I L'entrée solennelle de Pie VII à Rome se fit le 24 mai, fête de Notre-Dame Auxiliatrice. L'Eglise, dans ses offices, célèbre solennellement cet anniversaire en attribuant à la protection de la Sainte Vierge la délivrance du Chef suprême de l'Eglise[1]. Le cardinal Pacca, redevenu le fidèle compagnon du pontife, rappelle ainsi les joies de cette journée, dont il fut le témoin : D'autres ont longuement parlé des démonstrations d'allégresse, de dévouement et d'amour que le bon peuple romain fit éclater dans cette entrée triomphale. Pour moi, je n'oserais en parler, dans la crainte d'en donner une idée bien au-dessous de la réalité. Je dirai seulement que, partout où passait la voiture qui portait le Saint-Père, on voyait une multitude de personnes dont les larmes de joie étouffaient les paroles[2]. Avant d'arriver à Rome, Pie VII avait donné l'ordre d'y accueillir avec bienveillance la mère de l'empereur, Mme Lætitia, qui, à l'exemple de Mmes Adélaïde et Victoire, tantes de Louis XVI, du roi d'Espagne Charles IV, de la reine Marie-Louise et de tant d'autres personnes royales dépossédées de leur puissance, venait abriter sa grande infortune dans la Ville éternelle. Peu de temps après, le pape se fit un devoir de recommander à la générosité des souverains alliés, par l'intermédiaire de Consalvi, la famille de l'empereur détrôné[3]. Pie VII n'avait jamais pu se défendre d'une sympathie pour Napoléon ; il croyait à ses dispositions chrétiennes ; il resta toute sa vie sous le charme du grand homme avec lequel il avait signé le Concordat. En 1817, touché des souffrances de l'auguste prisonnier, lors de sa relégation à Sainte-Hélène, il poussa la magnanimité jusqu'à demander au prince régent d'Angleterre un adoucissement au traitement qu'on faisait subir à son ancien persécuteur ; et la mère de Napoléon pouvait écrire, en toute vérité, le 27 mai 1818 : Nous ne trouvons d'appui et d'asile que dans le gouvernement pontifical. Je parle au nom de toute une famille de proscrits, et surtout au nom de celui qui meurt à petit feu sur un rocher désert[4]. Ce fut la vengeance du pontife. L'empereur s'en souvint peut-être lorsque, à la fin de sa carrière, il demanda à Rome un prêtre pour recevoir ses suprêmes confidences et l'aider à passer chrétiennement les dernières années d'une vie si glorieuse et si tourmentée[5]. Mais pendant que le cœur miséricordieux du pontife se tournait avec compassion vers l'infortune de son ennemi déchu, son attention était vivement appelée vers la situation nouvelle faite à l'Europe au lendemain de la chute du grand empereur. Cette situation allait imposer de nouveaux devoirs à sa sollicitude apostolique. Un éminent historien protestant, Léopold de Ranke, a justement remarqué que le résultat des grandes guerres de Napoléon avait été de rallier autour du pape, non seulement les descendants des souverains catholiques qui avaient le plus violemment chassé les jésuites de leurs Etats, tels que les rois de France, d'Espagne et de Portugal, ou le plus ardemment soutenu le jansénisme, tels que les souverains de Toscane et d'Autriche, mais aussi les représentants des nations protestantes ou schismatiques où le rationalisme de Voltaire avait trouvé ses plus fermes appuis, l'Angleterre, l'Allemagne et la Russie. Aussi bien, quand ces nations cherchèrent à réaliser une restauration politique, furent-elles amenées à l'appuyer sur une restauration religieuse concertée avec le pape, et quand les quatre grandes puissances alliées, dont trois étaient anticatholiques, se réunirent à Londres pour régler la situation internationale, une des premières questions dont elles eurent à se préoccuper fut le désir exprimé par le pape de rentrer dans la possession de tout l'Etat romain[6]. Comme au lendemain de la chute de l'empire romain ou de l'empire de Charlemagne, la papauté restait la grande puissance morale, debout au milieu des ruines. Si l'on veut exprimer par un mot le désir de l'Europe en 1815, on ne trouve que le mot de Restauration. Chez les meilleurs esprits de cette époque, écrit le cardinal Hergenröther[7], toutes les préoccupations semblèrent déterminées par un besoin de restauration. Cette restauration était d'abord désirée dans l'ordre politique. Non point que quelqu'un songeât alors, pas même Metternich, qui allait être désormais, pendant plus de trente ans, l'arbitre de l'Europe, à ressusciter l'organisation de l'ancien régime. Il y avait sans doute quelque exagération voulue dans la parole prononcée au congrès de Vienne par le cardinal Consalvi : Entre les temps présents et les temps antiques, je vois plus de différences qu'entre l'époque qui suivit le déluge et l'âge antédiluvien[8] ; mais la Révolution et l'empire avaient posé des faits contre lesquels toute réaction était inutile. Les regards des hommes d'Etat se portaient donc moins vers la monarchie absolue de Louis XIV que vers les institutions de l'Angleterre constitutionnelle, à qui sa prospérité matérielle et ses récentes victoires donnaient un prestige nouveau. Au sortir du régime de compression que l'empereur Napoléon avait exercé sur elles, les nations aspiraient à se développer désormais suivant les lois Propres de leurs traditions historiques et de leurs qualités ethniques, dans des rapports uniquement réglés par la réciprocité de leurs droits et de leurs aspirations propres[9]. Après les troubles de la Révolution et les guerres de l'empire, la restauration de la vie économique et des libertés publiques, si longtemps entravées, était aussi un des besoins urgents. La Russie, en transformant ses serfs en travailleurs, et ses riches seigneurs en manufacturiers ; la Prusse, en cherchant dans des associations douanières les progrès de son industrie ; la France, en substituant sa vieille aristocratie territoriale à l'aristocratie militaire du régime disparu, tendaient au même but. Partout, la jeunesse, qui avait si longtemps frémi au mot de gloire, s'exaltait maintenant au mot de liberté. Un homme monta à la tribune aux harangues, dit Musset[10], tenant à la main un contrat entre le roi et le peuple ; il commença à dire que la gloire est une belle chose, et l'ambition de la guerre aussi ; mais qu'il y en avait une plus belle, qui était la liberté. Les enfants relevèrent la tête. Dans cette effervescence des esprits vers une vie publique à la fois plus traditionnelle, plus nationale, plus