HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE V. — LÉON XIII ET LES EGLISES D'AUTRICHE, D'ESPAGNE, DE BELGIQUE, DE SUISSE ET DE NORVÈGE.

 

 

Un des traits les plus caractéristiques du pontificat de Léon XIII, c'est l'unité de ce qu'on peut appeler sa politique religieuse. Il arrive au pontificat suprême avec un programme tracé d'avance dans la solitude de ses méditations, et il travaille pendant vingt-cinq ans, sans jamais dévier, à réaliser point par point ce programme d'idéalisme surnaturel[1]. Le récit de ses interventions dans les affaires des Eglises d'Italie, de France et d'Allemagne, nous a montré cette unité dans les affaires de ces trois pays ; l'étude des directions que Léon XIII a données, en même temps, aux églises d'Autriche, d'Espagne, de Portugal, de Belgique, de Suisse et généralement de toutes les Eglises du monde, nous révélera la même unité sur tous les terrains où l'autorité du pontife eut à se manifester. Partout nous trouverons ce merveilleux alliage de rigidité et de souplesse, de condescendance et de fermeté, de droiture et d'habileté, d'où émerge la grande idée maîtresse du pontife : faire tout converger au triomphe moral de l'Eglise, pour le plus grand bien de l'humanité[2].

 

I

Situation Si la situation religieuse de l'Italie, de la France et de l'Allemagne préoccupait vivement Léon XIII, l'Autriche, sur laquelle la Prusse protestante exerçait une influence de jour en jour plus prépondérante, et où survivaient encore les pires traditions du joséphisme, était également l'objet de ses grands soucis. L'épiscopat autrichien, l'élite des catholiques, ne se faisaient pas illusion sur les périls qui menaçaient leur patrie. Dans cet agrégat de peuples, dont on a pu dire qu'il était moins une nation qu'une expression géographique, et où vingt millions d'Allemands et de Magyars contestaient leurs droits à vingt-cinq millions de Slaves et de Latins, l'unité de foi catholique apparaissait comme le moyen le plus efficace de réaliser et de perpétuer l'unité nationale. Un grand congrès catholique, tenu en 1877, avait appelé l'attention des évêques, des prêtres et des fidèles sur l'urgente nécessité qu'avaient les diverses réunions et associations catholiques de se grouper étroitement autour du Saint-Père comme autour de l'empereur, et de veiller, en face de la diversité des races et des langues régnant parmi les nations réunies sous le sceptre des Habsbourg, à ne jamais manifester que des sentiments d'équité conciliante envers tous les peuples de l'empire[3].

Des deux éléments principaux qui constituaient l'Etat austro-hongrois, c'est l'élément slave qui apparaissait au Saint-Père comme plus propre que l'élément germanique à réaliser l'unité rêvée. L'élément germanique risquait d'être absorbé tôt ou tard par la Prusse luthérienne, taudis que l'élément slave, sous l'impulsion d'un grand évêque comme Strossmayer, était capable de faire rayonner son catholicisme sur les frères séparés de la Grèce et de la Russie. Telles sont les pensées qui semblent avoir inspiré au Saint-Père son encyclique Grande Manus, du 30 septembre 1880, étendant à l'Eglise entière la fête des deux grands apôtres du monde slave, saint Cyrille et saint Méthode. A ce propos, le pontife rappelait les liens étroits qui avaient uni ces deux illustres missionnaires à l'Eglise romaine : C'est ici, c'est à Rome, disait-il, qu'ils ont rendu compte de leur mission ; c'est ici, devant les tombeaux de saint Pierre et de saint Paul, qu'ils ont juré d'observer la foi catholique ; c'est ici qu'on a sollicité et obtenu la faculté d'employer la langue slave dans les rites sacrés. Au cours de l'année suivante, le 5 juillet 1881, jour où l'Eglise universelle célébrait pour la première fois la fête de saint Cyrille et de saint Méthode, treize cents pèlerins slaves, conduits par l'évêque austro-hongrois de Diakovar, Mgr Strossmayer, se rendirent dans la capitale du monde catholique, pour exprimer au Saint-Père leur profonde reconnaissance[4]. Six ans plus tard, l'illustre prélat, élargissant le point de vue de Léon XIII, et se plaçant à celui de la civilisation générale du monde, écrivait ces lignes, que les événements postérieurs ont si pleinement justifiées : Il faut que la race latine, ayant à sa tête la France, s'unisse à la race slave pour se défendre contre la race altière et égoïste qui nous menace de son joug[5].

Léon XIII, uniquement préoccupé, par les fonctions de sa charge, des intérêts sacrés de l'Eglise, persuadé d'ailleurs que la prospérité et les progrès de cette Eglise profiteraient au bien spirituel et temporel de toutes les nations, sans distinction de race, ne négligea pas les occasions de montrer que sa sympathie pour les peuples slaves n'avait rien d'exclusif. Le 12 août 1886, à l'occasion du deux centième anniversaire de la délivrance de Bude[6], ancienne capitale de la Hongrie, il adressa au peuple hongrois une Lettre apostolique, dans laquelle, exposant à grands traits l'importance historique de l'événement commémoré, il rappelait la part capitale qu'y eut le pape Innocent XI, puis, remontant jusqu'à la fondation même du royaume de Hongrie, il faisait ressortir comment la religion y présida en la personne du souverain pontife, qui trouva dans le roi saint Etienne un prince si bien disposé à placer sur leur vraie base les fondements de l'autorité politique et sociale. Toutefois, les malheurs des temps ayant introduit chez les Hongrois, comme ailleurs, des périls sur lesquels le Père commun des fidèles avait le devoir d'attirer leur attention, Léon XIII exprimait le vœu de voir réformer les lois hostiles à l'Eglise, et condamnait les erreurs courantes sur le mariage civil, sur les mariages mixtes, sur les écoles neutres, sur l'organisation des séminaires et sur la régularité dans le clergé en général. Le pape terminait sa lettre en exposant, une fois de plus, les avantages que la société civile pouvait attendre de l'Eglise catholique, libre et respectée.

