HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — VERS UNE RESTAURATION RELIGIEUSE

CHAPITRE VI. — LES MISSIONS ÉTRANGÈRES.

 

 

L'Europe, nous l'avons déjà vu, n'avait pas été seule à souffrir de la tourmente révolutionnaire. D'un point de vue, le désastre qu'avaient subi, presque partout, les missions étrangères, avait semblé plus profond, plus difficile à réparer. Déjà, sous l'ancien régime, les fâcheuses discussions qui s'étaient élevées entre certains ordres religieux avaient considérablement troublé leurs œuvres d'apostolat. En 1772, la suppression de la Compagnie de Jésus, qui fournissait aux missions du monde entier seize mille sujets, leur avait porté un coup bien plus funeste. Les infiltrations de la philosophie rationaliste avaient propagé en Europe, même dans les milieux chrétiens, une indifférence pratique, qui s'était traduite par un refroidissement du zèle et avait tari la source des vocations apostoliques[1]. Enfin, la spoliation des biens du clergé par la Révolution avait considérablement fait baisser les ressources des missions ; et, si l'on excepte les Etats-Unis et le Canada, où des circonstances particulières avaient favorisé l'action des prêtres émigrés, partout ailleurs leur pauvreté, leur isolement, le défaut d'organisation et de ressources, avaient paralysé leur bonne volonté. Ici, les chrétientés succombaient sous le coup de persécutions violentes ; là, privées de culte et de sacerdoce, elles se dissolvaient lentement.

Mais trois faits principaux viennent, dès les premières années de la Restauration, ranimer l'œuvre qui semblait périr et lui donner une impulsion nouvelle. Ce sont, en 1814, la restauration de la Compagnie de Jésus ; en 1815, la reconstitution de la société des Missions étrangères, et, de 1815 à 1822, la fondation et l'organisation de l'œuvre de la Propagation de la foi. Grâce à ces trois événements, l'œuvre des missions retrouve des ouvriers et des ressources ; et l'Eglise, sans cesser de poursuivre sa lutte contre les disciples de Voltaire, de Rousseau, de Kant et de Hegel, se remet en contact avec les cultes naturalistes de la Chine, de l'Inde et des tribus sauvages de l'Amérique, avec les cultes métaphysiques des brahmes philosophes et des bouddhas lettrés, avec le culte moral et social de l'islamisme[2] ; combattant à la fois, dans les terres civilisées, toutes les formes de l'incrédulité savante, et, dans les terres incultes, tous les degrés de la superstition spontanée.

 

I

Bien que le grand mouvement des missions n'ait été repris qu'après la chute de l'empire, on aurait tort d'attribuer à l'empereur une hostilité systématique à l'égard de ces entreprises religieuses[3]. Napoléon avait compris de bonne heure que l'expansion coloniale allait être le principal objectif des gouvernements au XIXe siècle, et il avait parfaitement discerné le secours que les missions catholiques pourraient apporter au développement de notre empire colonial et au relèvement de notre prestige à l'étranger. Aussi le vit-on, à la paix d'Amiens, en 1802, exiger impérieusement la restitution de toutes les conquêtes coloniales de la Révolution française, et, aussitôt la paix signée, travailler avec une fiévreuse anxiété à reconstituer notre domination coloniale[4]. En même temps, il demandait à Portalis un rapport sur les missions catholiques. Ce rapport, daté du 7 novembre 1802, propose au premier consul de soutenir et d'encourager les missionnaires français, principalement les lazaristes et les prêtres des Missions étrangères, car : 1° les missions catholiques favorisent le bien de l'humanité, et c'est un honneur pour la France de contribuer à l'intérêt commun de toutes les nations et de tous les hommes ; 2° les missions catholiques sont un des moyens les plus efficaces de servir les intérêts et la gloire de la nation française, et 3° il importe de ne pas se laisser distancer par les Anglais, qui ont compris l'utilité des missions dans les pays conquis et les favorisent de tout leur pouvoir[5].