laborieuse et plus libre, des éléments révolutionnaires se mêlaient sourdement aux revendications légitimes. Tandis que celles-ci prenaient plus spécialement pour but, en Pologne et en Italie, la conquête d'une nationalité propre, en Allemagne celle de l'unité, en Angleterre celle d'une réforme électorale, en France celle d'une charte nationale, des sociétés secrètes, nées sous l'empire, un peu partout, dans le but ou sous le prétexte de résister à l'oppression, poursuivaient, après la paix rétablie, leur œuvre souterraine. Le type de ces sociétés était celle des Carbonari, née dans les Calabres, sous le gouvernement de Murat, primitivement dirigée contre la domination étrangère, mais bientôt affiliée à la franc-maçonnerie, dont elle emprunta les principaux rites. Les carbonari devaient déborder de l'Italie sur l'Autriche et la France, où le saint-simonisme devait nouer avec eux des relations suivies[11]. Les hommes d'Etat qui se réunirent au congrès de Vienne, le 22 septembre 1814, avaient donc une grande tâche à accomplir. Nous n'avons pas à raconter leur œuvre politique, la brusque interruption du congrès le ri mars 1815, à la nouvelle du retour de Bonaparte marchant sur Paris, la fuite du roi Louis XVIII, les Cent-Jours, la catastrophe de Waterloo, puis la seconde et définitive abdication de Napoléon et sa relégation à Sainte-Hélène, où il arriva le 15 octobre 1815. Murat ayant profité de cette révolution pour envahir Rome, Pie VII avait cru prudent d'abandonner la Ville éternelle et de se retirer momentanément à Gênes, mais sans effroi pour l'avenir. Ne craignez rien, avait-il dit à M. de Jaucourt, ambassadeur de France ; c'est un orage qui ne durera pas trois mois[12]. L'orage passé, le congrès de Vienne reprit son œuvre, et grâce aux efforts de Consalvi, qui se montra, même en face de Talleyrand et de Metternich, diplomate supérieur, disputant pièce à pièce à ses collègues l'intégrité des Etats pontificaux, ceux-ci furent restitués au pape, y compris les trois légations et les principautés de Bénévent et de Ponte Corvo[13]. Mais lès souverains et les diplomates qui venaient de toucher à tant de hauts problèmes politiques étaient trop avisés pour fermer les yeux sur une vérité qui avait frappé Napoléon Bonaparte au sortir de la Révolution, et dont l'évidence n'avait cessé depuis de grandir : c'est qu'aucune restauration politique ou sociale ne pouvait être solidement organisée sans le secours de la religion. Cette conviction leur inspira d'abord l'idée de la Sainte-Alliance, puis, après l'échec de cette première tentative, la pensée plus pratique d'une entente des souverains avec le Saint-Père. Cette entente se réalisa par une série de concordats, la plupart imités du Concordat français de 1801. II En février 1816, fut officiellement promulgué un traité diplomatique dont le fond et la forme contrastaient singulièrement avec tous les actes de ce genre généralement connus. Les signataires de ce traité, Alexandre Ier, empereur de Russie, Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, et François Ier, empereur d'Autriche, à qui devaient adhérer bientôt tous les rois de l'Europe, à l'exception des rois d'Angleterre et de Saxe, déclaraient qu'ayant acquis la conviction intime qu'il est nécessaire d'asseoir la marche à adopter par les puissances sur les vérités sublimes que nous enseigne l'éternelle religion du Dieu Sauveur, ils proclamaient à la face de l'univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix. Désormais, conformément aux paroles des Saintes Ecritures, ils se tiendraient pour frères et compatriotes, demeureraient unis par les liens d'une fraternité véritable et indissoluble et se prêteraient en toute occasion et en tout lieu, assistance, aide et secours. Depuis qu'à Mersen, en 847, les fils de Louis le Débonnaire, s'occupant du salut de leur commun royaume, avaient solennellement proclamé la nécessité de vivre dans la concorde et l'union, comme le veulent l'ordre de Dieu et la vraie fraternité, pareil langage n'avait plus été parlé par des rois. La publication de ce document, bientôt célèbre sous le nom de Traité de la Sainte-Alliance, produisit une émotion profonde. Tandis que les uns en saluaient l'apparition comme l'aube d'une immense et bienfaisante renaissance chrétienne, d'autres le maudissaient comme l'annonce d'une ère d'esclavage pour les peuples. Le traité de la Sainte-Alliance ne méritait ni cet enthousiasme ni ces malédictions. La première idée en était venue, paraît-il, au roi de Prusse, en 1813, au lendemain de la bataille de Bautzen ; mais il était l'œuvre personnelle de l'empereur Alexandre, inspiré par une femme enthousiaste, la baronne de Krüdner. Née à Riga, aux bords de la Baltique, l'année même où Mme de Staël naissait en France, en 1766, nature impressionnable et mystique, d'abord nourrie des œuvres de Bernardin de Saint-Pierre et de Swedenborg, puis mêlée à la haute société de l'Europe pendant que les scènes tragiques de la Révolution et les formidables guerres de l'empire bouleversaient les nations, Juliana de Wietinghoff, baronne de Krüdner, était une de ces âmes dont la sensibilité vibre au choc de tous les événements qu'elles traversent, et dont l'imagination transpose aussitôt les impressions en visions grandioses, en gigantesques projets. Au commencement de 1815, étant en Suisse, une circonstance la mit en présence de l'empereur Alexandre Ier, dont la nature exaltée et rêveuse était disposée à accepter les plus étranges missions. Celle que Mme de Krüdner lui indiqua ne consistait en rien de moins qu'à régénérer le monde. A l'Ange noir, que la Providence venait de reléguer dans une île de l'Océan, devait succéder l'Ange blanc, le Sauveur universel, venant, comme elle le disait, des pays de l'aquilon. Mme de Krüdner devint bientôt la confidente de l'empereur de Russie, son Egérie. Le texte du fameux traité, dont nous avons donné l'idée générale, ne fut définitivement arrêté, le 26 septembre 1815, qu'après avoir été soigneusement revu par celle qui en avait été la première inspiratrice. Ce pacte mystique, malgré l'appui du prince de Metternich, qui s'en fit l'ardent défenseur, parce qu'il y voyait sans doute le moyen d'y défendre sa politique monarchique, ne tarda pas à se relâcher, puis à se rompre. La politique anglaise de non-intervention, puis celle de la Russie en Orient, celle de l'Angleterre