En 1888, le pape donna une nouvelle preuve de sa sollicitude envers l'Autriche, en convoquant en chapitre général les abbés et prieurs de l'ordre bénédictin, si puissant dans l'empire. Au début de l'année suivante, à l'occasion du terrible drame où périt l'infortuné prince Rodolphe, il donna à l'empereur François-Joseph des témoignages de sympathie, qui furent, dit-on, la plus grande consolation du malheureux souverain. Le 3 mars 1891, c'est au clergé séculier en la personne de ses évêques, que s'adressa le souverain pontife. Sa Lettre apostolique publiée à cette date recommandait aux évêques d'Autriche : les réunions épiscopales périodiques, propres à donner à l'Eglise autrichienne la cohésion et l'unité, les synodes épiscopaux, les œuvres de presse et les œuvres sociales. Mais, entre temps, le cardinal-secrétaire d'Etat, consulté par l'archevêque d'Erlau, Mgr Samassa, sur la question, toujours brûlante, de la loi sur les mariages mixtes, rappelait énergiquement les principes catholiques, et n'hésitait pas à condamner la disposition législative, suivant laquelle les enfants issus de mariages mixtes devaient être élevés, suivant leur sexe, masculin ou féminin, dans la religion du père ou de la mère ; il ne permettait de tels mariages qu'à l'expresse condition que les enfants seraient tous élevés dans le catholicisme.

Léon XIII ne se faisait pas d'illusion sur l'influence directe que pouvaient avoir dans les sphères gouvernementales ses avertissements et ses conseils. Il avait surtout en vue d'éclairer l'opinion, de stimuler le zèle des catholiques, et de créer ainsi un mouvement contre lequel l'Etat craindrait de se heurter. Effectivement, le 27 octobre 1892, le comte Kalnoky, chancelier de l'empire, répondant à une interpellation de M. Zollinger sur la politique religieuse du gouvernement, fut obligé de reconnaître l'existence de ce mouvement d'opinion. Le gouvernement, dit-il, sait parfaitement que, dans notre patrie, la grande majorité de la population est catholique, et il ne lui échappe pas que les sentiments les plus intimes et les justes désirs de cette population doivent être satisfaits dans la mesure du possible. L'orateur gouvernemental allait jusqu'à dire : Le gouvernement lui-même désire que la situation du Saint-Père soit telle, qu'elle comporte la pleine indépendance nécessaire à la dignité du Chef suprême de l'Eglise catholique. Mais le chancelier ajoutait aussitôt que le problème restait encore à résoudre d'une façon pratique et que nul n'en avait trouvé jusqu'à présent ni le moyen ni la voie, enfin qu'on ne pourrait toucher à ce problème d'une main hardie sans offenser les sentiments de la nation italienne.

Toute la politique de la cour de Vienne était dans ces déclarations ambiguës : d'une part, se proclamer bien haut Etat catholique, pour en réclamer les privilèges, principalement celui de s'ingérer dans les affaires ecclésiastiques, y compris l'élection des papes ; d'autre part, alléguer toutes sortes de raisons de politique intérieure ou extérieure, pour se soustraire à tout devoir de protection de l'Eglise et des institutions de l'Eglise, bien plus, pour les entraver et les combattre de toutes façons, C'est cette politique que Léon XIII, puissamment aidé par le cardinal Rampolla, ne cessera de démasquer et de poursuivre dans ses derniers retranchements, pour en faire ressortir l'illogisme et la fausseté.

Au fond, la cour de Vienne était dominée par une triple influence celle du joséphisme, celle de la franc-maçonnerie, celle du germanisme. On pourrait peut-être y ajouter l'influence juive, qui se faisait puissamment sentir par la presse, presque toute aux mains des Israélites. Dans de pareilles conditions, le clergé régulier et séculier, malgré ses grandes richesses, était souvent condamné à l'impuissance, et les traditions catholiques des populations, profondément ancrées dans les mœurs, mais mal soutenues par le zèle des pasteurs, tendaient à se réduire à des pratiques extérieures, à des rites sans âme.

Pour remédier à cet état de choses, le pape Léon XIII et le cardinal Rampolla firent parvenir à l'épiscopat autrichien une série d'instructions ayant pour but : 1° de renouveler, au sein de l'empire austro-hongrois, la vie et les mœurs chrétiennes, si malheureusement altérées ; 2° de lutter ensuite avec avantage contre une législation destructive de cette vie et de ces mœurs.

Les principales de ces instructions se trouvent résumées dans une grande Lettre, datée du 2 septembre 1893, et adressée aux évêques hongrois. Le pape, rappelant le rôle glorieux rempli jadis par la Hongrie, lorsqu'elle était le boulevard de la chrétienté contre les invasions des Tartares et des Turcs, souhaitait de lui voir reprendre un rôle semblable dans la lutte de l'Europe chrétienne contre l'impiété. Mais un tel honneur ne pouvait échoir à la Hongrie actuelle qu'à certaines conditions, que Léon XIII prenait soin de préciser : 1° les catholiques de Hongrie devaient mettre fin à cette indolence, qui laissait le champ libre aux entreprises des méchants, et à ces divisions intestines qui les paralysaient ; 2° ils devaient unir toujours au zèle, ces vertus de modération, de prudence et de sagesse, sans lesquelles le zèle s'égare ou se corrompt ; 3° les évêques devaient bien prendre garde de ne pas laisser leur clergé se livrer plus qu'il n'est juste aux affaires civiles et politiques ; 4° ils devaient rendre aux congrégations et aux confréries laïques, si propices à entretenir dans le peuple la vie chrétienne, leur éclat primitif.

