La Révolution, dit Joseph de Maistre, a été préparée par ses victimes. Cette assertion, prise dans un sens absolu, est exagérée. La Révolution, nous voulons dire le caractère révolutionnaire et antireligieux donné au mouvement légitime de réforme qui se produisit à la fin du XVIIIe siècle, est due à la philosophie incrédule[1]. Le triomphe de Robespierre a été préparé par Voltaire et par Jean-Jacques Rousseau. On aurait tort, d'ailleurs, de placer dans la France seule les origines de l'esprit révolutionnaire. Si la Révolution française gagna si promptement l'Europe, c'est qu'elle y trouva partout un terrain bien préparé. L'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, la Hollande étaient prêtes à recevoir le venin révolutionnaire. On sait les emprunts faits par Voltaire aux philosophes anglais. M. Brunetière, dans ses Leçons sur les origines de l'esprit encyclopédiste[2], a amplement montré que le principe fondamental de Rousseau, à savoir que la question morale se résout en une question sociale, c'est-à-dire que l'origine de nos maux ne nous vient pas de notre nature, mais de l'organisation de la société où nous vivons, est un principe renouvelé de la philosophie d'outre-Manche. En Allemagne, qui ne sait que les conseillers de Joseph II s'inspiraient des Réformés luthériens autant que des Philosophes de France ? En Italie, les utopies de Campanella et les vers enflammés d'Alfieri pour la Liberté abstraite et presque déifiée, ne donnaient-ils pas à peu près le même son que les pages enthousiastes des rêveurs français ? Dans la protestante Hollande, les disciples de Grotius et de Spinosa avaient-ils attendu l'apparition de l'Encyclopédie et du Contrat social, pour imaginer un renouvellement complet du droit des gens et de l'organisation politique ? L'esprit révolutionnaire était partout. Et partout, dans la fièvre des esprits et dans l'ardeur des efforts, on distinguait les deux mêmes caractères : l'utopie dans l'idéal entrevu et la violence dans les moyens proposés. Ce seront les deux éléments de la Révolution. Elle sera l'œuvre de l'Idéologue et du Jacobin. I En Angleterre, de Morus à Hobbes et à Locke, la philosophie sociale s'était développée en des théories d'une audace inouïe. Qu'y avait-il d'utopique et qu'y avait-il de sérieux dans l'Utopie de Thomas Morus, parue au début du XVIe siècle[3] ? Le paradoxe fantaisiste, qui éveille l'attention et qui tempère l'étonnement par un sourire, est souvent la forme que préfèrent les novateurs, pour insinuer plus sûrement les vérités qu'ils croient utiles. L'Utopie de Morus s'inspirait manifestement de la République de Platon. Tant que les sages ne seront pas rois, avait dit le philosophe grec, et tant que les rois ne seront pas philosophes, il n'y aura point de remède aux maux qui désolent les Etats. Comme Platon, Morus faisait reposer toute sa conception sociale sur la critique de la propriété. Son idéal était une société où tous les biens seraient en commun. Il se distinguait cependant du fondateur de l'Académie par un large sentiment d'humanité, par une profonde sympathie pour les classes qui souffrent. Sa république ne reconnaissait pas de castes ; chaque citoyen était appelé à s'y adonner à des travaux matériels, ennoblie par de récréations intellectuelles. Le principe du pouvoir était placé dans le consentement du peuple, et le régime de l'Etat était celui d'une république laborieuse et démocratique. Ce que Morus avait conçu avec son esprit catholique, sincèrement soumis à l'Eglise, Hobbes et Locke le reprirent d'un tout autre point de vue. Imprégnés des idées utilitaires, si peu élevées, si peu philosophiques, de Bacon[4], ils établirent le plan de leur société sur les idées de conservation et d'intérêt. Hobbes fait la théorie de l'absolutisme, mais en l'appuyant sur de tels arguments, qu'il excite à le discuter et à le combattre ; car pour lui la morale n'est pas une fin, c'est un moyen, le moyen d'avoir l'ordre et la paix[5]. Hobbes avait écrit contre la Révolution d'Angleterre ; Locke prit la plume pour la défendre. Hobbes avait le premier imaginé de chercher l'origine de la société civile dans un certain état antérieur à la société ; Locke partit de la même hypothèse. Mais là où le premier avait cru pouvoir établir les fondements du despotisme, le second prétendit voir la justification d'un droit permanent à l'insurrection. Car, dit-il[6], qui est-ce qui pourra mieux juger si l'on s'acquitte bien d'une commission que celui qui l'a donnée ? C'est à la partie offensée de juger pour elle-même. Locke professait d'ailleurs que e tout le pouvoir du gouvernement civil n'a rapport qu'aux intérêts civils, se borne aux choses de ce monde, et n'a rien à faire avec le monde à venir[7]. En Allemagne, la philosophie sociale n'offrit rien d'original. Mais la métaphysique, de Wolf à Kant, et la critique religieuse, de Semler à Gœthe, s'orientèrent vers un naturalisme révolutionnaire. Christian Wolf, qui prit à tâche de résumer et de pousser jusqu'à ses dernières conséquences la philosophie de Leibniz, enseigna que Dieu ne peut être la fin de l'homme et que la société ne doit s'organiser qu'en vue d'un but terrestre. La vogue de ses écrits fut extrême ; l'étude de ses doctrines fut imposée aux candidats qui se présentaient pour les grades théologiques. L'invasion du wolfianisme dans la théologie allemande fut désastreuse. Plusieurs, dit Hergenröther, sous prétexte de pensée scientifique, atténuèrent le dogme ; d'autres le sacrifièrent complètement, n'acceptant d'autres lois terrestre, que celles de la raison, d'autres règles que celles du libre arbitre[8]. Plus tard, Kant devait s'inspirer de Rousseau dans sa morale individuelle et sociale. La conscience de Rousseau devait devenir impératif catégorique de sa raison pratique ; et les principes généraux du Contrat social, à savoir celui de la volonté générale considérée comme source unique des lois, et celui de la distinction, dans chaque individu, du citoyen législateur et du sujet, devaient dicter toute la politique kantienne. C'est en s'appuyant sur la sainte Ecriture, donnée par le protestantisme comme source unique de la révélation, que la pensée religieuse allemande se développa dans le sens d'un naturalisme autonome. En 1771, Semler proposait un nouveau critère pour fixer le canon des Livres saints : n'accepter comme inspirés de Dieu que les livres produisant une amélioration morale. En 1777, les Fragments de Volfenbüttel, édités par Lessing, mais composés par Samuel Reimarus, professeur de Hambourg, nièrent absolument les miracles, en particulier celui de la résurrection de Jésus-Christ, et affirmèrent l'impossibilité d'une révélation divine. Peu de temps après, dans une œuvre personnelle, le drame de Nathan le Sage, Lessing professa nettement l'indifférentisme religieux. Sur les ruines accumulées par le naturalisme radical, se développa dès lors en Allemagne un panthéisme exalté, auquel on donna le nom d'illuminisme. Herder, Gœthe et Schiller peuvent en être regardés, à des