et de la France en faveur de la Grèce, en furent la contradiction manifeste. Ces élans religieux, où l'on n'osait nommer ni l'Eglise ni le Christ, afin sans doute que toutes les croyances pussent y fraterniser, ne pouvaient aboutir à rien de pratique, ni retenir aucun des contractants dans une union dont le lien était insaisissable. La Sainte-Alliance ne fut pas autre chose sous sa forme vague, que la proclamation, du sein de l'orage politique, de cette plaie du néant de la foi, de l'indifférence et de la misère modernes, qu'avec plus ou moins d'autorité, d'illusion et de hasard, devaient sonder, en des sens divers, de Maistre, Saint-Simon, Ballanche, Fourier et Lamennais[14]. III Bien mieux inspirés avaient été ces princes d'Allemagne qui, dès La politique le début du siècle, avaient cherché à résoudre la question religieuse dos concordats, par des concordats calqués sur celui que le pape avait conclu avec Napoléon. En 1803, un ecclésiastique, d'ailleurs dévoué aux doctrines fébroniennes, faisait en ce sens des avances à Pie VII, au nom de la Bavière. En 1804, le bruit courut dans les chancelleries que l'empereur François II lui-même étudiait un projet de concordat pour tout l'empire. Vers 1806, le nonce della Genga, installé à Ratisbonne, discutait attentivement les avantages respectifs d'un concordat d'empire ou d'un ensemble de concordats spéciaux. Napoléon prétendait régler à lui seul cette question par un concordat d'empire, qui consoliderait sa création d'une confédération du Rhin. Mais ce projet heurtait les préférences des princes allemands, naturellement partisans de concordats particuliers à leurs Etats. Ce conflit prolongea indéfiniment les pourparlers. L'emprisonnement du pape en rendit la continuation inutile. Mais la chute de l'empire permit d'y revenir en 1815 ; et, dès lors, ce ne fut plus seulement l'Allemagne, ce furent toutes les nations catholiques, qui, les unes après les autres, revinrent à la politique religieuse des concordats[15]. Chose étrange, la première nation avec laquelle Rome négocia, au lendemain de la chute de Napoléon, la conclusion d'un concordat, fut une nation non catholique, la nation de qui l'Eglise avait subi, depuis le XIVe siècle, les plus sanglantes persécutions, la patrie d'Henri VIII, d'Elisabeth et de Cromwell. Les combinaisons de la politique, en faisant de Sa Majesté britannique le principal adversaire de Napoléon, en avaient fait le défenseur des droits du pape. Ce fut le roi d'Angleterre qui appuya les réclamations du Saint-Siège, lorsque Pie VII revendiqua les œuvres d'art apportées à Paris, et Georges III dépensa, dit-on, deux cent mille francs pour faire transporter et replacer à Rome ces chefs-d'œuvre. Quand, avant l'ouverture du congrès de Vienne, au mois de mars 1814, le cardinal Consalvi vint à Londres, où se trouvaient le roi de Prusse et l'empereur de Russie, afin d'assurer au Saint-Siège l'appui des souverains, il y reçut l'accueil le plus sympathique de la part du peuple, comme de la part du premier ministre, lord Castlereagh, et du roi lui-même[16]. L'avisé diplomate profita de la circonstance. Non content de traiter la question de la restitution complète du domaine pontifical, il aborda celle des droits des catholiques anglais. Nous savons que, depuis le règne d'Elisabeth, toutes relations entre la Grande-Bretagne et Rome étaient brisées. L'acte XIII, chapitre II, de la Constitution connue sous le nom de Prœmunire, portait que toute personne qui recevrait de Rome un document quelconque serait coupable de haute trahison. Cet article n'avait jamais été abrogé. Bien au contraire, une application en avait été faite, en 1792, dans des circonstances qui en soulignaient la gravité. Le pape Pie VII ayant écrit au roi d'Angleterre pour le remercier de l'hospitalité donnée au clergé français dans ses Etats, le prélat chargé de porter le pli pontifical avait été averti, à son arrivée, que, d'après les lois existantes il ne pouvait être reçu. Le serment d'allégeance, c'est-à-dire l'abjuration de la croyance à la transsubstantiation et la reconnaissance de la suprématie du roi dans l'Eglise, était toujours exigé de tous ceux qui !voulaient prendre du service, soit militaire, soit civil, ou siéger au parlement. Deux faits, cependant, avaient atténué les préventions du peuple anglais contre ce qu'il appelait la superstition papiste. Huit mille ecclésiastiques, français, proscrits par la Révolution et généreusement accueillis sur le territoire anglais, y avaient forcé l'estime de leurs hôtes. D'autre part, les romans de Walter Scott avaient habitué les imaginations anglaises à sympathiser avec des personnages catholiques, et les écrits de Coleridge, Wordsworth et Southey, avaient opéré, de l'autre côté de la Manche, une œuvre analogue à celle de Chateaubriand en France et de Gœrres en Allemagne. Après Waterloo, la pensée anglaise, dégagée des gigantesques efforts qui l'avaient absorbée pendant la lutte contre Napoléon, accorda plus d'attention aux problèmes religieux. Mûris par la grande crise qu'ils venaient de traverser, gouvernants et gouvernés se tournaient vers le christianisme pour y trouver une doctrine de paix et de vie, plutôt qu'une occasion de lutte contre Rome. C'est dans ces dispositions d'esprit que des pourparlers s'engagèrent à Londres entre Consalvi et lord Castlereagh. Le ministre commença par déclarer très nettement qu'il ne pouvait entrer dans sa pensée de rien demander aux catholiques au delà de ce que leur permettaient leurs principes, mais il mit à l'abrogation des lois pénales portées contre les catholiques et à leur pleine émancipation religieuse, trois conditions : 1° la prestation d'un serment de fidélité à la Constitution ; 2° l'intervention du gouvernement dans la nomination des évêques, soit par un veto, soit par toute autre forme à étudier ; 3° la soumission de tous les papiers venant de Rome à l'exequatur royal. Le Saint-Père, à qui Consalvi porta la question, répondit : qu'il jugeait légitime le serment de fidélité et qu'il accepterait volontiers la formule insérée au Concordat français ou toute formule analogue 2° que la question de la nomination des évêques prêtait à de plus sérieuses observations, car les pontifes romains n'avaient jamais accordé le droit qu'on sollicitait à des souverains appartenant à une autre communion, mais que le Saint-Père pourtant, sans