L'opinion publique se montrait favorable aux missionnaires. Les pages éloquentes que Chateaubriand leur avait consacrées dans le Génie du christianisme avaient produit partout une impression profonde. Pie VII était disposé à encourager l'œuvre de tout son pouvoir. Une de ses grandes préoccupations avait été la reconstitution du collège de la Propagande, fondé en 1622 par Grégoire XV. L'établissement avait été saccagé en 1798, mais le sénatus-consulte du 2 avril 1808, qui réunissait les États de l'Eglise à l'empire français, avait déclaré que les dettes de la Propagande deviendraient dettes impériales et que les biens et rentes de l'établissement seraient administrés par une commission dont le marquis de Fortia fut membre. Ce marquis de Fortia, par sa prudence et son zèle, seconda Pie VII dans ses vues de reconstitution du collège. Peu à peu de nouveaux élèves purent y être reçus ; la chapelle, qui était devenue un magasin, fut rendue au culte, et l'institution de la Propagande fut bientôt en mesure de continuer la mission que lui avait assignée Grégoire XV donner à l'apostolat des nations lointaines des ressources et des sujets.

Malheureusement, les grandes guerres de l'empire entravèrent ces projets comme tant d'autres. Le fait était d'autant plus regrettable que des nations protestantes, la Hollande et surtout l'Angleterre, n'avaient- pas cessé de favoriser leurs missionnaires. La Société biblique, fondée à Londres en 1780, et dont les revenus devaient s'élever, en cinquante ans, de cent vingt-cinq mille francs à cinq millions, était l'auxiliaire le plus puissant des missionnaires protestants. D'après ses statistiques officielles, la Société biblique avait dépensé, de 1780 à 1800, plus de quinze millions (six cent mille livres) à distribuer des bibles et des tracts religieux et à soutenir de toutes manières les prédicateurs de la Réforme[6].

Aussi ne faut-il pas s'étonner que, la paix une fois rendue à l'Europe, l'élan vers les missions ait été considérable.

Dans sa bulle Sollicitudo, du 7 août 1814, qui rétablissait la Compagnie de Jésus, Pie VII avait exhorté tous les supérieurs, tous les provinciaux, tous les recteurs et tous les membres de la Société rétablie, à se montrer en tous lieux les fidèles imitateurs de leur Père. La Société de Jésus, écrit à ce propos son historien[7], n'abdiqua pas son génie des conquêtes évangéliques ; elle ne renonça point à l'héritage de martyre et de civilisation que ses prédécesseurs lui avaient légué. Ses souvenirs des temps passés, les vœux des peuples, les besoins de la religion, firent une loi aux nouveaux jésuites de rentrer dans la carrière des missions. Cet élan ne devait pas s'affaiblir, puisque, près d'un siècle plus tard, en 1900, la Compagnie de Jésus devait fournir, à elle seule, aux diverses missions étrangères, près de quatre mille missionnaires[8].

L'année suivante, le 2 mars 1815, une ordonnance du roi Louis XVIII rétablissait la société des Missions étrangères, qu'un décret de Napoléon, daté du 26 septembre r8o9, avait dissoute[9]. Inaugurée en 1658 par les premiers vicaires apostoliques, définitivement fondée en 1663, la société des Missions étrangères avait alors cent cinquante-sept ans d'existence. Sa naissance avait été pénible, sa croissance assez lente ; à aucune époque le nombre de ses prêtres n'avait atteint soixante. Le fait n'est pas sans étonner ; mais l'admiration se mêle à l'étonnement quand on regarde son vaste champ de bataille, les événements multiples auxquels elle avait été mêlée et les succès qu'elle avait obtenus... Elle avait eu à combattre contre le Portugal, qui voyait en elle un ennemi du pouvoir spirituel de ses évêques ; contre les gouvernements païens de Siam, de Cochinchine, du Tonkin, de Chine ; contre les mahométans de Sumatra ; contre les protestants anglais du Canada et des Indes... Quelques-unes de ses missions avaient donné d'excellents résultats. Le Yun-Nan, le Kong-Tchéou, le Cambodge, Siam, étaient dans une situation attristante ; mais la Cochinchine, le Tonkin, le Su-tchuen, étaient prospères et solides. Le clergé indigène, formé par la Société et toujours exclusivement séculier, était pieux, habile, dévoué ; il avait plusieurs fois sauvé les Eglises... En France, la Société avait supporté la Révolution, refusant l'apostasie, vivant dans l'exil, rachetant son séminaire. Tel était son passé[10]. Il pouvait faire prévoir son glorieux avenir, quand, en 1815, elle reprit le chemin des Indes et du martyre.

