HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LA DÉCADENCE DE LA CHRÉTIENTÉ ET LA RENAISSANCE

CHAPITRE VIII. — LE MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA RENAISSANCE.

 

 

Le mouvement politique et social qui avait soulevé contre les institutions du Moyen Age des hommes de loi et des gens d'Eglise, des prédicateurs populaires et des rêveurs chimériques, avait pour complice un autre mouvement plus caché, mais non moins puissant, de la pensée artistique, philosophique et religieuse. Les chefs de cette évolution intellectuelle la présentaient comme un retour à l'antiquité et à la nature. Elle prit le nom de Renaissance, et se développa surtout en Italie, en Allemagne, en France et en Angleterre.

 

I

Le mouvement italien de la Renaissance est né sur les bords du Rhône, en Avignon, pendant le séjour des Papes dans cette ville[1]. L'art proprement dit y tient encore du Moyen Age : la massive construction féodale du château des Papes, et la gigantesque châsse originale qui forme le tombeau de Jean XXII, sont bien des monuments de l'architecture gothique ; mais les somptueuses villas bâties sur les bords du Rhône par les cardinaux de la cour des Papes se distinguent déjà des manoirs féodaux, et le peintre Simon Memmi, arrivé à Avignon en 1339, pour y décorer de ses fresques le palais des Papes et l'église de Notre-Dame des Doms, est, par le souci de la ligne 'et de la couleur, un vrai précurseur des temps nouveaux[2].

C'est surtout de la Renaissance littéraire qu'Avignon est le berceau. Clément V y transporta la bibliothèque pontificale, Jean XXII enrichit cette bibliothèque des œuvres de Sénèque, de Pline et de Ptolémée[3], et fit profiter les lettres et les sciences des relations du Saint-Siège avec l'Orient[4] ; Urbain V appela auprès de lui les plus célèbres humanistes, tels que Salutati et Francesco Bruni, et leur ouvrit les portes du Collège des secrétaires apostoliques. Ce faisant, les Papes d'Avignon, préparaient ou secondaient le grand mouvement intellectuel du me siècle. Mais la gloire principale en revint à l'Italien François Pétrarque.

Le premier des modernes, ainsi qu'on l'a appelé, était né à Arezzo, sur les frontières de la Toscane et de l'Ombrie, le 20 juillet 1304. Jeune encore, il quitta l'Italie à la suite de son père, exilé comme gibelin en même temps que Dante. La majeure partie de sa vie s'écoula dès lors en Avignon et dans les environs de cette ville. Malgré la volonté de son père, qui le destinait à une carrière administrative ou judiciaire, le jeune Pétrarque se livra avec passion à la poésie, à la culture des lettres antiques, aux recherches de l'érudition. Après un séjour dans le vallon solitaire de Vaucluse, que ses vers devaient immortaliser, et quelques missions diplomatiques, dont il profita pour se mettre en rapport avec les principaux savants et artistes de son époque, il vint mourir en Italie, dans sa maison de campagne d'Arquà, le 18 juillet 1374, à l'âge de soixante-dix ans.

On se tromperait en ne considérant en François Pétrarque que le délicieux auteur du Canzoniere, dont la mélancolique et subtile poésie est demeurée la source du lyrisme moderne[5]. Pétrarque est en même temps le bibliophile éclairé, qui a tout fait pour promouvoir les recherches et pour mettre à la mode l'émendation des textes[6], le puissant initiateur dont les humanistes italiens du XVe siècle, ces collectionneurs incomparables, d'une virtuosité qui n'a jamais été dépassée dans la correction conjecturale... sont la postérité directe[7].

Ce favori des Papes reste le type de l'humanisme naissant, au cours de sa période encore chrétienne. De l'homme de la Renaissance, tel que l'humanisme le fera, François Pétrarque a déjà les deux passions dominantes : le culte de la beauté sensible et la passion de la gloire. La rencontre d'une figure idéale, sous le porche de l'église Sainte-Claire d'Avignon, suffit à troubler la vie du poète. Quant à sa soif de gloire, elle sera à peine satisfaite par le grand triomphe, qui, au printemps de l'année 1311, lui fera gravir les degrés du Capitole, aux acclamations d'une foule immense, pour y recevoir la couronne de la poésie.