transiger sur le fond, se prêterait de grand cœur à certaines formes conciliatrices ; 3° enfin le pare déclarait ne pouvoir accepter d'aucune façon l'exequatur royal pour tous les rescrits du Saint-Siège. On touchait là à la vie même de l'Eglise, dont le pape devait maintenir à tout prix l'indépendance spirituelle. Comme on l'a justement remarqué, Pie VII, en parlant ainsi, donnait la preuve la plus irrécusable de son désintéressement. En s'opposant aux désirs du cabinet anglais, il risquait en effet de perdre à Vienne un appui sur lequel il fondait de grandes espérances, mais il n'hésitait pas à compromettre ainsi son pouvoir temporel pour sauvegarder les intérêts spirituels de l'Eglise[17]. Telles furent les bases sur lesquelles Consalvi fut autorisé à négocier avec le premier ministre d'Angleterre. Les circonstances ne permirent pas aux deux diplomates, pendant leur séjour à Vienne, de faire aboutir le projet. Mais, comme l'a dit fort à propos l'historien qui a le premier révélé au public l'histoire de cette intéressante tentative, dans cet ordre d'idées, les insuccès sont moins des défaites que des étapes qui précèdent la victoire, et tout -effort sincère contribue à en avancer l'heure[18]. Avant que Consalvi quittât Rome, Castlereagh proclamait avec éloges que la conduite du cardinal avait donné une notion exacte de ce qu'est vraiment le clergé de la cour de Rome. Au cours des pourparlers, il avait fait la proposition d'un échange d'envoyés diplomatiques entre le roi d'Angleterre et le pape[19]. Quatre ans plus tard, le roi Georges III accréditait un ministre près le Saint-Siège. De grands obstacles allaient encore se soulever dans la suite, soit contre les projets d'entente diplomatique, soit contre le mouvement des conversions individuelles au catholicisme ; mais la marche vers Rome avait commencé. IV Toute différente était la situation en France. Le roi Louis XVIII y avait octroyé, le 4 juin 1814, une charte, imitée de la Constitution anglaise pour sa partie politique, mais où la religion catholique était déclarée religion de l'Etat. D'autres actes législatifs accentuèrent bientôt la politique nettement catholique de la Restauration. Avant les Cent-Jours, une ordonnance du 2 mars 1815 avait rétabli le séminaire des Missions étrangères et les maisons de Saint-Lazare et du Saint-Esprit. Les jésuites, sans être l'objet d'une autorisation spéciale, rentraient en s'appuyant sur les garanties de liberté données par la charte. La Chambre introuvable abolissait la loi du divorce ; les évêques obtenaient une part de direction et de surveillance sur les établissements scolaires, et une loi prescrivait l'observation des dimanches et des fêtes. Mais Pie VII ne tarda pas à s'apercevoir que cette politique protectrice de la religion n'allait pas sans une hostilité sourde à l'égard de son autorité personnelle. Cette hostilité se manifestait à la fois dans le gouvernement et dans une partie du haut clergé de France. On se rappelle que lorsque le Saint-Père, en 1801, avait à tous les évêques la démission de leur siège, trente-six membres du corps épiscopal avaient refusé de se soumettre à cette mesure. La mort avait éclairci le nombre de ces derniers, réduit environ de moitié. Mais la restauration du roi, dont ils étaient restés les serviteurs dévoués, avait fortifié leurs prétentions. Rangés autour d'un prélat, dont l'influence constituait leur principale force, M. de Talleyrand-Périgord, ancien archevêque de Reims, ami personnel du roi Louis XVIII, ils portaient ouvertement le titre de leur évêché, alors même que leur siège avait été supprimé par la circonscription concordataire. Ils regardaient avec dédain ceux qu'ils appelaient les évêques du Concordat, et ils se rappelaient que leur souverain, pendant son exil, avait toujours protesté contre la convention passée entre Pie VII et Bonaparte. Bref, la révision du Concordat de 1801, la déposition en masse des prélats concordataires, le rétablissement de tous les évêchés existant en 1789, la nomination de nouveaux titulaires aux évêchés vacants, d'après les règles du Concordat de 1516, telles étaient leurs prétentions bien arrêtées. Une commission ecclésiastique, nommée par le roi et chargée d'étudier la question, fit siennes toutes ces revendications, et le ministre des affaires étrangères, le prince de Talleyrand, les transmit à l'ambassadeur de France à Rome, M. de Pressigny, ancien évêque de Saint-Malo. L'émotion fut grande à Rome. Le pape nomma à son tour, pour assister Consalvi, une commission de trois cardinaux, qui répondit aux propositions du gouvernement français par les contre-propositions suivantes : 1° les évêchés de 1801 seraient maintenus avec leurs titulaires ; 2° le gouvernement reconstituerait au clergé une dotation en biens-fonds ; 3° il assurerait la soumission des anciens évêques non démissionnaires. La prétention des trente-six évêques d'imposer leur interprétation à l'Eglise révoltait particulièrement Consalvi. Toutes les Eglises catholiques, disait-il[20], celles d'Espagne, d'Italie, d'Allemagne et de Pologne, comme celle d'Amérique, ont donné leur assentiment à l'acte du Saint-Père et sont en communion avec les évêques du Concordat. Comment donc oser dire que c'est dans les trente-six évêques non démissionnaires, aujourd'hui réduits à dix ou douze, que réside toute l'Eglise catholique ? De longs pourparlers aboutirent à une Convention du 25 août 1816, d'après laquelle le Concordat de 1516 devait être rétabli. Quant à celui de 1801, il n'était ni désavoué ni expressément révoqué, mais devait cesser d'avoir son effet. En retour, les articles organiques étaient abrogés. C'est pour obtenir ce dernier résultat que le pape avait consenti à abandonner le Concordat de 1801. Mais ce fut alors au tour des ministres français de protester. Que devenaient les franchises de l'Eglise de France ? Influencé par le duc de Richelieu et surtout par le duc Decazes, Louis XVIII ne ratifia la Convention que sous la réserve des libertés de l'Eglise gallicane. En présence de cette restriction inattendue, et de nouvelles intrigues menées par Talleyrand-Périgord, Decazes et Richelieu, le pape refusa nettement de ratifier le traité. La Convention de 1816, appelée quelquefois Concordat de 1816, devenait ainsi lettre morte, et le Concordat de 1801 reprenait toute sa vigueur[21]. Mais Louis XVIII, et les évêques qui