cheapside, à l'enseigne de la Tête de cheval, par l'imposition d'une Bible sur sa tête et par ces mots : Reçois le pouvoir de prêcher la parole de Dieu dans sa pureté. Il n'est pas invraisemblable cependant qu'une telle plaisanterie ait eu lieu après la cérémonie religieuse, à l'issue d'un dîner donné à ladite auberge et où figura Scory. L'on sait que le trait dominant de Scory n'était pas la gravité. D'autre part, la scène ridicule donnée comme ayant constitué l'ordination, est affirmée par un témoin qui parait digne de foi. L'erreur semble venir d'une confusion entre la scène du diner pris à l'auberge de Cheapside et la cérémonie célébrée à la chapelle de Lambeth.
[5] Bulletin critique du 15 juillet 1894.
[6] BOUDINHON, Etude théologique sur les ordinations anglicanes, Paris, 1895.
[7] Newman ne pensait pas que l'Eglise anglicane eût conservé les pouvoirs sacrés du sacerdoce, notamment le pouvoir de célébrer le saint sacrifice de la messe. Voir ses articles dans the Month, septembre 1868, p. 270, et octobre 1868, p. 245.
[8] T'SERCLAES, le Pape Léon XIII, t. III, p. 181.
[9] T'SERCLAES, le Pape Léon XIII, t. III, p. 201.
[10] Parmi ces conversions, on remarquait celle du fils de l'archevêque anglican de Cantorbéry, Hugues Benson, le célèbre auteur du Maître de la terre.
[11] Voir TONDINI, le Pape de Rome et les Papes de l'Eglise orthodoxe. Cf. Questions actuelles, t. XXVI, p. 229 et s. : Quelques notes sur l'Eglise russe.
[12] V. SOLOVIEV, la Russie et l'Eglise universelle, p. 73.
[13] Vasili ROZANOF, l'Eglise russe, trad. française par N. LIMONT, un vol., Paris, 1912.
[14] Correspondant du 25 février 1912, p. 722.
[15] Ce passage de Soloviev est cité par le R. P. D'HERBIGNY dans son ouvrage : Un Newman russe, Vladimir Soloviev, p. 1.
[16] Voir cette décision dans BOUSQUET, l'Unité de l'Eglise et le schisme grec, un vol. in-12, Paris, 1913, p. 396-398.
[17] Ces relations avaient été rompues par Pie IX le 20 octobre 1877.
[18] Cité par le Moniteur de Rome du 15 janvier 1893.
[19] Sur Soloviev, voir la remarquable étude du R. P. Michel D'HERBIGNY, S. J., Un Newman russe, Vladimir Soloviev, un vol. in-12, Paris, 1911.
[20] M. D'HERBIGNY, Un Newman russe, Vladimir Soloviev, p. 260.
[21] SOLOVIEV, la Russie et l'Eglise universelle, p. LXVI.
[22] J. BURNICHON, la Question arménienne, dans les Etudes du 1er janvier 1890, p. 19.
[23] Voir Pascal HORSTE, la Question arménienne, dans les Echos d'Orient de mai-septembre 1916, p. 180-189.
[24] Voir plus de détails sur ces interventions du pape dans T'SERCLAES, le Pape Léon XIII, t. III, p. 129-135.
[25] L'Observateur français.