A la voix du pontife, un réveil de vie chrétienne se manifesta en Hongrie. Des milliers de catholiques, appartenant à toutes les classes de la société, se réunirent en des congrès, qui, par leur spectacle grandiose, étonnèrent le monde chrétien. Les évêques prirent la tête du mouvement, et les Magnats, se souvenant du rôle glorieux qu'ils avaient rempli autrefois dans l'histoire de leur pays, tinrent à honneur de figurer dans ces grandes manifestations.

Mais, tandis que la nation hongroise offrait ce spectacle au monde, les sectes antichrétiennes arrachaient à la faiblesse de l'empereur François-Joseph l'approbation d'un projet de loi qui, rompant avec les traditions catholiques du royaume apostolique, appelait une protestation énergique du Saint-Père. Un article de ce projet condamnait à une amende maxima de mille couronnes, et, en cas de récidive, à la peine de l'emprisonnement, l'ecclésiastique reconnu coupable d'avoir béni une union religieuse avant que les parties eussent justifié de leur mariage civil ; un autre article déclarait qu'en cas de mariage mixte, la confession des enfants dépendrait des arrangements pris, avant le mariage, par les futurs époux. Sans doute, des dispositions analogues, moins sévères pourtant, 'existaient dans les codes des nations qui s'étaient constituées sous le régime de la liberté des cultes. Mais de la part d'un souverain qui affectait de mettre en avant, pour en réclamer les honneurs et les bénéfices, son titre de roi catholique, une pareille législation était une félonie.

La loi, votée le 21 juin 1894 par la Table des Magnats, à quatre voix de majorité, grâce à l'absence de quatre-vingt-dix membres de la Chambre Haute, parmi lesquels vingt archiducs d'Autriche, fut signée le 20 décembre suivant par l'empereur. Il était désormais officiellement décrété, dans le royaume apostolique, que le mariage religieux était un pur concubinage, et que l'union devant un magistrat civil devait être considérée comme le seul mariage authentique. Les lois de l'Eglise n'étaient pas mieux défendues dans la plus catholique des monarchies que dans la moins cléricale des républiques ?[7]

Dans un congrès catholique réunissant à Presbourg 10.000 adhérents, le cardinal Vaszary donna lecture d'une lettre pontificale, datée du 21 juin, exhortant les catholiques à lutter sans merci contre les lois antichrétiennes.

Il était avéré, par ailleurs, que les principaux meneurs de la campagne anticatholique étaient des Juifs, très puissants dans la presse, très influents dans la haute finance, très cotés à la cour. Un parti s'était formé pour les combattre, le parti des chrétiens-sociaux, qui, sans se confondre avec le parti antisémite proprement dit, gagnait les sympathies de la masse des artisans et des petits bourgeois lésés par le capitalisme juif, Les chefs de ce parti social-chrétien le prince Aloïs de Lichtenstein et le Dr Lueger, se plaçaient résolument sur le terrain catholique, et se réclamaient des doctrines sociales et démocratiques élaborées par l'illustre baron de Vogelsang ; mais les paroles des orateurs et des écrivains de cette école n'étaient pas toujours assez pondérées, leurs projets de réforme paraissaient parfois bien hardis, et des polémiques personnelles, dirigées contre des ecclésiastiques, voire contre des membres de l'épiscopat, accusés de tiédeur, compromettaient la légitimité fondamentale de leur cause. Un groupe de membres de la haute aristocratie, appuyé par quelques évêques, secrètement encouragé par la cour, sollicita l'entremise du nonce à Vienne, Mgr Agliardi, afin que Rome se prononçât contre le mouvement des chrétiens-sociaux. La position faite au Saint-Siège était délicate. Mais les difficultés de la situation n'étaient pas au-dessus de la sagesse et de l'habileté de Léon XIII et du cardinal Rampolla.

La curie romaine fit répondre aux protestataires qu'il appartenait aux hautes classes de tempérer elles-mêmes le mouvement dénoncé, en prenant en main la tutelle des intérêts populaires. Sur de nouvelles instances, le Saint-Père et le cardinal secrétaire d'Etat invoquèrent la nécessité d'étudier mûrement la question, et demandèrent à l'épiscopat autrichien de s'abstenir, en attendant, de toute immixtion dans les débats politiques suscités par l'antisémitisme, de traiter avec douceur les chrétiens-sociaux. Cette attitude du Saint-Siège obtint finalement des résultats heureux. Le Dr Lueger, élu bourgmestre de Vienne, se montra, dans cette importante magistrature, administrateur éclairé, et contribua beaucoup à apaiser, au moins momentanément, les animosités surexcitées de part et d'autre.

Au cours des dernières années de Léon XIII, les querelles s'envenimèrent de nouveau. Dans les sphères officielles, on reprochait à Léon XIII, bien injustement, de n'avoir pas la même mesure dans ses rapports avec la France républicaine et avec la catholique monarchie d'Autriche. Nous avons vu plus haut ce qu'il faut penser d'une pareille accusation. Avec plus de violence, les fanatiques du parti allemand, prenant prétexte des incidents que nous venons de rapporter, essayèrent de soulever l'Autriche contre le Saint-Siège au cri de Los von Rom (Séparons-nous de Rome). Les catholiques se divisèrent, échangeant entre eux les reproches de violence et de tiédeur, d'intransigeance et de libéralisme. Une instruction venue de Rome, prescrivant d'enseigner aux enfants la doctrine chrétienne suivant leur langue propre, fut représentée comme favorisant l'antagonisme des races et menaçant l'unité de l'empire austro-hongrois. L'avenir devait montrer que la menace la plus grave contre l'autonomie de l'empire venait d'un autre côté ; les esprits perspicaces, comme l'évêque Strossmayer, la voyaient plus justement du côté de l'Allemagne, dans le despotisme absorbant et oppresseur de la race des Hohenzollern.

