I Le pape qui avait pris possession du siège de saint Pierre, le 5 février 1775, sous le nom de PIE VI, ne semblait nullement préparé à tenir tête à une Révolution. Tout paraissait l'avoir destiné, au contraire, à gouverner glorieusement l'Eglise au milieu d'une époque de paix et de prospérité. De haute taille, d'un port majestueux, ami des fêtes et des cérémonies qui le mettaient en contact avec son peuple, bienfaisant, généreux, d'une dignité de vie et d'une piété sincères, qui inspirèrent toujours le respect aux esprits les plus malveillants, le nouveau pape paraissait être de ceux dont le nom se transmet aux générations futures avec les épithètes de Bon, de Magnifique ou de Magnanime. Descendant de la noble famille des Braschi, il s'était également acquis, dans les divers emplois qu'il avait occupés, d'administrateur du diocèse d'Ostie et de Velletri, de secrétaire intime de Benoît XIV. de trésorier de la Chambre apostolique, de cardinal et d'abbé commendataire de Subiaco, les sympathies de la foule et l'estime des grands[1]. Je ne sais, dit le plus récent biographe de Pie VI[2], si, dans l'histoire de l'Eglise, aucun pape vit son règne s'ouvrir sous d'aussi heureux auspices, et son avènement salué avec autant d'enthousiasme par tout l'univers catholique. Les républiques rivalisèrent avec les rois, les princes électeurs avec les souverains. L'impératrice Marie-Thérèse n'attendit pas la notification officielle de l'élection pour envoyer ses félicitations au père commun des fidèles, et l'empereur des Romains, Joseph II, par une longue lettre écrite de sa propre main, l'assura de sa joie et de son dévouement[3]. Le nouveau pontife était dans la force de l'âge[4]. Son âme s'ouvrit aux projets les plus grandioses. Les affaires qui avaient occupé les pontificats de Clément XIII et de Clément XIV semblaient réglées. Les querelles qui avaient surgi avec la maison de France s'étaient terminées par le rétablissement de la souveraineté du Saint-Siège sur le Comtat Venaissin. Les premiers projets du pape eurent pour objet la prospérité et l'embellissement des Etats pontificaux. Déjà bien des pontifes, de Boniface VIII à Clément XIII, avaient tenté d'assainir les vastes plaines qui, sous le nom de Marais Pontins, dans un périmètre de trente-six milles de longueur et de douze milles de largeur, le long de la mer Méditerranée, rendaient l'agriculture impossible par leur insalubrité. Pie VI fit appel à tous les concours pour assurer le succès de cette vaste entreprise. Au printemps de 1780, on le vit, accompagné de quelques personnes de sa suite, encourager par sa présence les trois mille cinq cents ouvriers occupés à la canalisation des eaux stagnantes ; et, pendant dix années, chaque printemps, on le revit sur les chantiers, surveillant et activant ces gigantesques travaux[5]. Les grandes dépenses nécessitées à cette occasion invitaient le pape à une économie sévère dans la gestion des fonds publics. Pie VI, pendant l'exercice de ses fonctions de trésorier à la Chambre apostolique, avait donné des preuves de sa vigilance et de sa fermeté dans le gouvernement du Trésor[6]. Le régime financier inauguré dans les Etats pontificaux par Sixte-Quint[7], avait été impuissant à les préserver de la détresse dont toutes les finances de l'Europe souffraient en ce moment[8]. La vigueur avec laquelle le pape réprima les malversations, entre autres celles du préfet de l'Annone[9], Nicolas Bischi, inspira à tous les employés du fisc une crainte salutaire. Au temps qu'il remplissait les fonctions de trésorier de la Chambre apostolique, le cardinal Braschi avait été autorisé à créer, pour y recueillir les chefs-d'œuvre de la sculpture et de la statuaire, un musée qu'on avait appelé le musée Clémentin. Devenu pape, il s'occupa en même temps d'activer les fouilles nécessaires pour découvrir les trésors artistiques enfouis dans le sol romain, et d'agrandir le musée qui devait les recevoir. Onze belles salles, parmi lesquelles le Belvédère, le Cabinet des Masques, la Galerie des statues, la Loge découverte et la Salle à croix grecque, furent restaurées ou construites par