suivaient les inspirations de Talleyrand-Périgord, ne pouvaient se résigner à rester sous le régime d'une convention signée par Bonaparte. De nouvelles négociations furent donc engagées, qui aboutirent enfin au concordat du 11 juin 1817. Il comprenait dix-sept articles. Les propositions du pape y étaient admises en principe, mais avec de vagues restrictions, qui pratiquement pouvaient permettre de les éluder quand le roi le jugerait bon. Les évêchés de 1801 étaient maintenus, avec leurs titulaires, mais sauf quelques exceptions particulières fondées sur des raisons graves et légitimes (art. 4, 7 et 9). Une dotation en biens-fonds et en rentes sur l'Etat était assurée au clergé, mais seulement quand les circonstances le permettraient (art. 8.) Le roi ne promettait pas formellement d'obtenir la soumission des anciens évêques non démissionnaires, mais seulement d'employer tous les moyens qui seraient en son pouvoir pour faire cesser le plus tôt possible les obstacles s'opposant au bien de la religion et à l'exécution des lois de l'Eglise. Les ratifications furent rapidement échangées, et, le 19 juillet 1817, le pape publia le nouveau Concordat par sa bulle Ubi primum. L'accord paraissait définitif. Un scrupule constitutionnel du roi fit tout échouer. Quelques ministres, Pasquier, Decazes et Lainé, pensèrent que le concordat devait être soumis à l'approbation des Chambres. Le roi se rangea à cet avis, que l'esprit de la charte semblait favoriser. Mais on en était venu au moment où l'opposition libérale d'une part, les ultra-royalistes de l'autre, menaient leurs plus violentes campagnes. Les Observations d'un ancien canoniste, de l'ex-oratorien Tabaraud, et l'Essai historique sur les libertés de l'Eglise gallicane, de Grégoire, avaient réveillé les anciennes querelles religieuses contre Rome. Le nouveau Concordat, même habilement encadré dans un projet de loi qui rééditait les articles organiques, ou à peu près, souleva une opposition formidable de la part de la majorité doctrinaire, tandis que le comte de Marcellus, au nom de l'extrême droite, le repoussait comme attentatoire aux droits de l'Eglise. Le projet, déposé à la Chambre le 22 novembre 1817, fut retiré par le ministère à la fin de mars 1818. De nouvelles négociations, qui ne pouvaient être qu'irritantes, se poursuivirent alors entre Paris et. Rome, jusqu'au moment où Pie VII, fatigué des variations du gouvernement français, et peu satisfait du reste d'une convention qu'il n'avait signée qu'à contre-cœur et comme un pis-aller, déclara, par un Proprio motu du 23 août 1819, maintenir provisoirement le Concordat de 1801. Ce provisoire devint définitif. Une loi de mai 1821 autorisa le gouvernement à négocier avec Rome, sur ces bases, la création de trente nouveaux sièges, et tous les pourparlers relatifs à cette affaire prirent fin par la publication de la bulle Paternæ caritatis du 10 octobre 1822, qui établissait en France une nouvelle circonscription des diocèses. Cette circonscription ne devait plus subir de modifications importantes. Le 19 novembre, le roi de France, renonçant enfin à toute nouvelle prétention, exprima au Souverain Pontife sa reconnaissance de tout ce que Sa Sainteté avait fait pour assurer la prospérité de l'Eglise de France[22]. V L'échec des concordats français de 1816 et de 1817
n'était, en somme, à regretter ni pour l'Etat ni pour l'Eglise. La convention
de 1801, malgré ses imperfections, offrait une base d'entente bien plus
solide. Le concordat bavarois du 5 juin 1817 fut rédigé sur ce modèle, s'y calqua presque servilement[23]. L'Etat
garantissait à l'Eglise l'exercice de tous les droits découlant de sa
constitution divine et des prescriptions canoniques, et le pape accordait au
roi le droit de nommer les évêques, qu'il se
réservait d'instituer. Le royaume était
divisé en deux provinces ecclésiastiques, avec six évêchés suffragants, et
les corporations religieuses y étaient autorisées[24]. On a pu dire de
ce traité qu'il est celui qui se rapproche le plus
des maximes purement catholiques[25] ; mais cette
appréciation n'est vraie que du texte concordataire pris en lui-même ; car ce
concordat fut presque aussitôt mis en péril par la
façon même dont le gouvernement bavarois le publia... On y ajouta, comme appendice, un édit de religion,
lui subordonnait l'Eglise à l'Etat. La signature donnée au pape par le roi de
Bavière était corrigée et à demi retirée par cette adjonction d'articles
organiques, qui ne faisaient avec le concordat qu'un même bloc, charte
hybride, incohérente, pour laquelle fut réclamé le serment des
ecclésiastiques et des fonctionnaires[26]. Après de
longues négociations, le roi de Bavière promit, en 1821, que le concordat à
lui seul, pris en soi, aurait la valeur d'une loi de l'Etat, et que les
garanties qu'il accordait à l'Eglise catholique ne pourraient être diminuées
ou restreintes par les stipulations de l'édit de religion[27]. Les légistes
trouvèrent encore occasion d'épiloguer sur cette dernière déclaration ; mais c'était beaucoup pour Rome d'avoir fait reconnaître en
principe la vertu législative intrinsèque du concordat[28]. L'infatigable Consalvi avait su mener de front, avec les pénibles travaux que lui demandaient les affaires d'Angleterre, de France et de Bavière, des négociations diplomatiques avec la Russie. Elles aboutirent, le 18 janvier 1818, à la signature d'un concordat, statuant qu'il y aurait un archevêque à Varsovie et huit sièges épiscopaux dans la Pologne. On régla en même temps la question des droits à payer pour la délivrance des bulles d'institution[29]. Les débats avec le roi de Naples, Ferdinand, redevenu, par une décision du congrès de Vienne, roi des Deux-Siciles, furent particulièrement irritants, et il fallut toute la souplesse de Consalvi pour faire aboutir à un accord. D'abord le pape protesta, au nom de ses anciens droits, contre le nouveau titre pris par le roi de Naples. Ferdinand, en retour, ne lui reconnut d'autre suprématie que celle du Chef de l'Eglise. La vieille question de la haquenée revint encore une fois sur le tapis, et fut l'occasion d'un échange de lettres acerbes. Consalvi proposa au premier ministre de Naples, Medici, de se rendre à Terracine et d'y traiter oralement des difficultés pendantes. A la suite de ces conférences, le 16 février 1817, un concordat fut signé, qui proclamait, dans son premier article, la