HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE V. — L'ÉGLISE EN PORTUGAL, EN ESPAGNE, EN RUSSIE, EN SUISSE ET EN ITALIE.

 

 

Si délicates que fussent les questions de politique intérieures soulevées par le gouvernement de l'Etat pontifical, les relations avec les divers Etats de l'Europe offraient à Grégoire XVI des difficultés plus ardues. L'Autriche et les puissances catholiques qui gravitaient dans son orbite, telles que l'Espagne et le Portugal, représentaient la tradition, l'ordre, l'autorité, la protection officielle du Saint-Siège ; mais leurs intentions étaient parfois gênantes, et leurs services indiscrets. La Belgique, l'Irlande, la Pologne avaient fièrement combattu pour leur foi catholique, niais en s'attaquant à des autorités réputées légitimes, en invoquant des formules qui semblaient équivoques, en acceptant des alliances qui paraissaient compromettantes. De pareilles causes d'anxiété se présentaient, d'autre part, quand on prêtait l'oreille aux ardentes polémiques qui passionnaient la jeunesse d'alors. Nul ne défendait avec plus d'intrépidité les droits de la papauté que La Mennais en France, que Guerres en Allemagne ; mais nul ne se montrait plus complaisant pour les libertés modernes, pour les formules sonores qui séduisent les masses, pour les réclamations des peuples contre les entreprises des rois. Que, dans des questions si complexes et dans des conflits si passionnés, Grégoire XVI, obéissant à la tendance profondément conservatrice qui était dans sa nature et qu'il croyait être dans son devoir, n'ait pas su discerner toujours toutes les nuances d'un problème, que tel aspect d'une situation politique lui ait parfois échappé, et qu'il n'ait l as toujours su se garder, dans les formules de ses décisions, d'une vivacité qui fut douloureuse à ceux qu'il eut à frapper : qui oserait, eu égard aux circonstances que nous venons de rappeler, lui en faire un crime Mais que sa conduite générale ait été, comme l'ont trop souvent répété des hommes encore trop émus de retentissantes disputes, inspirée par une passion mal contenue, par une farouche intransigeance ou par une excessive étroitesse d'esprit, c'est une calomnie que l'impartiale étude des événements suffira, nous l'espérons, à dissiper.

 

I

Deux questions, en somme, préoccupaient l'opinion. La première, relative à l'attitude que le Saint-Siège prendrait à l'égard des gouvernements issus des révolutions récentes, agitait surtout les chancelleries. La seconde, relative aux conflits qui s'élevaient dans l'intérieur des nations entre la liberté et l'autorité, était surtout débattue dans la presse. La première était celle qui réclamait le plus instamment une solution.

Etablir des relations diplomatiques officielles avec les gouvernements de la France et de la Belgique, nés de l'émeute, ne serait-ce pas encourager la rébellion, paraître sanctionner ce mouvement révolutionnaire dont le but était de saper les trônes et de bouleverser la société ? Mais, d'autre part, refuser de traiter avec les pouvoirs nouveaux, c'était laisser sans défense et sans protection les intérêts de l'Eglise dans des nations de qui la religion pouvait beaucoup attendre. Quelques années auparavant, le pape Léon XII, se trouvant en présence du fait de la déclaration d'indépendance des colonies espagnoles de l'Amérique, avait tranché pratiquement une question semblable, en nouant, malgré l'Espagne, des relations officielles avec les jeunes républiques américaines. Mais l'heure semblait venue de proclamer un principe général, destiné à servir de règle dans tous les cas' analogues. L'Irlande et la Pologne étaient toujours debout, prêtes à tout, pour défendre leurs droits contre l'Angleterre et la Russie. Dom Pedro et dom Miguel se disputaient le trône de Portugal ; don Carlos et Marie-Christine, celui d'Espagne. De pareilles contestations pouvaient surgir chez d'autres nations encore.

Dans une Constitution dont les termes furent mûrement étudiés, et qui parut le 7 août 1831, débutant par ces mots : Sollicitudo Ecclesiarum, Grégoire XVI décida que, dans les cas de changements de gouvernements et de vicissitudes des Etats, les pontifes romains entreraient en rapports d'affaires, pour les Eglises de ces contrées, spécialement pour la nomination des évêques, avec ceux qui seraient, de fait, en possession du pouvoir ; mais il serait bien entendu qu'en agissant ainsi le Saint-Siège n'entendrait ni confirmer en ces derniers leurs dignités ni leur conférer aucune sorte de droits nouveaux[1].

A une époque, dit le cardinal Wiseman[2], où de brusques changements se faisaient dans les gouvernements et les dynasties, et où les sceptres passaient d'une main dans une autre avec la rapidité d'une représentation magique ou idéale, c'était pour le Saint-Siège un acte à la fois hardi et prudent que d'exposer de simples principes, et de se tenir en même temps à l'écart de toute querelle intestine et de recours embarrassant pendant la durée de la lutte.

Les affaires du Portugal fournirent au pape la première occasion d'appliquer son principe.

A l'avènement de Grégoire XVI, deux partis étaient en lutte au Portugal. Au premier aspect, le conflit était d'ordre purement dynastique. Le roi Jean VI était mort en 1826, laissant deux fils. L'aîné, dom Pedro, qui résidait au Brésil, et venait de s'y faire proclamer empereur, se considéra comme le successeur légitime de son père ; mais, refusant de régner en Portugal, il céda ses droits à sa fille clona Maria da Gloria, âgée de sept ans, et confia la régence à son frère cadet dom Miguel, à qui il promit la main de la jeune reine. Cette combinaison parut d'abord acceptée par dom Miguel ; mais un parti, dont la reine mère, dam Joachine, était l'âme, déclara formellement la repousser. Dom Miguel, disait-on, a droit à la couronne comme successeur légitime et direct de son père, en vertu des antiques lois du royaume, lesquelles ont établi qu'aucun étranger ne pourra régner en Portugal[3]. Etranger, Pedro l'est devenu en acceptant la couronne du Brésil, qui s'est séparé du Portugal. Perdant ses droits, il ne peut les transmettre à personne. Au fond, ce qui rendait l'opposition des deux partis irréductible, c'est que dom Pedro, avant d'abdiquer la couronne, avait promulgué pour le Portugal une charte, établissant une monarchie constitutionnelle analogue à celle de la Restauration française. La reine mère n'avait jamais accepté un pareil amoindrissement du pouvoir souverain. L'opposition ouverte, connue de tous, qu'elle avait faite au roi Jean, son mari, pendant tout le temps de son règne, avait eu pour cause l'acceptation par celui-ci d'une constitution, et dom Miguel s'était constamment montré favorable aux idées de sa mère. Le conflit des miguelistes et des pédristes, comme on les appela, était donc un conflit entre absolutistes et constitutionnels. A ce titre dom Miguel eut bientôt partie liée avec les carlistes espagnols et les légitimistes français, tandis que dom Pedro gagnait les sympathies des libéraux de France et d'Angleterre. Le maréchal de Bourmont et le marquis de La Rochejaquelein mirent leur épée au service de dom Miguel, et les cours absolutistes du nord-lui furent favorables ; mais les cours de Paris et de Londres lui firent une opposition déclarée. Il y eut plus. Les sociétés secrètes, toujours empressées à s'emparer du mouvement libéral, et de faire résonner aux oreilles du peuple, suivant les prescriptions de Mazzini, les mots de liberté, de réforme et de progrès, se prononcèrent pour dom Pedro ; tandis que doña Joachine et dom Miguel promettaient de rendre au Portugal les jésuites.et d'y faire régner la religion catholique dans toute la splendeur de ses cérémonies, dans toute la vigueur de sa hiérarchie soumise au pontife romain. Les membres du clergé, dans leur ensemble, acclamaient dom Miguel et le faisaient acclamer par les fidèles, aux cris de Vive le roi catholique ! Vive le roi absolu ! Plusieurs d'entre eux cependant, tels que le patriarche de Lisbonne, tels que l'évêque d'Elvas, qui avait présidé la Chambre des députés sous le roi Jean VI, ne cachaient pas leurs sympathies pour le régime constitutionnel.

Conformément à la règle de conduite qu'il s'était tracée, et malgré les réclamations des pédristes, Grégoire XVI accepta d'entrer en relations diplomatiques avec dom Miguel et poursuivit des négociations avec son gouvernement tant que le fils cadet de Jean VI occupa effectivement le trône de Portugal. Mais dom Pedro, appuyé par l'Angleterre et par la France, réussit à chasser son frère du royaume et à transmettre la couronne à sa fille doña Maria. Le 26 mai 1834, dont Miguel, vaincu et découragé, s'engagea, moyennant une pension de 375.000 francs, à ne jamais rentrer en Portugal, et se retira à Rome, où le pape l'accueillit avec tous les égards dus à son ancienne dignité, à son infortune et à la bonne volonté qu'il avait témoignée envers l'Eglise.