A tout prendre, Pétrarque reste, malgré quelques faiblesses lamentables de sa vie privée, un chrétien de cœur et de conviction. Dans son célèbre dialogue, De contemptu mundi, qu'il appelle son Secretum, il fait son examen de conscience, et se reproche amèrement, comme un démenti à sa foi chrétienne, la persistance en lui des tentations du sensualisme et de l'esprit païen. En lisant Cicéron, il ne peut s'empêcher de l'annoter par des observations marginales toutes les fois que le grand orateur blesse ses croyances : Cave ! écrit-il, male dicis[8]. Les pratiques d'une piété presque scrupuleuse lui sont habituelles... Chaque nuit il se lève pour prier Dieu... Tous les vendredis, le chantre de Laure de Sade se soumet à un jeûne rigoureux, et il professe une dévotion particulière pour la Vierge[9]. On pourrait, dit M. Henry Cochin[10], faire un livre intitulé : Pétrarque et le mysticisme, qui serait le pendant de celui de M. de Nolhac : Pétrarque et l'humanisme. Au lendemain de son grand triomphe, en la ville de Rome, il se souvient de l'austère demeure avignonnaise

Où, fidèle aux leçons de l'ange familier,

La Dame accomplissait le devoir journalier

A l'heure où le Poète éblouissait le monde,

et il célèbre, comme plus grand que le triomphe de la science et de l'art, le triomphe de la chasteté[11].

Les Papes prodiguèrent à ce grand homme les marques de leur bienveillance et les encouragements les plus efficaces. Pétrarque était clerc ; il ne fut jamais prêtre et peut7être ne reçut-il même pas les ordres mineurs ; mais sa cléricature le rendait capable d'accepter les bénéfices. En 1335, Benoit XII le fit chanoine de Lombez ; Clément le nomma en 1343 ambassadeur à Naples, trois ans plus tard protonotaire apostolique, et enfin en 1348 archidiacre de Parme. En le comblant de faveurs, surtout en lui ouvrant les trésors de leur bibliothèque et en l'accréditant comme légat dans les pays étrangers, les Pontifes d'Avignon favorisèrent la diffusion de la culture nouvelle, et, à ce titre, ils doivent être regardés comme les premiers patrons d'une. Renaissance des lettres inspirée par l'esprit chrétien[12].

 

II

Pendant la triste période du grand schisme, de 1377 à 1417, le mouvement artistique et littéraire fut ralenti, presque arrêté ; mais les pontificats de Martin V, d'Eugène IV et de Nicolas V lui donnèrent un nouvel essor. Les questions de politique générale n'absorbèrent pas l'activité de Martin V. A son appel, les peintres Victor Pisanello et Gentile da Fabriano vinrent reprendre à Rome le mouvement de rénovation artistique commencé par l'école de Giotto ; ils surent unir à la plus pure inspiration chrétienne un sentiment de la nature et un souci de l'exactitude qu'on ne connaissait pas jusqu'à eux. Eugène IV eut la gloire de deviner le génie de Masaccio, ce jeune peintre, dont les fresques puissantes, réagissant contre la mièvrerie de certains disciples de Giotto, devaient devenir une source d'inspirations variées pour tout l'art florentin du ive siècle. Le Pape voulut faire exécuter par Masaccio les fresques dont il décora les basiliques de Saint-Clément et de Saint-Jean de Latran.

Pisanello et Gentile n'étaient du reste que les précurseurs d'un peintre plus grand qu'eux et dont l'inspiration mystique ne devait être dépassée par personne, le Bienheureux Frère Angelico de Fiesole, de l'Ordre de saint Dominique. Mandé à Rome vers 1445, à l'âge de soixante ans, par Eugène IV, Fra Angelico, devait, sous ce Pontife et sous son successeur Nicolas V, remplir Rome, Florence, Pise et l'Ombrie d'incomparables merveilles[13]. La pure tradition chrétienne, dont Fra Angelico fut le plus illustre représentant, devait se perpétuer dans l'école d'Ombrie, jusqu'au moment où Benozzo Gozzoli, l'admirable auteur du Triomphe de saint Thomas d'Aquin, abandonna les douces visions mystiques de son maître pour s'attacher à la peinture de beautés purement humaines, et où le Pérugin, découragé dans son art et peut-être dans sa foi, à la mort de Savonarole, laissa triompher le fougueux naturalisme de Signorelli.

A Rome même, le sensualisme païen avait déjà commencé à s'affirmer dans la peinture au temps de l'illustre Frère dominicain. A côté des pieuses et ravissantes fresques murales peintes par l'Angelico[14] pour son cabinet de travail[15], Nicolas V avait demandé aux peintres Andrea del Castagno et Pietro della Francesca des peintures dont le faire réaliste présageait déjà l'art trop sensuel de Filippo Lippi.