degrés divers, comme les représentants les plus illustres. Jean-Gottfried Herder, poète philosophe à l'imagination puissante, Herder prôna, dans sa Philosophie de l'histoire et de l'humanité, une religion vague, grandiose, aux dogmes fuyants, à peu près identifiée avec le culte de l'humanité ; Gœthe, ne discernant rien au-dessus de l'antique hellénisme et de la beauté terrestre, divinisa la perfection plastique et la satisfaction sensuelle[9], et Schiller, qui devait, à la fin de ses jours, se rapprocher des idées chrétiennes et devenir presque catholique, pleura la mort des dieux de la Grèce et de Rome. L'Italie avait eu, elle aussi, son utopie sociale dans la Cité du Soleil du moine Campanella[10]. L'Utopie de Morus est une république populaire ; la Cité du Soleil de Campanella est une république théocratique. Au sommet de l'Etat est le Métaphysicien, sorte de bon tyran chargé de faire prévaloir l'empire de la Raison ; au-dessous, trois magistrats, la Puissance, l'Amour et la Sagesse, appliquant les prescriptions de la Raison. Le premier est chargé de la défense nationale ; le second veille sur le développement de la population ; le troisième préside au progrès des Sciences et des Arts. Dans la Cité du Soleil la communauté s'étend plus loin que dans l'Utopie. Elle embrasse non seulement la propriété, mais encore la famille. Plus restreint dans son plan de réforme, mais plus précis dans ses exigences, le marquis César Beccaria, de Milan, se borna à rassembler, cent ans plus tard, dans son Traité des délits et des peines, dans ses leçons sur l'Agriculture et les Manufactures, toutes les réclamations disséminées pendant un siècle dans un nombre infini d'opuscules et de gros volumes. Dédaignant les phrases oiseuses et les digressions, il posa plusieurs des principes qui devaient constituer plus tard, avec Adam Smith, l'économie politique libérale. Pour lui, la meilleure organisation sociale était celle qui produit la plus grande somme de travail utile, et par travail utile il entendit celui qui donne la plus grande quantité de produits négociables. n analysa les véritables fonctions des capitaux productifs et les vicissitudes de la population. Il recommanda la division du travail et proposa une mesure décimale tirée du système du monde. Mais, avec la plupart des économistes de son temps, il déclara les manufactures stériles. Homme paisible, timide même, Beccaria se mêla peu aux agitations du monde ; mais ses idées exercèrent une grande influence sur les esprits. Presque en même temps que les Leçons sur l'agriculture, paraissait en Italie, sous le titre de Science de la législation, un grand ouvrage qui, dans un style véhément, imagé, théâtral même, embrassait non seulement l'économie politique, mais le droit public et privé, la famille, l'éducation et la religion. Il était l'œuvre d'un jeune homme de trente ans, Getan Filangeri, de Naples, qui devait mourir six ans plus tard, avant d'avoir vu ses utopies s'évanouir devant les leçons de l'expérience. Le but de Filangeri était de renouveler l'humanité de fond en comble. Concitoyen de Vico, il comptait, pour la réalisation de ses projets, sur la toute-puissance des lois et de l'autorité. L'autorité, disait-il[11], fait naître les génies et crée les philosophes. Un prince, rien qu'en pressant le ressort de l'honneur, peut former des légions de Scipions et de Regulus. Aussi concentrait-il toutes les fonctions sociales entre les mains du prince, dont il faisait pénétrer l'autorité partout. Ces hardiesses, chez lui et chez d'autres, dit César Cantu[12], venaient de ce que les Italiens de ce temps étaient trop étrangers aux affaires. Ils n'appréciaient pas les obstacles apportés par les faits aux maximes abstraites. Un poète faisait pénétrer les idées révolutionnaires dans le grand public. Alfieri, d'Asti, était un aristocrate épris de la liberté abstraite telle qu'on la prêchait alors. Il se vantait de faire fi de Rousseau et des philosophes, mais il les imitait et les copiait. Chez lui, tout sentiment se convertissait en passion, toute passion en rage : rage d'étude, rage d'amour, rage de liberté. Dans ses comédies politiques, l'Un, les Peu, les Trop, l'Antidote, son comique consistait à montrer les héros sous leur côté prosaïque et grotesque. Dans la Tyrannie, il exagéra les doctrines de Rousseau, fit la guerre aux arts et à l'industrie, proclama que les chrétiens étaient plus esclaves que les Orientaux, conseilla à tout le monde de s'entendre pour ne pas obéir aux despotes. Il faisait dire, dans une de ses pièces, à un bouffon de Philippe II : Que ferait Ta Majesté, si quand tu dis oui, tout le monde disait non ? Il devait voir la Révolution et n'en pas comprendre la portée. Il mourut en 1803, après avoir dédié à la postérité plusieurs de ses tragédies[13]. Comme la claire Italie, la brumeuse Hollande avait ses autoritaires et ses républicains, ses partisans du bon tyran et ses fauteurs d'anarchie ; et la différence qui séparait les uns des autres était moins grande qu'il ne paraît au premier abord. Les premiers invoquaient l'autorité du juriste Grotius ; les seconds se réclamaient du philosophe Spinosa ; tous aspiraient à une régénération complète de la société. Grotius est surtout connu comme le rénovateur du droit des gens ; entreprend et, quoique sa renommée soit surfaite en ce point, car il a été précédé par le dominicain Vittoria[14], c'est là son vrai titre de gloire. Mais Grotius s'était aussi préoccupé de la rénovation des institutions politiques et sociales, et ses idées, systématiquement groupées et expliquées par son disciple Puffendorf, devaient inspirer la politique de Joseph II. Ses conclusions se rapprochaient beaucoup de celles de Hobbes ; mais son procédé fut tout différent. Ce que le penseur anglais examinait en philosophe, le penseur hollandais l'étudiait en juriste. Grotius, dit Paul Janet[15], traite les questions du droit naturel par les maximes du droit civil. Et le droit civil qu'il invoque, c'est celui de l'ancienne Rome. C'est avec un texte du jurisconsulte Paul qu'il tranche la question de l'origine de la propriété[16] ; et le problème de la souveraineté se résout, suivant lui, par un argument d'analogie avec la tutelle romaine. Rien n'empêche, dit-il[17], qu'il n'y ait des gouvernements civils qui soient établis pour l'avantage du souverain ; et, lors même que l'établissement du gouvernement aurait lieu dans l'intérêt des sujets, cela n'entraînerait pas la supériorité du peuple sur le souverain, car on ne voit pas que le pupille soit au-dessus du tuteur. Spinosa est un philosophe, et sa métaphysique présente, du moins à première vue, un certain principe de grandeur et de dignité, qui manque entièrement à la métaphysique de Hobbes. Pour lui, l'homme n'est pas seulement une partie de la nature, il est une partie de la Divinité. Mais, de même qu'on a pu soutenir, avec autant de vraisemblance, que le philosophe d'Amsterdam est ivre de Dieu, et qu'il est foncièrement athée, ses doctrines politiques et sociales