Mais, maître du Portugal, dom Pedro, irrité de l'appui que son rival avait rencontré parmi le clergé portugais et des relations cordiales qu'il avait entretenues avec le pape ; poussé, d'autre part, par les sectes, qui s'étaient faites ses puissantes auxiliaires dans sa campagne, résolut de faire expier chèrement à l'Église ce qu'il appelait sa trahison. Les jésuites, que son frère avait rappelés et à qui il avait rendu tous les biens dont la grande persécution du avine siècle les avait dépouillés, furent chassés, après avoir été traînés de prison en prison et accablés d'outrages. Dom Miguel, obéissant aux inspirations de sa mère et à ses propres instincts, autoritaires et violents, s'était montré souvent impitoyable envers ses ennemis. On évalue à 40.000 le nombre de ceux qu'il exil, et l'on sait par quels traitements cruels envers, nos nationaux il s'attira la répression sévère que lui infligea le gouvernement français[4]. Sous prétexte de représailles, dom Pedro ferma un grand nombre de couvents, hospices et collèges ecclésiastiques, et en attribua les biens au fisc. Pour montrer son hostilité envers le Saint-Siège et envers le clergé portugais, il chassa le nonce, supprima la nonciature, déclara vacants tous les évêchés pourvus par le souverain pontife d'accord avec son prédécesseur, et institua une commission chargée de procéder à une réforme générale du clergé.

Dans une allocution consistoriale du 30 septembre 1833, Grégoire XVI déplora les maux très graves dont était affligée l'Eglise du Portugal et les méfaits déplorables, d'autant plus tristes à constater que le Saint-Siège était moins en droit de s'y attendre[5]. Le 1er août 1834, le pape renouvela ses protestations, et menaça le prince des peines canoniques que ses attentats méritaient[6]. Après !a mort de don Pedro, survenue le 24 septembre 1834, la reine doña Maria da Gloria, sa fille, continua quelque temps sa politique, et, dans le consistoire du 1er février 1836, le pape fut contraint de dénoncer une fois de plus les attentats du gouvernement portugais[7]. En 1840, une détente se produisit. La reine Marie II envoya à Rome le vicomte de Carreira, pour négocier un concordat avec le pape. Grégoire XVI exigea, comme condition préalable de tout arrangement, que les évêques nommés sous Miguel Ier fussent reconnus et que la reine levât la défense faite de recourir à Rome pour en obtenir des dispenses. Les négociations furent reprises, et, en témoignage de sa hante satisfaction, le Saint Père envoya, le 12 mars 1842, à la reine de Portugal, la rose d'or[8].

 

II

La crise politique du Portugal s'était compliquée par le voisinage d'une crise semblable en Espagne. Là aussi, absolutistes et constitutionnels étaient aux prises. Là aussi, le pape était en demeure de se prononcer entre deux partis auxquels s'intéressaient contradictoirement les grandes puissances de l'Europe, et dans lesquels les opinions religieuses, se mêlant aux passions politiques, prenaient un aspect militant, presque farouche.

Ferdinand VII, roi d'Espagne, était mort le 20 septembre 1833, léguant sa couronne à sa fille Isabelle, âgée de trois ans et placée sous la tutelle de la reine mère Marie-Christine. Don Carlos, frère de Ferdinand, contestant la légitimité d'une succession féminine, s'était aussitôt porté le compétiteur de sa nièce, et avait été proclamé en Biscaye. Le vieux droit espagnol admettait les femmes au trône. La dynastie bourbonienne y avait substitué, en 1714, sinon la loi salique, du moins une pragmatique qui restreignait la succession des femmes au cas où il n'y aurait aucun héritier mâle. En 1789, Charles IV, révoquant cette pragmatique, avait rétabli l'ancien droit espagnol, et Ferdinand VII avait, en 1830, solennellement confirmé et publié cette révocation. Il semblait donc que la question de droit fût tranchée au profit des femmes. Mais il s'y mêlait une lutte de parti. Les absolutistes comptaient sur don Carlos, tandis que Marie-Christine était favorable aux libéraux. Les premiers étaient dès lors intéressés à la succession masculine ; les seconds, à la féminine. Un combat d'influences et d'intrigues se livra entre les deux partis, pendant les dernières années de Ferdinand, chacun d'eux cherchant à obtenir un acte royal en faveur de sa thèse. Le roi oscillait entre son affection pour sa fille et ses sympathies pour le parti absolutiste. Un moment, celui-ci crut l'avoir emporté. Son triomphe fut de courte durée. Ferdinand rétracta tout ce que lui avaient arraché les partisans de la succession masculine, et mourut en proclamant les droits de sa fille[9]. La France et l'Angleterre se prononcèrent aussitôt en faveur de Marie Christine, tandis que l'Autriche, la Russie et la Prusse manifestaient hautement leurs sympathies pour don Carlos[10].

Arrivée au pouvoir, Marie-Christine adopta pleinement le régime parlementaire, et malheureusement, en Espagne comme en France, les débuts de ce régime furent marqués par des actes d'hostilité envers l'Eglise. Au mois d'avril 1835, les cortès espagnoles, mises en présence de difficultés financières sérieuses, proposèrent de les résoudre par la sécularisation des biens des religieux. En vain le ministre président du conseil, Martinez de la Rosa, s'efforça-t-il de procéder en respectant les règles et les usages canoniques. La Chambre, après avoir remplacé le cabinet qu'il présidait par un cabinet favorable à la lutte contre l'Eglise, mit la régente en demeure de signer, le 4 juillet 1835, un décret expulsant les jésuites, puis, le 25 juillet, un second décret supprimant sept cent cinquante-sept couvents comme ne comptant pas douze membres chacun[11].

A ces nouvelles, Grégoire XVI rappelle immédiatement de Madrid, son nonce, Amat de Saint-Philippe, qui, récemment arrivé en Espagne, se disposait à présenter à Marie-Christine ses lettres de créance ; puis, le 1er février 1836, dans une allocution consistoriale, il proteste contre les derniers actes du gouvernement espagnol et les déclaré de nulle valeur. Aux calamités du Portugal, s'écrie-t-il[12], se sont jointes celles de l'Espagne. Là aussi, l'on promulgue des lois contraires à l'autorité du Siège apostolique.

Le pape cependant, malgré la pression qu'essayaient d'exercer sur lui les légitimistes de France, les miguélistes de Portugal, les carlistes d'Espagne et la chancellerie d'Autriche, évitait de se prononcer pour don Carlos. Mais le clergé d'Espagne n'imita pas sa réserve. En majeure partie, il embrassa ouvertement la cause du prétendant, favorisa le recrutement de ses partisans, les manœuvres de son armée. Pendant sept ans, une ardente guerre civile devait embraser la Navarre, la Catalogne, la Castille et l'Aragon, guerre de partisans et de surprises, où les deux partis se rendirent cruautés pour cruautés[13]. Le gouvernement se vengea en privant les prêtres de leurs traitements, en supprimant aux religieux la pension qui leur était légalement due, en laissant les diocèses sans évêques. L'avènement d'une majorité modérée aux cortès de 1839, amena une accalmie. Quelques-unes des mesures prises contre l'Eglise, furent rapportées, et des négociations furent renouées avec le Saint-Siège pour la provision des évêchés vacants. Les carlistes, actifs, résolus, commandés par des chefs habiles, dont le principal, Zumalacarreguy réunissait, à un rare degré, les qualités de l'homme de guerre, du chef de parti et du héros populaire, avaient d'abord fait reculer jusqu'aux portes de Madrid les troupes mal disciplinées des christinos. Mais la mort de Zumalacarreguy en 1835, l'apparition, à la tête des armées de Marie-Christine, d'un chef expérimenté et courageux, Espartero, et les déplorables divisions des carlistes en apostoliques, qui voulaient la lutte à outrance, et en transactionnistes, qui voulaient mettre fin à la guerre par une transaction, redonna une nouvelle audace aux libéraux. Espartero, vainqueur des carlistes, et nommé régent eu 1840, aggrava tous les attentats précédents, fit conduire à la frontière le représentant du Saint-Siège. Au consistoire du 1er mars 1841, Grégoire XVI fit entendre une protestation plus énergique que les précédentes. Il rappela aux membres du gouvernement qui avaient porté les lois attentatoires aux droits de l'Eglise et aux prêtres qui avaient coopéré à leur exécution, les graves censures qu'ils avaient encourues[14]. La chute d'Espartero en 1843, la proclamation de la majorité d'Isabelle II en 1844 et l'avènement d'un ministère conservateur, permirent à la nouvelle reine d'inaugurer une politique plus digne des vieilles traditions de l'Espagne. En 1845, un ministre plénipotentiaire fut envoyé à Rome, en vue d'y conclure un concordat avec le Saint-Siège. Grégoire XVI, après avoir travaillé à le préparer, n'eut pas la consolation de le signer. Cette consolation était réservée à son successeur, le pape Pie IX.

 

III

Moins complexe dans ses calmes, mais plus aiguë dans ses manifestations, était la crise politique et religieuse qui agitait toujours et divisait entre elles la Pologne et la Russie. D'une part, un peuple opprimé, à qui l'Eglise devait une grande reconnaissance pour avoir été, plus d'une fois, le boulevard de la chrétienté du côté de l'Orient, demandait, les armes à la main qu'on respectât sa foi, qu'on lui maintînt les libertés promises par les traités mêmes qui l'avaient dépouillé de sa nationalité. De l'autre, un grand empire qui, depuis un quart de siècle, s'était fait le défenseur des principes de tradition et de légitimité, demandait au pape, protecteur-né de l'ordre social, de le défendre, à son tour, contre l'esprit de révolte et de révolution. Là encore se rencontrait, avec ses équivoques déconcertantes, cette éternelle question du libéralisme, qui devait troubler si profondément l'Europe au cours du XIXe siècle.