Peu de temps après, Mgr de Mazenod fondait à Aix la congrégation des Oblats de Marie Immaculée, et le P. Colin créait à Lyon celle des Pères maristes, qui allaient, elles aussi, à côté des vieilles congrégations ressuscitées des dominicains, des rédemptoristes et des lazaristes, solliciter l'honneur de se dévouer dans les missions les plus lointaines et les plus périlleuses[11].

L'initiative de quelques humbles femmes de France allait bientôt fournir à ces troupes vaillantes les ressources dont elles avaient besoin pour leur apostolat. En 1815, Mgr Dubourg, évêque de la Nouvelle-Orléans, revenant de Rome, communiqua à une pieuse veuve lyonnaise, Mme Petit, la pensée de fonder une association d'aumônes populaires, à raison d'un franc par an, pour subvenir aux besoins spirituels de la Louisiane. Les quelques offrandes recueillies par elle ne formaient pas un trésor ; mais c'était le denier de la veuve... En 1819, une autre personne de Lyon, Mlle Pauline Jaricot, reçoit de son frère, étudiant à Saint-Sulpice de Paris, une lettre pleine de la plus douloureuse émotion sur le dénuement des missions étrangères. La pieuse chrétienne, elle aussi, organise parmi les ouvrières de l'industrie lyonnaise une collecte, à raison d'un sou par semaine, en faveur du séminaire des Missions étrangères. Deux mille francs sont recueillis et envoyés à cette maison, pour être dirigés par elle vers cette vieille Asie de laquelle Lyon avait reçu le bienfait de la foi.

Les deux ruisseaux firent leur jonction, quelques années plus tard, à l'occasion de la visite d'un vicaire général de Mgr Dubourg. Une assemblée de douze Lyonnais décida qu'il fallait étendre l'Association à toutes les missions du globe et en recruter les membres universellement. C'était le vendredi 3 mai 1822, fête de l'Invention de la Sainte-Croix. La Propagation de la Foi fut fondée ce jour-là.

La recette du premier mois avait été de cinq cent vingt francs dix centimes pour le diocèse de Lyon, celle de la première année s'éleva à quinze mille deux cent soixante-douze francs. En 1838, l'œuvre recueillait un million trois cent quarante-trois mille francs. Deux ans après elle encaissait plus de deux millions, et depuis lors les recettes n'ont fait que s'accroître[12]. Entre temps, l'œuvre avait été organisée. Des prières avaient été demandées à ses membres, en même temps que leur aumône. Plus tard, deux autres œuvres semblables, celle de la Sainte-Enfance et celle des Ecoles d'Orient, allaient augmenter encore le budget des missions et permettre à tout chrétien, aux petits enfants eux-mêmes, de contribuer, par leurs prières et par leurs sacrifices, à cette grande œuvre de l'apostolat qui a toujours été le caractère marqué de la véritable Eglise, le signe le plus frappant de sa vitalité.

 

II

Le Souverain Pontife Pie VII ne put pas voir en ce monde le fruit de tant de dévouements mais en rendant son âme à Dieu, le 2 août 1823, si son regard se porta vers les nations infidèles où les missionnaires allaient diriger leurs pas, son cœur put se remplir des plus légitimes espérances. On eût dit que la Providence, au moment même où elle suscitait chez les peuples catholiques un zèle nouveau, préparait les âmes des peuples lointains à recevoir les bienfaits de ce zèle.

L'une des premières régions vers lesquelles se tourna la pensée de Pie VII, lorsque les événements de 1815 eurent rendu la paix au monde, fut la Corée. Il se rappelait qu'en 1792, au milieu de la tourmente, il avait reçu l'hommage d'une chrétienté fondée dans ce pays, et qu'en 1811, pendant qu'il était prisonnier à Fontainebleau, on lui avait remis une touchante supplique des fidèles coréens, demandant des prêtres catholiques.

La manière dont cette chrétienté de Corée s'était formée apparaît comme un des miracles les plus touchants de la bonté divine. C'est le seul exemple d'une contrée convertie en dehors de tout apostolat étranger.