 

II

L'action des sectes antichrétiennes dans les conseils de l'Etat et les divisions des catholiques, étaient aussi les maux qui désolaient la catholique Espagne. Mais, à la différence de l'Autriche, l'Espagne souffrait plus de la seconde calamité que de la première, laquelle ne se manifesta d'une manière grave que vers la fin du pontificat de Léon XIII. En Espagne, d'ailleurs, comme en Italie et en France, comme en Allemagne et en Autriche, les conseils donnés par le Saint-Père, attentivement adaptés aux circonstances, furent identiques dans le fond : union dans l'obéissance à la hiérarchie, action réglée par la prudence sur le terrain constitutionnel, propagande religieuse dans les classes populaires par le développement des œuvres sociales.

Ainsi que les catholiques français, les catholiques espagnols se divisaient, du point de vue religieux, en intransigeants et libéraux ; du point de vue politique, en partisans de la monarchie traditionnelle, ou carlistes, et en ralliés à la nouvelle monarchie, ou alphonsistes. Quant au gouvernement, il professait officiellement, comme celui d'Autriche, le catholicisme ; la Constitution de 1876 proclamait la religion catholique religion d'Etat et interdisait la célébration de tout autre culte ; mais la politique du roi flottait entre les divers partis. Alphonse XII investissait tour à tour de sa confiance le parti conservateur, recruté parmi les anciens groupes de droite, les chefs de l'armée et un certain nombre de carlistes ralliés, et le parti libéral-dynastique, qui comptait parmi ses membres des républicains ralliés, comme Serrano et Castelar, et travaillait souvent d'accord avec la franc-maçonnerie.

Le principal organe des catholiques intransigeants était le journal le Siglo fatum, lequel avait pour rédacteur en chef un catholique ardent, dévoué, enthousiaste, M. Ramon Nocédal. En 1882, M. Nocédal, voulant protester contre les scènes odieuses dont Rome avait été le théàtre à l'occasion de la translation des restes de Pie IX, organisa un grand pèlerinage espagnol à la Ville Eternelle. Le Saint-Père, consulté, donna son approbation au projet, mais en faisant observer que la manifestation devait être purement et exclusivement catholique, ayant pour seul but de réveiller la piété des pèlerins. Mais bientôt des difficultés surgirent. On remarqua le ton belliqueux de l'appel adressé aux Espagnols. Il y était question de répondre aux rugissements de l'impiété, en envahissant l'église Saint-Pierre et en faisant retentir ses protestations de foi enthousiastes sous l'immense coupole de Michel-Ange. On y consolerait ainsi le pape emprisonné par les sectes libérales. On fit observer que le pèlerinage était organisé par des carlistes notoires. Beaucoup de catholiques, et même quelques évêques exprimèrent des réserves sur le caractère de la manifestation projetée. Bref, le cardinal Jacobini, secrétaire d'Etat, écrivit, le 13 février 1882 au cardinal Moreno, archevêque de Tolède, que, vu les difficultés que pourrait présenter la présence à Rame d'un nombre extraordinaire de pèlerins, et les dissensions qui avaient surgi, d'autre part, dans quelques diocèses, au sujet de la formation des comités organisateurs, le Saint-Père pensait que toutes les difficultés pourraient être écartées en substituant au pèlerinage national des pèlerinages régionaux, organisés sous la direction des évêques. Les comités d'organisation se soumirent aussitôt ; mais leur lettre même de soumission vibrait encore d'une ardeur militante, qui ne devait pas se calmer : A la voix du pape, disaient-ils, et à sa voix seulement, ces comités se dissolvent aujourd'hui ; mais l'ardeur et l'enthousiasma de l'Espagne catholique et traditionnelle ne s'éteignent ni ne s'apaisent pour cela.

Au fond, sous la question du pèlerinage, s'en agitait une autre, à laquelle la lettre du cardinal secrétaire d'Etat n'avait pas apporté de solution : celle d'une double tendance parmi les catholiques espagnols, les uns repoussant avec indignation tout ce qui leur paraissait une faiblesse, une compromission avec les idées du siècle ou les principes du gouvernement actuel, les autres pensant que la prudence, la modération devaient régler leur conduite extérieure, même dans l'expression des sentiments les plus légitimes. Des polémiques entre divers journaux catholiques, le Siglo futuro, la , l'Union, éclatèrent, plus violentes que jamais[8]. Des tentatives faites par l'évêque de Téruel et par l'évêque de Daulia, pour les apaiser, n'eurent d'autre résultat que de les aviver, de les pousser à un tel point, que le souverain pontife jugea son intervention nécessaire. Une lettre pontificale du 8 décembre 1882, connue sous le nom d'encyclique Cum multa, conjura les catholiques espagnols de mettre fin à ces discussions qui partageaient les esprits comme en divers camps et troublaient même les associations instituées en vue de la religion, leur demanda de s'unir comme par un pacte en vue de la défense des intérêts religieux, de faire taire leurs opinions politiques, bien qu'il restât très permis de défendre ces opinions en leur lieu, honnêtement et légitimement, et surtout d'obéir aux évêques et au souverain pontife, car c'est l'obéissance aux pouvoirs légitimes qui forme la concorde et l'harmonie dans la variété des esprits. En terminant, le pape s'adressait d'une manière plus spéciale aux journalistes catholiques, les suppliant d'éviter la violence du langage, les jugements téméraires, les débats acrimonieux, l'âpreté de style.

Le rédacteur en chef du Siglo futuro se sentit touché par ces derniers mots. Il rendit responsable des avertissements sévères qui le visaient, le nonce apostolique à Madrid, Mgr Rampolla.