Le Père commun des fidèles ne pouvait qu'être vivement ému par l'héroïsme de ces catholiques polonais, qui bravaient la mort et une captivité plus dure que la mort, en combattant sous la noble devise de leurs pères : Nous aimons la liberté plus que toute chose au monde, et la religion catholique plus que la liberté[15] ; mais il n'ignorait pas qu'en Pologne, comme en Italie, en Belgique et en France, les sectes cherchaient à exploiter à leur profit le soulèvement populaire, que nombre de Polonais identifiaient trop la cause religieuse avec la cause politique, et que plusieurs se grisaient des formules sonores du libéralisme révolutionnaire. Les diplomates russes exagérèrent ces faits, les généralisèrent, représentèrent l'insurrection polonaise comme un danger grave pour la tranquillité de l'Europe ; et le tsar somma le pipe d'intervenir pour rappeler les Polonais à l'obéissance, insinuant que, par son silence, il se rendait responsable des mesures de, répression violente que ne manquerait pas de provoquer son refus d'intervention[16].

Grégoire XVI crut devoir céder aux instances du gouvernement russe. Il adressa au clergé polonais une Lettre encyclique, datée du 9 juin 1832[17], où il lui rappelait, sans traiter aucune autre question, les maximes de l'Eglise catholique touchant la soumission aux pouvoirs temporels. Acceptant comme vraies les allégations intéressées du ministre de Russie, nous avons appris, disait-il, que les affreuses calamités qui ont désolé votre royaume n'ont pas eu d'autre source que les manœuvres de quelques fabricateurs de ruse et de mensonge, qui, sous prétexte de religion, dans notre âge malheureux, élèvent la tête contre la puissance des princes.

L'effet produit par la publication de cette Lettre fut déplorable. L'empereur Nicolas, non content de faire lire et répandre partout l'encyclique, la présenta comme une approbation de sa politique, comme une excommunication des révoltés. Puis, profitant de la stupeur dans laquelle cette interprétation de l'encyclique avait plongé les Polonais, il redoubla de violence et d'hypocrisie dans ses persécutions. Un décret de 1832 ordonna d'élever dans le schisme tous les enfants nés de mariages mixtes ; toutes les écoles religieuses, tous les séminaires des rites unis furent fermés, et les élèves de ces établissements furent contraints de suivre les cours d'une université schismatique. Grégoire XVI avait profité de l'occasion de son encyclique pacificatrice adressée aux Polonais pour faire remettre à l'ambassade russe une note confidentielle concernant les atteintes portées à la religion catholique dans les domaines impériaux. Cette note resta sans réponse. Elle fut suivie d'une seconde note, du 6 septembre 1832, où de nouveaux griefs étaient articulés. Bien loin d'en tenir compte, le tsar chargea son ministre Gouriew d'adresser au pape un long mémoire, qui, daté de mai 1833, atteignait les dernières limites de l'insolence et de l'hypocrisie. C'est le clergé, disait le ministre russe, qui, par sa conduite coupable et ingrate, a déchiré le pacte qui lui assurait la jouissance paisible des bienfaits qui en découlaient... Le gouvernement rentre dans le plein exercice de ses droits de vainqueur... C'est à lui seul qu'il appartient de prononcer sur les moyens qu'il jugera les plus efficaces pour prévenir de nouveaux désordres[18].

Bref, la situation malheureuse de la Pologne, au lieu de s'améliorer à la suite de l'encyclique, s'était aggravée. Grégoire XVI comprit qu'il avait eu tort de céder aux demandes du tsar. Je ne vous ai jamais désapprouvés, disait-il plus tard au général Zamoyski, représentant des catholiques polonais, mais j'ai été trompé sur votre compte... Les menaces m'ont ébranlé. J'ai frémi des persécutions qui allaient fondre sur vous. J'ai cédé à une véritable sommation[19]. Et quand, en 1840, le chevalier Furhmann voulut, dans un rapport, expliquer l'enlèvement de milliers d'enfants polonais, transportés en Sibérie parce que leurs parents refusaient d'apostasier[20], Grégoire, en présence des cardinaux réunis en consistoire, prononça, le 22 juillet 1842, une allocution solennelle qui eut un immense retentissement. Le temps est venu de parler, s'écria-t-il. Ce que nous avons fait, sans repos ni relâche, pour défendre les droits de l'Eglise catholique dans l'empire russe, le public n'en a pas eu connaissance... Les ennemis du Saint-Siège ont, par la fraude héréditaire qui les distingue, fait prévaloir le bruit que nous couvrions de notre silence les maux si grands dont une partie de notre troupeau est accablé, et qu'ainsi nous avions presque abandonné la cause de la religion catholique. Nous devons à Dieu, à la religion, à nous-même de repousser bien loin de nous jusqu'au soupçon d'une faute si injurieuse. Et telle est la raison pour laquelle toute la suite des efforts faits par nous en faveur de l'Eglise catholique dans l'empire de Russie, a été, par notre ordre, mise en lumière dans un exposé particulier[21]. Dans cet exposé, sobre et lumineux, Grégoire racontait à l'univers, avec une simplicité et une vigueur tout apostoliques, cette histoire si touchante de la faiblesse aux prises avec la force, de la vérité nue et désarmée aux prises avec la violence perfide...

Et toute l'Europe, catholique ou protestante, libérale ou non, lut, avec une émotion irrésistible et une sympathie qui honore la nature humaine, cet exposé pathétique[22].

Trois ans plus tard, le 13 décembre 1845, le tsar de Russie arrivait à Rome à quatre heures du matin, et, descendu au palais Giustiniani, demeure de son représentant, faisait aussitôt avertir le Vatican et demander une audience. Grégoire XVI fit répondre qu'il recevrait le monarque le jour même, à onze heures et demie. Que se passa-t-il dans l'entrevue qu'eurent ensemble le pape et l'empereur ? On ne le sut jamais du vivant de Grégoire XVI, qui se contentait de répondre, quand on l'interrogeait : Je lui ai dit tout ce que le Saint-Esprit m'a dicté. On eut cependant des indices suffisants que le Vicaire de Jésus-Christ avait dignement représenté son Maître devant le persécuteur couronné. Le cardinal Wiseman nous les a rapportés dans ses Souvenirs :

Un Anglais, qui se trouvait dans une partie du palais que le visiteur impérial traversa au retour de son entrevue, décrivit l'apparence altérée du monarque. Nicolas, en entrant, avait déployé la contenance assurée et l'aspect royal habituels à sa personne. II était libre, à son aise, prodiguant du regard et du geste ses salutations bienveillantes. En traversant la longue suite des antichambres, il était bien cet aigle impérial, aux plumes unies et au regard perçant, dans toute la force d'un bec et de serres auxquels jamais proie n'avait résisté. Il retourna, la tête découverte, les cheveux en désordre, l'œil hagard, le teint pâle, comme si, pendant cette heure, il avait souffert tous les maux d'une fièvre prolongée. Il n'attendit pas que sa voiture vînt se placer au bas du perron. Il s'élança dans la cour intérieure, et se fit éloigner au plus vite de ce théâtre d'une défaite évidente. C'était l'aigle arraché de son aire ; ses plumes étaient froissées, et son œil éteint par une puissance méprisée jusqu'alors[23].

Vingt et un ans plus tard, dans un nouvel exposé de la situation des catholiques en Russie, Pie IX révéla les détails de l'entrevue de 1845. Grégoire XVI, effectivement, était entré dans le vif de la question, rappelant hardiment à l'empereur les lois de l'empire qui blessaient le plus les catholiques, et les faits de brutalité par lesquels les lois avaient été appliquées ; et il lui avait remis un écrit clans lequel toutes ces choses se trouvaient appuyées de pièces justificatives. Nicolas était sorti en promettant qu'il supprimerait tous les abus dont il prendrait connaissance ; et sans doute faut-il attribuer à cette entrevue l'origine du concordat que le tsar signa, le 3 août 1847, avec le successeur de Grégoire XVI. Quoi qu'il en soit, la presse européenne fut à peu près unanime à rendre justice au pape, dès qu'elle connut le sens de cette audience. C'est toujours un magnifique spectacle, écrivait le journal la Réforme, que le combat du droit contre la force. La papauté s'est montrée cligne de ses beaux jours. La justice, le droit, la liberté ont trouvé un interprète dans le sanctuaire romain. La conscience moderne peut être satisfaite[24].

 

IV

Ainsi parlait un organe important de la presse libérale, heureux de voir flétrir les attentats d'un despote par le pontife romain. Il est juste d'ajouter que, durant le même temps, Grégoire XVI avait été obligé de condamner, avec une pareille énergie, des actes non moins attentatoires aux lois de l'Église, commis par un gouvernement purement démocratique, celui de la Suisse.

