I L'édifice intellectuel du Moyen Age ressemblait à son édifice politique : les sciences diverses s'organisaient sous la suprématie de la théologie, comme les Etats' de la chrétienté se hiérarchisaient sous l'hégémonie morale du Pape. Or, la secousse révolutionnaire qui ébranla l'équilibre politique n'épargna pas l'équilibre scientifique ; l'esprit qui sécularisa les institutions laïcisa pareillement les disciplines intellectuelles. L'art, les sciences et la philosophie s'émancipèrent. Rubens, le peintre de génie, en qui tous les courants artistiques de la Renaissance étaient venus se fondre et s'épanouir en œuvres éblouissantes, Rubens travaille pour l'Eglise plus encore que pour le monde ; et c'est par douzaines qu'il livre ses tableaux aux jésuites, ses anciens maîtres[1] ; mais ni lui ni ses contemporains ne songent à demander à la théologie, pour la composition de leurs scènes ou de leurs décorations, ces règles que le Moyen Age avait si scrupuleusement suivies[2] et, dont les trois grands peintres du XVIe siècle, Raphaël, Michel-Ange et Léonard de Vinci, s'étaient encore inspirés[3]. Galilée entend vivre et mourir en bon catholique ; mais il repousse violemment toute ingérence de la théologie dans les sciences naturelles. La philosophie n'a pas un autre langage. On ne peut douter de la sincérité religieuse de Descartes. Je révérais notre théologie, écrit-il[4], et prétendais autant qu'un autre à gagner le ciel ; mais s'agit-il de faire œuvre philosophique ? Il prétend ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en soi-même ou bien dans le grand livre du monde[5]. Et, bien qu'il soutienne que sa philosophie s'accorde mieux avec toutes les vérités de la foi que celle d'Aristote[6], il ne cherche cet accord qu'en défendant sa doctrine de toute solidarité et de toute continuité avec la théologie, qu'en mettant à part les vérités de la foi, et en opposant, comme une fin de non recevoir, ce seul mot : C'est de la théologie, ce n'est pas mon métier[7]. C'est par là et, plus encore, par ses doctrines de la clarté absolue de la pensée, de la prétendue suffisance de la philosophie et de la science, de l'indépendance de la morale, c'est aussi par la suppression de toute préparation rationnelle à la foi, de tout travail de la raison dans la foi, de toute intelligence de la foi[8], que la philosophie cartésienne prépare la voie au rationalisme. Un autre chrétien sincère, l'oratorien Malebranche, n'aura qu'à compléter le système en assimilant la raison au Verbe divin, pour marquer, ainsi que Bossuet aura la clairvoyance de le deviner, le passage logique qui, au sortir du cartésianisme chrétien, va faire apparaître le cartésianisme libre-penseur[9]. II Découronnée de son prestige souverain aux yeux du monde, la théologie n'en continue pas moins à se développer et à s'enrichir. Bientôt même, par une autre voie, on la verra reconquérir l'attention du siècle, au milieu des querelles jansénistes et quiétistes. En attendant, elle s'étend et diversifie ses branches. A côté de la théologie rationnelle, dont les fils de saint Dominique et de saint Jean de la Croix maintiennent les traditions, la théologie patristique, trop négligée depuis Pierre Lombard, profite des immenses travaux d'érudition de la Renaissance ; de la nécessité de commenter los réformes du Concile de Trente naît la théologie pastorale ; le renouveau donné à la théologie ascétique et mystique par saint Ignace, sainte Térèse et saint François de Sales, se continue par l'Oratoire et par Saint-Sulpice ; le besoin d'adapter les principes de la morale aux conditions nouvelles des temps modernes, fait naître la casuistique ; et la nécessité de défendre la foi contre les protestants et les libertins donne une impulsion nouvelle à la théologie polémique et apologétique. L'Espagne est toujours la terre classique de la théologie
scolastique traditionnelle. L'Université de Salamanque vient de remplacer dans
les écoles le Livre des Sentences de Pierre Lombard par la Somme
théologique de saint Thomas d'Aquin, et cette innovation, bientôt imitée
par les autres universités espagnoles, s'étend peu à peu à la plupart des
universités d'Europe[10]. En 1631, les
carmes déchaussés commencent la publication de la célèbre théologie
dogmatique de Salamanque, l'ouvrage le plus
grandiose et le plus complet de l'école thomiste[11]. Cinq religieux
prennent part à la composition de cette œuvre immense, dont la publication demandera
soixante et onze ans. Chaque question, avant d'être
revêtue de l'imprimatur, est soumise à l'examen et à la discussion de
tout le collège. Les savants religieux veulent ainsi garantir l'unité de
l'ouvrage et l'accord le plus parfait de leur enseignement, même dans les
moindres choses, avec la doctrine de saint Thomas. Si l'on ne peut
s'accorder, la question est décidée par vote. Aussi l'ouvrage représente-t-il
bien moins les opinions des différents auteurs, que la doctrine officielle de
l'Ordre[12].
Les douze volumes des Salmanticenses, — c'est ainsi qu'on désigne
l'ouvrage, — avaient été préparés par un cours de philosophie en 4 volumes,
que publia le Collège des Carmes déchaussés d'Alcala (Complutum), et qui est connu sous le nom de Complutenses.