Dans un article très étudié dans la forme, et qu'il s'efforça de rendre respectueux pour les évêques et pour le souverain pontife, il déclara qu'il se croyait en droit de faire abstraction du représentant du Saint-Siège dans les choses concernant les intérêts religieux, que celui-ci n'avait, à ses yeux, qu'une fonction purement diplomatique. Conformément à ces principes, il proclamait que les relations entre le gouvernement espagnol et l'Eglise étaient détestables, bien que le nonce les eût diplomatiquement déclarées bienveillantes et cordiales. Le Saint-Père jugea que de pareils propos ne pouvaient être tenus impunément par un journaliste catholique ; et, par une lettre de son secrétaire d'Etat, le cardinal Jacobini, fit dire au farouche défenseur de l'orthodoxie intégrale que ses doctrines n'étaient qu'un essai de reviviscence des antiques théories gallicanes et fébroniennes, déjà réprouvées et condamnées par le Saint-Siège, et en particulier par Pie VI, de sainte mémoire, dans son œuvre célèbre Responsio super nunciaturis. La lettre du cardinal Jacobini contenait, du reste, une réfutation directe de l'opinion exprimée par M. Ramon Nocédal et un exposé doctrinal sur la vraie nature des nonciatures apostoliques[9]. Le rédacteur du Siglo futuro se soumit entièrement et humblement à la condamnation qui l'atteignait, et mérita de recevoir, quand, trois mois plus tard, un mal inexorable le frappa à mort, la bénédiction apostolique que lui envoya paternellement le pape Léon XIII.

La médiation du Saint-Père dans l'affaire des Carolines, qui, en 1885, affirma la souveraineté de l'Espagne sur ces îles, confirma le caractère bienveillant et cordial des relations existant entre le Saint-Siège et le gouvernement de Marie-Christine. Le grand pèlerinage espagnol qui, en 1894, amena à Rome, à l'occasion de la béatification du Vénérable Jean d'Avila et du Vénérable Diégo de Cadix, 12.000 ouvriers, resserra les liens qui unissaient le peuple de la péninsule ibérique au Siège de Rome. Léon XIII, en renouvelant aux pèlerins ses conseils d'union et de concorde sur le terrain constitutionnel, leur recommanda avec instances la fondation d'œuvres sociales : Je voudrais, leur dit-il[10], que non seulement dans chaque ville et dans chaque village, mais dans chaque paroisse, il y eût un cercle d'ouvriers catholiques, dont les membres s'efforceraient d'acquérir, outre d'autres connaissances utiles, une intelligence plus complète de la religion, grâce aux explications de prêtres zélés.

Peu de temps après ce grand pèlerinage, un pèlerin espagnol isolé vint s'agenouiller aux pieds de Léon XIII. Il avait naguère tenu une grande place dans le parti républicain et anticlérical, et avait même, en 1873 et 1874, dirigé en ce sens, en qualité de premier ministre, la politique de son pays. Il s'appelait Emilio Castelar. Gambetta s'était flatté d'être traité par lui en ami les francs-maçons avaient salué en lui un allié, un illustre représentant de l'Espagne ressuscitée des ruines de l'inquisition ; mais les événements l'avaient éclairé. La noble figure de Léon XIII l'avait séduit. Il était revenu à la foi de son enfance, et il venait dire au pontife que, pour lui, Rome était le seul centre de la catholicité et de la vraie civilisation. Il devait, plus tard, écrire qu' à ses yeux, les deux grandes figures du XIXe siècle étaient Napoléon Ier, qui en ouvrait l'histoire, et Léon XIII, qui la fermait.

Malheureusement, les anciens collègues du célèbre homme d'Etat ne suivaient pas son exemple. Tandis que les rédacteurs du Siglo futuro et de quelques feuilles intransigeantes de moindre importance, ressuscitaient les vieilles querelles, s'attiraient les réprimandes du cardinal Sancha y Hervas, archevêque de Tolède, et se voyaient reprocher par le Saint-Père lui-même d'oser décider par eux-mêmes, simples laïcs pour la plupart, qui pense catholiquement ou non, quelle conduite les catholiques doivent adopter ou rejeter, et même de juger inconsidérément les évêques, d'imaginer des limites arbitraires à l'autorité du Saint-Siège, le ministère présidé par M. Sagasta préparait sans bruit toute une série de lois ayant pour but de paralyser l'action des congrégations religieuses, de réduire le budget des cultes, de réviser dans des conditions inadmissibles le concordat. Le 15 novembre 1901, un décret, arraché, dit-on, à la reine par surprise, réglait le statut des associations en général, de manière à rendre presque impossible la vie des congrégations religieuses.

Léon XIII, confiant dans les bons éléments qui subsistaient à la cour de Madrid, dans le Parlement et même dans le ministère, ne désespéra pas d'obtenir un arrangement acceptable, et entra en négociations avec le cabinet espagnol. Mais son intervention avait besoin, pour aboutir, d'être secondée par l'action unanime et persévérante des catholiques, sous la direction de l'épiscopat. Sa Lettre du 5 mai 1902, recommandant aux évêques d'échanger leurs avis et d'étudier ensemble les questions pendantes dans des réunions fréquentes, et sa Lettre du 22 avril 1903, recommandant une fois de plus l'union et l'organisation des forces catholiques, furent les derniers gages donnés par le pontife de la sollicitude qu'il portait à la noble nation dont l'héroïque dévouement avait jadis si bien servi la cause de la civilisation européenne et de la chrétienté.