renferment une équivoque fondamentale. Ce qui distingue ma politique de celle de Hobbes, écrivait-il à un de ses amis[18], c'est que je conserve le droit naturel, même dans l'état civil, et que je n'accorde de droit au souverain sur les sujets que selon la mesure de sa puissance. Mais si le droit naturel est conservé, comment la force est-elle la mesure du droit ; et si la force est la mesure du droit, comment le droit naturel subsistera-t-il ? Quoi qu'il en soit, la doctrine de Spinosa diffère essentiellement de celle de Hobbes dans son esprit. Hobbes ne demande à l'Etat que l'ordre et la paix, Spinosa lui demande avant tout la liberté. Si l'on appelle, dit-il[19], du nom de paix l'esclavage, la barbarie et la solitude, il n'y a rien de plus misérable que la paix. La paix ne consiste pas seulement dans l'absence de la guerre, mais, dans l'union des esprits et dans la concorde. Sur la question des avantages de la monarchie, il est en opposition directe avec le philosophe anglais. On croit, dit-il[20], qu'en donnant le pouvoir à un seul homme, le pouvoir sera plus fort. C'est une erreur, car un seul homme n'a pas la force de supporter un si grand poids : il aura donc des conseillers qui gouverneront pour lui ; et ce gouvernement, qui passe pour monarchique, sera dans la pratique une véritable aristocratie, mais une aristocratie latente, et par là même la plus mauvaise de toutes. Ajoutez que le roi, enfant, malade ou vieillard, n'est roi que de nom, et que souvent, entraîné par ses passions il laisse le pouvoir entre les mains d'une courtisane ou d'un favori. Ainsi, d'un bout à l'autre de l'Europe, une fermentation générale agitait les esprits. Les plans de réforme les plus vastes, les plus hardis, les plus généreux, les plus haineux, les plus subversifs et les plus révolutionnaires, surgissaient de toutes parts, soulevant un enthousiasme d'autant plus vif qu'ils étaient souvent imprécis comme un rêve, ralliant un nombre d'esprits d'autant plus grand qu'ils étaient, la plupart du temps, équivoques : abstraits et flottants, sous une apparence scientifique et précise, païens et mystiques, glorifiant tour à tour le despotisme et l'anarchie, ramenant tout à l'homme et à la nature, et faisant de l'homme et de la nature une sorte de divinité. Mais cette effervescence universelle avait un foyer, la France, vers laquelle, depuis le grand siècle, tous les penseurs de l'Europe fixaient obstinément leurs regards. II On discutera sans fin sur la part d'influence exercée et sur la part d'influence subie par la France dans la propagation des idées révolutionnaires. Ce qui est certain, c'est que là même où l'infiltration étrangère est manifeste, la formule française a fini par prévaloir, grâce au tour plus clair, ou plus ingénieux, ou plus éloquent qu'elle a su prendre : Voltaire, Rousseau et les encyclopédistes sont, au moins à ce titre, les vrais pères de la Révolution. Ils ont eu des ancêtres. Nous avons eu déjà l'occasion d'en étudier l'histoire. La renaissance des lettres antiques avait déterminé chez plus d'un esprit la renaissance de l'esprit païen. Le rationalisme panthéiste ou athée, qui s'était présenté au moyen âge sous la forme de l'averroïsme et de l'illuminisme, s'était peu à peu reconstitué sous l'aspect d'une incrédulité radicale. Il s'était sourdement propagé par le demi-rationalisme d'un Fauste Socin, qui s'attaquait à la divinité de Jésus-Christ et à la nature même de Dieu, par le scepticisme littéraire d'un Rabelais, par le dilettantisme ondoyant et divers d'un Montaigne, par l'indifférentisme politique d'un Michel de L'Hospital, par l'épicurisme théorique d'un Gassendi, par ce culte exagéré de la science et des lois de la nature que professa l'école de Descartes et dont Fontenelle se fit le brillant interprète, par l'action délétère de ce groupe de plus en plus nombreux d'esprits téméraires et légers, à qui les salons du XVIIe et du XVIIIe siècle pardonnaient tout, et qui, sous le nom de Libertins, de Beaux Esprits et d'Esprits forts, effrayèrent, non seulement l'orthodoxie inquiète d'un Père Garasse et d'un Père Mersenne, mais aussi le bon sens d'un Nicole et d'un Leibniz. Le naturalisme avait ainsi franchi les étapes qui l'avaient conduit de Pétrarque à Voltaire, de l'Humanisme au Philosophisme, du Collège des secrétaires apostoliques au salon de Ninon de Lenclos, du mouvement de la Renaissance à celui de l'Encyclopédie. Nous avons déjà parlé de cette colossale entreprise, qui rallia des hommes de doctrines très différentes, des athées et des déistes, des révolutionnaires et des conservateurs, des économistes individualistes comme Turgot et des économistes communistes comme Mably, mais qui trouva sou unité dans une inspiration unique, la foi à la souveraineté de la raison. C'est dans les salons du grand monde que tous ces hommes s'étaient rencontrés. Les salons du XVIIe siècle avaient donné des psychologues ; ceux du XVIIIe siècle donnèrent des philosophes, ou du moins dés hommes prétendus tels. Qu'on parcoure la liste des souscripteurs de l'Encyclopédie : on y trouve les plus grands noms de France[21]. Les gens de lettres se réunirent surtout, pendant le cours du XVIIIe siècle, dans les salons de deux femmes célèbres par la liberté de leurs mœurs comme par celle de leur esprit, la trop fameuse Ninon de Lenclos, l'extravagante Mme de Tencin. On rencontre chez Ninon de Lenclos, dit Saint-Simon, tout ce qu'il y a d'élevé dans la cour, tellement il est à la mode d'y aller. Saint-Evremond, Guy-Patin, Molière, La Fare, Chaulieu, fréquentaient assidûment chez elle. L'abbé de Châteauneuf y présenta son petit filleul, François Arouet. Ninon fut frappée de l'esprit de ce jeune homme et lui légua deux mille francs pour former sa bibliothèque. Tels furent les débuts de François Arouet de Voltaire. Ils ressemblèrent à ceux de la plupart de ses contemporains. Etre lancé par un salon, dit un historien de cette époque[22], était le moyen le plus sûr d'arriver. Le salon était aux réputations naissantes et même nées ce que la presse est de nos jours... Plus tard Mme de Lambert devait faire arriver Montesquieu ; Mme de Tencin, Marivaux ; Mme du Deffand, d'Alembert ; Mlle de Lespinasse, La Harpe. Nous n'avons pas à raconter en détail, dans une histoire générale de l'Eglise, la vie de Voltaire. Mais le rôle que cet homme a joué dans la lutte contre le catholicisme veut qu'on s'arrête un moment à sa personne et à son œuvre. Voltaire, dit Ferdinand Brunetière, a fait infiniment de mal ; peu de caractères ont été plus méprisables que le sien, et son œuvre même est étrangement mêlée comme pure valeur littéraire ; mais il a possédé un pouvoir indéniable de séduction, il a été représentatif de toute une famille d'esprits, et il a exercé sur son siècle une action à laquelle il n'en est point de comparable[23]. La première période de sa vie, jusqu'en 1746, est consacrée à s'emparer de l'opinion. Tout jeune encore, il réussit à étendre le nombre de ses relations au delà de tout ce qui s'est vu avant lui. Amis