Ils furent complétés par un cours de théologie morale en six volumes, composé
dans les mêmes conditions que le cours de théologie dogmatique, et qui devait
jouir de la-même estime[13]. Des critiques ont reproché aux Salmanticenses de ne pas rapporter toujours exactement les paroles des auteurs qu'ils citent. Les carmes réformés par sainte Thérèse avaient dû, en effet, pour empêcher le retour des abus résultant de la fréquentation des universités, s'interdire' de suivre des cours, et, par là le terrain cultivé par les Savants de l'Ordre se trouva forcément restreint[14]. Il n'en était pas de même dans l'Université de Paris, que le pape Benoît XII, au XIVe avait, appelée la source de toutes les sciences[15], et qui allait bientôt se substituer à Salamanque comme centre des études théologiques. Une puissante activité scientifique s'y manifestait au début du XVIIe siècle. Si les traditions- de l'enseignement dialectique étaient religieusement conservées dans la vieille Sorbonne, des préoccupations pi il Io-gigues et critiques passionnaient les étudiants qui se pressaient autour des chaires du 'jeune Collège de France. Les jésuites, dans leurs collèges, tâchaient de donner satisfaction aux deux tendances. Elles se compénétrèrent peu à peu. C'est ainsi que, quoique l'hébreu ne fût 'guère enseigné que chez les jésuites et au Collège de France, la méthode critique et exégétique eut ses défenseurs et ses représentants au collège de Navarre : tel fut l'abbé de Launoy, savant impitoyable et grand dénicheur de saints... Cette maison devint bientôt, accessible à toutes les préoccupations, à tous les mouvements d'idées et de politique qui se passaient au dehors ; elle ne vécut plus seulement sur d'anciennes habitudes ou sur des enseignements traditionnels ; elle entra dans le courant de l'actualité[16]. Sur les trois chaires de théologie du Collège de Navarre, deux furent affectées à la réfutation des hérésies et à la controverse[17]. Parmi les maîtres qui se distinguèrent à la Sorbonne, l'histoire doit retenir le nom de deux hommes qui devaient jouer un rôle important dans les querelles du gallicanisme et du jansénisme : André Duval et Nicolas Cornet. Un seul fait suffirait pour l'éloge du premier : il fut l'ami, le conseiller et le confesseur de saint Vincent de Paul. Premier titulaire de la chaire de théologie fondée en Sorbonne par Henri IV en 1596, choisi plus tard pour être l'un des trois visiteurs des Carmélites de France, André Duval ne négligea aucune occasion de faire aimer les doctrines romaines et de défendre l'autorité du Pape. Il traduisit et compléta l'œuvra hagiographique de Ribadeneira et publia contre Edmond Ficher, en 1614, un traité de la Puissance supra me du Pontife romain sur l'Église. Nicolas Cornet, que Richelieu aurait voulu avoir pour directeur spirituel, et à qui Mazarin confia la présidence du conseil de conscience, occupait une chaire du collège de Navarre, où il fut le maître de Bossuet. On sait l'éloge que celui-ci fit du savant docteur qui connaissait très parfaitement et les confins et les bornes de toutes les opinions de l'Ecole, et qui parlait avec tant de poids, dans une si belle suite et d'une manière si considérée, que même ses ennemis n'avaient point de prise[18]. Des étudiants de toutes nations se pressaient autour des chaires de Sorbonne, pour y conquérir le bonnet, si ambitionné, de docteur en théologie. L'épreuve était rude. il fallait d'abord obtenir le grade de maître ès arts, qui ne se donnait qu'après deux examens solennels. Le premier se passait à l'école, le second à Notre-Daine ou à Sainte-Geneviève, devant un chancelier assisté de quatre professeurs. Les études de théologie commençaient alors. Elles duraient trois ans, après lesquels on pouvait affronter les épreuves du baccalauréat. Le grade de bachelier en théologie était obtenu par la soutenance d'une thèse appelée Tentative. Mais la Tentative était précédée de deux nouveaux examens :L'un portait sur la philosophie et l'autre sur la théologie ; ils étaient chacun d'une durée de quatre heures et se passaient devant quatre docteurs tirés au sort. Le suffrage favorable des quatre docteurs était requis. Après le baccalauréat il fallait attendre au moins deux années avant de commencer la licence. Ces deux années d'intervalle étaient employées par les étudiants à la réception des ordres. à la prédication et à la préparation de deux derniers examens qu'il fallait subir pour entrer en licence. Plusieurs sermons de Bossuet furent prononcés pendant cette période de son éducation universitaire. Dans le cours de la licence, on devait soutenir trois thèses : la Mineure, là Majeure et la Sorbonique. La Mineure commençait à huit heures du matin et se terminait à quatre heures et demie, mais la Majeure et la Sorbonique commençaient à six heures du matin et duraient jusqu'à six heures du soir. Ces deux dernières ne pouvaient être présentées la même année. Dix examinateurs assistaient à chaque thèse. Avant de recevoir les-insignes du doctorat, le licencié soutenait un acte qu'on appelait Vespérie. La séance durait trois heures et demie. Elle était consacrée, partie à discuter avec un jeune bachelier dans une thèse nommée Expectative, partie à répondre aux arguments présentés par des docteurs. Le lendemain, ou peu de jours après, le licencié présidait à un acte nommé Aulique, puis il recevait le bonnet de docteur. A genoux, tête nue, la main sur l'Evangile, il prêtait serment devant l'Assemblée générale de la Faculté, et il était enfin admis à prendre séance, à son rang, parmi les docteurs[19]. III Dans les études de Sorbonne, nous venons de le voir, les préoccupations historiques et critiques se mêlaient heureusement à la spéculation rationnelle. Chez plus d'un théologien français, elles devinrent prépondérantes. La théologie positive, dont l'Espagne peut revendiquer le précurseur en Melchior Cano, naquit en France avec le Père Petau, de la Compagnie de Jésus, et le Père Morin, de l'Oratoire. Denis Petau, dit Hurter[20], plane comme un aigle au-dessus de tous les théologiens de son époque. Le pape Léon XIII[21] le place en tête des hommes éminents dont l'Église de France a le droit d'être fière. Né à Orléans le 11 août 1583, Denis Petau révéla dès sa première enfance des facultés exceptionnelles de mémoire et d'intelligence. A peine adolescent, il versifiait, comme en se jouant, dans la langue de Virgile et d'Homère. C'était l'époque où les protestants prônaient les prodigieux travaux de Scaliger dans le domaine de la chronologie historique, et mettaient les catholiques au défi d'élever un monument comparable à la Correction des temps. Le père de Denis Petau, dent catholique et fin lettré, rêva de bonne heure, pour