Une des décisions les plus sages du congrès de Vienne avait été d'assurer la neutralité de la République helvétique, en lui rendant, sous la garantie des grandes puissances européennes, sa constitution fédérale. Brisant la constitution unitaire que Napoléon lui avait donnée en 1803, et qui ne répondait pas aux traditions et aux besoins d'un pays façonné depuis des siècles à l'indépendance cantonale et communale, les monarchies alliées avaient stipulé que chaque canton conserverait sa souveraineté absolue et pris des garanties pour empêcher qu'un seul d'entre eux ne prévalût jamais sur les autres. Toutefois une diète, composée des députés des vingt-deux cantons, votant â raison d'une voix par canton, devait se réunir tour à tour à Zurich, à Berne et à Lucerne, pour délibérer sur les affaires communes et pour aplanir les différends intérieurs. Mais cette solution n'avait pas été également acceptée par tous. Tandis que les fédéraux s'y attachaient comme à la renaissance de leurs vieilles traditions, les radicaux travaillaient à la constitution d'un Etat plus centralisé, dont ils espéraient devenir les maîtres. Réduit à ces termes, le conflit restait purement politique, Ce qui en aggrava l'importance, c'est que là, comme en France, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Russie, comme presque partout à cette époque, la question sociale, la question religieuse et la question politique se mêlèrent intimement. A la suite des révolutions de 1830, la Suisse était devenue comme une terre d'asile pour les réfugiés révolutionnaires des divers pays. Des bandes de réfugiés français, italiens, allemands, s'y étaient donné rendez-vous. En 1834, ils y appelèrent le fameux conspirateur Mazzini, qui, le 15 avril de cette année, créa à Berne Une alliance cosmopolite sous le nom de Jeune Europe. Cette alliance centralisait les efforts de plusieurs sociétés particulières, confédérées entre elles : la Jeune Italie, la Jeune Allemagne, la Jeune Suisse[25]. L'esprit de la franc-maçonnerie inspirait toutes ces associations. Les autorités de Genève avaient bien fait arrêter, au mois de janvier 1834, quelques bandes de réfugiés suspects ; mais les pouvoirs cantonaux de Berne et de Vaud les avaient laissé s'organiser.

Le parti radical, dont ils secondaient les tendances, eut bientôt partie liée avec eux. Mazzini resta deux ans en Suisse. Il y déploya une grande activité, y apportant cet esprit toujours hostile au catholicisme, toujours opposé aux monarchies, mais déiste et mystique, qui séduisait les jeunes hommes de ce temps. Sa devise était : Liberté, égalité, humanité, un Dieu, un souverain, la loi de Dieu. Ses disciples se recrutaient surtout dans les classes aisées : juristes, médecins, professeurs, officiers. Il se disait hostile aux carbonari, mais il employait les mêmes procédés, les soulèvements partiels, et le meurtre des princes et des traîtres[26]. C'est pendant le séjour de Mazzini en Suisse qu'on vit naître et se multiplier dans ce pays toutes ces associations scientifiques, historiques, littéraires et agricoles, qui devinrent des moyens efficaces de propagande révolutionnaire, et qui se répandirent plus tard, au grand détriment de la religion et du bon ordre social, en Italie[27]. Entre temps, les radicaux, arrivés au pouvoir dans les cantons de Soleure, de Zurich, d'Argovie et de Bâle, y abolissaient sans distinction les droits seigneuriaux, les droits de bourgeoisie et tous les privilèges, y favorisaient la propagande protestante et impie, et multipliaient les entraves aux œuvres catholiques.

Le parti fédéraliste, attaché aux meilleures traditions du pays, redoutait l'agitation révolutionnaire, et était vivement soutenu par les catholiques. Dans plusieurs cantons, des collèges florissants dirigés par les jésuites propageaient, parmi la jeunesse de la bourgeoisie, les vraies doctrines romaines. Un clergé pieux et discipliné travaillait à entretenir parmi le peuple une foi solide, également éloignée des superstitions puériles et des nouveautés dangereuses. Ce clergé se trouvait réparti en cinq diocèses, ne relevant d'aucune métropole et dépendant directement du Saint-Siège, représenté par un nonce qui résidait à Lucerne. Les catholiques, amenés à s'organiser pour la défense de leurs croyances et de leurs institutions, comptaient trois principaux chefs : l'avocat Meyer, qui mit au service de la cause ses remarquables talents de jurisconsulte et de diplomate, l'avoyer Siegwart-Muller, croyant sincère et démocrate convaincu, et un paysan du pays de Schwytz, Joseph Leu, homme simple, mais d'une foi intrépide et d'une éloquence naturelle qui soulevait les foules.

Quatre incidents principaux marquèrent la lutte qui s'éleva entre les deux partis, et qui devait aboutir sous Pie IX, à la guerre du Sonderbund. Ce furent : 1° le projet de modification du pacte fédéral, en 1832 ; 2° la conférence de Baden, en 1834 ; 3° le coup de force du parti radical contre le gouvernement conservateur du canton de Vaud, en janvier 1845 ; et 4° la formation d'une alliance entre les sept cantons catholiques de la Suisse, en décembre 1845.

Une révision du pacte fédéral, permettant à la majorité radicale et protestante de la diète de gouverner l'administration civile et religieuse de chaque canton, était, nous l'avons vu, le premier article du programme du parti radical. Il fit appel, pour la préparer, à la science d'un éminent jurisconsulte, que nous rencontrerons plusieurs fois dans la suite de cette histoire, Pellegrino Rossi. Né à Carrare, en 1787, docteur en droit en 1806, professeur de procédure civile et de droit pénal à Bologne en 1814, puis de droit romain à Genève, célèbre par la part qu'il avait prise, en 1815, à l'entreprise éphémère de Murat, roi de Naples, et par la publication en France, en 1818, d'un traité de droit pénal qui lui avait valu la réputation de grand criminaliste, Pellegrino Rossi, honoré du droit de bourgeoisie à Genève en 1819, membre du conseil de Genève depuis 1820, réputé en Italie, en France et en Suisse, non seulement comme jurisconsulte, mais encore comme orateur et homme d'Etat, était certainement alors le personnage dont la Confédération helvétique s'enorgueillissait le plus. Catholique, comme ses compatriotes Silvio Pellico et Manzoni, il avait, comme eux, pris part au mouvement libéral en Italie et même appartenu, dit-on, au carbonarisme. Ses opinions modérées le rattachaient à l'école que représentaient en France Guizot, Royer-Collard et Villemain. Nul ne sembla plus apte à rédiger et à faire réussir une révision du pacte fédéral. Le projet dont il fut nommé le rapporteur à la diète fédérale qui se réunit à Lucerne, en 1832, s'inspirait de l'acte impérial de 1803, transportait à la diète les plus importants des pouvoirs qui, depuis 1814, appartenaient aux autorités de chaque canton.

C'était l'écrasement des catholiques. Les trois cantons primitifs d'Uri, de Schwytz et d'Unterwald, convoquèrent à Sarnen les représentants des cantons qui voudraient maintenir le pacte fédéral. Les cantons catholiques répondirent à cet appel. Ils ne formaient, il est vrai, qu'une faible minorité. Mais la cause qu'ils défendaient devint facilement populaire. Les pâtres et les paysans des petits canions se méfièrent d'une constitution qui risquait de les dépouiller de leurs droits traditionnels, au profit des gens des villes et des grands cantons. Aussi, malgré la dissolution de la ligue de Sarnen, malgré les habiles modifications apportées au projet par le savant jurisconsulte, quand la nouvelle constitution, approuvée le 17 juillet 1832 parla diète, fut soumise au vote des cantons, la majorité de ceux-ci la rejeta. C'était une victoire pour le catholicisme et pour la liberté.

 

V

Mais la secte qui avait, dans cette affaire, directement visé le catholicisme, ne se tint pas pour battue. Le 20 janvier 1834, des délégués des cantons de Berne, de Lucerne, de Soleure, de Thurgovie, de Bâle-Campagne, de Saint-Gall et l'Argovie, se réunirent à Baden. Le président de la réunion, Edouard Pfiffer, déclara, dans son discours d'ouverture, que la Suisse devait être indépendante en matière de religion comme elle l'était en politique. Puis il proposa les mesures qui devaient, selon lui, assurer cette indépendance. Le résultat de la conférence de Baden fut le vote de quatorze articles, dont l'un mettait les assemblées synodales sous la surveillance du gouvernement, dont un autre soumettait les publications et les actes de l'autorité ecclésiastique au placet de l'autorité civile, dont un troisième déclarait les ecclésiastiques tenus, non seulement à ne faire aucun cas de tout ce qui serait contraire aux présentes dispositions, mais, de plus, de le dénoncer à l'autorité respective. La conférence prétendait aussi obliger les prêtres catholiques à bénir les mariages mixtes, s'engageait à diminuer le nombre des fêtes et des jours de jeûne, soumettait à une approbation gouvernementale les règlements intérieurs des séminaires et des couvents. Les quatorze articles de Baden rappelaient, en un mot, la Constitution civile du clergé de France.