les ordres de Pie VI, et c'est à bon droit que le nouveau musée, l'un des plus riches de l'Europe, prit dès lors le nom de musée Pio-Clementino. Le peuple, qui, depuis longtemps, n'avait vu que des papes courbés sous le poids des années, acclamait ce pontife à l'air robuste, au geste majestueux, à la physionomie doucement souriante, à la démarche lente et comme rythmée ; il ne pouvait retenir l'expression de sa joie : Quanto e bello ! Qu'il est beau ! s'écriait-on sur son passage. Et ce qu'on savait de la frugalité de sa vie, de la pureté de ses mœurs, faisait ajouter : Tanto e bello quanto e sante, il est aussi saint qu'il est beau. Les Juifs, dont il avait libéralement exaucé les demandes, en leur permettant de laisser désormais ouvertes pendant la nuit les portes de leur Ghetto[10], en les autorisant à enterrer leurs morts selon leurs rites et en réprimant les injustices dont ils avaient été parfois les victimes, joignaient leurs acclamations à celles des chrétiens. D'autre part, les amis les plus dévoués des jésuites, les Zelanti, comme on les appelait, savaient gré, pour la plupart, au nouveau pape de son attitude à l'égard de la Compagnie, dont il avait été l'élève. Pie VI, en effet, avait, malgré les instances de la diplomatie espagnole[11], désapprouvé la procédure suivie jusque-là contre la Compagnie de Jésus ; il avait qualifié cette procédure de mystère d'impiété[12] ; il avait, nonobstant bien des oppositions, décidé la libération des Pères de la Compagnie emprisonnés au château Saint-Ange. Malheureusement cette décision, qui libéra les assistants du P. Ricci, ne trouva plus le général en vie. Le P. Ricci était décédé le 24 novembre 1775, protestant avec serment, devant l'hostie sainte qu'on lui apportait sur son lit de mort, qu'il n'avait pas mérité la prison où il allait mourir. Pie VI lui fit faire de solennelles funérailles et décida qu'il serait inhumé dans l'église du Gesu à la suite de ses prédécesseurs[13]. Les souverains schismatiques et hérétiques entretenaient eux, mêmes des relations pleines de courtoisie et de déférence avec le Souverain Pontife. L'impératrice de Russie, Catherine II, qui avait énergiquement refusé de publier dans ses Etats le décret de suppression des jésuites, obtint de Pie VI, en 1778, une approbation secrète, pour la Russie, de l'ordre supprimé[14]. Peu de temps après, en 1783, Catherine recevait avec les plus grands honneurs le nonce apostolique Archetti, muni de tous pouvoirs pour régler les affaires religieuses, et le pape, à cette occasion, reconnaissait officiellement le titre d'empereur donné aux souverains de Russie. En cette même année, le roi de Suède, Gustave III, était venu à Rome voir le pape, lui confirmer l'édit pris deux ans auparavant pour assurer aux catholiques le libre exercice de leur culte, et accepter l'envoi à Stockholm d'un vicaire apostolique. L'année suivante, les Etats-Unis d'Amérique, récemment libérés de l'Angleterre, avaient obtenu à leur tour du Saint-Père la nomination d'un vicaire apostolique pour gouverner les catholiques de ces contrées, et cinq ans après, en 1789, au moment où se constituait le gouvernement de l'Union, Pie VI avait eu la joie de placer à la tête de la hiérarchie catholique en Amérique, sur le siège épiscopal de Baltimore, un saint prélat, Mgr Carrol, ami personnel de Washington. II C'était précisément l'heure où le mouvement révolutionnaire, déchaîné en France et prêt à déborder sur l'Europe entière, préparait au pontife les anxiétés les plus cruelles peut-être qu'un chef de l'Eglise universelle eût jamais connues. Jamais Pie VI ne s'était fait illusion sur les périls que la licence des mœurs et le libertinage de l'esprit faisaient courir à l'Eglise et à la société. Sa première encyclique, datée du 25 décembre 1775, avait dénoncé, d'une part, la corruption des mœurs, du langage et de la vie qui caractérisaient la société de l'ancien régime à cette époque, et, d'autre part, la hardiesse de ces malheureux philosophes, comme il disait, qui, répétant à satiété que l'homme naît libre et qu'il ne doit se soumettre à l'empire de personne, n'aboutissaient