La Corée, grande presqu'île montagneuse du nord-est de l'Asie, située entre la mer du Japon et la mer Jaune, avait, comme la Chine, dont elle était vassale, cherché sa sécurité dans un isolement absolu. A la fin du XVIIIe siècle, cette contrée fermée n'avait jamais vu de prêtres. A cette époque, plusieurs sages de ce pays tombent sur quelques livres de piété catholiques, écrits en chinois et importés par hasard, au milieu d'ouvrages scientifiques. Ils en sont frappés. L'un d'eux, Seng-Houn-i, se met en rapport avec l'évêque de Pékin, l'illustre Alexandre de Gouvea, franciscain portugais, qui l'instruit et le baptise. Le néophyte n'a dès lors plus qu'un désir : puisque la Chine et l'Europe ne peuvent envoyer de catéchistes à son pays, il se fera catéchiste lui-mime. Aidé d'un de ses amis, le vertueux Pick-i, il instruit ses compatriotes et les baptise. Ces catéchumènes deviennent à leur tour des apôtres. Les livres d'instruction religieuse composés par les missionnaires de Chine sont traduits en coréen et répandus dans le inonde des lettrés, puis dans la classe moyenne et dans le peuple. La foi de ces nouveaux chrétiens est si forte que lorsque, en 1791, des ordres de Pékin leur enjoignent de renoncer à leur nouvelle religion, un grand nombre d'entre eux subit courageusement les affreux supplices de la bastonnade, de l'écartement des os et de la planche à torture. Un prêtre chinois, le père Jacques Tsiou, leur est enfin envoyé en 179'4. Les plus admirables vertus, la virginité, l'humilité, la charité, fleurissent dans la jeune Eglise. Deux nouvelles persécutions, en 1799 et en 1801, rencontrent le même courage. Le Père Tsiou, après avoir subi les supplices ordinaires, est décapité le 31 mai 1801. Pie VII ne peut faire autre chose pour les admirables chrétiens de Corée que les soutenir par ses encouragements paternels et les placer sous la juridiction de l'évêque de Pékin. Son successeur Léon XII devait organiser la mission, la confier à la société des Missions étrangères et placer à sa tête comme vicaire apostolique Mgr Bruguière[13].

Non loin de là, au Japon, un autre prodige de la grâce, que l'Europe ne devait connaître que plus tard, se perpétuait dans des circonstances non moins admirables. Vingt cinq chrétientés, dont l'origine remontait à saint François-Xavier lui-même, conservaient, grâce à la transmission fidèle de leurs traditions, et sans autres sacrements que le baptême, le feu sacré de la foi véritable et attendaient avec confiance, pour se confier à lui, le prêtre qu'ils reconnaîtraient à trois signes : à sa dévotion envers la Vierge Marie, à son obéissance au pape et à son vœu de virginité[14].

 

III

Nous avons vu plus haut que la Révolution française avait eu de funestes contre-coups sur les chrétientés des Indes. Dans les colonies que le traité de Versailles, en 1783, avait rendues à la France[15], deux anciens jésuites, quelques capucins et quelques prêtres des Missions étrangères travaillaient sous les ordres de Mgr Champenois. Les persécutions combinées du sultan musulman Tippo-Saïb et des agents révolutionnaires venus de France, dispersèrent prêtres et fidèles. L'un des missionnaires, l'abbé Dubois, de la société des Missions étrangères, écrivait, le 15 septembre 1798 : Qu'allons-nous devenir ? Persécutés et proscrits par les Français, suspectés par les Anglais, abandonnés par le clergé portugais, Dieu seul sera notre secours[16]. En 1805 Mgr Champenois, épuisé par la maladie et les fatigues, demandait en vain un auxiliaire. En 1813, le séminaire fondé à Pondichéry était à bout de ressources. En 1816, l'abbé Dubois écrivait : Tous, tant que nous sommes ici, nous sommes accablés, les uns d'années, les autres d'infirmités. Ne pourriez-vous pas nous envoyer un ou deux sujets pour nous enterrer ?[17]