de collège, gens du monde, gens de lettres, gens de finances, comédiens et comédiennes, il compte des amis partout. II s'exerce alors dans tous les genres, poète épique dans sa Henriade, poète tragique dans son Œdipe ou dans sa Zaïre, poète didactique dans les Epitres ou les Discours sur l'homme, historien dans son Charles XII, savant dans les Mémoires qu'il compose pour l'Académie des sciences, philosophe dans ses Lettres anglaises et dans son Essai sur la philosophie de Newton... Il ne laisse hors de ses prises aucune partie de l'opinion[24]. Son ambition est d'être le maitre et le guide des esprits de son temps. Quant à ses idées, trois ouvrages essentiels les résument : les Epitres à Uranie, publiées de 1722 à 1731 ; les Lettres philosophiques, données en 1733 et 1734, et les Discours sur l'homme, parus de 1734 à 1738. Le premier ouvrage opposait le déisme ou religion naturelle à la religion révélée ; le second exaltait l'idée de science ; le troisième vulgarisait un certain nombre d'idées courantes dans la philosophie anglaise, entre autres l'idée d'après laquelle la vertu se mesurerait par le degré d'utilité sociale et le progrès de l'humanité par le développement des arts de la vie. En somme, le philosophe de Ferney ne se révélait nulle part comme un penseur original, mais, en un style limpide, incisif, essentiellement vulgarisateur, et sans égal à ce titre, il présentait sous la forme la plus maniable, la plus légère, la plus portative, les idées éparses dans le monde des libertins, des esprits forts, des novateurs de toute sorte ; il exposait, précisait, expliquait les grandes découvertes, les grandes hypothèses de l'esprit humain ; il faisait défiler devant les yeux éblouis de son lecteur, mais, hélas ! déformés, caricaturés, ridiculisés, les grands hommes de l'histoire sacrée et profane, les antiques religions, les vieilles légendes. Et les Français de son temps, les gens du monde se disputaient ces livres, ces brochures, ces traités, ces romans, ces histoires, ces pamphlets, ces dictionnaires, où tout le savoir humain, tous les souvenirs du passé, toutes les querelles du jour, toutes les rêveries sur l'avenir étaient rassemblés en mots piquants, en images pittoresques, en métaphores étincelantes, en proverbes familiers, en anecdotes graveleuses. J'ai plus fait en mon temps, dit quelque part Voltaire, que Luther et Calvin. Il eut au moins ce trait de ressemblance avec les deux réformateurs protestants, que, voulant réformer une société malade, il commença par participer à toutes ses tares et finalement aggrava tous ses maux. Voltaire ne fut qu'un démolisseur ; Jean-Jacques Rousseau voulut être un reconstructeur. Taine a dépeint avec sa vigueur habituelle les facultés maîtresses de cet homme du peuple mal adapté au monde élégant, hors de chez lui dans un salon, mal né, mal élevé, sali par sa vilaine et précoce expérience, malade d'âme et de corps, portant la souillure de son tempérament jusque dans sa morale la plus austère et dans ses idylles les plus pures, étranger, protestant, à la fois philanthrope et misanthrope, habitant d'un monde idéal, qu'il avait bâti à l'inverse du monde réel[25]. Cet homme devait pourtant exercer sur ses contemporains et surtout sur les générations à venir une influence plus grande que Voltaire. Celui-ci n'était vraiment puissant que par la satire ; Rousseau fut surtout captivant par le rêve. Il ne fut pas seulement le comédien qui amuse, il fut le magicien qui charme, le passionné qui entraîne. Il parla de la conscience, du devoir, de la Providence, des Evangiles dont l'inventeur serait plus étonnant que le héros, de Jésus-Christ dont la mort fut d'un Dieu, comme celle de Socrate fut d'un sage, avec une chaleur communicative, dans un style plein, mâle, saillant, impétueux, vibrant, ample et sonore. Frédéric Le Play a dénoncé les faux dogmes dont le philosophe de Genève a fait don à la Révolution[26] ; ils sont au nombre de trois : ce sont les dogmes de la perfection originelle, de l'égalité providentielle et du droit de révolte. Ils se trouvent exposés dans trois principaux ouvrages : le Discours sur l'inégalité, le Contrat social et l'Emile. Blessé, indigné des misères du monde présent, Rousseau imagine un état parfait, qu'il, suppose avoir été et devoir être l'état naturel et primitif de l'humanité. Il construit de toutes pièces son homme idéal, tel qu'il a dû sortir des mains du Créateur. Cet homme est fort et agile, capable de triompher de tous les obstacles de la nature ; les passions n'ont pas altéré sa constitution harmonieuse ; une rare finesse de sens, un sentiment de conservation, un instinct de bonté et une sobriété naturelle lui ont assuré la tranquillité et le bonheur. Je le vois, écrit-il[27], se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit auprès du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits. La société du XVIIIe siècle, si artificielle, si polie, si complexe, mais qui souffre de cette complexité, contemple avec surprise cet homme idéal, et, par contraste, s'éprend de lui. C'est par ce contraste, dit Taine[28], que Rousseau s'est trouvé si fort. Il faisait voir l'aurore à des gens qui ne s'étaient jamais levés qu'à midi. Dans une société où la vie consistait à parader avec grâce d'après un modèle convenu, il prêchait le retour à la nature, l'indépendance, la vie active, ardente, heureuse et libre, en plein soleil et au grand air. Il était facile à Rousseau de prouver que dans cet état primitif de perfection originelle régnait l'égalité providentielle. Moins la nature humaine est développée, moins elle compte de différences entre les hommes. L'état le plus naturel et le plus égal, n'est-ce pas celui du germe ? L'inégalité est donc l'œuvre de la civilisation, du passage de l'état de nature à l'état social. Le travail créa la propriété, la propriété l'inégalité, et l'inégalité donna lieu à l'organisation sociale, qui fixa par des lois la domination des forts et la servitude des faibles. Telle fut, dit Rousseau[29], et telle dut être l'origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves aux faibles et de nouvelles forces aux riches, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent la loi de la propriété et de l'inégalité, et, pour le profit de quelques-uns, assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. Dans ces paroles terribles se trouve déjà le sentiment qui devait dicter à Rousseau le troisième de ses faux dogmes, le dogme du droit perpétuel à la révolte. Le peuple a d'abord le droit et le devoir de se révolter contre l'état social dont on a montré l'injuste origine ; car, dit-il, renoncer à la liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme ; une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme[30]. Mais lors même que le peuple, dans des conditions que le philosophe détermine avec soin, a stipulé un contrat social, ce contrat ne l'oblige point. Le peuple est souverain, et un souverain ne peut s'engager qu'envers lui-même. Il est contre la nature du corps