religion catholique religion du royaume. Les possesseurs des biens ecclésiastiques vendus ne seraient point inquiétés ; les ordres religieux dépendraient de leurs généraux ; les évêques pourraient réunir des synodes et visiter le seuil des apôtres limina apostolorum ; et tous les fidèles auraient le droit d'appel au Saint-Siège[30]. Le traité conclu avec le Piémont eut ceci de particulier, que les jésuites y furent chargés de l'éducation de la jeunesse, et qu'une association de prêtres séculiers, qui faisaient un vœu spécial d'obéissance au Saint-Siège, les oblats de la Vierge, y furent légalement institués[31]. La réglementation du statut des religieux fit aussi l'objet des négociations entreprises avec la Suisse. Dès 1814, Pie VII avait donné à la Suisse un vicaire apostolique particulier. Aux termes du pacte constitutionnel, conclu en 1821, Fribourg reçut les jésuites dans ses murs, et les ordres religieux existants durent être conservés. Peu après, Pie VII releva l'évêché de Bâle et confia les catholiques de Genève à l'évêque de Lausanne. Quelque temps avant sa mort, en 1823, il érigea en église épiscopale l'abbaye de Saint-Gall, et l'unit à l'évêché de Coire. Mais tous ces arrangements n'avaient qu'un caractère provisoire. Le concordat définitif avec la Suisse ne fut conclu qu'en 1828, sous Léon XII qui le promulgua par la bulle Inter prœcipua. Les neuf cent mille catholiques suisses furent dès lors répartis entre cinq diocèses : Bâle, Lausanne, Sion :Coire et Côme. Saint-Gall, rendu autonome en 1845, devait former un sixième diocèse. Pie VII ne put, à son grand regret, rien faire pour les catholiques des Pays-Bas, où le stathouder faisait peser sur eux un joug pénible. Léon XII devait signer avec lui, en 1827, un concordat qui ne fut pas exécuté. Dès lors, la séparation violente de la Belgique, aux trois quarts composée de catholiques, parut inévitable. Cette séparation se réalisa, nous le verrons, en 1830. Restait, en Allemagne, le groupe des Etats protestants. Il s'y trouvait environ un million et demi de catholiques, à qui le pape désirait assurer un régime légal. C'était d'abord la Prusse, où le descendant d'Albert de Brandebourg et du roi-sergent avait, dès 1815, essayé de s'entendre avec celui que ses deux grands ancêtres n'appelaient que l'Antéchrist. C'était aussi, à Francfort, une sorte de syndicat de princes luthériens, qui s'était formé pour élaborer avec le Saint-Siège le statut légal des catholiques de Bade, de Wurtemberg, de Hesse et de Nassau. Le congrès de Vienne, en assurant à la Prusse des territoires considérables tout le long de la vallée du Rhin, avait étrangement grossi le nombre de ses sujets catholiques, et la question catholique, du jour au lendemain, y devenait plus ardente et plus aiguë. Frédéric-Guillaume III en avait conscience... La Prusse ne pouvait plus se présenter devant l'Allemagne comme une puissance essentiellement protestante[32]. Le ministre de Prusse à Rome était alors l'illustre historien Berthold Niebuhr. Protestant fervent, le culte et les pratiques de l'Eglise romaine lui déplaisaient, mais son antipathie contre la religion papiste ne dégénérait pas en intolérance, et, dès qu'il eut connu Pie VII et Consalvi, il fut presque épris de ces deux hommes. Pie VII avait dans sa bibliothèque vaticane de beaux manuscrits : c'était .un charme auquel l'érudit ministre de Prusse ne pouvait être insensible : il honorait ce pape qui lui entrouvrait les arcanes du passé. La conversation, doucement, passait aux choses de l'Eglise. Niebuhr écoutait les souhaits du vieux pontife, il les trouvait justes, même modérés... Lorsque le patient travail de Niebuhr eût mûri la question, le chancelier Hardenberg vint lui-même, à Rome pour se donner le facile honneur de cueillir le fruit. Ce fut la bulle De salute animarum, du 17 juillet 1821[33]. Cette bulle s'étendait à tout le royaume de Prusse ; elle faisait rentrer dans les divisions diocésaines les vieilles provinces prussiennes elles-mêmes. Archevêchés et évêchés furent définis dans cette bulle tels que maintenant encore ils existent[34]. La nomination des évêques était donnée aux chapitres, avec cette condition que le candidat fût Prussien d'origine. Le bref Quod de fidelium, du 16 juillet 1821, expliqua cependant qu'il suffisait qu'il fût Allemand[35]. Quant au groupe d'Etats protestants qui faisait préparer à
Francfort, par une commission ecclésiastique, un projet d'entente avec Rome,
il commença par se heurter vivement au cardinal Consalvi. Les souverains qui se laissaient murmurer à l'oreille, par
leurs conseillers fébroniens, qu'un jour viendrait où le pape, déchu de sa
primauté, devrait être ramené à son métier de pêcheur, réclamaient du Vatican
qu'il voulût bien dessiner, sur une carte d'Allemagne, des circonscriptions
ecclésiastiques nouvelles, et leur laisser ensuite la paix. Le pape se
refusait à n'être qu'un arpenteur et à sacrifier implicitement ses
prérogatives de chef spirituel de l'Eglise. Telles étaient pourtant la
détresse des âmes et l'anarchie des clergés, que, pour mettre au plus tôt un
peu d'ordre dans ce chaos, l'on signe, en 1821, une entente provisoire. Rome
crée quatre évêchés et un archevêché, et les gouvernements promettent des
dotations à ces Eglises ressuscitées. Mais à peine ces cadres sont-ils
tracés, que les pouvoirs laïques, jaloux d'éconduire le Saint-Siège, dont ils
croient n'avoir plus besoin, tirent de leurs cartonniers deux documents, dont
l'un s'appelle l'Instrument de fondation et l'autre la Pragmatique
d'Eglise. Les cinq ecclésiastiques dont ils songent à faire des évêques
sont mis en demeure d'adhérer à ces actes. Quatre sur cinq y consentent. Or,
dans ces actes, tout Fébronius revit[36]. Rome proteste.
Bade invoque l'aide de l'Autriche. Le pape, pour éviter alors tout
malentendu, exige explicitement la liberté de la juridiction épiscopale à
l'endroit des souverainetés laïques. Les puissances publient cette bulle,
déclarent l'accepter, mais en ajoutant qu'on n'en
pourra rien déduire qui puisse être contraire à leurs droits de souveraineté.
Les discussions se poursuivent, sans que Rome ni les Etats veuillent rien
retirer de leurs exigences, et l'on s'arrête, en pressentant que de
formidables conflits pourront s'élever au sujet de l'interprétation de la
bulle pontificale et du post-scriptum que les souverains ont voulu y ajouter.