Le 17 mai 1835, Grégoire XVI condamna les quatorze articles de Baden par une Lettre aux évêques et aux fidèles de Suisse[28]. Il dénonça les hommes méchants qui, disait-il, sous le masque imposteur de l'intérêt public, faisaient passer en lois des doctrines perverses et erronées. Les radicaux répondirent à cette condamnation en expulsant de Lucerne, le 4 novembre 1835, le nonce apostolique, Mgr de Angelis, en fermant des écoles catholiques et des noviciats, en tracassant les communautés religieuses par des inventaires répétés et des visites incessantes, en multipliant 'les écoles protestantes, en donnant une chaire de théologie au professeur allemand Strauss, fameux par ses attaques contre la divinité de Jésus-Christ.

Le 1er avril 1842, Grégoire XVI protesta publiquement contre ces nouveaux attentats, déclara nulles de droit toutes les mesures prises contre les lois de l'Eglise ; et exhorta les catholiques à résister à ces tentatives criminelles[29].

L'appel du pontife fut entendu. Les catholiques suisses prirent cette devise : Vivre catholiques ou mourir. Ils élurent comme leur représentant au grand conseil Joseph Leu, qui s'y fit le champion de tous leurs droits. Le grand conseil bannit de son sein l'athlète intrépide. Le peuple l'élut de nouveau. Condamné à l'amende, à la prison, Joseph Leu parut plus grand que jamais. Réduit à l'inaction, il répétait la maxime de son vieux maître Wolf : La prière sauvera la patrie. Cependant, avec une foi non moins vive, l'avocat Meyer essayait d'agir par voie diplomatique, cherchant un appui dans les puissances qui s'étaient déclarées protectrices des libertés traditionnelles de son pays. du pape.

Depuis la tentative faite pour modifier le pacte fédéral, pacte sanctionné par les traités de 1815, les principales puissances signataires de ces traités étaient en éveil. Une Suisse unitaire et radicale leur paraissait troubler l'équilibre et la sécurité de l'Europe. Au nom de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, des remontrances furent adressées au gouvernement suisse. L'Angleterre s'y rallia. Quant à la France de Juillet, elle était partagée entre le désir de soutenir en Suisse le parti libéral, et l'appréhension que lui causait la présence en Suisse, non loin de ses frontières, de réfugiés révolutionnaires ouvertement protégés par les radicaux. Elle hésita, puis s'abstint. Joseph Leu,

D'autre part, plusieurs événements étaient venus relever le courage des catholiques suisses. Lucerne avait secoué le joug radical, et son tour allait venir d'être le siège de la diète fédérale. Le nonce du pape, Mgr d'Andrea, y avait fait sa rentrée solennelle. Les Lucernois songèrent à confier aux jésuites l'institut théologique et le séminaire de leur canton. Leur droit était incontestable ; mais était-il prudent de l'exercer ? Sur cette question de conduite, il y avait désaccord entre les deux chefs les plus influents des catholiques. Joseph Leu, préoccupé surtout d'écarter de Lucerne des influences suspectes, poussait à y appeler les jésuites. Meyer, plus calculateur, craignait d'associer sans nécessité la cause conservatrice à celle de religieux très impopulaires. Ce dernier sentiment était celui de Metternich, qui, sur la demande de Meyer, avait agi à Rome, sans succès, il est vrai, pour obtenir que les jésuites déclinassent la mission qu'on voulait leur confier[30]. L'avis de Leu prévalut. Le rappel des jésuites fut voté en 1844.

Les radicaux, exaspérés, répondirent par la violence à ce qu'ils appelèrent un défi jeté à l'opinion protestante et radicale[31]. Un coup de force, tenté, en février 1845, contre le gouvernement conservateur du canton de Vaud, fut le point de départ d'une série d'attentats dont un historien a pu dire que jamais le brigandage politique ne s'était ainsi montré à nu dans un pays civilisé[32]. Au mois de mars, les Lucernois, attaqués par une armée de huit mille hommes, brisèrent, leur assaut avec un effectif bien moins nombreux. Mais les bandes des factieux, protégées par les autorités radicales, répandaient partout la terreur. Meyer échappa à grand'peine aux embûches qui lui furent tendues. Joseph Leu n'eut pas la même chance. Le 20 juillet 1845, il fut tué traîtreusement dans son lit, d'un coup de fusil.

Les cantons catholiques pensèrent que l'heure était venue de s'organiser pour se défendre eux-mêmes. Une confédération, appelée Sonderbund ou alliance séparée par leurs adversaires, fut conclue le II décembre 1845 entre les sept cantons de Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwald, Zug, Fribourg et le Valais. Ce pacte n'avait rien, de contraire aux lois et aux traditions de la Suisse. Les radicaux en avaient donné plusieurs fois l'exemple. Ces derniers n'en crièrent pas moins à la violation du pacte fédéral ; mais l'énergie qu'ils déployèrent, les moyens qu'ils mirent en œuvre pour combattre la nouvelle confédération, prouvèrent qu'ils ne se faisaient pas d'illusion sur la puissance qui se levait devant eux. Nous n'avons pas à raconter ici la guerre du Sonderbund et son issue lamentable par l'écrasement des cantons catholiques. Grégoire XVI ne devait pas être témoin des événements de cette guerre, qui se déroulèrent sous le pontificat de son successeur.

 

VI

Tandis qu'il suivait d'un regard anxieux le mouvement révolutionnaire eu Suisse, Grégoire XVI ne pouvait perdre de vue ses progrès en Italie. C'est à Marseille que Mazzini avait fondé en 1831 la Jeune Italie ; c'est à Genève qu'il avait organisé en 1834 la Jeune Europe ; c'est d'Angleterre qu'il dirigea ensuite son œuvre de propagande ; mais l'Italie restait toujours pour lui le centre de la régénération européenne qu'il rêvait.

Son programme était simple et net. La résistance des princes et l'esprit local ayant été jusque-là les deux principaux obstacles à la liberté de l'Italie, Mazzini voulait se débarrasser de l'un par la république, de l'autre par l'unité. La Jeune Italie, disait-il, est républicaine et unitaire : républicaine, parce que la république est la seule forme de gouvernement qui satisfasse la raison comme les traditions italiennes ; unitaire, parce que l'unité est la condition de la force, et que l'Italie, entourée de puissances unitaires, jalouses et puissantes, a besoin avant tout d'être forte ; parce que d'autre part le fédéralisme, en détruisant l'unité de la grande famille italienne, rendrait impossible la mission que l'Italie est appelée à remplir dans l'humanité[33].

Pour parvenir au régime idéal qu'il rêvait, Mazzini préconisait une méthode toute différente de celle qu'avaient employée les révolutionnaires qui l'avaient précédé en Italie. Jusque-là, les mécontents avaient organisé des sociétés secrètes, dont les projets formaient un mystère pour les populations indifférentes. A leur tactique, Mazzini voulut substituer le soulèvement de tout un peuple, conscient de sa force et, de ses droits. Les moyens dont la Jeune Italie compte se servir pour atteindre son but, disait-il, sont l'éducation et l'insurrection. L'éducation, par l'exemple, par la parole et par les livres, donnera aux vingt millions d'Italiens conscience de leur nationalité, de manière que l'insurrection les trouve tous debout contre leurs oppresseurs. Ils pourront ainsi se passer de toute intervention étrangère, car, ce qui leur manque, pour qu'ils s'émancipent, ce n'est pas la puissance, mais seulement la foi[34].

L'éducation du peuple, projetée par Mazzini, se fit surtout par des publications historiques systématiquement orientées vers le but poursuivi, et par des congrès à enseigne scientifique qui furent de véritables assises du patriotisme entendu à la façon de l'agitateur. Avec Canina, l'université de Turin devint un foyer des idées nouvelles. Sous la direction de Balbo, de Solopis, de Soli et de Cibrario, les Monumenta historiæ patriæ ravivèrent le souvenir des antiques gloires de l'Italie. En 1838, les congrès scientifiques, devenus annuels, entretinrent dans la péninsule une agitation permanente. En 1841, l'Archivio storico italiano s'en fit l'organe périodique.

Au surplus, l'unité républicaine de l'Italie n'était qu'une partie du programme mazzinien. Pour lui, comme pour tous ceux qui faisaient écho à ses idées, Rome devait être le centre de la vie politique de l'Italie, la capitale indispensable de son unité ; et par là même, pour la plupart d'entre eux, le pape, en la séquestrant en quelque sorte au profit de l'unité de l'Eglise catholique, devenait un obstacle, un ennemi, qu'il fallait combattre et supprimer. On ne se dissimulait pas d'ailleurs que cette destruction de la papauté devait entraîner la destruction du catholicisme, et l'inauguration d'une religion plus large, large comme l'humanité. Le peuple italien, disait Mazzini[35], est appelé à détruire le catholicisme au nom de la révélation continue. Dieu est Dieu, et l'humanité est son prophète. Dieu s'incarne perpétuellement dans l'humanité. L'humanité est la religion. Il faut croire à l'humanité, seule interprète de la loi de Dieu sur la terre[36]. Le Christ est un saint, dont la voix a été accueillie comme étant divine[37]. Mais le catholicisme est éteint. C'est un symbole usé, conservé seulement pour les dilettanti d'antiquités[38].