son fils, la gloire de relever ce défi. Mon fils, lui disait-il souvent, il faut que tu terrasses un jour le géant des Allophyles. Le vœu de Jérôme Petau devait être exaucé[22]. A peine âgé de 17 ans, Denis conquérait brillamment en Sorbonne, devant les docteurs Duval, Ysambert et Gamache, le titre de maitre-ès arts, par une thèse soutenue en langue grecque. Deux ans plus tard, il obtenait au concours une chaire de philosophie à l'Université de Bourges. Trois ans après, il entrait dans la Compagnie de Jésus, et menait de front les pratiques de la piété la plus fervente et la passion la plus infatigable pour les études historiques. En 1627, parut le premier de ses grands ouvrages, le De doctrina temporum, en deux volumes in-folio, auxquels vint bientôt se joindre un troisième, véritable encyclopédie chronologique, qui -dépassait l'œuvre de Scaliger et préparait la voie au chef-d'œuvre de l'école bénédictine, L'art de vérifier les dates. Nommé professeur au célèbre collège de Clermont, Denis Petau atteignit l'apogée de sa renommée par la publication de ses Dogmata theologica, qui parurent en quatre volumes, de 1644 à 1650. C'était une œuvre sans précédent. Deux antres grands jésuites, Suarez, dans ses vastes dissertations, et Bellarmin, dans ses immortelles Controverses, avaient étonné le monde par leur prodigieuse érudition. Mais la première œuvre était conçue à un point de vue métaphysique, la seconde avait une tendance polémique, et l'exactitude de l'une et de l'autre laissait parfois à désirer. Dans ses Dogmes théologiques, Petau, se tenant strictement sur le terrain de l'histoire, se contentait d'interroger les Pères et d'enregistrer leurs témoignages, tels que les rapportaient leurs écrits authentiques, expurgés de toute révision postérieure, de tout commentaire tendancieux. L'œuvre, certes, n'était point parfaite. L'auteur lui-même se crut obligé de la retoucher plus tard. On lui a reproché d'avoir laissé planer sur les Pères anté-nicéens un soupçon d'arianisme[23], d'avoir un peu exagéré la doctrine des Pères Grecs sur la mission du Saint-Esprit[24]. Mais l'ouvrage de Petau, dans son ensemble, est resté un impérissable monument de la science théologique[25]. Ce grand homme, qui avait une tendre dévotion envers la Sainte Vierge, et qui ne quittait ses patientes recherches que pour passer de longs moments devant le Saint Sacrement[26], mourut à Paris, dans les sentiments de la plus vive piété, le 11 décembre 1652[27]. L'archéologie, l'exégèse et l'histoire n'auraient pas moins de droit que la théologie positive, à réclamer le Père Jean Morin comme une de leurs gloires. Né à Blois en 1591, au sein du calvinisme, il avait étudié à Leyde d'abord, puis à Paris, la philosophie, la théologie, les langues orientales, l'Ecriture Sainte, les Pères et les conciles. Les violentes disputes de ses coreligionnaires, dont il avait été le témoin en Hollande, le détachèrent du protestantisme, et quelques conférences avec le cardinal du Perron l'amenèrent à la foi catholique. En 1618, il demanda à être reçu à l'Oratoire. La publication qu'il fit, en 1633, de son grand ouvrage, Exercitationes biblicæ, où il donnait la première théorie générale de la critique biblique, attira sur lui l'attention du monde savant. Divers traités de théologie positive, et surtout son célèbre Traité de la pénitence, auquel il travailla pendant trente ans, rendirent sa réputation presque universelle. La publication de la correspondance du Père Morin, faite après sa mort, en 1682, par Richard Simon, montra qu'il avait entretenu un commerce de lettres avec la plupart des grands hommes de son siècle, tant de France que d'Italie, d'Angleterre, d'Allemagne, de. Hollande et même d'Orient. Cet homme, dont la renommée était si grande, fut en même temps un modèle d'humilité et de simplicité. Il étudiait beaucoup, mais priait encore davantage. Sa conversion au christianisme lui avait aliéné tous ses proches parents. Sa seule vengeance fut de leur léguer son patrimoine et de leur laisser ainsi le double témoignage de son désintéressement et de sa charité[28]. IV La théologie pastorale avait été enseignée avec une incomparable autorité, au XVIe siècle, par saint Charles Borromée et par le vénérable Barthélemy des Martyrs. Le chartreux Molina († 1619), le jésuite Renaud († 1623) et les deux frères Marchand († 1648, 1661) continuèrent leur œuvre. L'Instruction des prêtres, de Molina, qu'on voyait, en Europe, placée dans les sacristies, à la disposition des ecclésiastiques[29] ; la Pratique du Tribunal de la Pénitence, de Renaud, que saint Alphonse de Ligori avait en si grande estime, le Jardin des Pasteurs, de Jacques Marchand, et le Tribunal Sacramentel de Pierre Marchand, rappelaient aux prêtres les devoirs de leur charge pastorale, préparaient et secondaient les admirables travaux des François de Sales, des Bérulle, des Vincent de Paul et des Olier pour la rénovation du clergé. La morale générale, représentée d'abord par Sanchez († 1610), Bonacina († 1631), Coninck († 1633) et Santarelli († 1639), s'acheminait vers la casuistique, qui devait triompher avec Bauny († 1649), Diana († 1663) et Escobar († 1669). L'intervention du prêtre entre l'homme et Dieu, dit un historien philosophe étranger à notre foi, l'institution d'une juridiction canonique et pénitentiaire ont produit dans le catholicisme deux choses considérables, la direction spirituelle et la casuistique : celle-là destinée à faire avancer l'homme dans la voie de la perfection, et pouvant aboutir aux excès du mysticisme et du quiétisme ; celle-ci donnant des règles pour proportionner l'épreuve à la chute, la satisfaction à l'offense, et inclinant, comme toutes les jurisprudences possibles, à la subtilité[30]. Le gouvernement des âmes par la direction spirituelle, qui les sonde dans leurs profondeurs et les met en mouvement par l'action d'une idée ou d'un sentiment, convient mieux aux âges tranquilles ; mais lorsque un bouleversement social a fait surgir de tous côtés des situations nouvelles et des cas de conscience imprévus, la solution de ces cas s'impose. Ainsi s'expliquent, à l'époque de l'invasion barbare, les taxations parfois étranges qui remplissent les livres pénitentiels d'alors ; ainsi se justifie, à l'apparition des temps modernes, le renouveau de la casuistique. Une jurisprudence se constitua, dont la Somme des péchés[31], de Bauny, les Solutions morales[32], d'Antoine Diana, et les Maximes de théologie morale[33], du P. Escobar, devinrent les répertoires les plus consultés. Malheureusement, les bornes furent parfois dépassées. Etienne Bauny était, paraît-il, un homme de mœurs antiques[34], et d'une réelle érudition ; mais son idée de mettre sous les yeux du public