Presque découragé, sans action apparente sur une population que l'esprit révolutionnaire cherchait à fausser, en même temps que le fanatisme musulman la terrorisait, l'abbé Dubois s'adonna surtout aux œuvres de charité corporelle et à la composition d'un grand ouvrage sur les mœurs du pays qu'il évangélisait. Mais son œuvre ne fut point aussi stérile pour l'apostolat qu'il le pensait. Le bienfaiteur des pauvres et le savant préparèrent les voies au catéchiste. Par sa charité comme par sa science, il se gagna les sympathies des grands et du peuple. Quand, écrit le gouverneur anglais de Madras[18], M. Dubois, dans ses excursions, approchait d'un village, les brahmes, par un sentiment spontané de déférence, nettoyaient et disposaient tout pour le recevoir. Le conseil supérieur de la Compagnie des Indes lui acheta, pour le prix de vingt mille francs, son grand ouvrage, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde, et le fit imprimer en anglais, à Londres, en 1817. Le savant Max Muller devait dire, dans une préface qu'il donna à la réédition de cette œuvre en 1897 : L'œuvre de Dubois est celle d'un témoin oculaire... Elle garde toute sa valeur[19]. Les vingt mille francs furent employés par Dubois à réorganiser le séminaire de Pondichéry ; mais surtout la considération que le zélé missionnaire avait acquise et dont bénéficièrent plus tard ses confrères prépara merveilleusement les esprits au grand mouvement d'évangélisation qui allait se produire, quinze ans plus tard, dans la région des Indes françaises.

 

IV

Ce procédé de pénétration par le prestige de la science était celui que l'expérience avait déjà montré comme le plus efficace au milieu de la population chinoise. Ce fut celui qu'employèrent en Chine, à la suite des jésuites, les lazaristes et les prêtres des Missions étrangères, qui les remplacèrent après leur dispersion[20]. De 1775 à 1823, leur œuvre d'évangélisation fut entravée par bien des persécutions violentes ; mais le courage des chrétiens, le martyre du Bienheureux Dufresse, en 1815, et celui du Bienheureux Clet, en 1820, rappelèrent les temps les plus héroïques de l'histoire de l'Eglise.

Les trois premiers lazaristes arrivèrent à Pékin le 29 avril 1785. C'étaient M. Raux, astronome distingué, élève de Lalande, M. Ghislain, esprit cultivé, très versé dans l'étude des sciences, et le frère Paris, horloger de son métier, dont l'habileté, en fait de mécanique, égalait, dit-on, celle de Vaucanson. Quelques anciens jésuites, restés en Chine, les secondèrent avec beaucoup d'abnégation. Le P. Bourgeois, ancien chef de la mission, présenta M. Raux à l'empereur ; et le P. Amyot céda au savant lazariste ses fonctions d'interprète impérial pour les Européens. Fils de saint Ignace et enfants de saint Vincent de Paul fraternisèrent avec une intimité touchante. Le P. Bourgeois écrivait, en 1788, à son confrère le P. Beauregard, le célèbre prédicateur : On ne sait si c'est le P. Raux qui vit en jésuite, ou si c'est nous qui vivons en lazaristes[21]. Cette union tout évangélique obtint les plus heureux résultats. Les missionnaires réussirent à faire admettre dans la grande bibliothèque fondée à Pékin par l'empereur Khien-Long, plusieurs ouvrages chrétiens, entre autres le Tien-tchou-che-i (La véritable notion de Dieu) du P. Ricci, un chef-d'œuvre que certains mandarins lisaient et relisaient pour se former au style. Sous le successeur de Khien-Long, Kia-Khing, en 1800, tandis que le culte catholique était encore persécuté en France, interdit en Angleterre, troublé en Italie, une procession très solennelle, dont les Annales rendent compte, put se dérouler dans les rues de Pékin, au jour de la Fête-Dieu[22]. En 1803, le vicaire apostolique du Se-tchuen, Mgr Dufresse, des Missions étrangères, profita de la paix pour convoquer et faire célébrer le premier synode chinois.