Cette tendance s'accusa dans la sculpture. Le Florentin Donatello, que Côme de Médicis avait chargé de restaurer les statues antiques de sa ville natale, s'inspira trop de ces œuvres païennes dans l'art religieux. Son Christ de Sainte-Croix de Florence, sa Madeleine du baptistère de la même ville et son Saint  Jean-Baptiste du baptistère de Saint-Jean de Latran n'élèvent pas la pensée au delà d'une beauté purement naturelle ; et les portes de bronze[16] de Saint-Pierre, sculptées au temps d'Eugène IV, sous la direction de Donatello, exposent, à l'entrée même du temple le plus vénéré de la chrétienté, les scènes les plus immorales de la mythologie païenne[17].

La technique artistique fait alors, il est vrai, des progrès admirables ; les modèles de Donatello sont expressifs des pieds à la tête ; l'admirable artiste florentin porte à la perfection, dans ses bas-reliefs, la perspective linéaire, créée par Brunellesco ; Pietro della Francesca et Andrea Orcagna révèlent, dans leur dessin, une science consommée des raccourcis ; l'anatomie artistique commence à être étudiée scientifiquement ; et certes, par l'incomparable pureté de ses lignes, par l'harmonie ravissante de ses couleurs et par la probité scientifique de son dessin, cet art rajeuni de la Renaissance pourra louer Dieu à sa manière, s'il sait garder la pureté religieuse de son inspiration primitive. Mais plus d'un artiste, peintre, sculpteur ou architecte, l'a déjà oubliée. On se demande même si le naturalisme ne va pas envahir le temple chrétien lui-même.

Quand Nicolas V veut reconstruire la basilique de Saint-Pierre sur un plan nouveau, il charge de la direction de l'œuvre projetée le florentin Léo-Baptista Alberti, chanoine par népotisme, artiste par vocation, mais surtout dilettante et sceptique par nature et parti pris. Alberti venait de se rendre célèbre par la construction du palais Pitti à Florence, d'une architecture noble et sévère, et par la publication de son grand ouvrage De re ædificatoria, d'où toute idée de symbolisme religieux était systématiquement écartée. L'influence de Bramante et, plus tard, celles de Charles Maderne et du Bernin, accentueront ce mouvement vers une architecture nouvelle, où, à l'aide d'un art porté à la perfection, la décoration étouffera l'idée. Sans doute, un assemblage, harmonieux de guirlandes et de balustres, de torsades et de rinceaux, de rostres et de trophées, reposeront délicieusement les regards ; mais la chrétienté ne verra plus s'élever désormais ces merveilleuses cathédrales gothiques, dont le demi-jour, tamisé par les vitraux, favorisait si bien le recueillement de l'âme, dont les colonnes élancées, se perdant et se brisant dans l'ombre, donnaient un si grand essor à la prière, et dont l'inépuisable symbolisme ouvrait à la méditation de si ravissantes perspectives !

Aussi bien, les spéculations des penseurs et des beaux esprits du temps favorisaient de moins en moins cet élan de l'âme. Dans le courant de l'année 1431 avait paru, sous forme de dialogues entre les secrétaires apostoliques, un livre intitulé De voluptate, dont l'auteur, Laurent Valla, était lui-même secrétaire apostolique. Il y soutenait que le plaisir sensible est le seul vrai bien de l'homme. Cette publication ayant soulevé un certain scandale, Valla publia sous ce titre : De vero bono, un second traité, où les mêmes doctrines étaient professées avec certaines atténuations dans les termes. La forme, moins brutale, fit, cette fois, passer le fond.

Il est maintenant avéré, — depuis la publication de nombreuses correspondances intimes de cette époque, — que des conversations très licencieuses avaient lieu dans ce collège des secrétaires apostoliques, fondé par les Papes d'Avignon pour favoriser les érudits et les lettrés. C'est là que se rencontraient ce Filelfe, homme perdu de mœurs, qui, étant allé à Constantinople pour y étudier la langue grecque sous le fameux Chrysoloras, lui avait escroqué sa fortune et corrompu sa fille[18] ; ce Loschi, non moins empressé à réunir sur sa tête les riches prébendes qu'à collectionner les vieux manuscrits ; ce Léonard l'Arétin, qui composait un prétendu discours d'Héliogabale, révoltant de cynisme[19], et enfin ce Pogge, une des figures les plus repoussantes de ce temps, dit Pastor[20], cet infâme Pogge, en qui se rencontrent, bien qu'avec moins de talent, quelque chose de la méchante ironie de Voltaire et je ne sais quoi du flottant dilettantisme de Renan. Pogge, venu à Rome avec cinq sols dans sa poche, était devenu, grâce à ses basses flatteries, un des hommes les mieux rentés de l'Église. Il réussit à garder pendant cinquante ans, sous sept pontificats successifs, la charge de secrétaire apostolique. La publication faite, en 1449, par ce vieillard de soixante-dix ans, du Liber facetiarum, recueil des plaisanteries les plus ordurières, révéla la bassesse morale de son âme[21]. On était alors sous le pontificat de Nicolas V.