politique que le souverain s'impose une loi qu'il ne puisse enfreindre : par où l'on voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social[31]. De telles théories flattaient trop les passions d'une société amollie et corrompue, pour ne pas y trouver un grand crédit. Ce contraste, qui étonne, chez la plupart des hommes de la Révolution, entre leurs rêves idylliques et leurs actes sanguinaires, s'explique par la doctrine de Rousseau. Ce ne sont pas seulement les utopies de la Constituante ce sont les massacres de la Terreur qui se rattachent au Discours sur l'inégalité et au Contrat social. L'idéologue et le Jacobin doivent se reconnaître en Jean-Jacques Rousseau[32]. Dans son œuvre, comme dans celle de la Révolution, l'idylle a engendré la tragédie. III Les doctrines révolutionnaires se propagèrent d'autant plus facilement qu'elles trouvèrent des auxiliaires puissants parmi les gallicans et les jansénistes, un secours incomparable dans la franc-maçonnerie, des complices dans l'Eglise elle-même. On a déjà remarqué comment le jansénisme et le gallicanisme parlementaire du XVIIIe siècle, tout en s'obstinant à rester dans l'Eglise, avaient été amenés à prendre une attitude nettement révolutionnaire. La politique religieuse de Joseph II en Allemagne et la tenue du synode de Pistole en Italie, avaient été les deux dernières étapes de cette évolution. Ces deux événements avaient exercé une grande influence sur les esprits. Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, non seulement la théologie, mais la foi elle-même avait subi une profonde décadence. Les vieilles méthodes n'exerçaient plus aucun attrait ; les idées nouvelles portaient honneurs et profits ; elles étaient exprimées en un style étincelant qui fascinait les esprits[33]. Par un phénomène qui s'est rencontré plus d'une fois dans l'histoire de l'apologétique, des défections s'étaient produites parmi les contradicteurs les plus ardents des erreurs courantes. Des bénédictins, des jésuites, à force d'étudier les aberrations du joséphisme pour les combattre, s'étaient laissé prendre à leurs sophismes. D'ailleurs, on travaillait trop dans le but exclusif de réfuter ses adversaires. Les études des catholiques devinrent ainsi dépendantes de celles des protestants ; toute continuité avec la grande époque précédente fut brisée ; des éléments rationalistes, jansénistes et révolutionnaires pénétrèrent la littérature catholique ; la théologie prit le ton de la philosophie du temps ; on chercha à la transformer dans un sens plus rationnel, pour la mettre au courant du prétendu progrès. En 17714, le bénédictin Rautenstrauch, directeur de la faculté de théologie de Vienne, prescrivit d'abandonner la sécheresse scolastique pour donner plus d'importance aux études exégétiques, patristiques et historiques. On put s'apercevoir bientôt que le nouveau règlement n'avait favorisé que la frivolité et le caprice, surtout lorsque l'empereur Joseph II eut proclamé la liberté de conscience et la liberté de la presse. L'exégète Christophe Fischer et l'érudit Jahn se firent remarquer par leurs hardiesses doctrinales ; l'historien Dannenmayr publia un manuel d'histoire tout plein de préjugés contre l'autorité du Saint-Siège. Une revue ecclésiastique de Vienne, Wiener Kirchenzeitung, prit pour devise : Travailler au progrès du christianisme le plus antique et de la philosophie la plus moderne. L'ancien jésuite Jean Yung, professeur à Mayence, restait fidèle au dogme, mais ne craignait pas de favoriser les nouveautés dans la discipline ; le Frère mineur Philippe Hedderich insultait le siège apostolique dans ses leçons sur le droit canonique ; le bénédictin André Spitz s'inspirait du même esprit dans son cours d'histoire, et le Frère mineur Elie Van den Schüren professait un pur subjectivisme. L'évêque de Trèves n'hésitait pas à couvrir de son approbation les théories les plus risquées. Beaucoup de bénédictins bavarois avaient franchement embrassé les doctrines de Wolf ; d'autres, celles de Kant. Ces influences dissolvantes pénétraient dans le bas clergé et dans le peuple lui-même. Des prêtres qui, sous le régime joséphiste, s'étaient assis à côté de jeunes pasteurs, aux leçons du théologien Paulus, et dont l'État voulait faire de bons maîtres populaires plutôt que des ministres de Dieu, se faisaient, comme on l'a dit[34], les interprètes, toujours banals, lors même qu'élégants, d'une éthique naturelle, à demi rationaliste, à demi parfumée d'encens. Leurs catéchismes éclairés prêchaient une sorte de morale supérieure, laissant à dessein dans la pénombre les mystères fondamentaux du christianisme, la faute originelle, l'incarnation et la rédemption[35]. Et, devant cette Eglise allemande, qui rougissait de ses dogmes, qui voilait ou dissimulait, avec un honteux embarras, son patrimoine le plus traditionnel et sa raison d'être la plus essentielle, le rationalisme germanique sentait croître son arrogance. Ceux qui se mettaient à la remorque des philosophes français, et ceux qui défendaient jalousement l'autonomie de la pensée allemande, étaient du moins d'accord sur l'irrémédiable décadence du catholicisme. L'Eglise de Rome, disait Herder, ne ressemble plus qu'à une vieille ruine, où ne peut entrer désormais aucune vie nouvelle. Ce n'est que parmi la populace superstitieuse, reprenait Nicolaï, que la foi romaine peut se prolonger ; devant la science, devant la culture, elle n'existera plus[36]. La société secrète des Illuminés, fondée le mars 1776 par le professeur de droit canonique Adam Weishaupt, trouva un terrain admirablement préparé pour son recrutement Cette société avait la prétention de révéler le sens caché des doctrines du grand maître de Nazareth ; elle prétendait donner la vraie signification des dogmes du péché originel, de la rédemption et de la grâce. Ces dogmes signifiaient simplement, selon Weishaupt, que l'homme, déchu de son état primitif de probité et de liberté par la violence de ses instincts et de ses passions, et tombé dans la barbarie, s'en était imparfaitement libéré par l'œuvre des prêtres, des savants et des hommes d'Etat, et qu'il s'en libérerait complètement par l'effort de sa propre raison, par la conscience de sa propre dignité et par l'emploi libre de ses propres forces. C'étaient les principes mêmes de Rousseau, élaborés par le cerveau mystique d'un Allemand. En 1784, les Illuminés eurent l'imprudence de rendre publiques leurs dissensions intestines ; le 11 février 1785, Weishaupt fut déchu de ses fonctions de professeur ; il se retira auprès du duc Ernest de Gotha. Plusieurs de ses adeptes furent exilés ou emprisonnés. La plupart d'entre eux avaient déjà des relations avec la société secrète des francs-maçons. Ces relations devinrent plus intimes, mais sans aboutir à une fusion complète. La société fondée par Weishaupt continua à se propager, en redoublant de précautions et de réserve[37]. En France, la querelle janséniste avait abouti, nous
l'avons vu, à des conséquences désastreuses pour l'Eglise et pour la société.