le catalogue détaillé de tous les péchés, parut au moins singulière[35], et ses décisions furent trouvées bien relâchées[36]. Antoine Diana, prêtre de Palerme, ne mérita pas de tels reproches. Saint Alphonse de Liguori trouve cependant qu'il penche trop souvent vers les opinions les plus larges[37]. Le plus irréprochable des trois est sans contredit, malgré la triste réputation que les Provinciales lui ont faite, le jésuite Antoine d'Escobar y Mendoza. Cet austère religieux qui, à quatre-vingts ans, ne s'était jamais dispensé de l'observation rigoureuse des jeûnes de l'Eglise, ce zélé missionnaire dont l'apostolat, pendant cinquante ans, se dépensa de préférence dans les hôpitaux et les prisons, recueillit dans ses livres les résultats de sa longue expérience qu'il essaya d'appuyer sur les opinions de docteurs autorisés. On a pu y relever telle citation peu exacte, tel argument peu solide, telle solution trop condescendante à la faiblesse humaine ; mais, prise dans son ensemble, l'œuvre d'Escobar fait honneur à la science morale ; et ce n'est qu'en s'appuyant sur des textes mutilés qu'on a pu lui reprocher des maximes scandaleuses ou ridicules[38]. V La théologie ascétique ou mystique avait, nous l'avons vu, son docteur en saint François de Sales. Mais ce grand évêque s'était contenté de résumer en une langue inimitable et de mettre à la portée de tous les fidèles la doctrine des maîtres classiques de la vie spirituelle. Une école nouvelle alla puiser directement dans saint Paul et dans les anciens Pères une doctrine mystique plus originale et providentiellement appliquée aux besoins des temps modernes. De toutes les idées chrétiennes, nulle peut-être n'avait été plus voilée, plus altérée aux yeux du monde pendant les agitations de la Renaissance et sous les régimes absolus qui suivirent cette période, que l'idée du Sacerdoce. Bérulle, Eudes, Bourdoise, Vincent de Paul, Olier, en
général tous ceux que Dieu suscita, au début du XVIIe siècle, pour la
rénovation du clergé, avaient été frappés, dès leur première enfance, par
l'idée de la sainteté du prêtre. De fait, ils ne
devinrent les promoteurs efficaces de la réforme ecclésiastique qu'en devenant
les docteurs du Sacerdoce éternel. Se pénétrer eux-mêmes tout d'abord de l'idéal
de prêtrise, s'en éprendre passionnément, puis en révéler les grandeurs
aux clercs, dans leurs livres ou leurs conférences[39], tel fut le but
de Condren dans l'Idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ,
de saint Vincent de Paul dans les Conférences de Saint-Lazare, d'Olier
dans son Traité des saints Ordres. Thomassin dans le deuxième livre de
son Traité de l'incarnation, et Bossuet dans ses Méditations sur
l'Évangile et son Sermon pour l'Ascension, devaient magnifiquement
développer leur doctrine. En effet, de ce qui n'avait été que sentiment
instinctif dans leur enfance, la raison et la foi de ces grands réformateurs
du clergé avaient fait une doctrine. En la dégageant des vues trop subtiles
ou trop hardies qui s'y rencontrent parfois et que la nouveauté' relative de,
cette théologie saillit peut-être à expliquer, voici à quoi elle se réduisait
en substance dans les écrits du cardinal de Bérulle, du Père de Condren et de
M. Olier. Pour l'auteur des Grandeurs de Jésus, de la Vie de Jésus
et des Élévations à Jésus-Christ, le modèle et la source de tout
sacerdoce est le Christ-Prêtre, lequel n'est Prêtre que parce qu'il est le
Fils de Dieu, selon la parole de l'Epître aux Hébreux : Le Christ n'a pas usurpé la qualité glorieuse de
Grand-Prêtre, mais il l'a reçue de celui qui lui a dit : Vous êtes mon Fils[40]. Pour le
Fondateur de l'Oratoire, en effet, c'est toujours
dans les relations avec le mystère fondamental de l'Incarnation du Verbe que
sont agités tous les problèmes de théologie : c'est toujours le dogme de l'Incarnation
qui les éclaire[41]. Le Père de
Condren, partant de cette doctrine comme d'une base et considérant le
Sacerdoce et le Sacrifice de Jésus-Christ comme l'accomplissement des rites
traditionnels de l'Ancienne Loi, considère dans le Christ-Prêtre cinq phases successives, s'appelant l'une l'autre, et qui,
de la consécration et de l'oblation, accomplies dans l'acte même de
l'incarnation, aboutissent par l'immolation qui en est la réalisation
extérieure, à la consommation glorieuse de la victime et finalement à sa
communion dans le sein de Dieu[42]. Bossuet a
magnifiquement célébré ce sacerdoce céleste du Christ, conquis par sa
Résurrection : Que je suis ravi d'aise,
s'écrie-t-il dans son Sermon pour l'Ascension[43], quand je considère Jésus-Christ, notre grand
sacrificateur, officiant devant cet autel éternel où Dieu se fait adorer.
— Seigneur, vous célébrez pour nous un office et une
fête éternellement à la droite de votre Père. Vous lui montrez sans cesse les
cicatrices des plaies qui l'apaisent et qui nous sauvent. Vous lui offrez nos
prières, vous intercédez pour nos fautes, vous nous bénissez, vous nous
consacrez[44]. M. Olier fit faire
un pas de plus à cette doctrine. Notre-Seigneur,
dit-il, me faisait voir que deux personnes avaient
déjà travaillé à le faire honorer dans ses mystères, à savoir Mgr de Bérulle
pour faire honorer son incarnation, le Père de Condren sa Résurrection, et
qu'il voulait que je le fisse honorer en son Saint-Sacrement. Il est
une doctrine que M. Olier tenait aussi du P. de Bérulle, c'était celle de la
vie intérieure, celle de Jésus vivant en nos âmes. Considérer Jésus-Christ
comme le cep dont nous sommes les branches,
prendre en nous les sentiments de l'âme de Notre-Seigneur, se les assimiler,
se consommer en Lui afin qu'il fasse tout en nous : telle fut la pensée
profonde du futur fondateur de la Compagnie de Saint-Sulpice. Sa foi vive au mystère eucharistique, dont il était devenu
le ministre, se plaisait à voir l'image de cette consommation dans la
merveilleuse transsubstantiation que sa parole opérait à l'autel. — En ces temps-là, écrivait-il, vous me faisiez désirer, ô mon Dieu, d'être le pain qui
doit servir à la messe, afin de pouvoir être converti tout en vous[45]. Huit ans plus
tard, dans cette retraite de quarante jours que fit le 'serviteur de Dieu
avant sa prise de possession définitive de sa cure, et qui fut le point
culminant de sa vie intérieure, M. Olier éprouva les mêmes sentiments avec
une plus grande intensité. On ne se tromperait pas,
écrit son biographe[46], en pensant que cette retraite fut une retraite
eucharistique passée tout entière au pied de l'autel. De ses longues
méditations, il nous reste un symbole expressif dans une image qu'il lit
reproduire plus tard par le graveur Meulan et où, autour du soleil d'un
ostensoir, il avait inscrit les actes religieux qui rappelaient la doctrine,
