On désigne généralement sous le nom d'Ancien Régime le régime politique et social des nations européennes pendant les deux derniers siècles qui ont précédé la Révolution[1]. Cette période est surtout caractérisée par l'avènement dés monarchies absolues, par la centralisation des services administratifs, par l'affaiblissement ou la disparition des franchises provinciales et communales. Au premier abord, rien de plus majestueusement ordonné. En Allemagne, en France, en Espagne et en Angleterre, le Roi, débarrassé des compétitions féodales, commande en maître. L'uniformité règne dans les lois. Les deux tendances, traditionnelle et novatrice, qui s'étaient heurtées dans les mœurs de la Renaissance, semblent avoir trouvé leur équilibre stable. On aurait tort de porter un jugement définitif sur l'Ancien Régime d'après cette organisation extérieure. Bien des coutumes traditionnelles y sont encore très vivantes : les Légistes n'ont pas réussi à les abolir, et l'autorité royale hésite à les combattre. Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là par le recueil de ses lois, écrit Alexis de Tocqueville[2], tomberait dans les erreurs les plus ridicules. Une règle rigide, une pratique molle : l'Ancien Régime est là tout entier. Ce dualisme est la source d'un malaise profond. Le seigneur, qui veut maintenir ses privilèges, sans remplir désormais les charges sociales qui en étaient la compensation, devient impopulaire. Le paysan, devenu propriétaire foncier, est fier de son ascension ; mais il souffre de l'impôt qui l'atteint directement, et en murmure. L'esprit d'autonomie et d'indépendance, qui avait trouvé dans les institutions médiévales sa satisfaction légitime et sa règle nécessaire, gronde sourdement. En France, une des institutions les plus traditionnelles, le Parlement, devient parfois un foyer d'agitation révolutionnaire. La situation religieuse de l'Ancien Régime présente la même complexité. Une période qui a donné à la chaire chrétienne Bossuet, à la science catholique Petau, Mabillon et Thomassin, est bien, à certains points de vue, une période d'apogée. Peu d'époques, d'ailleurs, se sont posé de plus grands problèmes religieux, et ont dépensé plus de génie à les résoudre. C'est toute la question des rapports de l'Eglise avec l'Etat qui se débat dans la querelle du gallicanisme. Ce sont les fondements mêmes des dogmes et de la morale qui font l'objet des disputes du jansénisme. A propos du quiétisme, Bossuet et Fénelon abordent les données les plus délicates de l'ascétique et de la mystique. C'est toute la méthode d'évangélisation des infidèles qui est en cause dans le conflit des jésuites et des dominicains. C'est toute l'apologétique que le génie de Pascal cherche à rajeunir. Dans la crise intérieure qui mine le protestantisme, Leibniz et Spener essaient de remonter à l'essence même du christianisme; et c'est le fondement même de l'ordre surnaturel que les apologistes du XVIIIe siècle ont à défendre contre le déisme de Voltaire et de Rousseau. Qu'on ouvre les Mémoires et les correspondances du temps : la question religieuse y domine presque toujours. On est obligé de convenir cependant que, même au XVIIe siècle, chez un trop grand nombre d'âmes, la religion est plus officielle que spontanée, plus extérieure que profonde, plus de mode que d'instinct. D'ailleurs, des courants schismatiques, hérétiques et irréligieux, issus pour la plupart de l'hérésie protestante et destinés à être un jour captés par la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle, traversent l'Ancien Régime. C'est un semi-protestantisme que la doctrine de Jansénius et de Saint-Cyran, lorsqu'elle prône si fort le serf-arbitre et réclame si haut contre la corruption de l'Église. Semi-protestantisme, le gallicanisme parlementaire, quand il proclame l'indépendance absolue des pouvoirs civils à l'égard de Rome et leur droit d'intervention dans les affaires purement ecclésiastiques. Semi-protestantisme, le quiétisme de Molinos et de Mme Guyon, dans la mesure où il enseigne les rapports directs avec Dieu et l'inutilité de l'effort personnel. Et qu'est-ce que le philosophisme, lorsqu'il affirme les droit absolus de la conscience individuelle, sinon l'individualisme protestant poussé jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, un protestantisme sans la Bible ? C'est par de tels courants d'opinion que l'Ancien Régime, si majestueux par sa structure politique, si vénérable par le sentiment religieux qui l'anime, se trouve pénétré peu à peu des principes anti-religieux et anti-sociaux qui aboutiront à la Déclaration des droits de l'homme et à la Constitution civile du clergé. |
[1] L'Ancien Régime ne disparaît pas partout au même instant. Quand il tombe en France en 1789, la politique de Joseph II lui a porté un coup mortel en Autriche. Il persistera en Espagne jusqu'en 1810, et se perpétuera plus longtemps encore en Angleterre.
[2] A. DE TOCQUEVILLE, L'Ancien Régime et la Révolution, 4e éd., p. 121. Alexis de Tocqueville s'est trompé sur d'autres points, dit M. Gautherot ; mais il a vu juste sur celui-là. GUSTAVE GAUTHEROT, Deuxième conférence donnée à l'Institut catholique de Paris sur l'Histoire de la Révolution (notes dactylographiées, p. 5).