qu'à relâcher les liens qui unissent les hommes entre eux[15]. Mais, que de pareilles doctrines dussent bientôt se manifester par une révolution politique et sociale, et que cette révolution dût avoir pour point de départ la France, où régnait le pieux roi Louis XVI, c'est ce que le pontife était loin de soupçonner alors. D'autres orages devaient, au surplus, précéder ce grand orage. Quand les premières acclamations qui avaient salué son avènement se furent apaisées, le Souverain Pontife ne tarda pas à distinguer à l'horizon politique quatre points noirs, bien localisés, semblait-il, et bien précis. Les velléités d'indépendance du royaume de Naples à l'égard des droits temporels du Saint-Siège, les empiétements de l'empereur Joseph II sur l'autorité spirituelle de l'Eglise, les ingérences de la cour de Russie dans l'affaire des jésuites, la pénétration à la cour de Toscane des doctrines jansénistes : tels furent les objets des premières préoccupations de Pie VI. Un vieux tribut féodal, qui remontait à Robert Guiscard, et qui obligeait le roi de Naples à faire apporter chaque année au Souverain Pontife, sur une haquenée blanche, une somme de 10.000 écus romains, avait donné lieu, entre la cour de Naples et le Saint-Siège, à un différend diplomatique, qui, depuis le commencement du XVIIIe siècle, n'avait cessé de prendre des proportions de plus en plus considérables. A propos de ce conflit, de l'affaire de la haquenée, comme on disait, la curie romaine avait rempli les chancelleries de ses plaintes[16]. L'élévation au trône de Naples, en 1759, de Ferdinand IV, cet élève de Tanucci, qui mêlait si étrangement à une foi religieuse sincère[17] les principes de la philosophie de Rousseau, ne fit qu'envenimer la querelle. Ferdinand refusa obstinément de rendre l'hommage traditionnel de vassalité qu'on lui demandait. Ni les objurgations du Souverain Pontife, ni l'intervention de puissances amies, ni les compensations offertes par Pie VI, qui alla jusqu'à offrir au roi de Naples le droit de nomination aux évêchés[18], rien ne put décider Ferdinand à accomplir un rite dans lequel le Saint-Siège voyait la reconnaissance d'un tribut légitime, mais où la cour napolitaine s'appliquait à ne considérer qu'une cérémonie surannée, inconciliable avec l'esprit des temps modernes. Au fond, la grande équivoque de la Révolution était déjà dans ce conflit, et c'est sans doute ce qui lui donna tant d'importance. Il ne fallut rien moins que l'invasion française, la déportation de Pie VI, et enfin l'expulsion du roi de Naples, pour mettre fin à la fameuse affaire de la haquenée[19]. C'est encore une forme de la crise révolutionnaire que Pie VI rencontrait en Allemagne. Nous savons quel mouvement d'idées s'était produit dans les pays germaniques pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les deux formes principales du gallicanisme, le césarisme et l'épiscopalisme y avaient pénétré et y avaient même accentué leur offensive contre la papauté, sous les noms de joséphisme et de fébronianisme. En 1781, tandis que la commission des réguliers poursuivait en France, sous les auspices de la seule autorité civile, en dehors de toute influence du Saint-Siège, la prétendue réforme de la vie monastique, l'empereur d'Allemagne, Joseph II, avait déjà, sur un plan bien plus vaste et avec une activité bien plus grande, entrepris de réglementer toute la discipline de l'Eglise dans ses Etats. Soumettre au placet impérial la publication de toutes les bulles pontificales, supprimer tous les monastères dont le but ne tendait pas au développement de l'éducation nationale telle qu'il l'entendait, interdire aux couvents conservés toute relation avec des supérieurs étrangers, mettre aux mains de l'Etat toute l'éducation publique, y compris celle des clercs, supprimer des confréries, abolir des processions, régler le nombre des messes, saluts, et jusqu'au nombre des cierges qui devaient être allumés à certains offices : telles avaient été les principales mesures prises contre l'Eglise par celui que Frédéric II, roi de Prusse, appela mon frère le sacristain. Pie VI, suivant d'un œil