Telle était la doctrine propagée par Mazzini[39]. Quelques-unes de ses hardiesses effrayèrent pile d'un de ses disciples, encore attachés au catholicisme. L'exécution de la seconde partie de son programme, l'agitation révolutionnaire, détacha de lui plusieurs autres de ses partisans. Nous n'avons pas à faire ici l'histoire de ce mouvement. Eu 1833, à Gênes, les frères Ruffini provoquaient une émeute, aussitôt réprimée et suivie d'une véritable terreur dans le Piémont ; en 1834, Ramorino tentait vainement de soulever les campagnes de la Savoie ; de semblables tentatives étaient faites en 1843 dans les Romagnes, en 1844 dans la Calabre. Un parti national relativement modéré se forma, sous les inspirations de trois hommes, qui lui donnèrent son programme : Gioberti, Balbo et d'Azeglio.

Vincenzo Gioberti, prêtre catholique de Turin, philosophe hardi, théologien téméraire, esprit mobile, impressionnable et violent, avait d'abord été disciple de Mazzini, mais n'avait pas voulu le suivre jusqu'au bout. Dans son livre Del primato d'Italia, publié en 1840, il n'exaltait pas moins que le maître, la primauté de sa patrie parmi les peuples, mais il voyait la condition de cette primauté dans la papauté, protectrice antique de la nation, et, ajoutait-il, de nos jours asile inviolable de tolérance civile et d'hospitalité généreuse, ouverts à tous les hommes honorables, surtout s'ils sont malheureux, quel que soit leur culte.

Gioberti avait été épouvanté par le radicalisme irréligieux de Mazzini ; Balbo fut rebuté par son radicalisme révolutionnaire. Gioberti avait essayé d'atténuer la doctrine ; Balbo tenta de limiter la violence du programme pratique. Fils d'un ministre sarde et ancien auditeur au conseil d'Etat de Napoléon Ier, ayant beaucoup plus que Gioberti le sens des réalités pratiques, Cesare Balbo soutint, dans un livre publié en 184/4 sous ce titre : Espérances de l'Italie, que la primauté de l'Italie, célébrée par Gioberti, ne pourrait se réaliser qu'après l'expulsion complète de l'Autriche. Il reconnaissait d'ailleurs qu'il était téméraire de prétendre chasser l'Autriche de l'Italie par fa force des armes ; mais on pourrait, disait-il, espérer avec confiance que la question se résoudrait d'elle-même par suite des événements qui se préparaient.

Deux ans plus tard, le marquis Massimo d'Azeglio, dans une brochure retentissante, Gli ultimi casi di Romagna (Les derniers événements de la Romagne) et dans plusieurs écrits subséquents, proclamait le droit des Italiens à l'insurrection contre l'Autriche, et leur indiquait comme chef le roi de Piémont, Charles-Albert.

Le parti modéré des patriotes italiens avait désormais son programme. Gioberti avait posé les principes ; Balbo avait montré la condition du succès ; d'Azeglio avait indiqué les moyens à prendre et le chef à choisir. Toits les trois repoussaient l'esprit anticatholique et révolutionnaire de Mazzini, mais aucun d'eux n'échappait au reproche de libéralisme, clans l'ordre religieux comme dans l'ordre politique.

Gioberti rêvait, pour le pape, une sorte d'indifférentisme ; Balbo adhérait à ce rêve ; et d'Azeglio critiquait le gouvernement pontifical de telle manière, qu'il discréditait l'autorité même du Saint-Siège.

 

VII

La complexité de ce mouvement, la confusion qui s'y rencontrait entre la question religieuse, la question nationale et la question politique, rendaient très délicate l'intervention du pape.

Grégoire XVI pensa que le moyen le plus efficace de combattre lé mouvement révolutionnaire était de révéler au grand jour les vrais desseins de ceux qui se servaient du sentiment national, de l'idée de l'indépendance italienne, pour attaquer le Saint-Siège et l'Eglise. Mazzini n'avait quitté le carbonarisme que pour établir dans la Jeune Italie et dans les sociétés similaires, une loi du secret plus stricte encore que celle des conspirateurs de 1820. Ceux qui n'obéiront point aux ordres de la société, disait l'article 30 du règlement de la Jeune Italie, ceux qui en dévoileront les synthèses, seront poignardés sans rémission[40]. D'ailleurs Jeune Italie et carbonarisme fraternisaient par les liens communs qui les rattachaient à la franc-maçonnerie[41]. Quant à Massimo d'Azeglio, il raconte lui-même dans ses Mémoires qu'il a fait un voyage en Italie, dans l'intérêt des sociétés secrètes, en vue d'amener les mazziniens et les républicains à s'unir aux monarchistes et à Charles-Albert pour faire l'unité italienne[42].

Depuis le début de son pontificat, le pape avait pu se procurer un certain nombre de documents établissant le rôle prépondérant des sociétés secrètes dans les agitations contemporaines. Le 23 mai 1846, il fit venir auprès de lui un écrivain connu par l'intrépidité de son courage et la verve de son' esprit, Jacques Crétineau Joly. L'auteur de l'Histoire de la Vendée militaire et de l'Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de Jésus, avait déjà donné lieu à des reproches de fougue excessive dans sa polémique et, partant, d'injustice dans quelques-unes de ses appréciations. Mais, somme toute, ses deux œuvres capitales avaient, dans leur ensemble, rendu des services à la causé de l'Eglise et de la conservation sociale[43] ; et puis il était homme à ne point reculer devant une entreprise périlleuse. Mon enfant, lui dit le pape, vous avez toujours eu le courage de votre opinion. Je vous demande de tailler votre plume et de me promettre, sans vous arrêter aux obstacles, d'écrire l'Histoire des sociétés secrètes et de leurs conséquences[44]. Et le pontife confia à l'écrivain un grand nombre de pièces importantes destinées à servir de matériaux à l'ouvrage projeté. L'Histoire des sociétés secrètes, par suite de diverses circonstances, ne fut point publiée ; mais les plus importants des documents confiés à Crétineau-Joly par le pape furent mis en œuvre dans les deux volumes qui parurent en 1858 sous ce titre : l'Eglise romaine en face de la Révolution.

Le travail demandé par le Saint-Père ne pouvait avoir une efficacité immédiate. Aussi Grégoire XVI n'attendit-il pas qu'il fût achevé pour prendre des mesures contre l'insurrection menaçante. Il fut énergiquement secondé dans cette œuvre par son secrétaire d'Etat, le cardinal Lambruschini. Louis Lambruschini, né en Ligurie le 2 juin 1776, et entré jeune dans la congrégation des Barnabites, avait déjà rendu des services à l'Eglise sous les pontificats de Léon XII et de Pie VIII. Grégoire XVI l'avait élevé à la pourpre dès la première année de son règne, et lui avait confié plusieurs missions importantes. En 1836. Metternich, froissé d'un propos tenu contre lui par le cardinal Bernetti, ayant mis comme condition à l'évacuation de l'Italie par les troupes impériales, le changement du secrétaire d'Etat, le pape, dans un désir de conciliation, avait cédé à ce vœu et appelé auprès de lui, pour succéder à Bernetti, le cardinal Lambruschini[45]. Le nouveau secrétaire d'Etat, entrant en fonctions, pour ainsi dire, sous les auspices de l'Autriche, devait, plus que son prédécesseur, diriger volontiers ses regards et sa confiance vers la cour de Vienne. Son tempérament le portait aussi à laisser aux sévérités de la loi une initiative dont Bernetti s'était contenté de menacer la Révolution[46].

Il refusa cependant, en 1845, le concours armé que lui proposait l'Autriche, pour réprimer l'insurrection renaissante dans les Légations ; mais il suivit avec attention les diverses ramifications des sociétés secrètes en Italie. Un bon nombre des documents remis à Crétineau-Joly par le pape, pour l'aider à dévoiler les mystères de la secte, avaient été recueillis par les soins de Lambruschini. Le vigilant ministre s'appliqua aussi à enrayer la propagande des idées libérales parmi le clergé séculier et régulier.

Convaincu que rien n'est plus efficace pour combattre le mal que la propagande du bien, Grégoire XVI favorisa de tout son pouvoir les associations pieuses ayant pour but le développement de la foi ou la pratique de la charité. Il enrichit de faveurs spirituelles les deux congrégations de prêtres fondées par le prêtre Jérôme Chemin de Bassano, pour prêcher des retraites aux ecclésiastiques et aux laïques. Il encouragea les Oblats de la Sainte-Vierge, institués en 1826 à Pignerol par le vénérable Bruno Lanteri pour le service des missions, et les Oblats de Saint-Aiphonse.de Liguori, établis en 1839 à Bobbio. Il confirma les règles données en 1825 par Theodora Campostrina aux Petites-Sœurs de la Compassion de Marie, celles des prêtres de la Mère du Bon-Conseil et celles des Pieux-Ouvriers de la Mission. Il procura l'établissement, à Rome et à Turin, de l'institut des Adoratrices perpétuelles du Saint-Sacrement, fondé en 1807 par la Sœur Marie-Madeleine de l'Incarnation, dans le monde Catherine Sordini, en vue de réparer par une adoration ininterrompue les injures faites à l'Eucharistie. Parmi les congrégations moins connues qui furent l'objet de décrets d'approbation de Grégoire XVI, on peut citer encore : à Turin, la société des Fidèles suivantes de Jésus, celle des Sœurs de Sainte-Anne, et les Pénitentes de Sainte-Marie-Madeleine ; à Gênes, les Filles de Marie ; plusieurs autres à Vérone et à Venise[47].