de ses maîtres, Bérulle et Condren, et ceux qui ne
se trouvent achevés et accomplis que dans l'état d'hostie, qui comprend,
dit-il[47], toute la perfection de la religion. Telle fut, dans ses grandes lignes, la doctrine spirituelle que l'Oratoire et Saint-Sulpice enseignèrent et propagèrent au xvii siècle. Primitivement inspirée par le souci de la réforme du clergé, elle a, depuis, prouvé sa fécondité bienfaisante pour la direction des âmes en général, et ceux-là même qui se refusent à la professer ne peuvent méconnaître ce qu'elle a de profond, d'harmonieux et de grand[48]. Profonde, harmonieuse et grande était aussi la conception que donnaient, à cette époque, de l'organisation et des rites de l'Eglise, le canoniste Barbosa[49] ; les liturgistes Gavanti[50] et Baudry[51]. On chercherait en vain dans les vingt in-folios de Barbosa, dans le Thesaurus sacrorum rituum de Gavanti, et dans le Manuale sacrorum cœremoniarum de Baudry la préoccupation de rattacher les lois et lés cérémonies de l'Eglise catholique à quelque vaste synthèse philosophique et historique. Nul ne paraît, à cette époque, soupçonner l'utilité de pareils points de vue. Le but qu'on vise est exclusivement pratique. Mais par la solidité, l'ordre et la clarté qui les caractérisent, les œuvres de Barbosa, de Gavanti et de Baudry ont mérité de devenir des monuments durables. Grâce à eux, tandis que, dans les divers Etats, de grands jurisconsultes élaboraient, en dehors de l'Eglise et souvent contre l'Eglise, les principes d'un droit nouveau, les clercs allaient pouvoir prendre plus clairement conscience de leurs propres droits, et, pendant que l'étiquette française, arrivée à sa perfection, s'imposait aux cours de l'Europe, les élèves de Saint-Sulpice[52], formés par Baudry, et les ecclésiastiques du monde entier, instruits par Gavanti, donnaient aux cérémonies du culte une majesté et une splendeur dignes d'elles. VI L'exégèse, l'archéologie et l'histoire, exploitant les matériaux accumulés par la Renaissance, prenaient un élan plus vigoureux encore. Dans le domaine de l'exégèse, la première partie du XVIIe siècle vit paraître quatre œuvres d'une importance considérable : les Commentaires de Bonfrère, les Commentaires de Cornelius a Lapide, la Polyglotte de Paris et la Polyglotte de Londres. Les premiers commentaires de Jacques Bonfrère, religieux belge de Jacques la Compagnie de Jésus, sur le Pentateuque, qui parurent en 1625 et furent bientôt suivis de commentaires sur les autres livres de la Bible, obtinrent le plus vif succès. Par la clarté de ses expositions préliminaires, par la sobriété de ses explications et par le choix judicieux de ses citations patristiques, l'ouvrage répondait à un vrai besoin du clergé et des fidèles. De tous les commentateurs jésuites de l'Ecriture Sainte, dit du Pin[53], il n'y en a pas, à mon avis, qui ait suivi une meilleure méthode. Le succès de cette œuvre devait rapidement être dépassé par celui d'un ouvrage plus considérable, dû à la plume d'un autre jésuite belge, Cornelis Cornelissen van den Steen, plus connu sous le nom de Cornelius a Lapide ou Corneille de la Pierre. Les Commentaires de ce dernier sur tous les livres de la Bible, excepté les Psaumes et le Livre de Job, parurent à Anvers, de 1616 à 1645, en vingt volumes in-folio. Aucun travail sur la Sainte Ecriture ne devait être plus répandu ni rester plus longtemps en vogue. Bien inférieur par sa valeur scientifique aux études de Maldonat sur les quatre Evangiles, et à celles d'Estius sur les Epîtres Apostoliques, il renferme une telle abondance de matériaux, qu'il forme comme une riche bibliothèque scripturaire, d'une incontestable utilité pour les exégètes et, surtout pour les prédicateurs. Pendant que Bonfrère et Cornelius a Lapide se préoccupaient de mettre à la portée de tous les fidèles les résultats acquis de la science scripturaire, deux grandes œuvres, ayant pour but de promouvoir les progrès de cette science, se publiaient successivement ? Paris et à Londres. Dans l'antiquité chrétienne, Origène avait le premier tenté de mettre en regard, pour les comparer et les critiquer, les diverses versions de la Bible. Ses Hexaples avaient été la première Polyglotte. Au commencement du XVIe siècle, le grand cardinal Ximénès rêva d'utiliser les recherches critiques de son temps pour reprendre sur un nouveau plan le travail d'Origène. En 1520, la publication de six volumes in-folio, ayant pour titre : Biblia Polyglotta, nunc primum impressa, réalisa son rêve. L'ouvrage lui avait coûté plus de cent cinquante mille ducats ; six savants exercés, dont trois juifs convertis, y avaient travaillé pendant dix-huit ans. Quand on apporta à Ximénès la dernière feuille de cette œuvre colossale, ce grand homme s'écria : Seigneur, je vous rends grâce, de ce que vous avez mené à bonne fin une si difficile entreprise ! C'est la Polyglotte connue sous le nom de Complutensis ou Polyglotte d'Alcala. Cinquante ans plus tard, la Polyglotte d'Anvers, publiée dans cette ville aux frais du roi d'Espagne Philippe II, complétait l'œuvre de Ximenès[54]. Ces deux œuvres avaient beaucoup contribué à ranimer les études bibliques mais l'une et l'autre laissaient encore à désirer. Au commencement du XVIe siècle, le savant Cardinal du Perron et Jacques de Thou, bibliothécaire du roi, conçurent le projet de publier, avec l'aide de deux Maronites, une nouvelle Polyglotte, plus exacte et plus complète. Après la mort de l'un et de l'autre, en 1618, l'avocat Guy le Jay reprit leur œuvre, et, conseillé par le cardinal de Bérulle, puissamment aidé par le Père Jean Morin, la mena à bonne fin en 164.5. Par la beauté du papier et de l'exécution typographique, la Polyglotte de Le Jay, dite Polyglotte de Paris, est un monument incomparable ; mais les frais. de publication avaient été énormes et ruinèrent le savant hardi qui l'avait entreprise. Elle eut d'ailleurs peu d'influence, supplantée qu'elle fut bientôt par la Polyglotte de Londres, ou de Walton. Celle-ci, éditée en six volumes de Londres, dont le premier parut en 1654 et le dernier en 1657, en un format plus commode, contenait d'importantes améliorations, qui la firent préférer à la Polyglotte de Paris. Composée sous la direction de l'évêque anglican Brian Walton, et sous le patronage successif de Cromwell et de Charles II, la Bible de Londres fut mise à l'Index par décret du 29 novembre 1663, mais elle ne figure plus dans l'édition officielle du catalogue des livres prohibés, publiée en 1900. Le renouveau des vieilles études n'absorbait pas l'activité des érudits. A Rome, une science nouvelle, l'archéologie des catacombes venait de naître. Elle avait pour auteur Antoine Bosio, savant d'une information