Les statuts qui sortirent de ce synode sont l'acte le plus important qui ait été publié, depuis les Monita de 1664, pour régler les conditions de la vie du missionnaire en Chine. L'ensemble de ces statuts est divisé en dix chapitres. La vie du missionnaire y est réglée, avant tout, comme une vie d'oraison, de retraite et de silence intérieur. On lui recommande ensuite une grande prudence dans ses relations extérieures, de la discrétion dans les quêtes, dans l'administration des biens temporels, dans l'imposition des pénitences publiques, dont l'opportunité sera toujours soumise au jugement de l'évêque. On lui parle ensuite du zèle apostolique, des efforts à tenter pour fonder des écoles chrétiennes, des mesures à prendre pour empêcher les catholiques de participer aux coutumes superstitieuses des païens. Par un bonheur qui n'est pas donné à tous, dit un historien de cette mission, Mgr Dufresse eut le temps d'appliquer les règles qu'il avait composées, d'en surveiller le fonctionnement, de les faire pénétrer dans les habitudes de ses collaborateurs. Aucune persécution, aucun trouble politique n'a pu prévaloir contre la vigueur que l'observation continuelle de règlements si sages donna à la mission du Se-tchuen, qui, dès lors, est demeurée semblable à ces monuments que la tempête entoure sans pouvoir remuer leurs solides assises.

Onze ans se passèrent dans cette tranquillité relative. Mais, vers la fin de l'année 1814, un païen dévoila au vice-roi du Se-tchuen, Chang-Ming, l'état de la mission, qu'il avait connu en feignant de vouloir embrasser le christianisme. Il divulgua l'établissement du séminaire, le nombre des élèves et des professeurs, et dénonça nommément Mgr Dufresse, qui fut arrêté le 18 mai 1815 et conduit à Tcheu-tou, la capitale de la province.

L'évêque resta en prison pendant quatre mois et subit plusieurs interrogatoires ; le 14 septembre, le vice-roi Chang-Ming l'appela devant lui. Le haut mandarin avait d'avance pris connaissance de toutes les pièces du procès ; il avait résolu de porter une sentence capitale contre le prélat et de l'exécuter, sans même en référer à l'empereur.

Dès que Mgr Dufresse parut, il réunit immédiatement tous ses officiers, et condamna le prisonnier à avoir la tête tranchée. On dit que le saint vieillard appela son juge au tribunal de Dieu et lui annonça une mort prochaine, prédiction qui devait se réaliser.

Il fut dépouillé de sa tunique, que deux soldats déchirèrent, et conduit à pied sur la place de la porte septentrionale, située en dehors de la ville et éloignée du palais d'environ une demi-lieue. Trente-trois chrétiens furent extraits de leur prison, conduits au même lieu, entourés de bourreaux et de tout l'appareil du supplice. A leur arrivée, un mandarin leur ordonna de renoncer à Jésus-Christ. En face de la foule immense groupée autour d'eux, les fidèles, à l'exception d'un seul, protestèrent qu'ils étaient prêts à mourir, et, se mettant à genoux, ils prièrent le saint évêque de les absoudre de leurs fautes, de les fortifier et de les consoler en leur accordant sa dernière bénédiction. Le prélat leur fit une courte exhortation, leur donna l'absolution, puis, sans manifester aucune émotion, il se tourna vers le bourreau et s'inclina : le soldat éleva et abaissa son sabre, et la tête de la victime roula sur le sol[23].

L'année suivante, Pie VII, parlant de cette mort dans une allocution, disait : En en lisant le récit, il nous semblait relire les annales de la primitive Eglise. Mgr Dufresse a été déclaré Bienheureux par Léon XIII en 1900.

La persécution, commencée en 1815, se prolongea pendant plusieurs années. Le fait le plus saillant de cette période fut le martyre du Bienheureux Clet, religieux de la congrégation de Saint-Lazare.

C'était un vieillard de soixante-douze ans. Il faisait sa résidence dans les montagnes de la province de Hong-Kong, hébergé par des familles chrétiennes. Une récompense de mille taëls (sept mille cinq cents francs) fut promise à celui qui le ferait arrêter. Pendant plusieurs mois, le saint prêtre échappa à toutes les recherches, se cachant dans des cavernes et changeant fréquemment de gite. Il fut arrêté le 6 juin 1819. Sans respect pour sa vieillesse, ses bourreaux le traitèrent indignement, le souffletant avec des semelles de cuir, le chargeant de lourdes chaînes. Il fut étranglé pour la foi le 18 février 1820. Comme Mgr Dufresse, l'Eglise l'a mis au nombre de ses Bienheureux.