On a pu dire qu'en un sens elle leur fit plus de mal
que le protestantisme, parce que l'erreur janséniste était mieux adaptée au
tempérament français du XVIIe siècle, plus dissimulée et plus habile[38]. En critiquant
avec âpreté les traditions et les personnes de l'Eglise, les jansénistes
avaient ouvert la voie aux railleries et aux négations des encyclopédistes.
D'autre part, en soulevant d'interminables disputes, ils avaient détourné de
travaux plus sérieux et plus féconds les défenseurs de l'Eglise. Le 26 janvier
1762, Voltaire écrivait : Les jésuites et les
jansénistes continuent à se déchirer à belles dents ; il faudrait tirer à
balles sur eux tandis qu'ils se mordent[39]. Malheureusement les pouvoirs constitués se montraient de
plus en plus favorables à la secte. Les parlements, toujours frondeurs,
s'étaient faits ses défenseurs, plus ou moins avérés, dans bien des
circonstances. En 1723, le roi Louis XV refusa de créer le tribunal
indépendant et impartial que l'assemblée du clergé avait demandé pour juger
les contestations religieuses. En 1725, le premier ministre, duc de Bourbon,
fit décréter brusquement la dissolution de l'assemblée au moment où elle
allait condamner les libelles jansénistes, et le duc alla jusqu'à faire
raturer dû procès-verbal de ses séances une note relative à l'envoi d'une
lettre de protestation au roi ; finalement, en 1762, d'une manière plus
indirecte, mais non moins funeste aux intérêts de la religion, le
gouvernement de Louis XV se fit l'actif complice du coup d'Etat judiciaire
qui abolit en France l'ordre des jésuites, et brisa ainsi l'adversaire le
plus puissant du schisme et de l'incrédulité. Depuis
Henri IV, en effet, dit justement un historien[40], c'est la Compagnie de Jésus qui avait élevé les
générations les plus dévouées au Saint-Siège. Les sophismes, les pratiques
déraisonnables des faux disciples de saint Augustin n'avaient pas de prise
sur les intelligences formées par les jésuites, car ils combattaient
vigoureusement le rationalisme et le naturalisme sans méconnaître les droits
légitimes de la nature et de la raison. Lorsqu'ils disparurent, ils furent
remplacés soit par des congrégations, comme l'Oratoire, les doctrinaires et
les bénédictins de Saint-Maur, qui se trouvaient plus ou moins imbues de
jansénisme et parfois, surtout vers la fin, de philosophisme révolutionnaire,
soit par l'université parisienne elle-même que le doux entêtement d'un Rollin
avait profondément ancrée dans de lamentables errements qui allaient jusqu'à
l'admiration des miracles convulsionnaires. Si donc l'enseignement
religieux ne disparut point des collèges de la fin du XVIIIe siècle, on peut
affirmer que la religion y fut souvent présentée sous une forme altérée et
ridicule qui la fit prendre tout naturellement par les élèves, que guettait
le libertinage du siècle, en dégoût et en haine. Le culte extravagant du
diacre Pâris fut confondu avec la vraie piété dont il n'était pourtant qu'une
sacrilège parodie. Et comme, d'autre part, l'éloignement des sacrements
desséchait la piété des âmes les plus pures, l'antique foi de la nation,
selon les fortes expressions de M. Marius Sepet, en proie tout ensemble à
la fièvre et à l'anémie, s'en allait dépérissant avec les mœurs ; la religion
nationale apparaissait, aux regards superficiels, comme une citadelle des
vieux âges à demi ruinée, privée de ses meilleurs soldats, habitée par des
invalides, dont un certain nombre à l'état d'ivresse, et qui malgré la
population immense vivant encore sous son abri, était incapable de résister à
l'assaut enragé des passions et des raisonnements coalisés contre elle. Les
barbares pouvaient venir, et remporter sur ces ruines leur insolent et
tragique triomphe. Ce triomphe fut d'autant plus facile que dans l'âme de ceux-là mêmes qui se comptaient parmi les fils les plus soumis de l'Eglise, ou qui se donnaient comme les soutiens les plus fidèles de la tradition, l'esprit révolutionnaire trouva des complices. Tels prêtres vénérables, qui repoussaient de toutes leurs forces les doctrines jansénistes condamnées par l'Eglise, en subissaient l'influence latente, ne s'approchaient qu'en tremblant des sacrements, en écartaient les fidèles, et leur enlevaient ainsi le plus sûr moyen de vivre de la vie chrétienne et de la défendre contre ses ennemis. Tels autres. dans un esprit de prosélytisme et de charité, avaient lu trop imprudemment les publications du temps, et en avaient inconsciemment absorbé le venin. Sans doute, les germes de religion qu'une forte éducation catholique avait semés dans leurs cœurs y restaient profondément enracinés, même sous la poussée des germes contraires ; mais lentement, doucement, sans trahison, sans hypocrisie, dans ces âmes sacerdotales, l'accès des inspirations surnaturelles se faisait plus difficile, tandis que celui des spéculations pseudo-philosophiques et vaguement humanitaires s'élargissait. Un fait est caractéristique de ce t état d'âme. Dans la plupart des villes de France, dit M. Pierre de La Gorce[41], s'étaient établies des loges maçonniques. Les appellations ne variaient guère ; elles se nommaient l'Egalité, la Sincérité, la Parfaite Union, ou bien encore la Parfaite Amitié. On y lisait des vers, on y faisait de la musique et on y quêtait pour les indigents. Le programme était de n'y point parler de religion ; seulement on ne cessait d'y flétrir la superstition, et on englobait sous ce vocable tout ce que la vénération des hommes a