L'apparition des Facéties Cie Pogge ouvrit les yeux des plus aveuglés. Ce fut alors seulement, dit M. Jean Guiraud[22], qu'on put mesurer la puissance d'obscénité de celui qui les avait imaginées et de la réunion des lettrés qui s'en étaient délectés. Calixte III, Pie II et Paul II remplirent leur devoir de défenseurs de la morale. Nous avons vu le grand coup frappé par Paul II, supprimant le collège des abréviateurs section du collège des secrétaires, dont faisaient partie la plupart de ces humanistes scandaleux. Le collège des abréviateurs[23] fut bientôt rétabli, il est vrai, par Sixte IV ; mais l'humanisme païen se sentait désormais suspect à Rome ; il se groupa à Florence autour des Médicis.

 

III

Dans sa Divine Comédie, Dante déplorait déjà que sa ville natale eut abandonné la vertueuse austérité des temps anciens, et célébrait mélancoliquement le temps passé, où

Florence en ses vieux murs, dans cette enceinte antique

Où l'heure sonne encore au grand cadran gothique,

Vivait en paix, pudique, avec simplicité ;

Elle n'avait alors ni colliers ni parures,

Point de femme attifée en de riches ceintures

Attirant les regards bien plus que sa beauté ;

On restait au foyer de la maison natale ;

On n'avait pas encor vu de Sardanapale

Montrer ce qu'un huis clos peut couvrir d'attentats[24].

Depuis le jour où le poète avait écrit ces vers, le luxe et l'immoralité n'avaient fait que grandir dans la brillante cité toscane. L'opulente famille des Médicis, enrichie dans le grand commerce, avait acquis dans la ville une influence prépondérante ; mais rien, dans ces marchands anoblis, ne rappelait l'esprit chevaleresque des seigneurs féodaux. On avait entendu Côme Ier de Médicis, dit Côme l'Ancien, traiter la croisade entreprise par Pie II d'aventure de jeune homme, et Machiavel nous rapporte qu'une des maximes favorites de ce grand seigneur était celle-ci : On ne gouverne pas un Etat avec un chapelet à la main[25]. Son petit-fils Laurent, à qui ses générosités somptueuses firent donner le surnom de Magnifique, rêva de réunir dans Florence tout ce que les lettres et les arts pouvaient offrir de plus éblouissant.

En ce moment, nombre de savants grecs, chassés de Constantinople par la conquête turque, cherchaient en Europe un asile. Laurent de Médicis fit tout son possible pour attirer et retenir auprès de lui les plus éminents d'entre eux. C'est ainsi qu'il accueillit le savant Démétrius Chalcocondylas, si remarquable par l'étendue de sa science, et qui ne l'était pas moins, disait-on, par la distinction suprême de sa politesse. Chalcocondylas professa pendant vingt ans la langue grecque aux Florentins, qu'il initiait aux beautés d'Homère. Auprès de lui se trouvait Gémiste Pléthon ; c'était ce platonicien byzantin, qu'on avait vu, à l'époque du concile de Florence, apparaitre dans le palais du grand duc avec un mystérieux manuscrit et lire à quelques auditeurs groupés autour de lui les Dialogues du divin Platon.

Autour de ces Grecs, qui découvraient aux Florentins les beautés classiques de l'antiquité grecque, vinrent se grouper des humanistes italiens, dont Pic de la Mirandole, Pomponius Lœtus, Ange Politien et Marsile Ficin devaient être les plus célèbres.