 

III

Comme l'Autriche et l'Espagne, le Portugal professait officiellement, dans sa Constitution, le catholicisme. Mais la cour de Lisbonne, comme celles de Vienne et de Madrid, faisait passer parfois les intérêts dynastiques avant les intérêts religieux, se prévalait même de la protection officielle qu'elle donnait à l'Eglise pour l'entraver pratiquement dans son action. Nous avons vu dans quelles conditions s'était formé, dans les anciennes possessions portugaises des Indes, le schisme de Goa. En vertu d'un ancien privilège, les rois de Portugal s'arrogeaient un droit de patronat ou de nomination sur toutes les églises des Indes. De plus, l'archevêque de Goa prétendait exercer une autorité spirituelle sur ces mêmes églises. Or, cet état de choses ne correspondait plus à la situation réelle des Indes, soustraites en grande partie à la domination politique du Portugal, et évangélisées par des congrégations religieuses ou par des missionnaires qui ne relevaient pas de l'archevêque de Goa. Grâce aux habiles négociations de la diplomatie pontificale, grâce surtout à une lettre personnelle de Léon XIII au roi de Portugal, ce dernier consentit à voir son droit de patronat restreint aux seules possessions portugaises, et la juridiction épiscopale de l'archevêque de Goa limitée à ces mêmes possessions, tandis que le titre honorifique de patriarche des Indes et le droit de présider les conciles nationaux de ce vaste pays lui étaient conférés. Cet heureux accord permit à Léon XIII d'établir dans les Indes la hiérarchie catholique, en y créant des archevêchés et des évêchés, au lieu de vicariats apostoliques. Une lettre à l'épiscopat portugais, Pergrata nobis, du 14 septembre 1886, donna à la nation et au souverain du Portugal les louanges qu'ils méritaient, tant pour les bonnes dispositions montrées dans le règlement de cette affaire, que pour le zèle déployé de tout temps par le Portugal pour la propagation de l'Evangile. Le pape félicitait ce pays d'avoir su garder l'unité de foi, et d'en avoir fait le fondement de sa constitution politique. Il appelait l'attention de l'épiscopat sur les divers besoins religieux du pays, notamment sur la nécessité de séparer les intérêts de l'Eglise des intérêts des partis purement politiques, et de développer la bonne presse en l'opposition au journalisme antireligieux, non sans recommander de nouveau aux journalistes la modération, la prudence, la charité[11].

 

IV

A la différence des trois Etats dont nous venons de parler, la Belgique ne reconnaissait pas, dans sa Constitution, la religion catholique comme la religion officielle de l'Etat, mais Léon XIII, qui avait eu le loisir d'étudier à fond ce pays pendant les trois années de sa nonciature à Bruxelles, savait quel esprit profondément catholique animait, dans son ensemble, le peuple belge. Là, comme partout ailleurs, il rencontra deux périls, s'aggravant l'un l'autre : les divisions des catholiques, qui paralysaient leur zèle, et, à la faveur de ces malheureuses divisions, la persécution maçonnique, qui se déchaînait sur les institutions religieuses. Là, comme partout ailleurs, Léon XIII recommanda aux fidèles et au clergé l'abandon des querelles intestines, l'obéissance aux autorités hiérarchiques et la lutte sur le terrain constitutionnel, pour combattre plus efficacement les lois persécutrices.

Depuis 1842, le parti libéral, composé de rationalistes sectaires, et le parti catholique, alternaient au pouvoir. A l'avènement de Léon XIII, un ministère libéral, ayant à sa tête un haut dignitaire de la franc-maçonnerie, M. Frère-Orban, dirigeait les affaires de Belgique. Un de ses premiers soins fut de travailler à la sécularisation de l'enseignement. Le ministre y procéda d'une manière très habile. Une loi fut votée, le 1er juillet 1879, qui n'excluait pas théoriquement tout enseignement religieux : dans toute école communale, pourvue d'instituteurs brevetés par l'Etat et ouverte gratuitement aux enfants pauvres, l'enseignement de la morale serait seul conservé ; le clergé, qui n'exercerait plus aucun contrôle ni inspection, y donnerait l'enseignement religieux, soit avant soit après la 'classe, dans un local déterminé. Pratiquement, toutes les mesures étaient prises pour que l'instruction primaire fût neutralisée, pis encore, pour que l'enseignement religieux en fût éliminé ; car, d'une part, l'instruction religieuse permise au clergé fut rendue très difficile, et, d'autre part, l'enseignement de la morale, donné par des instituteurs incroyants, fut donné comme indépendant de toute croyance religieuse.

C'était préparer une génération d'athées. L'épiscopat belge protesta aussitôt d'une manière très vive. M. Frère-Orban, qui avait prévu ces protestations, essaya de les enrayer, en s'adressant directement au pape, de qui il espérait obtenir une réponse modérée, contrastant avec les ardentes réclamations des évêques, les blâmant d'une manière au moins implicite. Pour obtenir ce résultat, il eut recours à une manœuvre habilement ourdie. Sachant le prix que Léon XIII attachait aux relations diplomatiques avec les divers Etats, il lui fit entrevoir la nécessité où il se trouverait, si l'épiscopat prenait une attitude trop offensive, de supprimer la légation belge au Vatican. Le parti libéral, disait-il, exigerait cette mesure. Mais Léon XIII qui, durant son séjour à Bruxelles, avait pu se rendre compte de l'esprit des divers partis, savait au contraire que les réformes de M. Frère-Orban dépassaient les idées des membres les plus avisés du parti libéral. Il ne tomba point dans le piège. Pour ne pas donner un prétexte à la mesure dont on le menaçait, il recommanda à l'épiscopat belge le calme, la prudence et la modération ; mais peu après, quand, par son nonce à Bruxelles, Mgr Serafino Vannutelli, il fut à même de faire la preuve des provocations du gouvernement, il déclara approuver la résistance des évêques dans une lutte dont ils n'étaient pas les auteurs. Frère-Orban rappela alors son ministre à Rome, M. d'Anethan, remit son passeport au nonce, et, le 9 juin 1880, rompit avec le Saint-Siège. Mais la tactique de Léon XIII l'avait mis ouvertement dans son tort, en le forçant à se démasquer. Le nonce Vannutelli put écrire, le 29 juin : L'Europe rendra justice à la haute condescendance du Saint-Siège, aux preuves éclatantes qu'il a données de son désir inaltérable de conciliation et de paix. C'était son devoir, et ce sera son honneur devant l'histoire, de n'avoir pas abaissé sa mission divine à des transactions dont le prix eût été la foi des jeunes générations et peut-être d'un peuple entier.