proclamé sacré... En ces réunions, qui se fût attendu à rencontrer des prêtres ? On en vit pourtant quelques-uns. A Béthune, plusieurs prêtres faisaient partie de la loge ; à Besançon on comptait parmi les affiliés des bernardins, un carme et cinq chanoines du chapitre. Le 15 juillet 1778, M. de Conzié, archevêque de Tours, prélat très libéré de préjugés, écrivant à un autre archevêque, M. de Brienne, trouvait ridicule l'accusation portée contre un cordelier qui s'était affilié à la franc-maçonnerie. Il m'a paru très plaisant, disait-il, que le grand reproche du seigneur Saint-Luc[42] contre ce religieux est qu'il est franc-maçon ![43] Ces sortes d'affiliations étaient rares. Mais en 1782, le saint archevêque d'Arles, M. du Lau, dénonçait des périls plus universellement répandus : l'indépendance de toute autorité et la diffusion des œuvres de Voltaire et de Rousseau. Il se plaignait que des écrits licencieux, non seulement circulaient dans les campagnes, mais étaient jetés la nuit, par des mains inconnues, jusque dans les enclos de monastères de filles[44]. En 1775, l'assemblée du clergé avait patronné une association de théologiens et de gens de lettres fondée pour combattre l'incrédulité. En 1782, on recommanda à la munificence du ministre de la feuille les défenseurs de la bonne cause ; on souscrivit une somme de 40.000 livres pour rééditer, après les œuvres de Bossuet, celles de Fénelon. Mais ces mesures venaient trop tard. En 1778, la venue de Voltaire à Paris avait été l'occasion d'une véritable apothéose. Dans les salons, dans les cercles, les philosophes étaient les maîtres de la causerie. Les jansénistes, qui les faisaient condamner au parlement, les lisaient en cachette et se délectaient de les voir venger leurs vieilles rancunes. A la cour, les encyclopédistes trouvaient des amis puissants. Mme de Pompadour, dit un historien favorable aux philosophes du XVIIIe siècle[45], fut pour eux plus qu'une alliée, une amie sincère et véritable. C'est elle qui empêcha la publication de la critique de Dupin sur Montesquieu. L'autorité du roi très chrétien se mettait lentement en mouvement pour réprimer ces perturbations de l'ordre religieux et social. Beaucoup de catholiques se demandèrent alors si on n'avait pas exagéré la grandeur du péril. Ces critiques des philosophes avaient-elles vraiment la portée qu'on leur attribuait ? Le 17 juillet 1787, M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, voulant calmer les inquiétudes du pape, écrivait au cardinal de Bernis, ambassadeur de France à Rome. Depuis la mort de Voltaire, on ne lit presque plus les livres contre la religion, et on n'en fait plus[46]. Et l'abbé Bertola terminait, en cette même année, sa philosophie de l'histoire par ces mots : Peu de réformes restent à faire. Elles s'opéreront paisiblement. Quant à une révolution, l'Europe n'a plus à la redouter[47]. On arriva ainsi à l'année 1789, qui devait être décisive pour l'histoire de l'Europe et du monde entier. Mais, avant de raconter les tragiques péripéties de la Révolution française, tournons notre regard vers le pontife suprême de l'Eglise, qui devait avoir la lourde responsabilité de diriger la barque de Pierre à travers le grand orage. |
[1] M. ROCQUAIN, dans son livre l'Esprit révolutionnaire avant la Révolution, et, plus récemment, M. FAGUET dans ses Questions politiques, ont soutenu qu'il fallait déposséder les philosophes de leur part prétendue d'influence et d'action dans l'œuvre révolutionnaire. M. Faguet, s'appuyant sur le savant ouvrage de M. Edme CHAMPION, la France d'après les cahiers de 1789, s'écrie : Les principes de 89 ? Il n'y en a pas (dans ces cahiers). La Révolution française est une révolution purement économique et administrative. L'opinion de M. Rocquain a été vivement combattue par M. BRUNETIÈRE dans un article de la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1878 ; et les nouveaux arguments présentés par M. Faguet ont été victorieusement réfutés par M. ROUSTAN, dans son livre les Philosophes et la société française au XVIIIe siècle. Les cahiers sont les cahiers, dit M. Roustan, et la Révolution est la Révolution... Vous cherchez les principes de 1789 ? Allez jusqu'au mois d'octobre 1789, où est promulguée la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen... Vous y trouverez le résumé juridique des théories défendues par les philosophes du XVIIIe siècle. ROUSTAN, op. cit., p. 14.
[2] Voir Revue hebdomadaire, t. XI (1907), p. 426, 437 et passim.
[3] De optimo reipublicæ statu, deque nova insula Utopia, in-4°, Louvain et Bâle, 1518, publié pour la première fois en 1516.
[4] Ce que j'attaque, c'est l'idée de la science anglaise, si peu élevée, si peu philosophique. On n'envisage la science que par ses résultats pratiques et ses effets civilisateurs. C'est poser la thèse d'une façon dangereuse. C'est comme si, pour établir la morale, on se bornait à présenter les avantages qu'elle procure à la société. E. RENAN, l'Avenir de la science, p. 22.
[5] Cf. Paul JANET, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, 5e édition, t. II, p. 266-306. Les idées de Hobbes se trouvent exposées dans son De cive et son Léviathan.
[6] LOCKE, Essai sur le gouvernement civil, voir le ch. VII, tout entier. L'Essai de Locke parut à Londres en 1690.
[7] C'est le principe de ses Lettres sur la tolérance, parues en 1689.
[8] HENGENRÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, 4e édition. l. II, 2e partie, ch. XIII.