Des prêtres chinois, des catéchistes, de simples fidèles, furent aussi mis à mort. D'autres furent jetés en prison, envoyés en exil au fond de la Tartarie. Cependant l'évangélisation, sans gagner du terrain, s'affermissait. La détresse dans laquelle se trouvèrent les chrétiens provoqua d'admirables actes de charité. Une lettre, écrite par un missionnaire à la date du 16 septembre 1820, et insérée dans les Annales, dit[24] : Nous sommes toujours cachés, et souvent chez des chrétiens peu aisés. Ils sont presque tous pauvres. Ceux qui auraient pu nous aider ont souffert de grandes pertes pendant les persécutions. Mgr Fontana, lazariste portugais, vicaire apostolique du Se-tchuen, n'avait que des vêtements en lambeaux. En 1824, Mgr Florent, des Missions étrangères, évêque de Sozopolis, ancien coadjuteur de Mgr Dufresse, vendait ses vêtements de rechange pour acheter du riz à des Chinois mourant de faim. C'était la résurrection des premières communautés chrétiennes, n'ayant qu'un cœur et qu'une âme, et faisant espérer, pour un temps de paix, une magnifique floraison de vie catholique.

Mais, d'autre part, le sentiment national des Chinois s'aigrissait. Un des prétextes invoqués dans les dernières persécutions, avait été la saisie, sur un courrier, de lettres et de relevés topographiques pour l'Europe De fait, en 18o5, l'empereur Napoléon, frappé de l'influence que pourrait exercer, en faveur de la politique française, la prospérité de nos missions d'Extrême-Orient, leur avait fait affecter des secours spéciaux, et avait choisi trois savants pour remplir en Chine une mission laïque[25]. La guerre d'Autriche, puis la guerre avec l'Angleterre, empêchèrent leur départ ; mais le roi George écrivit à l'empereur de Chine pour le mettre en garde contre les entreprises des Français[26]. Il était à prévoir que l'Europe, pénétrant en Chine par la force, apporterait un nouvel élément de puissance, mais aussi, il faut bien le dire, de danger aux ouvriers évangéliques[27].

En somme, la situation religieuse des pays de mission, pendant le premier quart du XIXe siècle[28], n'était pas sans analogie avec celle des pays de l'Europe à la même époque. Comme en France, où les aspirations religieuses, tour à tour exprimées par Chateaubriand et par La Mennais, offraient plus d'une équivoque périlleuse ; comme en Allemagne, où le courant romantique s'était bifurqué en deux tendances antagonistes ; comme en Angleterre, où l'impulsion qui allait conduire Newman au catholicisme était contrebalancée par celle qui allait fixer Keble et Pusey dans le ritualisme ; partout l'humanité apparaissait comme soulevée par un immense mouvement de la grâce vers-une ère de rénovation catholique, mais aussi comme partout guettée par les pièges de l'Esprit du mal ; et la fidélité à ce mouvement de la grâce dépendait d'un choix dont la liberté de l'homme porterait la redoutable responsabilité.

 

 

 



[1] Le R. P. BRUCKER, dans les Etudes du 20 février 1899, p. 551, constate que le nombre des missionnaires, en 1789, ne dépassait pas probablement le chiffre de 300.

[2] On sait que les historiens des religions distinguent : 1° les religions naturalistes, 2° les religions métaphysiques ; et 3° les religions plus spécialement morales et sociales. Cf. CARRA DE VEAUX, les Religions non chrétiennes, dans Un siècle, 1 vol. in-4°, Paris, Oudin, 1900, p. 694-729.

[3] Mgr Baunard cite cette boutade : Je ne veux plus de missions quelconques. Je me contente d'exercer la religion chez moi, et je ne me soucie point de la propager à l'étranger. C'est une de ces paroles violentes que l'empereur aimait à jeter à la face de ses contradicteurs pour les décontenancer, mais qu'on ne saurait prendre pour un programme de gouvernement. BAUNARD, Un siècle de l'Eglise de France, p. 424.

[4] Alfred RAMBAUD, la France coloniale, 1 vol. in-8°, Paris, 1895, p. 33.