étonnante, explorateur d'une intrépidité infatigable. Il avait entrepris d'aborder l'interprétation des monuments de toute espèce, jusqu'aux plus humbles, aux moins utiles, à l'aide des textes anciens glanés dans les écrits des Pères de l'Eglise et des écrivains ecclésiastiques[55]. Explorer au péril de sa vie tous les dédales des catacombes romaines, et dépouiller avec une attention intense et une méthode impeccable les écrits des Pères latins, grecs et orientaux, les canons des Conciles, les lettres des Papes, en un mot tous les documents qui pouvaient l'éclairer sur l'Eglise des premiers siècles : elle fut la tâche qu'il s'imposa. L'apparition en 1634, quatre ans après sa mort, de son grand ouvrage Roma Soterranea, fut le résultat de ses immenses travaux, qui l'ont fait surnommer le Christophe Colomb des catacombes. J'affirme, a écrit Jean-Baptiste de Rossi[56], que ce grand homme n'a rien ignoré de ce qui pouvait être connu de son temps sur la Rome Souterraine. VII Dans l'histoire ecclésiastique, Baronius restait toujours le Maître que l'on continuait et que l'on imitait. Aucun de ses continuateurs ; ni Sponde, ni Rainaldi, ni Bzovius, ne saurait être mis en comparaison avec le grand Oratorien. Mais les Églises et institutions particulières des différents peuples trouvaient des historiens de grand mérite ; tels furent Mariana, le Tite-Live espagnol, et André Duchesne, le père de l'Histoire de France. Enfin cette époque voyait s'ébaucher deux œuvres historiques, d'une importance capitale, capables à elles seules d'illustrer un siècle : la Gallia christiana et les Acta sanctorum. L'idée de dresser une nomenclature des archevêques et évêques de tous les sièges de France était fort ancienne. Le mérite était de faire de cette nomenclature une œuvre scientifique. Cette amélioration fut tentée en 1621 par Jean Chenu, de Bourges, avocat au Parlement de Paris, puis, avec plus de succès, par Claude Robert, archidiacre de Châlon-sur-Saône, qui publia, en 1626 ; sous le titre de Gallia christiana, un volume in-folio de nouvelles tables chronologiques, accompagnées de notes sommaires, extraites des chartiers épiscopaux et monastiques. L'œuvre était encore imparfaite. En 1646, les deux frères Scévole et Louis de Sainte-Marthe, avocats au Parlement et historiographes de France, présentèrent à l'Assemblée du clergé l'épître dédicatoire d'une nouvelle Gallia christiana, laquelle considérablement élargie, contenait une notice biographique sur chacun des personnages nommés et joignait-à la nomenclature des prélats celle des abbés de monastères. Les deux frères de Sainte-Marthe descendaient d'une lignée de savants, qui devait se perpétuer après eux. Ils avaient déjà donné, dans plusieurs ouvrages, notamment dans l'Histoire généalogique de la Maison de France, parue en 1619, des gages d'une érudition solide. Mais l'œuvre qu'ils avaient entreprise dépassait leurs forces et ne pouvait être amenée à sa perfection que par une société de savants. La Gallia christiana des frères de Sainte-Marthe, publiée en 1656 en 4 volumes in-folio, après leur mort, par les soins d'un fils de Scévole, devait être remplacée, un demi-siècle plus tard, par la Gallia christiana des Bénédictins de Saint-Maur, publiée sous la direction de Dom Denis de Sainte-Marthe, parent éloigné des précédents[57]. Le projet de réunir en un seul ouvrage la vie de tous les saints, depuis les origines de l'Eglise, avait souvent tenté la plume des écrivains ecclésiastiques. Depuis Surius, qui avait reçu les encouragements de saint Pie V, le P. Ribadeneira, de la Compagnie de Jésus, avait publié, en 1599-1601, sous le titre de Flos Sanctorum, deux volumes in-folio, bientôt traduits en diverses langues dans toute la chrétienté. Mais ces œuvres avaient uniquement pour but l'édification des fidèles et n'observaient pas toujours les règles d'une prudente critique. Au commencement du XVIIe siècle, le P. Héribert Rosweyde, professeur au collège des jésuites de Douai, conçut le plan d'un recueil hagiographique suivant les principes d'une érudition vraiment scientifique, et commença à en recueillir les matériaux. Après la mort de Rosweyde, qui survint en 1629, le P. Jean Bolland reçut de ses supérieurs l'ordre d'utiliser les précieuses collections du défunt. Il les augmenta beaucoup en étendant les recherchés aux bibliothèques situées hors des Pays-Bas, que Rosweyde n'avait pas explorées. Un atelier fût organisé dans la Résidence d'Anvers, avec des correspondants- partout où il y avait des membres de la Compagnie. C'est Bolland qui arrêta, le plan de la publication : on donnerait les Acta Sanctorum, c'est-à-dire les documents relatifs à la vie des saints ; avec des dissertations préliminaires, des notes et des indices, en suivant l'ordre du calendrier romain[58]. Le premier volume de là collection des Bollandistes parut en 1643. Dès ce premier volume, déclare M. Molinier, l'esprit critique apparut... Dans l'ensemble, l'ouvrage devait faire grand honneur à l'Ordre qui avait osé assumer une tâche aussi immense, dont le caractère scientifique devait s'affirmer de plus en plus[59]. Il parait, du reste, que, comme Rosweyde, Bolland ne se rendit pas compte de l'énormité de la tâche qu'il avait assumée : on dit qu'il comptait, après avoir achevé les Acta des saints de l'Eglise latine, publier ceux de l'Eglise grecque, et se délasser dans sa vieillesse en traitant d'autres sujets. Or, il ne vit imprimer que les huit premiers volumes contenant les vies des saints honorés en janvier, février et mars, et le tome LXVII n'en est encore qu'au mois de novembre. VIII Mais, pendant que s'élaboraient ces œuvres grandioses, où devait se symboliser cet harmonieux équilibre entre la science et la foi, entre les aspirations modernes et la culture antique, qui caractérise le grand siècle, un esprit sourd d'incrédulité et de désordre, dont le point de départ se confondait avec celui du Protestantisme et dont le développement devait aboutir à la Révolution, se propageait dans la littérature et dans les salons, envahissait peu à peu les âmes de ce temps. Réprimé par les pouvoirs et compromis par ses propres excès, le mouvement de la Renaissance et de la Réforme avait enfin trouvé deux issues dans le stoïcisme et dans l'épicurisme, aboutissant Fun et l'autre à un vague déisme. Ce fut dans l'Allemagne, dans l'Allemagne au ciel plus lourd, aux consciences plus sérieuses et à la vie plus dure, que le stoïcisme se reprit à vivre : la sévérité des premiers réformés lui fit accueil. De là il passa en France[60]. Il y fut représenté par Montaigne et par Charron. Que sais-je ? dit Montaigne quand il considère les dogmes. Et quand il en vient à la morale : Il ne faut épouser rien que soi, déclare-t-il ; faisons que notre contentement dépende de nous. Montaigne ira à la messe parce que Cicéron le lui prescrit dans son Traité des lois[61] ; mais il dira nettement : Je discours de façon laïque. Le Manuel d'Epictète se répandra dans la société. L'esprit stoïcien règnera dans les lettres. L'ambition de Balzac sera de vivre et de mourir comme Socrate. Les personnages les plus applaudis du grand Corneille auront quelque chose de stoïcien ; et le christianisme de Descartes aura bien des analogies avec la doctrine du Portique. L'idée inspiratrice de sa morale n'est-elle pas, suivant ses propres paroles, de faire que son principal contentement ne dépende que de lui seul ?