Jean Pic, des princes de la Mirandole et de Concordia, n'est pas seulement le prodigieux et précoce érudit qui, déjà célèbre à dix ans comme orateur et comme poète et admis à quatorze ans à suivre les cours de l'université de Bologne, provoquait à vingt-trois ans tous les savants du monde à une discussion publique sur 900 thèses de omni re scibili[26]. Pic est le savant audacieux, rêvant d'un rajeunissement des sciences religieuses fondé sur une étude plus critique des textes sacrés et une comparaison plus attentive avec les religions antiques ; c'est aussi le penseur téméraire, affirmant que le péché, limité dans le temps, ne peut jamais mériter une peine éternelle, que Jésus n'est descendu aux enfers que d'une manière virtuelle et qu'aucune science ne peut mieux prouver la divinité du Christ que la magie et la cabale[27]. Par un bref du 4 août 1486, Innocent VIII condamna les 900 thèses de Pic de la Mirandole. Le jeune savant se soumit humblement. Il mourut quelques années plus tard, à l'âge de 31 ans, dans une de ses villas, près de Florence, au moment où, désabusé des vanités du monde et de la science humaine par l'influence de Savonarole, il songeait à entrer dans l'ordre de saint Dominique[28].

Pomponius Lœtus, de son vrai nom Jules, seigneur de San Severino (1425-1497), appartenait, comme Pic de la Mirandole, à la haute noblesse italienne. Il avait emprunté son surnom à l'antiquité romaine, profondément convaincu de l'influence que peut avoir une appellation habituelle sur le caractère et la valeur morale d'un homme[29]. Jules San Severino rêva de se faire une âme antique : il n'y réussit que trop. Ses œuvres d'érudition, auxquelles collaborèrent ses deux jeunes filles, formées à son école et passionnées comme lui pour l'étude de l'antiquité païenne, eurent toutes pour objet les institutions politiques, administratives et sacerdotales de l'ancienne Rome. Il s'était fixé à Florence en 1468, à la suite de la dissolution par Paul II de la fameuse Académie romaine dont il était le président. Pomponius Lœtus vécut et mourut dans une atmosphère païenne, qui semble avoir éteint en lui l'esprit chrétien que Pic de la Mirandole avait conservé si vivant en son âme[30].

Un autre grand seigneur, Ange Politien (1454-1494), issu de la noble famille des Cinci, fit plus encore pour la propagation de la culture païenne. Formé à l'école des meilleurs maîtres, doué d'une puissance de travail qui lui permettait de passer des nuits entières sur d'antiques manuscrits, pourvu d'une imagination brillante, au moyen de laquelle il savait faire surgir tout un monde disparu en interprétant un vieux texte, Ange Politien fut, à 29 ans, le plus brillant professeur de Florence et peut-être de son temps. On venait d'Allemagne et d'Angleterre écouter ses leçons. Disgracieux de visage, avec son nez énorme et son cou mal emboîté dans un buste irrégulier, il provoquait d'abord, paraît-il, un mouvement de stupeur[31]. Mais à peine avait-il ouvert la bouche, que l'auditoire se sentait saisi et entraîné par le Maître. La douceur et la sonorité prenante de sa parole, l'expression de sa physionomie et de son geste avaient tôt fait de communiquer à ceux qui l'écoutaient l'émotion qui vibrait en lui. Pendant qu'il expliquait les chefs-d'œuvre de l'antiquité classique, bien souvent une pointe de fine causticité, salsa comitas, déridait à propos l'auditoire suspendu à ses lèvres[32]. Parfois, à l'issue de ses brillantes leçons, Laurent le Magnifique daignait prendre le bras du professeur aimé du public, et traversait ainsi les rues de Florence ; c'était alors dans toute la ville, sur le passage du prince et du lettré, le murmure flatteur d'une ovation continuelle. Sous le camail du chanoine, pie la faveur des Médicis lui obtint, Ange Politien resta une des âmes les plus foncièrement païennes de son siècle[33]. Laurent de Médicis crut devoir néanmoins confier au brillant humaniste l'éducation de son jeune fils Jean qui, chanoine lui-même à l'âge de 11 ans, devait être un jour le Pape Léon X.

Au-dessus de tous ces fins lettrés s'élevait, par la vigueur de son esprit, celui que l'on doit regarder comme le principal chef de la Renaissance florentine, le fondateur de l'Académie de Florence, Marsile Ficin (1433-1499). Nous aurons bientôt à parler de son œuvre philosophique. Mais la doctrine platonicienne, dont Ficin fut le protagoniste, ne pénétra si profondément les esprits du ive siècle qu'à la faveur de l'art délicat avec lequel il sut présenter ses idées.