[5] A. LAUNAY, Histoire de la Société des Missions étrangères, t. II, p. 356-359.

[6] William MARSHALL, les Missions chrétiennes, trad. française, 2 vol. in-8°, Paris, 1865, t. I, p. 13-15.

[7] CRÉTINEAU-JOLY, Histoire de la compagnie de Jésus, t. VI, p. 351.

[8] J. BRUCKER, Etudes du 20 février 1899, p. 552.

[9] A. LAUNAY, Histoire générale de la Société des Missions étrangères, t. II, p. 633.

[10] A. LAUNAY, Histoire générale de la Société des Missions étrangères, t. II, p. 488-489.

[11] L'institut des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, fondé en 1807 par Mme Javouhey, devait être d'un grand secours pour les missionnaires.

[12] Mgr BAUNARD, Un siècle de l'Eglise de France, p. 426-428. Les recettes de 1911 ont été de 7.274.226 fr. 59 c., dont la France a fourni 3.025.788 fr. 89 c.

[13] Voir Mgr DE GOUVEA, Relation de l'établissement du christianisme dans le royaume de Corée, brochure in-8°, Londres, 1800 ; Ch. DALLET, Histoire de l'Église de Corée ; LAUNAY, les Missionnaires français en Corée, 1 vol. in-12, Paris, 1895.

[14] MARNAS, la Religion de Jésus au Japon, t. I, p. 488 et s. ; LAUNAY, le Japon, dans les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, t. III, p. 417 et s.

[15] Pondichéry, Karikal, Mahé, Chandernagor.

[16] Voir l'intéressante brochure de M. MAZON, Un Missionnaire vivarois aux Indes, l'abbé Dubois, Privas, 1899, p. 14.

[17] M. MAZON, Un Missionnaire vivarois aux Indes, l'abbé Dubois, p. 16.

[18] M. MAZON, Un Missionnaire vivarois aux Indes, l'abbé Dubois, p. 20.

[19] Voir la préface de Max Muller dans A. MAZON, op. cit., p. 61-63. En 1825, l'abbé Dubois publia en français une édition soigneusement revue de son ouvrage : Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde, Paris, 1825. Cette édition très rare se trouve à la Bibliothèque nationale sous la cote OK 2.149. L'abbé Dubois, né à Saint-Remèze, dans le Vivarais, le 10 janvier 1766, et mort au séminaire des Missions étrangères le 17 février 1848, a publié aussi, en anglais, Letters on the state of christianity in India, London, Longman, 1823, in-8°, Bibl. nat , cote OK 2.531, et, en français, Exposé de quelques-uns des principaux articles de la théologie de Brahma, 1 vol. in-8°, Paris, 1825, B. N. OK 2.339 ; Le Pancha-Tautra, fables du brahme Vichnou, Paris, 1826, réédité par Barraud en 1872, avec treize eaux-fortes de Léonce Petit. Le célèbre livre de Dubois, dit le Tablet du 7 mai 1898, est une vraie encyclopédie de tout ce qui concerne la vie indienne... La finesse politique de l'auteur et la lucidité de son esprit feraient honneur à un homme d'Etat.

[20] Le décret de la Propagande confiant aux lazaristes les missions da la Chine est du 7 décembre 1783.

[21] HUC, le Christianisme en Chine, t. IV, p. 230.

[22] Annales, t. XXI, p. 7-S.

[23] A. LAUNAY, les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, t. III, p. 254-257 ; Histoire des Missions étrangères, t. II, p. 439-447.

[24] Annales, t. I, n° VI, p. 26.

[25] Mgr FAVIER, dans les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, t. III, p. 70.

[26] Mgr FAVIER, dans les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, t. III, p. 70.

[27] A. LAUNAY, dans les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, t. p. 258.

[28] Nous n'avons voulu jeter ici qu'un rapide coup d'œil sur les principales Missions catholiques ayant une histoire de 1775 à 1823. Pour beaucoup de pays, le mouvement d'évangélisation date du milieu du XIXe siècle. On en verra le récit au t. VIII de l'Histoire générale de l'Eglise. L'ouvrage le plus complet sur la matière est celui de M. LOUVET, les Missions catholiques au XIXe siècle, 1 vol. in-4°, illustré, Lille, 1898.