[62] Ce sont presque les expressions de Montaigne. Mais les mêmes causes qui ont fait naître le stoïcisme dans les âmes fortes et graves, ont produit l'épicurisme chez les natures moins élevées. On connaît les principes de la morale pratique de [mot illisible] : Accommoder son esprit à l'occasion et à l'opportunité, poursuivre plusieurs buts, afin d'atteindre le secondaire si le principal fait défaut[63]. On sait de quelle manière le célèbre chancelier a conformé sa vie à ces principes. En passant de l'utilitaire Angleterre dans la sensuelle Italie, cette doctrine s'accentue. L'italien Lucilio Vanini, la pousse à ses conséquences les plus extrêmes. En d'étranges dialogues, publiés en 1616, sous le titre de Secrets de la nature, et, que le P. Garasse aurait voulu intituler Introduction à la vie indévote, ce singulier philosophe, qui a reçu l'onction sacerdotale, professe la plus ridicule incrédulité. II parle d'un ton vif et hardi, ne garde aucune mesure, se moque des croyants, a la prétention de déniaiser les gens et de leur enseigner à vivre selon la nature. Brûlé vif à Toulouse, en 1619, comme athéiste et blasphémateur du nom de Dieu, il meurt en criant que la nature est le seul Dieu et que la mort ouvre le repos du néant[64]. Ce Vanini est un personnage représentatif. Bien d'autres, pareils à lui, sont venus, comme lui, d'Italie en France et y ont fait de nombreux adeptes. En 1623, le P. Garasse, de la Compagnie de Jésus, signale, en son rude langage, ces libertins, ces épicuriens, ces écornifleurs, ces ivrognes, ces impudiques... qui cherchent leur contentement dans le fumier de leurs ordures[65]. Le caractère français, avec ses qualités de discipline, de logique et de clarté, tempère pratiquement les excès de cet épicurisme fantaisiste et grossier ; l'hôtel de Rambouillet, qui s'ouvre aux beaux esprits vers 1617, et qui brille de tout son éclat vers 1630, s'en pénètre discrètement ; mais, çà et là dans le monde, courent des pamphlets, des satires et des poèmes, où l'on fait la théorie de ce culte de la nature. Tel est ce poème de l'Antibigot, dont le P. Mersenne nous a conservé la substance[66]. Il se terminait ainsi : Ainsi l'Athée seul nie la Divinité, Le bigot, pirement, meilleur que Dieu s'estime ; Le déiste entre tous l'adore en vérité, Attendant qu'il parvienne où son but se termine. Ce n'est pas encore précisément l'esprit de Voltaire ; mais c'est déjà toute sa religion. Ainsi la contre-réforme avait eu beau réfuter les erreurs des protestants, réprimer leurs révoltes, enlever, par ses vraies réformes, tout prétexte aux critiques qui avaient fait la force de Luther et de Calvin ; le péril religieux renaissait sous une autre forme ; il s'étendait aux pays mêmes que la révolution protestante avait épargnés. A côté du protestantisme, toujours vivace, qui se propageait sous ses formes fuyantes, à côté du gallicanisme, qui était loin de vouloir désarmer, on allait voir bientôt un nouveau stoïcisme essayer de pénétrer dans l'Eglise, sous le nom de jansénisme, une forme nouvelle d'épicurisme la menace' sous les apparences de la philosophie. La France paraissait devenir le foyer principal de ces doctrines. On toucha alors du doigt l'insuffisance de la politique d'un Henri IV, d'un Richelieu et d'un Louis XIV : les gouvernements avaient éliminé l'hérésie, mais la société avait laissé pénétrer dans son sein le paganisme. |
[1] Pour leur seule église d'Anvers, les jésuites commandèrent d'un seul coup trente-neuf tableaux à Rubens. A. MICHEL, dans l'Hist. générale de LAVISSE et RAMBAUD, t. V, p. 443.
[2] M. Emile Mâle a abondamment prouvé ce fait dans ses savants ouvrages : L'art religieux au XIIIe siècle en France, et L'art religieux à la fin du Moyen Âge, Paris, 1908.
[3] Voir Hist. générale de l'Eglise, t. V.
[4] DESCARTES, Discours de la méthode, 1re part., n° 11.
[5] DESCARTES, Discours de la méthode, 1re part., n° 14.
[6] DESCARTES, Œuvres, édit. Cousin, t. IX, p. 359.
[7] DESCARTES, éd. Cousin, t. VI, p. 73, 103, 133, 309 ; t. VIII, p. 328 et passim.
[8] Maurice BLONDEL, Le Christianisme de Descartes, dans la Revue de métaphysique et de morale de juillet 1896.
[9] Maurice BLONDEL, Le Christianisme de Descartes. Cf. BOSSUET, lettre du 21 mai 1687, à un disciple de Malebranche. Je vois, dit Bossuet, un grand combat se préparer contre l'Eglise sous le nom de philosophie cartésienne. Correspondance de Bossuet, édit. LEVESQUE et URBAIN, t. III, p. 372.
[10] M. DE WULF, Histoire de la philos. médiévale, p. 439. On sait que Capréolus lui-même, le Prince des thomistes, n'avait pas osé commenter directement saint Thomas, et s'était contenté de faire entrer la doctrine thomiste dans le cadre du Livre des Sentences. Cajetan († 1534) et Sylvestre de Ferrera († 1528) avaient les premiers commenté méthodiquement, l'un la Somme théologique, l'autre la Somme contre le Gentils.
[11] SCHEEBEN, Dogmatique, p. 107.
[12] B. ZIMMERMAN, au mot Carmes, dans le Dict. de théol. cath. de VACANT-MANGENOT, t. II, col. 1789.
[13] La librairie Palmé a publié en 1870-1883 une édition en 20 volumes du cours de théologie dogmatique.
[14] ZIMMERMAN, au mot Carmes, dans le Dict. de théol. cath. de VACANT-MANGENOT, t. II, col. 1785.
[15] Studium parisiense, quod est cæteris prœcipuum et fons omnium studiorum. Bull. Rom., 2, pars., p. 211.
[16] F. STROWSKI, Les années d'enfance et de jeunesse de Bossuet, d'après des documents inédits, dans la Revue Bossuet du 25 avril 1901, p. 101, 103-104.
[17] STROWSKI, Les années d'enfance et de jeunesse de Bossuet, dans la Revue Bossuet du 25 avril 1901, p. 101. Il faut ajouter que l'entrée dans l'actualité s'imposait par la nécessité de répondre aux attaques des protestants.
[18] BOSSUET, Oraison funèbre de Nicolas Cornet.
[19] Dans la description de ces diverses épreuves, nous n'avons fait que résumer une étude de M. E. LEVESQUE, parue dans la Revue Bossuet du 25 juin 1907, p. 43-48. Cf. STROWSKI, Les années d'enfance et de jeunesse de Bossuet, dans la Revue Bossuet du 25 avril 1901, et Mercure Galant du 10 août 1709.