inquiet les entreprises du fils de Marie-Thérèse contre l'autorité du Saint-Siège, usa d'abord, à l'égard du souverain, d'une paternelle condescendance. Puis, considérant que ses représentations n'obtenaient aucun bon résultat, il prit, malgré l'avis contraire de tous les ambassadeurs accrédités auprès de lui et de la plupart des membres du Sacré-Collège, une résolution suprême : celle d'aller à Vienne parler à l'empereur, qu'il savait doué de grandes qualités naturelles, en particulier d'un sincère dévouement au bien du peuple[20]. L'empereur n'osa point s'opposer au voyage du pape. Mais, à la cour de Vienne, les inspirateurs de la politique religieuse de l'empereur tremblèrent. Le ministre Kaunitz proposa à Joseph II de faire une circulaire ordonnant à tous les évêques de rester dans leurs villes épiscopales tant que le pape s'attarderait à Vienne[21] : il craignait un contact du chef de l'Eglise avec l'épiscopat. D'autres allèrent jusqu'à craindre que le pape, une fois rendu dans la capitale de l'Autriche, ne profitât de quelque solennité pour interpeller directement l'empereur, et n'agît ainsi puissamment sur la foule. Joseph jugea plus prudent de recevoir le Saint-Père, comme un fils respectueux de l'Eglise, comme un maître du logis poli avec son hôte, bien décidé toutefois, ajoutait-il, à ne pas se laisser prendre aux actes tragiques que ferait le pape et à demeurer inébranlable dans ses principes[22]. Le 20 mars 1782, Pie VI fit son entrée dans la capitale de l'Autriche. L'empereur et son frère étaient venus au-devant de lui à quelques lieues de la ville. Le peuple donna au pontife les témoignages les plus enthousiastes de son respect et de son affection. L'empereur voulut qu'il logeât dans son propre palais. Presque tous les jours, dit le dernier historien de Pie VI[23], les deux souverains eurent de longs entretiens, seul à seul. Ils passaient ensemble trois ou quatre heures, et, lorsqu'ils se séparaient, ils paraissaient satisfaits l'un de l'autre. Ils l'étaient très probablement, et il semble que cette satisfaction ne pouvait être produite que par une entente commune. Si les résultats répondirent si peu aux espérances, il n'est pas téméraire de penser que la faute en fut à Kaunitz et à Cobenzl, et qu'une grande part de responsabilité (des actes qui suivirent) doit peser sur ces deux ministres, ces deux mauvais génies de l'empereur. De retour à Rome, Pie VI eut, en effet, la douleur d'apprendre que l'empereur continuait à abolir les couvents, à confisquer les biens ecclésiastiques, à réglementer le culte comme auparavant. Le voyage du pontife avait-il donc été inutile ? Loin de là. Le joséphisme avait eu peur ; et ç'avait été là le résultat le plus notable de la démarche de Pie VI. Joseph II avait senti, dans la papauté, une puissance d'opinion dont il était indispensable de tenir compte. Lorsque, deux ans après, l'empereur, s'étant arrogé la libre disposition des évêchés lombards, jugea nécessaire d'aller à Rome pour en conférer avec le chef de l'Eglise et conclure avec lui une façon de concordat, Pie VI put se rendre ce témoignage, que son voyage de Vienne avait contraint le joséphisme d'inaugurer une politique de déférence à l'endroit du Saint-Siège[24]. Six ans plus tard, en 1788, lorsque, inspirés par
l'épiscopalisme de Fébronius. les électeurs ecclésiastiques de l'Allemagne,
dans un mémoire présenté à la Diète de Ratisbonne, réclamèrent une nouvelle
loi d'empire, qui supprimerait en terre germanique la juridiction des nonces
; lorsque, l'année suivante, quatre jours après la prise de la Bastille,
Erthal, archevêque de Mayence, lança à ses prêtres, comme une provocation au
Saint-Siège, une circulaire de convocation à un synode national, le péril
sembla renaitre sous une autre forme ; mais des
incidents successifs amenèrent l'ajournement de l'assemblée ; puis la réalité
brutale, en la personne de Custine et des soldats de France, étouffa le schisme