Parmi les œuvres que Grégoire XVI bénit et approuva, il en est deux qui, par l'intérêt particulier que leur témoigna le pontife, par le bien qu'elles réalisèrent et par la valeur personnelle du prêtre qui les fonda, méritent une mention spéciale : ce sont l'institut des Pères de la Charité et celui des Sœurs de la Providence, fondés par Antonio Rosmini-Serbati, de Rovereto.

C'est en 1823 que le futur pape Grégoire XVI, alors procureur général de l'Ordre des Camaldules à Rome, rencontra Antonio Rosmini[48], jeune prêtre de 26 ans, rêvant de combattre les erreurs et les misères de son siècle par la science et par la charité. Né au château de Rovereto, dans le Tyrol, d'une famille de vieille noblesse, il était entré à 17 ans au séminaire, malgré une vive opposition de ses parents, qui comptaient sur lui pour perpétuer l'illustre maison des comtes Rosmini. Ordonné prêtre en 1821, il avait refusé d'entrer dans la carrière diplomatique, où sa famille et ses amis le poussaient. Il s'était retiré dans le domaine paternel, dont il venait d'être fait l'héritier par la mort de son père, pour y mener une vie de prière, d'étude et de bonnes œuvres. Il avait pris pour devise ces trois mots : Adorare, tacere, gaudere, et n'avait pas voulu que les populations des environs, au milieu desquelles il prodiguait ses charités, le connussent par un autre nom que celui de don Antonio. Une pieuse chrétienne, la marquise Madeleine Canossa, fondatrice d'une association charitable dont faisait partie la sœur du jeune prêtre, Marguerite Rosmini, l'aidait dans ses œuvres de bienfaisance. Deux sentiments profonds unissaient l'abbé dom Maur Cappellari et Don Antonio : c'étaient un grand dévouement au Saint-Siège et un grand amour de la vie religieuse[49]. Une intimité cordiale ne tarda pas à s'établir entre eux. En 1826, dans une lettre où il félicite le vénéré moine camaldule de son élévation à la pourpre, Rosmini lui expose le plan d'un Ordre religieux qu'il projette de fonder pour s'occuper de toutes les œuvres de charité que nécessiteront les temps présents[50]. Deux ans plus tard, le cardinal Cappellari l'encourage vivement à publier son traité sur l'Origine des idées et à entreprendre l'exposé de sa philosophie, persuadé qu'elle est destinée à ranimer l'étude de saint Thomas, d'Aristote et de Platon, au centre du monde chrétien, près de la chaire infaillible de la doctrine catholique[51]. Le 2 juillet 1830, le cardinal Cappellari écrit à Rosmini, qui venait de lui envoyer un mémoire détaillé sur l'Institut qu'il projetait : J'ai lu votre description de l'Institut. Elle est courte, claire et précise. Je vais en faire une copie pour le Saint-Père[52]. Cinq mois plus tard, le Saint-Père était Maur Cappellari lui-même, intronisé sous le nom de Grégoire XVI. D'abord par une oraculum vivæ vocis, puis par des Lettres apostoliques du 20 novembre 1839, le souverain pontife approuva, sans une seule modification, les règles qui lui avaient été soumises[53].

La philosophie de Rosmini, inspirée par le zèle le plus noble et le plus pur, mais s'orientant, pour réfuter plus directement les erreurs modernes, dans des voies non encore frayées, ne devait pas échapper aux condamnations de l'Eglise. Un décret du Saint-Office, du 14 décembre 1887, censura quarante propositions extraites de ses ouvrages philosophiques ; mais, quelques jours avant la promulgation de la condamnation, Léon XIII avait écrit aux archevêques de Turin, de Verceil et de Milan : Nous ne voudrions pas qu'aucun dommage fût causé à la Société dite de la Charité, qui s'est dévouée si utilement jusqu'ici au service du prochain selon l'esprit de son institution. Nous espérons au contraire qu'elle continuera de prospérer et portera des fruits de plus en plus abondants[54].

En réalité Rosmini avait fondé deux œuvres distinctes : l'Institut des Frères de la Charité et celui des Sœurs de la Providence. Les Frères de la Charité devaient avoir pour but, tout d'abord leur propre sanctification, et, par le moyen de cette sanctification, toutes les œuvres quelconques de charité, avant tout, celles qui ont pour objet le salut éternel des âmes[55]. La souplesse de ce but devait permettre à la Société de s'adapter, suivant les circonstances, aux besoins des temps et des lieux. Le pieux fondateur avait voulu introduire, dans l'organisation de sa Société, une plasticité pareille. Vivant en commun comme des religieux, pratiquant comme eux une stricte pauvreté dans leur manière de vivre[56], les Frères de la Charité conserveraient, comme les prêtres séculiers, la propriété de leurs biens individuels, à la condition de ne les employer qu'à des œuvres de piété ou de charité[57]. Les Frères de la Charité se répandirent bientôt, non seulement en Italie, mais aussi à l'étranger, surtout en Angleterre, où ils provoquèrent beaucoup de conversions au catholicisme.

Les Sœurs de la Providence, approuvées par les mêmes Lettres apostoliques, en 1839, que l'Institut des Frères, à titre de communauté agrégée, avaient été d'abord réunies par l'initiative du Père Lœwenbrüch, un des premiers disciples de Rosmini, qui en remit bientôt la direction spirituelle et temporelle entre les mains de son supérieur. Les succès qu'elles obtinrent dans les diverses œuvres qui leur furent confiées, notamment dans l'éducation des jeunes filles, fit demander de tous côtés les mæstre rosminiane, comme on les appela. On en comptait plus de six cents en 1888. Introduites en Angleterre, en 1843, par lady Mary Arundell, fille de la pieuse marquise de Buckingham, elles y ouvrirent plusieurs pensionnats de jeunes filles appartenant à la haute aristocratie et à la bourgeoisie anglaise, et plusieurs écoles pour la classe pauvre ; elles se chargèrent également du soin des malades dans les hôpitaux, de la visite des malades chez eux, pratiquant, selon les instructions de leur fondateur, l'union de la vie contemplative avec la vie active et avec le genre de vie active qui est à la fois le plus simple, le plus humble et le plus laborieux[58]. Le bien qu'elles réalisèrent sans ces différentes œuvres, l'estime qu'elles y acquirent secondèrent puissamment le travail des missions que prêchèrent les Pères Gentili et Furlong dans tous les centres catholiques d'Angleterre, et contribuèrent beaucoup au progrès de la renaissance religieuse dans ce pays.

 

 

 



[1] BARBERI, t. XIX, p. 38-40 ; BERNASCONI, t. I, p. 38-40. Le principe proclamé par Grégoire XVI s'appuyait sur des précédents. Les papes Clément V, Jean XXII, Pie II et Clément XI s'en étaient inspirés dans des actes que rappelle la bulle Sollicitudo Ecclesiarum. Il est inutile de faire remarquer que la doctrine ici proclamée par Grégoire XVI n'a rien de commun avec la fameuse théorie des faits accomplis, dont Pie IX devait condamner la formule dans la 61e proposition du Syllabus : Une injustice de fait couronnée de succès ne porte aucune atteinte à la sainteté du droit.

[2] WISEMAN, Souvenirs..., p. 404.

[3] Une vieille tradition rapporte qu'en 1139, Alphonse Ier ayant été élu roi par ses soldats sur le champ de bataille d'Ourique après une brillante victoire sur les Maures, les trois ordres du royaume en l'acclamant et l'archevêque de Braga en le couronnant, avaient décidé, au nom du peuple, au nom du roi et au nom de Dieu, que jamais un étranger ne deviendrait seigneur du royaume. C'était là, disait-on, le pacte fondamental de la monarchie portugaise.

[4] Deux Français, résidant à Lisbonne, avaient été condamnés, l'un au fouet public pour sacrilège ; l'autre, pour accointance révolutionnaire, à la déportation. Une escadre française força l'entrée du Tage, captura la flotte portugaise, bloqua Lisbonne et força Miguel à accorder toutes les réparations exigées par le gouvernement français (juillet 1831). Le caractère impérieux et dur de dom Miguel n'est pas contestable ; mais la haine des sectes a noirci à plaisir la mémoire de ce prince, et les appréciations de la presse libérale sur sa personne et sur ses actes doivent être contrôlées avec attention.

[5] BARBERI, t. XIX, p. 276-277 ; ROSKOVANY, Monumenta catholica pro independentia potestatis ecclesiasticæ, 2 vol. in-8°, Quinque-Ecclesiis, 1847, t. II, p. 336-340.

[6] ROSKOVANY, t. II, p. 363-366 ; BARBERI, t. XIX, p. 381-382.

[7] BERNASCONI, Acta Gregorii papaæ XVI, t. II, p. 93-94.

[8] BERNASCONI, t. III, p. 204. Il s'agit de la rose bénite par le pape le dimanche de Lætare, et que, depuis le moyen âge, le souverain pontife a l'habitude d'envoyer à un prince catholique. Voir GOSCHLER, Dict. de théol. au mot Rose d'or.

[9] THUREAU-DANGIN, Hist. de la Monarchie de Juillet, t. II, p. 389-390.

[10] METTERNICH, Mémoires, t. V, p. 640.