Sans avoir la difformité de Politien, le fondateur de l'école néoplatonicienne était, dit-on, chétif d'aspect. On racontait qu'au jour de son baptême le prêtre ne put s'empêcher de sourire à la vue de ce corpuscule qui aurait tenu dans l'escarpin de soie d'une dame florentine.

Marsile Ficin fut maladif toute sa vie ; à la merci des variations de la température, il voyait tarir sa verve quand le ciel s'embrumait et ne retrouvait ses inspirations qu'à la clarté d'In' firmament d'azur. L'étude et le commentaire des œuvres d Platon fut l'objet de tous ses travaux. On le vit, pour mieux pénétrer le sens de son philosophe préféré, étudier le grec auprès des plus grands maîtres, brûler impitoyablement ses premiers essais de traduction, et retoucher son œuvre avec une persévérance infatigable. Sa traduction de Platon, dit un bon juge, est encore, malgré les progrès de la philologie, la meilleure que possède l'Italie[34].

 

IV

De telles influences de la part des maîtres de la pensée ne pouvaient qu'accélérer le mouvement qui paganisait de plus en plus l'architecture et la sculpture. Après la publication du traité de Vitruve, découvert par Pogge, on abandonna le gothique, on revint au plein cintre, aux colonnes doriques, ioniennes et corinthiennes, ou plutôt composites, car on ne connut guère l'architecture grecque qu'à travers les transformations que les Romains lui avaient fait subir. On orna les façades des églises avec des motifs tirés des arcs de triomphe romains. Brunellesco, le merveilleux architecte, qui éleva à plus de cent mètres d'altitude la coupole de la cathédrale de Florence, multiplia, dans la construction de la chapelle Strozzi, les décorations empruntées à l'antiquité. Plus timide, la sculpture chercha, avec Ghiberti (1378-1456), le célèbre sculpteur des portes de bronze du baptistère de Florence, et avec Luca della Robbia (1400-1482), le grand artiste en terres cuites, à concilier l'idéalisme chrétien avec une observation plus attentive des formes anatomiques et de la beauté des lignes, et ménagea ainsi une transition entre l'art gothique du Moyen Age et l'art nouveau de la Renaissance. Donatello (1383-1466) exprima avec une égale virtuosité l'ascétisme de saint Jean-Baptiste et le sourire ironique de Pogge, la noble attitude du saint Georges, si admiré de Raphaël, et le cynisme libertin du fameux Zuccone qui orne le campanile de Florence.

La peinture, plus attachée à la représentation des scènes religieuses, plus soumise au contrôle du peuple resté chrétien, résista plus longtemps aux influences païennes. Une merveilleuse poésie illumina encore les mélancoliques figures de Filippo Lippi. Pourtant, les faiblesses morales du pauvre artiste se révélaient déjà dans ses œuvres. C'est avec lui, comme on l'a dit fort justement, que la peinture, tout en restant au service de l'Église, se détacha de la donnée purement religieuse[35]. L'étude du nu et du mouvement devint l'objectif principal de l'artiste. Filippino Lippi, Botticelli et Ghirlandajo, accentuèrent la manière du maître. Peu inventif, mais facile, fécond, ingénieux et élégant, Filippino Lippi, fils de Filippo, laissa rarement apparaître dans ses tableaux le rêve mystique qui inspirait encore le pinceau de son père. Botticelli, élève de Lippi pendant sept à huit ans, s'écartera davantage de l'idéal chrétien, multipliera, à la demande de Laurent le Magnifique, les sujets païens dans ses tableaux, et sa Vénus sortant de l'onde où tout est blond, lumineux, printanier, où tout sourit et chante l'heureuse chanson de la jeunesse et de l'aurore[36] sera l'expression la plus parfaite du paganisme sensuel qui s'insinue partout en Italie. Plus près des grands génies, par la sévère simplicité de sa composition, la beauté de ses types et la pureté de son goût, Dominique Ghirlandajo laissera, dans ses incomparables fresques, l'idéal humain prendre de plus en plus la place du rêve céleste.

Cependant, la technique de l'art développe la série de ses admirables progrès. Antonello de Messine importe de Flandre en Italie la peinture à l'huile, qui multiplie les ressources de l'expression esthétique Andréa Mantegna, appelé à Rome par Innocent VIII, y révèle une science du coloris et de la perspective non moins précise que celle de Signorelli, plus pénétrée du symbolisme chrétien, et Verrochio, le maître de Léonard de Vinci, de Lorenzo di Credi et de tant d'autres, prélude, par la science de ses procédés, par la fermeté gracieuse de son dessin, par le fini de ses peintures et de ses sculptures, à l'apparition des trois grands génies qui porteront à son apogée l'art de la renaissance : Raphaël, Michel-Ange et Léonard de Vinci.