avant même qu'il fût éclos[25]. Au fort même de la crise joséphiste, le pape s'était trouvé aux prises avec les plus grandes difficultés du côté de la Russie. Nous avons vu comment, lors de l'expulsion des jésuites par les divers Etats de l'Europe, l'impératrice Catherine II les avait accueillis avec faveur. Un ukase de Pierre le Grand avait interdit à ces religieux l'entrée de l'empire ; mais Catherine, après le partage de la Pologne, avait su apprécier l'éducation donnée par les Pères dans leurs florissants collèges de Mohilew et de Polozk. Le gouverneur de la Russie Blanche[26], Tchernychef, poussa même si loin sa sympathie pour la Compagnie de Jésus que, lorsque parut le bref de sa suppression par Clément XIV, il défendit sous les peines les plus terribles la publication en Russie d'aucun bref émané de Rome[27]. En se faisant protecteur de la cause catholique, le gouvernement de Saint-Pétersbourg dépassait, du premier-coup, les extrêmes limites du gallicanisme pratiqué dans les cours de Versailles et de Vienne ; ou plutôt le gallicanisme, latent partout, prenait dans chaque pays la forme adaptée aux mœurs nationales. L'autocrate moscovite ne s'en tint pas là. Catherine avait remarqué, parmi les nouveaux sujets que lui avait donnés le fameux traité de 1772, un chanoine de Vilna, du nom de Siestrzencewics. C'était un homme d'une rare intelligence et d'une vaste érudition[28]. La tzarine obtint du nonce de Pologne, Garampi, que Siestrzencewics fût sacré évêque titulaire de Mallo[29]. Un décret impérial du 12 mai 1774 attribua au prélat nouvellement élu un traitement annuel de 10.000 roubles et lui assigna Mohilew pour résidence ; puis, non contente d'ériger de sa propre autorité un nouveau siège épiscopal catholique, la souveraine schismatique donna au titulaire de cet évêché une juridiction universelle sur les catholiques latins de son empire. C'était atteindre l'audace à laquelle devaient se porter, seize ans plus tard, les auteurs de la Constitution civile du clergé[30]. On prétend qu'avant son sacre l'évêque de Mallo avait signé et déposé entre les mains de l'impératrice la promesse formelle de maintenir les jésuites dans l'intégrité de leur état[31]. Quoi qu'il en soit, la Russie devint bientôt un refuge pour les membres de la Compagnie de Jésus, expulsés de Pologne, d'Allemagne et d'Italie. L'évêque de Mallo s'arrogeait le droit de leur conférer les ordres sacrés, la prêtrise elle-même. Les cours bourbonniennes protestèrent avec vivacité[32]. Le pape était, semble-t-il, dans une impasse. Au point de vue religieux, sa conscience se refusait également à abroger le décret de Clément XIV et à traquer les jésuites dans leurs derniers asiles. Au point de vue politique, il était obligé de ménager à la fois les rois catholiques de la maison de Bourbon et l'impérieuse tzarine, qui menaçait en propres termes de retirer à ses sujets la liberté de faire profession de la religion catholique, si l'on n'accédait pas à ses désirs[33]. Pie VI protesta, par une lettre adressée, le 27 janvier 1783, au roi de France et au roi d'Espagne, qu'il confirmait le bref Dominus ac Redemptor de son prédécesseur, mais il approuva de vive voix, dans une audience du mois de mars de la même année, accordée au coadjuteur de Mohilew, le statu quo en Russie de la Compagnie de Jésus. Celle-ci eut désormais un vicaire général en la personne de son vice-provincial, le P. Stanislas Czerniewicz, à qui succéda, deux ans plus tard, le P. Lenkiewicz. En même temps, l'évêque de Mallo, promu archevêque de Mohilew, reçut le titre et les pouvoirs de visiteur apostolique de tous les couvents de réguliers établis en Russie[34]. Tandis que la cour de Russie prenait si vivement fait et cause pour les jésuites, la cour de Toscane s'agitait pour défendre le jansénisme. Nous savons quel esprit régnait à Florence, sous le gouvernement du grand-duc Léopold, frère de l'empereur Joseph II, et sous l'influence de l'évêque Scipion Ricci. Nous connaissons les principales décisions de l'étrange assemblée réunie à Pistoie, le 15 septembre 1782, sous le nom de concile, et dont le but non déguisé était de faire régner d'abord dans tous lès monastères, puis dans toutes les églises de Toscane, les maximes et l'esprit de Port-Royal. Or, lorsque, au mois d'avril 1787, le