[9] Sur la position de Gœthe vis-à-vis du catholicisme, voir GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 167-171. Les cérémonies catholiques avaient quelque chose d'imposant pour lui, parce que, disait-il, il n'y voyait que l'intention primitive et pénétrait ainsi jusqu'au noyau du fruit sans s'occuper de son enveloppe ni même de l'arbre qui l'a nourri. GŒTHE, Poésie et vérité, dans les Mémoires, traduction Carlowitz, I, p. 378-379.
[10] CAMPANELLA, Civitas Solis, in-12, Utrecht, 1643.
[11] Science de la législation, II, 16.
[12] César CANTU, Histoire de Cent Ans (1750-1850), traduction Amédée RENÉE, t. II, p. 16.
[13] M. Arthur GRAF, dans son ouvrage très documenté, l'Anglomania in Italia, 1 vol., Turin, 1911, démontre qu'Alfieri et les écrivains italiens du XVIIIe siècle, en général, durent beaucoup à l'influence anglaise.
[14] Voir son traité De jure belli. Ce traité a été traduit pour la première fois en français par M. VANDERPOL, dans son récent ouvrage la Guerre devant le christianisme, 1 vol. in-12, Paris, 1912.
[15] Paul JANET, Histoire de la science politique, 2e édition, t. II, p. 349.
[16] GROTIUS, De jure pacis et belli, l. II, ch. III, § 3.
[17]
GROTIUS, De
jure pacis et belli, l. I, ch. III, § 15.
[18] SPINOSA, Epist. XXV.
[19] SPINOSA, Tractat. polit., § 4.
[20]
SPINOSA, Tractat.
polit, ch. VI, § 5, 8.
[21] Nous croyons cependant qu'il serait exagéré de faire retomber la principale responsabilité du philosophisme incrédule sur la corruption de la haute société. D'où sort-il ? se demande le R. P. Longhaye, S. J. Beaucoup moins d'une insurrection de l'esprit que de la corruption des mœurs. Louis XIV l'avait autorisée par son lamentable exemple. Converti lui-même, il la comprimait en vain. A sa mort elle éclate, et l'impiété suit... Le philosophisme mit de cette fange. G. LONGHAYE, S. J., XIXe siècle, 2 vol. in-12, Paris, 1900, p. 20. Il serait plus inexact encore d'attribuer, avec Taine, tout le mouvement philosophique et révolutionnaire du XVIIIe siècle à la raison raisonnante, à l'esprit classique. De la grande école qui a mérité chez nous ce dernier nom, le XVIIIe garda la forme extérieure, en la rétrécissant ; quant à l'esprit classique, fait d'harmonie, d'équilibre, et d'un empire large et souple de la raison sur l'imagination et sur les sens, ce n'est pas au siècle de Voltaire et de Rousseau qu'il faut le demander. Cf. TAINE, l'Ancien régime, l. IV, ch. I. Aussi, M. Brunetière n'hésite-t-il pas à refuser au XVIIIe siècle le nom de classique. M. Faguet va plus loin, et soutient qu'il n'a été ni français ni chrétien. FAGUET, XVIIIe siècle, Didot.
[22] M. ROUSTAN, les Philosophes et la société française au XVIIIe siècle, 2e édition, p. 203-205.
[23] F. BRUNETIÈRE, les Origines de l'esprit encyclopédique, Ve leçon, Revue hebdomadaire, t. XI (1907), p. 293.
[24] F. BRUNETIÈRE, les Origines de l'esprit encyclopédique, Ve leçon, Revue hebdomadaire, t. XI, p. 294-295.
[25] TAINE, l'Ancien régime, 24e édition, t. II, p. 104-107.
[26] F. LE PLAY, Programme des Unions de la paix sociale, Tours, 1877, p. 55-59, Cf. la Paix sociale, p. 15-22 et passim.
[27] ROUSSEAU, Discours sur l'inégalité, 1re partie. éd. Didot, in-4°, Paris, 1864, t. I. p. 536.
[28] TAINE, l'Ancien régime, II, 110-111.
[29]
ROUSSEAU, Discours
sur l'inégalité, 2e partie, éd. Didot, t. I, p. 558.
[30] ROUSSEAU, Contrat social, l. I, ch. IV. Discours sur l'inégalité, t. I, p. 642.
[31]
ROUSSEAU, Contrat
social, l. I, ch. VII.
[32] Sur J.-J. Rousseau, voir J. LEMAITRE, Jean-Jacques Rousseau, et FAGUET, Vie de Rousseau, 1911. Sur les philosophes du XVIIIe siècle en général, voir, en dehors des ouvrages de Taine et de Roustan, FAGUET, le XVIIIe siècle ; J. FABIUS, les Pères de la Révolution, très favorable aux philosophes, et dans un autre sens, TORNÉZY, la Légende des philosophes.
[33]
HENGENRÖTHER-KIRSCH, t. VII, l. II,
2e partie, ch. XIV.
[34] G. GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 162.
[35] L'abbé Baston, chanoine de Rouen, exilé par la Révolution, nous a laissé dans ses Mémoires, le portrait de ces prêtres de Westphalie, fréquentant les maisons de vin, et disant la messe en bottes, suffisamment instruits et vertueux, au demeurant, mais sans aucune décence dans les cérémonies. BASTON, Mémoires, Paris, Picard, 1899, t. II, p. 275-276 et passim.
[36] Cité par GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 161-162.
[37] Sur tout ce mouvement en Allemagne, voir HENGENRÖTHER-KIRSCH, t. VII, l. II, 2e partie, ch. XIV.
[38] J. BOURLON, les Assemblées du Clergé et le Jansénisme, 1 vol. in-8°, Paris, 1909.
[39] VOLTAIRE, lettre 3517 à d'Argental, éd. Lefèvre, t. LX, p. 143-144. Cf. p. 139.
[40] Gustave GAUTHEROT, loc. cit., 8e conférence, p. 17-18.
[41] P. DE LA GORGE, Histoire religieuse de la Révolution française, t. I, p. 65-66.
[42] Mgr Conen de Saint-Luc, évêque de Quimper.
[43] Charles GÉRIN, la Commission des Réguliers, dans la Revue des questions historiques de juillet 1875, p. 113. Sur les relations de la franc-maçonnerie avec la magistrature, voir Charles GÉRIN, les Francs-Maçons et la magistrature au XVIIIe siècle, dans la Revue des questions historiques, t. XVIII (1875), p. 547 et s.
[44] Cf. Procès-verbal de l'Assemblée du Clergé de 1782, p. 86-90, 110-111, 166 et passim.
[45] ROUSTAN, op. cit., p. 97.
[46] Archives du ministère des affaires étrangères, citées par P. DE LA GORCE, op. cit., p. 70.
[47] Cité par CANTU, Histoire de Cent Ans, t. II, p. 48.