[11] Martinez de la Rosa se faisait fort d'obtenir, en négociant avec Rome la diminution du nombre de ces monastères dépeuplés, et, par voie de conséquence, la mise d'une partie de leurs biens à la disposition de la nation, pour mettre fin à la crise financière. Mais la passion sectaire de l'opposition ne lui permit pas de donner suite à son projet.

[12] BERNASCONI, II, 93-94.

[13] Le général Mina fit égorger de sang-froid la mère et les trois sœurs du carliste Cabrera. Celui ci, par représailles, fit fusiller trois cents prisonniers christinos.

[14] BERNASCONI, III, 109-112.

[15] Devise adoptée par les catholiques polonais pendant la persécution de Catherine II.

[16] Note remise au Saint-Père, le 20 avril 1832, par le prince Gagarin, ministre de Russie à Rome. Voir les principaux passages de cette note dans LESCŒUR, l'Eglise catholique en Pologne, p. 49-50.

[17] BERNASCONI, I, 143-144.

[18] Cité par LESCŒUR, l'Eglise catholique en Pologne, p. 69.

[19] LESCŒUR, l'Eglise catholique en Pologne, p. 55-61.

[20] LESCŒUR, l'Eglise catholique en Pologne, p. 71-78.

[21] BERNASCONI, III, 223-224.

[22] LESCŒUR, l'Eglise catholique en Pologne, p. 80-81. On trouvera la traduction française de l'Exposé de Grégoire XVI dans LESCŒUR, p. 409-433.

[23] WISEMAN, Souvenirs..., p. 481-482.

[24] Un des épisodes les plus émouvants de la persécution des catholiques polonais par le gouvernement russe, est l'histoire des odieux traitements infligés aux religieuses basiliennes de Minsk. Voir Martyre de sœur Irena Macrina Mieczysloska et de ses compagnes en Pologne, 4e édit., Paris, Gaume frères, 1846.

[25] Il y eut plus tard la Jeune France, la Jeune Pologne, la Jeune Espagne.

[26] SEIGNOBOS, Hist. politique de l'Europe contemporaine, p. 317 ; DESCHAMPS, les Sociétés secrètes et la société, t. II, p. 274-275 ; ECKERT, Magazin der Beweisführung für Verurtheiking des Freimaurer Ordens, t. II, p. 218-219.

[27] Paolo MENCACCI, Memorie documentate per la storia della rivoluzione italiana, un vol. in-8°, Roma, 1879, t. I, p. 10 et s.

[28] BERNASCONI, t. II, p. 32-36.

[29] BERNASCONI, t. III, p. 208-209.

[30] METTERNICH, Mémoires, t. VII, p. 115-116 ; Mémoires de Meyer, publiés à Vienne en 1875 et analysés dans la Revue générale de Bruxelles, mai et octobre 1-881 ; THUREAU-DANGIN, Hist. de la Monarchie de Juillet, t. VII, p. 174.

[31] Dépêches de Guizot à M. de Pontois, des 26 décembre 1844 et 3 mars 1845.

[32] THUREAU-DANGIN, Hist. de la Monarchie de Juillet, t. VII, p. 175.

[33] Le congrès de Vienne, en 1815, avait créé en Italie trois Etats moyens : au nord, les Etats sardes, replacés sous l'antique autorité de la maison de Savoie, et agrandis de l'ancienne république de Gènes ; au sud, le royaume des Deux-Siciles, rendu à la maison de Bourbon ; au centre, les Etats de l'Eglise, qui comprenaient quatre parties distinctes : Rome et le Patrimoine de saint Pierre, puis l'Ombrie avec les provinces de Pérouse, de Spolète et de Rieti ; enfin, sur le versant oriental des Apennins, les Marches d'Ancône, et les Légations de Bologne, de Ravenne, de Fork et de Ferrare, par où s'étendait jusqu'aux rives du Pô le domaine pontifical. A. ces trois monarchies, relativement grandes, s'ajoutaient trois petits Etats, dont un seul, la Toscane, avait ses traditions, ses souvenirs glorieux et sa raison d'être historique. Les deux autres n'étaient que des créations arbitraires de la politique ; c'étaient le duché de Modène et le duché de Parme. La Lombardie et l'ancien domaine de la république de Venise avaient été rattachées à l'Autriche, sous le nom de royaume Lombarde-Vénète ou de Lombardo-Vénétie. Le principal but des plénipotentiaires du congrès de Vienne avait été de se garder contre les entreprises de la France, considérée comme agent de la Révolution ; et les soldats de l'Autriche étaient là comme des sentinelles avancées, charges d'assurer la sécurité de l'Europe conservatrice. Mais l'Autriche avait amplifié sa mission au point de la dénaturer. Sous prétexte de protéger les souverains d'Italie contre les entreprises révolutionnaires, elle installait chez eux des garnisons et les réduisait presque à l'état de vassaux. Cf. P. DE LA GORCE, les Origines de l'unité italienne, dans le Correspondant du 10 novembre 1893, p. 436.

[34] A. PINGAUD, dans l'Histoire générale, t. X, p. 584-585.

[35] Iniziativa revoluzionaria dei popoli.

[36] Proclama egli Italiani.

[37] Prose politiche, p. 221.

[38] Prefazione a ano scritto di Charles Didier.

[39] Cf. C. CANTU, les Hérétiques d'Italie, trad. DIGARD et MARTIN, 5 vol. in-8°, Paris, 1870, t. V, p. 437-438.

[40] DESCHAMPS, les Sociétés secrètes, t. II, n. 273.

[41] ECKERT, op. cit., t. II, p. 213, 219 ; Claudio JANNET, la Franc-Maçonnerie au XIXe siècle, p. 207-211.

[42] M. D'AZEGLIO, Ricordi, 1867, ch. 34 ; C. JANNET, la Franc-Maçonnerie au XIXe siècle, p. 155.

[43] Crétineau-Joly avait abandonné depuis sa jeunesse les pratiques de la religion. Il n'y revint qu'au moment de sa mort. Voir MAYNARD, J. Crétineau-Joly, un vol. in-8°, Paris, 1875.

[44] MAYNARD, Crétineau-Joly, p. 340.

[45] MAYNARD, Crétineau-Joly, p. 343.

[46] CRÉTINEAU-JOLY, l'Eglise romaine en face de la Révolution, t. II, p. 356.

[47] HERGENRÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, t. III, l. III, ch. 17 ; Civilta cattolica, 1871, VII, 3, 81 et s.

[48] LOCKHART, Vie de Rosmini, trad. SEGOND, un vol. in-8°, Paris, 1889, p. 80-81.

[49] LOCKHART, Vie de Rosmini, p. 90 et s.

[50] LOCKHART, Vie de Rosmini, p. 108.

[51] LOCKHART, Vie de Rosmini, p. 172.

[52] LOCKHART, Vie de Rosmini, p. 188-189.

[53] BERNASCONI, t. II, p. 361-374. On trouvera dans ce document le texte complet des règles de l'Institut de la Charité. Rosmini y est appelé vir rerum divinarum atque humanarum scientia illustris, eximia pietate, religione, virtute, probitate, prudentia, integritate carus, ac miro in catholicam religionem atque hanc apostolicam sedem amore ac studio fulgens (Ibid., p. 372). Cet éloge de Rosmini est d'autant plus remarquable que Grégoire XVI connaissait l'originalité de son système philosophique et sa liaison avec Manzoni et autres personnages du parti national avancé.

[54] LOCKHART, Vie de Rosmini, p. 557-558. — Voir la condamnation des erreurs rosminiennes dans DANZINGER-BANNWART, n. 1891-1930. Le but de Rosmini était de combattre le sensualisme et le subjectivisme par l'exposé d'une philosophie reposant, d'une part, sur l'observation positive des faits, et atteignant, d'autre part, la réalité intellectuelle au delà de la réalité sensible, le non-moi et Dieu au delà du moi. Rosmini remarque que, si l'on observe avec attention les phénomènes de connaissance, on trouve forcément, au fond de chacun d'eux, un élément commun : l'être, l'être indéterminé et universel : les choses sont ceci ou cela, mais elles sont quelque chose. Or l'être se présente à nous sous trois formes : sous la forme d'un sentiment, sous la forme d'une idée ou sous la forme d'un rapport entre le sentiment et l'idée. D'où trois grandes divisions de la philosophie rosminienne ; réalité, idéalité, moralité. La doctrine de Rosmini a été condamnée comme entachée d'ontologisme. Sur la philosophie de Rosmini, voir PALHORIÈS, Rosmini, un vol. in-8°, Paris, 1908 ; E. SEGOND, Œuvres de Rosmini, traduites en français, 3 vol. in-8°, Paris, 1888 ; TRULLET, Examen des doctrines de Rosmini, trad. Silvestre de Sacy, un vol. in-8°, Paris, 1893 ; Bulletin critique, t. XIV, 1893, p. 309-312 : Revue du clergé français, t. LIX (1909), p. 309-318.

[55] Art. 3 de la règle (BERNASCONI, II, 363).

[56] Art. 23-28 (BERNASCONI, II, 365).

[57] Art. 24 (BERNASCONI, II, 365).

[58] LOCKHART, Vie de Rosmini, p. 378.