Dans les milieux lettrés, la décadence de l'esprit chrétien est plus marquée encore. On ne se contente plus, hélas ! de tourner le dos à l'idéal du Moyen Age, on le raille. Le poète bouffon Pulci, dans son poème de Morgante Maggiore, composé à la demande de Laurent de Médicis, tourne en dérision les héros de la chevalerie. De graves cardinaux oseront à peine appeler le Saint-Esprit, la Vierge et le Ciel de leurs noms traditionnels. Le cardinal Bembo parlera du Zéphire céleste et de la déesse laurétaine, et, en déplorant la mort de Gémiste Pléthon, le très vertueux Bessarion exprimera l'espoir que ce grand homme aille se mêler, avec les esprits Délestes, à la mystique danse de Bacchus[37].

Ce qui n'est qu'une platonique fantaisie sous la plume de ces graves personnages, devient malheureusement une réalité chez plus d'un homme d'Église de ce temps. S'il faut en croire le journal de Sanudo et les récits de Molmenti, plusieurs princes de l'Église ne se seraient pas fait scrupule de prendre part à des bals. Laurent le Magnifique compose un recueil de chansons à danser[38]. Marsile Ficin, qui écrit une apologie, non sans valeur, de la religion chrétienne, entretient une lampe allumée devant la statue de Platon[39] ; et quand, au déclin du jour, le Magnifique, entouré de sa cour littéraire, gravit, en devisant, la colline de Fiésole, il aime à répéter le sonnet composé à la gloire de cette âme universelle, qui, du centre du corps immense de l'univers, se répand dans tous les membres qui le composent.

La conscience chrétienne, nous avons déjà eu l'occasion de le constater, s'était révoltée à de pareils spectacles. Du couvent même de Fiésole, d'où le Bienheureux Angelico était sorti, une colonie de Frères Prêcheurs était venue fonder à Florence le couvent de Saint-Marc, où prêcha Savonarole. Bien avant lui, saint Bernardin de Sienne, saint Jean de Capistran, Albert de Sarzane, Gilles de Viterbe, et tant d'autres, avaient dénoncé avec force le paganisme éhonté qui s'affichait dans les lettres, clans les arts et dans les mœurs. Ce qu'il importe de noter, c'est que le grand tribun de Florence ne se contenta point de fulminer contre les mœurs païennes. S'il est exagéré de parler d'une école artistique fondée par Savonarole, l'influence chrétienne exercée par le célèbre moine sur les artistes de son temps, est incontestable. Le licencieux Baccio della Porta est une de ses premières conquêtes et devient le mystique Fra Bartolomeo. Savonarole arrache à Lorenzo di Credi plusieurs études païennes, qu'il brûle sur la place publique, et obtient du peintre la promesse de mieux respecter à l'avenir la dignité de son art. Les trois Robbia ont une vénération pour le prieur de Saint-Marc, et si Botticelli reste longtemps réfractaire à son influence, le peintre voudra du moins, après la mort du moine qui l'a admonesté, finir ses jours dans une pénitence austère. C'est, dit-on, aux sollicitations de Savonarole que nous devons plusieurs chefs-d'œuvre chrétiens de Donatello, et, s'il faut en croire Vasari, l'architecte Simone Cronaca avait gardé pour le hardi réformateur une sorte de culte.

Le paganisme des lettrés était plus profond, partant plus difficile à combattre que celui des artistes, Nous connaissons cependant l'action décisive exercée par Frère Jérôme sur Pic de la Mirandole.

Marsile Ficin suivit quelque temps ses prédications et en fut un moment ébranlé ; Guichardin ne peut s'empêcher de rendre hommage, dans ses écrits, aux mérites de Savonarole[40], et Laurent le Magnifique lui-même en subit l'influence, puisqu'il fit appeler le moine auprès de lui sur son lit de mort.