grand-duc, conformément aux désirs de Ricci, convoqua à Florence les dix-sept évêques de son duché pour les inviter à faire exécuter le décret du prétendu concile, quatorze d'entre eux s'y refusèrent obstinément. Ils étaient d'ailleurs les interprètes de l'opinion publique, froissée des innovations jansénistes qu'on prétendait substituer au culte traditionnel. Ricci et ses partisans se rendaient de jour en jour plus antipathiques. Le 20 mai, une émeute populaire, dirigée contre eux, éclata soudain, et, comme il arrive d'ordinaire en pareilles circonstances, dépassa les bornes. C'était un dimanche, vers le soir. Les fidèles venaient d'assister à une fête que la confrérie de la Bonne Mort avait fait célébrer à la cathédrale de Prato. Tout à coup, le bruit se répand que Ricci et ses partisans ont résolu de démolir l'autel où se trouve une madone particulièrement vénérée. On court au clocher, on sonne les cloches. A cet appel, les habitants de la ville et des environs accourent, s'arment de bâtons, de pioches et de pieux. Aux cris de : Vive le Saint-Siège, ils s'emparent du trône de l'évêque[35], le mettent en pièces et le brûlent. Toute la nuit se passe à recueillir, soit au séminaire, soit en divers vautres endroits, des crucifix, des madones, des images, que Ricci a déjà fait enlever des églises. On les porte en procession dans la ville, et l'on force les partisans de Ricci à les acclamer. Le tumulte se renouvelle plusieurs jours. L'évêché est envahi, les manuscrits de l'évêque et ses livres jansénistes sont brûlés sur la place publique. De telles violences n'eurent d'autre effet, sur le moment, que d'exaspérer l'esprit irritable de l'évêque Ricci. Maintenu dans ses fonctions de conseiller de Léopold, il lui inspira les mesures les plus odieuses contre les dévotions populaires, en particulier contre la dévotion au Sacré-Cœur ; la congrégation établie sous ce vocable fut supprimée. Mais ces excès d'un prélat, dont le caractère déséquilibré avait froissé bien des personnes, finirent par tourner contre lui les conseillers mêmes du grand-duc. Quand, en 1790, à la mort de Joseph II, Léopold quitta la Toscane pour ceindre la couronne d'empereur, les haines que l'évêque de Pistoie avait soulevées contre lui se donnèrent libre carrière. Chassé de Pistoie par le peuple, Ricci se retira à Florence, où il abdiqua. La position à prendre par le Souverain Pontife était délicate. Il ne pouvait ni paraître approuver des doctrines manifestement hétérodoxes, ni se rendre solidaire d'un mouvement populaire que le désordre et la haine avaient souillé. Pie VI jugeait d'ailleurs qu'il n'était pas de l'intérêt de l'Église de risquer en ce moment, contre l'empereur, une lutte qui pourrait avoir de désastreuses conséquences Il temporisa ; il fit étudier attentivement les sept volumes où se trouvaient recueillis les actes du synode de Pistoie ; mais à peine l'empereur Léopold fut-il descendu dans la tombe, que la bulle Auctorem fidei vengea magistralement la doctrine catholique, en condamnant solennellement les décrets du prétendu concile. Les actes d'émancipation de la cour de Naples, Domine les ingérences abusives de la cour de Russie, les idées pie le ministre Kaunitz suggérait à Joseph II, comme la politique que l'évêque Ricci inspirait à Léopold, n'étaient que les manifestations, intermittentes et dispersées, d'un état d'esprit qui agitait l'Europe entière. De cet état d'esprit, la France allait donner les maximes définitives. |
[1] Jules GENDRY, Pie VI, sa vie, son pontificat, d'après les archives vaticanes et divers documents inédits, 2 Vol. in-8°, Paris, Picard, 1906, t. I, p. 1-65.
[2] GENDRY, Pie VI, sa vie, son pontificat, t. I, p. 91.
[3] Voir le texte de la lettre, ap. GENDRY, I, 489-490.
[4] Pie VI, au moment de son exaltation, était âgé de 57 ans et quelques mois, et jamais, disait-on, pape n'avait été élu à son âge avec une santé pareille à la sienne. GENDRY, I, 106.
[5] GENDRY, I, 109-120.
[6] On rapporte que les employés du fisc disaient de lui : Notre trésorier a un nez pour sentir et des dents pour mordre, ha denti per morsicare e un buon naso per sentire.