Mais les catholiques sont armés ; ils lutteront, ils se défendront avec les
armes que le .pape leur aura fournies en protestant, et consigneront ces
protestations dans des actes diplomatiques. Les préoccupations que donnait au père commun des fidèles la situation des catholiques dans les vieilles nations de l'Europe ne Pouvaient lui faire oublier la jeune Eglise d'Amérique. Dès 1808, Pie VII avait créé la province de Baltimore, avec quatre évêchés suffragants : New-York, Philadelphie, Boston et Bardstown. Mais sur ces Vues neuves, où le catholicisme se développait de manière à donner les plus légitimes espérances, il importait d'obvier à deux périls. Sous l'influence d'un esprit révolutionnaire, et sans doute aussi du voisinage des protestants, des commissions laïques, encouragées par quelques prêtres irréfléchis ou turbulents, s'attribuaient l'administration complète des propriétés ecclésiastiques, et, par là, virtuellement la direction des paroisses. On les vit prétendre au droit de choisir leurs pasteurs sans, l'assentiment de l'évêque et même contre son gré. Le bref Non sine magno, de Pie VII, condamna ces prétentions[37]. Un autre péril, non moins grave, paraissait à l'horizon : l'ingérence étrangère dans les affaires de l'Eglise américaine, principalement en ce qui concernait la nomination des évêques. Mgr Maréchal, archevêque de Baltimore, obtint du Souverain Pontife un bref accordant exclusivement aux évêques américains le droit de présenter les candidats à l'épiscopat. Cette décision, en délivrant l'Eglise d'Amérique du contrôle indu que prétendaient exercer sur elle les Etats européens, eut pour effet d'attacher davantage le clergé des Etats-Unis au Siège de Rome en même temps qu'à leur patrie américaine[38]. VI Tant de négociations délicates n'avaient été possibles que par la prodigieuse activité de celui que ses contemporains appelaient le grand cardinal. Pendant un quart de siècle, le cardinal Hercule Consalvi fut une force morale avec laquelle il fallut compter en Europe. En présence de Bonaparte, en 1801, en face de Metternich et de Talleyrand, en 1815, il avait obtenu ces deux grandes victoires : le Concordat français et la restitution des Etats pontificaux au Saint-Siège ; mais sa sollicitude n'avait rien négligé de ce qui pouvait intéresser la religion dans le monde entier. Les affaires extérieures ne l'absorbèrent pas. Après ses courses triomphales de Paris, de Londres et de Vienne, on le vit s'occuper avec soin de l'administration intérieure des Etats du pape. Ses réformes administratives et judiciaires méritent une attention particulière. On sait que Napoléon avait introduit à Rome le code civil français. Il est certain que bien des clauses du vieux droit de l'ancien régime romain étaient caduques, niais la brusque introduction d'un droit nouveau y avait apporté bien des troubles. Consalvi eut le mérite de savoir, suivant les expressions d'un historien, établir un juste équilibre entre les vieilles institutions juridiques et le nouveau droit importé par les Français[39]. Il réprima l'audace des barons féodaux, qui avaient profité de la réaction de 1815 pour invoquer des privilèges d'un autre âge, et n'accepta du droit français que les dispositions dont l'expérience avait montré l'utilité. Il ratifia la vente des biens ecclésiastiques, mais il veilla à faire retourner à leurs anciennes destinations, moyennant des compensations pécuniaires, les habitations épiscopales et les couvents nécessaires aux religieux. Son chef-d'œuvre fut peut-être ce code de commerce, publié en 1817, que Guizot devait appeler un monument de sagesse. L'éminent secrétaire d'Etat ne négligea point pour cela la protection des beaux-arts. Il eut le culte de la grandeur de Rome. Il s'appliqua à embellir ses monuments et à parer ses ruines. C'est à lui que l'on doit l'achèvement de la célèbre promenade du Pincio. A sa demande, le pape créa deux chaires nouvelles d'archéologie et d'histoire naturelle à la Sapience et appela le savant cardinal Angelo Mai à la bibliothèque vaticane. Il ordonna des fouilles qui enrichirent le trésor des antiquités de Rome, et fut, jusqu'à la fin de sa vie, l'ami et le protecteur de Cano a. Consalvi fut, du reste, le plus obligeant des amis, le plus charmant des causeurs dans les entretiens intimes. Mais ce qu'il convient de retenir de lui, c'est que jamais ce prince de l'Eglise, qui mérite d'être placé au niveau des premiers hommes d'Etat, n'abaissa, ni dans les calculs d'une politique trop terrestre, ni dans les charmes de relations trop mondaines, l'idéal de son ministère et la majesté de l'Eglise qu'il représentait. Un homme qui se connaissait en hommes, et qui avait vu le cardinal ne le céder à personne dans les discussions les plus complexes de la politique et dans l'observation des règles les plus nuancées de l'étiquette des cours, Napoléon, disait de lui : Consalvi n'a pas l'air d'un prêtre, mais il est réellement un des hommes les plus prêtres que j'aie connus. Appuyé sur cet habile et fidèle conseiller, Pie VII, vieillissant, travaillait à promouvoir, au centre de la chrétienté, cette restauration religieuse qu'il avait encouragée dans tout le reste du monde. Le premier de ses soucis, après ses grandes luttes avec l'empire, fut la reconstitution des ordres religieux et leur centralisation à Rome. Dès le 7 août 1814, par sa bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum[40], il reconstitua officiellement la Compagnie de Jésus, qui avait déjà fondé plusieurs communautés dans les Etats pontificaux, dans la Sardaigne, à Naples, en Espagne, en Angleterre, en Suisse, en France et en Amérique ; et quand les jésuites furent chassés de Moscou et de Saint-Pétersbourg, en 1815, puis de toute la Russie en 1819, il favorisa leur établissement en Autriche. Pie VII marqua une particulière bienveillance à l'Académie de la religion catholique fondée à Rome en 1800 par l'archevêque de Myre, Mgr Coppoli. Il fit rouvrir les séminaires anglais, écossais et germanique ; et réorganisa la Propagande. Plusieurs souverains lui rendirent visite à Rouie : l'empereur François Ier y vint au printemps de l'année 1819, avec une nombreuse et brillante suite ; le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, s'y rendit en 1822. Pie VII eut la joie de voir, pendant ses dernières années, cinq nouveaux pays, la Russie, la Prusse, les Pays-Bas, le Hanovre et le Wurtemberg établir des représentants diplomatiques auprès du Saint-Siège. Il eut, en même temps, la douleur de constater les développements pris par la secte des Carbonari, et condamna cette société par une bulle spéciale du 13 septembre 1821[41]. Le 7 juillet 1823, quatorzième anniversaire du jour où il avait été brusquement enlevé de Rome, le pape, déjà très affaibli par l'âge, lit une chute qui détermina une fracture de la jambe. Les conséquences de cette chute parurent aussitôt graves aux médecins qui soignèrent Pie VII. Le soir du 20 août, il expira en priant Dieu et en prononçant quelques vagues paroles, où l'on distingua les mots de Savone et de Fontainebleau. Il était âgé de quatre-vingt-un ans, et avait régné vingt-trois ans, cinq mois et six jours. Pendant ce long pontificat, marqué par quelques grandes joies et par d'inexprimables douleurs, il avait essayé de guérir les nations des plaies que leur avait faites la Révolution antireligieuse ; et presque partout, avant de mourir, il avait eu la consolation de voir, malgré les efforts multipliés des sectes antichrétiennes, des germes de restauration catholique. |
[1] Voir au bréviaire romain, fête de Notre-Dame Auxiliatrice, troisième leçon du second nocturne.