[20] H. HURTER, S. J., Nomenclator literarius,
t. I, p. 398.
[21] LÉON XIII, Lettre encyclique du 8 septembre 1899.
[22] NICÉRON, Mémoires pour servir à l'histoire des hommes Illustres, t. XXXVII, p. 83.
[23] H. HURTER, Nomenclator literarius, t.
I, p. 404, note 1.
[24] L. LABAUCHE, Leçons de théologie dogmatique, t. I, p. 160.
[25] On avait objecté à Bossuet que l'Histoire des Variations se trouvait ruinée dans son fondement par le plus savant des jésuites. Il répondit : Il ne faut qu'ouvrir la préface du Père Petau pour voir qu'il entreprend d'y prouver que les anciens conviennent avec nous, dans le fond, dans la substance de la foi, et il reproche à ses adversaires d'alléguer toujours Petau sans faire mention de l'écrit postérieur où il s'était expliqué, et avait enseigné la vérité à pleine bouche. BOSSUET, Premier avertissement aux protestants, t. VI, 1re part., § 100 et 102.
[26] HURTER, Nomenclator, t. I, p. 400.
[27] Ce grand savant n'avait pas les dons du professeur. Au collège de Clermont, où Maldonat avait fait salle comble, Petau parlait à peu près dans le vide ; et ses rares auditeurs s'endormaient souvent. Vidi Petavium docentem et discipulos dormientes, écrivait un allemand. Théologie positive, théologie sopitive, disaient les mauvais plaisants.
[28] A. PERRAUD, L'Oratoire de France, p. 279.
[29] HURTER, Nomenclator, t. I, p. 422.
[30] M. COURNOT, Considérations sur la marche des idées dans les temps modernes, t. I, p. 364. Sur la casuistique, voir BRUNETIÈRE, Une apologie de la casuistique, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er janvier 1885 ; HOGAN, Etudes du clergé, trad. BOUDINHON, p. 268 et suivantes, et l'article Casuistik dans le Kirchenlexicon, 2e édit., 1883, t. II, col. 2035-2044.
[31] BAUNY, S. J., Somme des péchés qui se commettent en tous estats, de leurs conditions et qualités, en quelles occurences ils sont mortels ou véniels, 1 vol. in-8°, Paris, 1630. Une 5e édition paraissait en 1639.
[32] DIANA, cleric. panormitanus, Resolutiones morales, 12 volumes, Lyon, 1629-1659.
[33] ESCOBAR, S. J., Universæ theologiæ moralis receptiores sententiæ, 2 vol. in-f°, Lyon, 1652-1663.
[34] Vir antiquæ probitatis, HURTER, Nomenclator, I, 494.
[35] On connaît les vers ironiques de Boileau :
Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . .
. . Allain, ce savant homme,
Qui, de Bauny vingt fois a lu toute la Somme.
Le LUTRIN, ch. IV.
[36] Ecce Pater Bauny, disaient les plaisants, ecce qui tollit peccata mundi. Un décret da 26 octobre 1610 mit à l'index la Somme des péchés.
[37] S. A. DE LIGUORI, Théol. moral., l. VI, n° 257.
[38] Karl WEISS, P. Antonio Escobar y Mendoza. Un vol. in-8°, Fribourg-en-Brigau, 1911.
[39] J. GRIMAL, Le sacerdoce et le sacrifice, Paris, 1908, p. XXI.
[40] L. LABAUCHE, Leçons de théologie dogmatique, t. I, p. 355.
[41] A. PERRAUD, L'Oratoire de France, 2e édit., p. 72.
[42] F. MONIER, Vie de M. Olier, l. II, ch. I.
[43] BOSSUET, Sermon sur l'Ascension, III.
[44] BOSSUET, Méditations sur l'Évangile. Prép. à la dernière semaine, IIIe jour.
[45] F. MONIER, Vie de M. Olier.
[46] F. MONIER, Vie de M. Olier.
[47] OLIER, Mémoires, t. III, p. 37.
[48] Mgr GAY, Elévations sur la vie et la doctrine de N.-S.-J.-C., VIIIe et IXe élévation ; M. LEPIN, L'Idée du sacrifice dans la religion chrétienne, Paris, 1897 ; J. GRIMAL, Le sacerdoce et le sacrifice, Paris, 1908.
[49] Augustin Barbosa (1589-1649), prêtre portugais, doué d'une mémoire étonnante et d'une puissance de travail presque incroyable, est incontestablement, dit Hurter, le premier canoniste de son temps. HURTER, Nomenclator, I, 485 ; Kirchenlexikon, I, 1985.
[50] Barthélemy Gavanti, prêtre italien († 1638). Son grand ouvrage est considéré comme le plus précieux des manuels pratiques.
[51] Michel Baudry ou Bauldry, moine bénédictin de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
[52] Dom Baudry fut prié par M. Olier de former aux cérémonies liturgiques les élèves du séminaire de Saint-Sulpice. Il s'acquitta de cette fonction avec un grand succès pendant plusieurs années. FAILLON, Vie de M. Olier, t. III, p. 40, 139.
[53] Cité par C. SOMMERVOGEL, dans le Dict. de la Bible, au mot Bonfrère.
[54] La Polyglotte d'Anvers fut publiée de 1569 à 1572. Voir MANGENOT, au mot Polyglotte, dans le Dict. de théologie de VACANT-MANGENOT.
[55] Dom LECLERCQ, dans le Dict. d'Archéologie chrétienne, t. I, col. 1037.
[56] J.-B. DE ROSSI, Roma Soterrenea cristiana, t. I, p. 31. Cf. Dom H. LECLERCQ, au mot Bosio dans le Dict. d'Archéologie chrétienne.
[57] Cf. LANGLOIS, Manuel de bibliographie historique, p. 297 ; MORÉRI, Dict. historique, au mot Sainte-Marthe.
[58] LANGLOIS, Manuel, p. 211.
[59] MOLINIER, Les sources de l'histoire de France, t. V, p. CLXIII-CLXIV.
[60] F. STROWSKI, Pascal et son temps, t. I, p. 10.
[61] F. STROWSKI, Pascal et son temps, t. I, p. 30, en note.
[62] DESCARTES, Correspondance, édition Adam et Tannery, t. IV, p. 221.
[63] H. HOEFFDING, Hist. de la phil. moderne, trad. Bordier, t. I, p. 198.
[64] Sur Vanini, voir F. STROWSKI, Pascal et son temps, t. I, p. 143-157.
[65] F. GARASSE, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, 1 vol. in-4°, Paris, 1623, p. 954.
[66] MERSENNE, L'impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, Paris, 1624. Le poème de l'Antibigot ne fut jamais imprimé. Il circula manuscrit à partir de 1622 ou 1623.