[7] GENDRY, t. I, p 123 et s.
[8] Toute l'Europe est malade, écrivait le cardinal de Bernis, toutes les finances sont dérangées. Cité par Frédéric MASSON, le Cardinal de Bernis, p. 122.
[9] Le préfet de l'Annone (du mot latin annona) était chargé des approvisionnements, marchés et pensions alimentaires.
[10] La loi qui avait ordonné de fermer chaque soir les portes du ghetto avait été inspirée à la fois par le désir de se préserver des Juifs et par celui de les protéger contre la haine du peuple.
[11] Frédéric MASSON, le Cardinal de Bernis, p. 323.
[12] HENGENRÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, t. IV,
ch. III, § I.
[13] HENGENRÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, t. IV, ch. III, § I. Pie VI refusa cependant toujours de désapprouver le décret de suppression de la Compagnie, porté par Clément XIV. Il condamna même les écrits qui furent publiés contre ce décret. Voir Bullarium, éd. BARBERI, t. VI, p. 332, n. 519 ; p. 347, n. 723. Le mot attribué à Ricci à propos des jésuites : Sint ut sant, aut non situ, n'est pas de lui ; on le trouve, quant au sens, dans une lettre de Clément XIII à Louis XV, à la date du 28 janvier 1762. Cf. BOURO, Osservazioni sopra l'istoria del pontificato di Clemente XIV, 2 vol. Modena, 1853, t. II, p. 15.
[14] Une approbation écrite aurait soulevé les colères des cours bourboniennes. Nous reviendrons plus loin sur cet autel.
[15] BARBERI, Bullarium, V, 180-185.
[16] GENDRY, II, 91.
[17] GENDRY, I, 92.
[18] GENDRY, II, 91.
[19] Le gros volume imprimé, contenant tous les actes relatifs à l'affaire de la haquenée, et envoyé à tous les nonces, se trouva aux Archives du Vatican, f. lat. Ms. 9718.
[20] Ce voyage n'était pas, comme on l'a prétendu, un fait sans précédent dans l'histoire des papes. Depuis Innocent Ier (409) jusqu'à Clément VIII (1598), trente-sept pontifes avaient pris par devoir le bâton de voyageur. Voir Histoire des voyages des papes depuis Innocent Ier jusqu'à Pie VI, Vienne, 1786.
[21] SCHLITTER, Die Reise des Papstes, p. 36.
[22] Lettre du 7 mars 1782, citée dans Joseph II und Leopold von Toscan, Vienne, 1872.
[23] GENDRY, I, 265.
[24] G. GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 52.
[25] G. GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 79.
[26] On appela Russie Blanche les pays dévolus à la Russie par le partage de la Pologne. Elle comprenait le diocèse presque entier de Livonie et la partie du diocèse de Vilna professant le rite latin. Sur l'attitude des jésuites au moment du partage de la Pologne, voir ZALENSKI, S. J., les Jésuites de la Russie Blanche, traduction française, Paris, 1886, t. I, p. 244.
[27] Les deux curés d'Orcha et de Vitelsk ayant publié le bref de suppression, un courrier se présenta à leur porte avec sa voiture à grelots et emmena les deux pauvres prêtres grossir le nombre des déportés en Sibérie. GENDRY, I, 340.
[28] Sur cet étrange personnage, sceptique, mondain et habile, type moscovite de l'épiscopat du XVIIIe siècle, voir ZALENSKI, t. I, 257-264.
[29] GENDRY, I, 329-330.
[30] ZALENSKI, t. I, p. 261.
[31] Fréd. MASSON, le Cardinal de Bernis, p. 338 ; P. GAGARIN, S. J., la Compagnie de Jésus conservée en Russie, p. 29 ; ZALENSKI, les Jésuites de la Russie Blanche, t. I, 268.
[32] Voir, sur ces réclamations, Fréd. MASSON, le Cardinal de Bernis, p. 344 et s.
[33] Voir la lettre citée par Fr. MASSON, le Cardinal de Bernis, p. 365.
[34] ZALENSKI, les Jésuites de la Russie Blanche, t. I, 322-325.
[35] Le siège épiscopal de Prato était réuni à celui de Pistoie, dont Ricci était l'évêque.