[2] PACCA, Mémoires, t. I, p. 407.
[3] Lettre à Consalvi, 6 octobre 0547, citée par D'HAUSSONVILLE, t. V, p. 347-348.
[4] Lettre au cardinal Fesch, 27 mai 1818.
[5] Sur la mort chrétienne de Napoléon, voir, dans le Gaulois du 6 avril 1912, ou la Revue du clergé français du 1er mai 1912, le témoignage de la comtesse de Lapeyrouse de Bonfils, fille du général de Montholon, qui reçut le dernier soupir de l'empereur et lui ferma les yeux.
[6] RANKE, Histoire de la Papauté, traduction de SAINT-CHÉRON, t III, p. 372. Ce désir du pape, dont parle Ranke, avait été exprimé dans une lettre de Pie VII au congrès de Prague, en 1813. Voir VAN DUERM, Correspondance de Consalvi avec Metternich, Louvain, 1899, p. V et s.
[7] HERGERÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, t. VIII, l. III, Ire partie, ch. VII.
[8] Cité par GOYAU, Consalvi au congrès de Vienne, dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1906, p. 147. Cf. MADELIN, la Rome de Napoléon, p. 681.
[9] HERGERÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, t. VIII, l. III, Ire partie, ch. VII.
[10] Alfred DE MUSSET, la Confession d'un enfant du siècle, ch. II, édit. Charpentier, 1887, p 6.
[11] Sur l'origine et le développement des Carbonari, voir CANTU, Histoire de cent ans (1750-1850), traduction Amédée Renée, t. II, p. 430-434.
[12] Lors de l'audience que l'ambassadeur obtint du pape, écrit Artaud, le Pontife lui dit devant nous ces propres paroles : Signor ambacciatore, non dubbitate di niente : questo e un temporale, che durera tre mesi. ARTAUD, Histoire de Pie VII, p. 123.
[13] Voir l'important ouvrage du P. RINIERI, Della diplomazia pongificia net secolo XIX, t. IV : Il congresso di Vienna e la Santa Sede, et t. V : Corrispondenza inedita dei cardinali Consalvi e Pacca net tempo del congresso di Vienna, Torino, 1906. Cf. VAN DUERM, Correspondance de Consalvi et de Metternich. Les historiens avaient jusqu'ici imputé au bon vouloir de la Russie et de la Prusse le rétablissement de Pie VII dans ses Etats. La publication du P. Rinieri témoigne, d'une façon décisive, que le principal auxiliaire de Consalvi fut Metternich.
[14] SAINTE-BEUVE, Portraits de femmes, Mme de Krüdner, p. 404-405.
[15] Sur l'histoire de ces premières négociations de l'Allemagne, voir GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 107-111.
[16] Vicomte DE RICHEMOND, A la veille du congrès de Vienne, dans le Correspondant du 25 septembre 1905, p. 1114 et s.
[17] Vicomte DE RICHEMOND, Un essai de Concordat entre l'Angleterre et le Saint-Siège, dans le Correspondant du 10 octobre 1905, p. 76.
[18] RICHEMOND, Un essai de Concordat entre l'Angleterre et le Saint-Siège, dans le Correspondant du 10 octobre 1905, p. 78.
[19] RICHEMOND, Un essai de Concordat entre l'Angleterre et le Saint-Siège, dans le Correspondant du 10 octobre 1905, p. 70.
[20] RICHEMOND, Consalvi à Paris en 1814, dans le Correspondant du 25 octobre 1905, p. 253.
[21] Voir le détail des négociations rapportées ci-dessus et le texte intégral du concordat de 1816, dans FÉRET, le Concordat de 1816, d'après les Archives du ministère des affaires étrangères, ap. Revue des questions historiques, t. XXVI (1901), p. 187-240.
[22] Voir FÉRET, le Concordat de 1817, dans la Revue des questions historiques du 1er janvier 1902, p. 201. Cf. Ph. SAGNAC, le Concordat de 1817, dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine de décembre 1905, janvier et mars 1906.
[23] G. GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 140.
[24] Voir le texte de ce concordat dans MARTENS, Nouveau recueil de traités, t. III, p. 106-126, et dans BARBERI, Bullarium, t. XIV, p. 314 et s.
[25] CANTU, Histoire de Cent Ans, t. II, p. 395.
[26] GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, p. 140-141.
[27] BARBERI, Bullarium, t. XV, p.
120-121.
[28] GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, p. 142.
[29] ARTAUD, IV, 200.
[30]
CANTU, Histoire
de Cent Ans, t. II, p. 394-395. BARBERI, Bullarium, t. XV, p. 8-14.
[31] CANTU, Histoire de Cent Ans, t. II, p. 395.
[32] GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 144.
[33] BARBERI, Bullarium, t. XV, p. 4o3 et
s.
[34] GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 145-146.
[35] Depuis 1841, en Prusse, on présente au roi une liste de candidats, sur laquelle le roi efface les noms qui lui déplaisent, sous réserve d'en laisser subsister au moins trois.
[36] GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 151-152.
[37] Vicomte DE MEAUX, l'Eglise et la liberté aux Etats-Unis, Paris, 1893, p. 273- 291.
[38] G. ANDRÉ, au mot Amérique, dans le Dictionnaire de théologie de VACANT, t. I, col. 1057.
[39] Cardinal HERGENRÖTHER, Kirchengeschichte, édit. KIRSCH, t. VIII,
IIe partie, l. III, ch. VII.
[40] BARBERI, Bullarium, t. XIII, p.
323-325.
[41] BARBERI, Bullarium, t. XV, p. 446 et
s.