Est-ce à dire que la manière d'agir de Léon XIII, en cette circonstance, lui eût valu l'adhésion unanime des catholiques belges ? En Belgique, comme presque partout à cette époque, deux tendances divisaient les catholiques, et ces 'deux tendances se manifestaient à la fois sur le terrain politique et sur le terrain social.

La Constitution belge, nous l'avons déjà vu, s'était fondée sur le double principe de l'indépendance nationale et de la liberté des citoyens. L'Assemblée constituante s'était donné la tâche de réaliser le programme contenu dans la devise adoptée par la Révolution de 1830 : Liberté en tout et pour tous. M. Guizot avait cru pouvoir donner à la Belgique cette gloire d'être la première nation catholique qui eût franchement accepté les institutions et les libertés politiques de la civilisation moderne, en conservant et en pratiquant avec ferveur son ancienne foi[12].

Mais une pareille Constitution était-elle orthodoxe ? Ne se trouvait-elle pas en contradiction avec les principes proclamés par l'encyclique Quanta cura et le Syllabus ? Au milieu de la polémique soulevée à propos de la loi scolaire, certains catholiques l'avaient prétendu. Vainement le Saint-Père, au cours de cette même polémique, avait-il publiquement déclaré qu'il désapprouvait qu'on attaquât la Constitution belge, ou même que, dans les circonstances actuelles, on en demandât une modification de quelque nature que ce fût ; les querelles survécurent à l'incident qui les avait provoquées. Léon XIII écrivit alors aux évêques belges, sous une forme plus solennelle et plus dogmatique, une Lettre, dans laquelle, se référant à la doctrine de ses précédentes encycliques, il leur rappelait que, si l'Eglise maintient et défend dans toute leur intégrité les doctrines sacrées et les principes du droit, dans les coutumes du droit public comme dans les actes de la vie privée, elle garde néanmoins en cela la juste mesure des temps et des lieux ; et, comme il arrive ordinairement dans les choses humaines, elle est contrainte de tolérer quelquefois des maux qu'il serait presque impossible d'empêcher sans s'exposer à des calamités et à des troubles plus funestes encore[13].

Les divergences des catholiques belges sur la question sociale, se manifestèrent à l'occasion de l'encyclique Rerum novarum, dont nous aurons à parler plus loin. Tandis que des esprits craintifs, étroitement conservateurs, s'effarouchaient de certaines formules, qui leur paraissaient de nature à trop favoriser les revendications ouvrières, des esprits aventureux en prenaient occasion pour parler de la condition imméritée des classes laborieuses avec une hardiesse de langage qui semblait indiquer de leur part une hostilité systématique à l'égard des propriétaires et des patrons. La Belgique, qu'on a appelée le champ d'expérience de l'Europe, et qui, placée au centre de la lutte, entre les influences du socialisme doctrinal des Allemands et celles de l'exubérant propagandisme des Français, occupait une position stratégique importante sur le champ de bataille[14], fut le théâtre de disputes d'une extrême violence. Démocrates chrétiens et conservateurs luttaient entre eux, non seulement sur le terrain doctrinal, mais sur le terrain pratique, opposant congrès à congrès, œuvres à œuvres. Léon XIII dut intervenir à plusieurs reprises par des actes sur lesquels nous aurons occasion de revenir. Qu'il nous suffise de citer ici, comme résumant le sens général de ses directions, ce passage d'une Instruction donnée par lui le 10 juillet 1895 : La pensée du Saint-Siège, telle qu'elle est exprimée dans l'encyclique Rerum novarum, doit être appliquée convenablement et prudemment, sans subir d'altération. Il s'y trouve des points définis, qu'il ne faut en aucune façon restreindre ou amplifier. D'autres points, non définis, demeurent ce qu'ils étaient auparavant, c'est-à-dire discutables entre les théologiens et les économistes. Si le Saint-Siège a parfois encouragé publiquement les études et le zèle des sociologues chrétiens dans ces matières encore controversées, il n'a pas entendu par là en autoriser toutes les déductions. L'intervention de l'éminent évêque de Liège, Mgr Doutreloux, et celle de son digne successeur, Mgr Rutten, contribuèrent beaucoup à l'apaisement des esprits en Belgique.

 

V

Quant à la Suisse, nous avons vu combien sa situation religieuse avait été troublée sous le pontificat de Pie IX. En 1878, quand Léon XIII prit possession du trône pontifical, ses églises offraient un spectacle lamentable. Mgr Lachat, évêque de Bâle, expulsé de son diocèse, et Mgr Mermillod, condamné à quitter le territoire de la république, vivaient dans l'exil. Le Conseil fédéral refusait obstinément de reconnaître au canton catholique du Tessin son autonomie religieuse. Le gouvernement, réservant à la secte des vieux-catholiques toutes ses faveurs, leur livrait les églises qu'il enlevait aux catholiques. En 1882, les idées centralisatrices et radicales ayant prévalu dans le Conseil fédéral, une disposition législative fut votée, introduisant le régime de l'école neutre dans toute la Suisse. Nous avons déjà vu que partout, pratiquement, cette étiquette d'école neutre, avait caché une œuvre de déchristianisation et d'athéisme. Heureusement, en Suisse, une pareille loi ne pouvait avoir force exécutoire qu'après avoir été soumise à un Referendum populaire. Le 26 novembre 1882, une majorité de 142.482 voix se prononça contre la loi de la neutralité scolaire.

Léon XIII profita de ce brillant succès, non pour faire valoir de nouvelles prétentions, mais, suivant son habitude, pour faire de généreuses avances aux vaincus du Referendum, en manifestant ouvertement, devant l'opinion publique, la sincérité de son esprit pacificateur.

Le gouvernement helvétique avait vu de très mauvais œil l'érection d'un vicariat apostolique à Genève. Le Saint-Père le supprima, et confia à Mgr Mermillod, titulaire de cette dignité, l'évêché de Lausanne et Genève. Peu après, à la suite de négociations habilement menées par un jeune prélat diplomate, Mgr Ferrata, Mgr Lachat, sollicité par Léon XIII, consentit, pour le bien de la paix, à renoncer à son évêché de Bâle, où il fut remplacé par Mgr Fiala ; et le Conseil fédéral accepta que le même prélat fût en même temps agréé comme administrateur apostolique du Tessin, rendu enfin religieusement autonome. Les bienfaits de cette œuvre pacificatrice ne tardèrent pas à se faire sentir ; et il est juste d'en faire hommage à l'esprit d'abnégation des deux évêques autant qu'à la politique ferme et souple du souverain pontife. Dans son oraison funèbre de Mgr Lachat, Mgr Mermillod semble avoir exprimé ses sentiments autant que ceux de son vénéré collègue, en s'écriant : Un sacrifice suprême lui fut réservé. Ce serait voiler la vérité que de taire les déchirements intimes de son âme. Le sol natal, la gloire de cette Eglise de Bâle, près d'un quart de siècle de joies et de souffrances communes, avaient fait, entre son clergé, son peuple et lui, une alliance qui semblait à la vie et à la mort. Mais quand Pierre eut parlé par la bouche de Léon, l'évêque n'hésita pas. L'obéissance lui montra les victoires de son sacrifice : l'aurore de la liberté de l'Eglise, un guide donné à un généreux peuple orphelin, la paix religieuse se levant sur notre patrie !

 

VI

Huit ans plus tard, l'Eglise de Norvège, pareillement persécutée, retrouvait à son tour, par l'effet d'une politique semblable, la liberté et la paix.

Le luthéranisme du gouvernement de Christiania ne s'était guère montré moins intolérant que le calvinisme du gouvernement de Berne. La religion évangélique luthérienne était la religion d'Etat, et tout autre culte était à peine toléré. Nul ne pouvait, au surplus, occuper une fonction gouvernementale quelconque s'il n'appartenait à l'Eglise d'Etat. Mais, depuis le milieu du XIXe siècle, une agitation s'était produite parmi les sectes protestantes dissidentes, en vue de faire effacer du code norvégien toutes les mesures restrictives à leur égard. Hardiment, Mgr Fallize, nommé préfet apostolique de Norvège en 1887 par Léon XIII, se prononça pour la réforme projetée. Comprenant bien que la tyrannie luthérienne était un mal beaucoup plus redoutable qu'un régime de liberté des cultes, où le catholicisme aurait sa large place, il mena en ce sens, dans son journal le Saint-Olaf, une campagne très adroite, que Léon XIII approuva. Le 27 juin 1891, une législation nouvelle fut votée par le Parlement et promulguée. En vertu de cette législation, la nomination à tous les postes ecclésiastiques était entièrement abandonnée à l'Eglise elle-même. Le prêtre catholique fut, pour les catholiques de son district, officier de l'état civil. Les mariages conclus devant lui furent reconnus par l'Etat. De plus, chacune des stations catholiques et le vicariat apostolique lui-même jouirent de tous les droits d'une personne juridique. L'évêque de la mission put acquérir, aliéner sans aucune intervention de l'Etat. Enfin, les catholiques, comme d'ailleurs les membres des sectes dissidentes, furent dispensés de payer les frais d'entretien des écoles publiques là où ils entretenaient leurs propres écoles.

Un prêtre catholique, analysant, quelques années plus tard, cette législation, écrivait : Voilà une législation singulièrement suggestive, qui fait honneur au gouvernement et au parlement de la Norvège, et efface les souvenirs pénibles de l'oppression danoise. En étudiant ces lois, on s'explique l'enthousiasme avec lequel Mgr Fallize parle de sa patrie d'adoption[15], et la juste fierté qu'il ressent lorsqu'il compare la situation légale du catholicisme norvégien au régime tracassier qui pèse sur les catholiques de tant d'autres pays[16].

 

 

 



[1] T'SERCLAES, III, p. 714.

[2] T'SERCLAES, III, p. 716.

[3] Dom CHAMARD, Annales ecclésiastiques, années 1878-1879, p. 603.

[4] Dom CHAMARD, Annales ecclésiastiques, p. 221-224.

[5] Lettre de Mgr Strossmayer au R. P. Pierling, S. J., en date du 23 janvier 1887, publiée pour la première fois par le R. P. d'HERBIGNY dans son livre : Un Newman russe, Vladimir Soloviev, un vol. in-8°, Paris, 1911, p. 221-222.

[6] Bude ou Ofen, par sa réunion à Pest, en 1873, a formé la ville de Budapest.

[7] T'SERCLAES, III, p. 500.

[8] Sur les divers partis catholiques en Espagne sous le pontificat de Léon XIII, voir le Correspondant du 25 décembre 1919, p. 677 et s.

[9] Voir le texte complet de la Lettre dans Dom CHAMARD, Annales ecclésiastiques, 1879-1889, p. 506-508.

[10] Lettre de Léon XIII, du 22 août 1899.

[11] T'SERCLAES, t. I, p. 440-441.

[12] GUIZOT, la Belgique et le roi Léopold, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1857.

[13] Dom CHAMARD, Annales ecclésiastiques, 1879-1889, p. 236-237.

[14] T'SERCLAES, II, p. 94.

[15] Mgr FALLIZE, Une tournée pastorale en Norvège.

[16] A. KANNENGIESER, dans le Correspondant du 25 juin 1898, p. 1185.