Le salutaire ascendant du moine florentin sur les artistes se prolongea après sa mort ; il atteignit les trois grands génies qui devaient illustrer le XVIe siècle. Raphaël qui place pieusement Savonarole au milieu des plus grands docteurs de l'Église dans sa Dispute du Saint-Sacrement, n'avait que 15 ans à la mort du prophète ; mais par sa liaison avec Fra Bartolomeo, fidèle disciple du moine, il en a subi l'inspiration. Michel-Ange, qui avait été un de ses auditeurs, garda toute sa vie, au dire de Vasari, une grande vénération pour les écrits du réformateur[41]. Léonard de Vinci, l'ami de Fra Bartolomeo, de Botticelli, de Filippi[42], de presque tous les familiers de Savonarole, en a subi au moins l'ascendant indirect.

On a souvent relevé les côtés naturalistes et païens des œuvrés de ces trois grands Maîtres. Sans doute plus d'une fois le culte de la forme plastique semble leur voiler l'idéal religieux, si prépondérant dans les œuvres d'art du Moyen Age ; mais il est juste de reconnaître que sous leur influence, à mesure que le monde légendaire voit se restreindre graduellement les bornes de son empire, celles du monde historique se précisent et se fortifient en vue des exigences prochaines de l'esprit moderne[43]. L'iconographie du Sauveur et des Apôtres est dans les œuvres de Raphaël, de Michel-Ange et de Léonard, plus fortement inspirée de l'Evangile et des actes authentiques. Quand le protestantisme attaquera les dogmes essentiels de la primauté de saint Pierre et de l'Eucharistie, c'est en contemplant les tableaux de ces grands Maîtres que le peuple entendra la réponse de l'histoire et de l'art but à la fois. On a pu, au moyen d'une étude attentive, montrer comment les chambres du Vatican par l'ensemble de leur décoration, ont constitué un argument nouveau et d'une merveilleuse opportunité en faveur de la divinité de l'Eglise. Pouvait-on, en effet, mieux mettre en lumière le rôle social de l'Eucharistie que dans la Dispute du Saint-Sacrement ? La Cène de Léonard de Vinci, partout reproduite, n'a-t-elle pas fait revivre, en le dramatisant aux yeux des peuples, le souvenir de la trahison de Judas ? Etait-il possible de représenter d'une manière plus frappante toute une humanité, idéale et grandiose, se mêlant au sacrifice du salut, que par l'admirable plafond de la chapelle Sixtine[44] ? Toute la carrière artistique de Michel-Ange ne ressemble-t-elle pas elle-même à un drame religieux[45] ?

L'idéal artistique du grand tribun de Florence se conservait plus intact et plus pur dans l'école de son fidèle disciple Fra Bartolomeo. Il se perpétua aussi dans le couvent de Sainte-Sabine de Florence où devait briller le talent artistique de Sœur Plautilla Nelli. La mémoire du moine dominicain y fut toujours conservée avec un soin pieux : c'était par ses conseils et sous ses auspices que l'étude de la peinture y avait été mêlée aux exercices de piété[46].

Au début du XVIe siècle on put donc croire que, grâce à Savonarole et à ses disciples, l'inspiration de l'Evangile allait contrebalancer l'esprit païen de la Renaissance. Nous allons bientôt voir, en étudiant les ramifications du mouvement humaniste en Allemagne, en France et en Angleterre, que, sous des aspects très divers, les mêmes espérances y semblaient permises. Mais au moment même où Fra Bartholomeo quittait ce monde, en 1517, Luther jetait son cri de révolte. Des événements imprévus et des influences toutes nouvelles allaient modifier toutes les prévisions[47].

 

V

Pareilles déceptions se produisaient d'ailleurs en même temps dans l'ordre de la pensée philosophique et religieuse. La philosophie scolastique, qui, au XIIe siècle, avait suscité de si puissants efforts d'intelligence parmi les disciples de Pierre Lombard et les moines de Saint-Victor, et qui, au XIIIe siècle, s'était si magistralement affirmée dans les géniales synthèses de saint Thomas d'Aquin et de saint Bonaventure, était, aux XIVe et XVe siècles, en pleine décadence. Que l'on doive attribuer ce déclin à la multiplication exagérée des universités, qui dispersa les travailleurs, ou aux rivalités de certains ordres religieux, trop portés à substituer la polémique irritante et superficielle à l'étude pacifique et féconde, ou encore à ces tendances paresseuses qui semblent sui--Ire toujours, dans l'ordre de la spéculation comme dans celui de l'action, les périodes des grands labeurs, ou bien enfin au discrédit dans lequel tomba tout à coup, au regard des beaux esprits formés à la prose de Cicéron, la phrase lourde et barbare des docteurs scolastiques ; c'est un fait, qu'on abandonna les grandes thèses pour se perdre dans des disputes verbales, qu'on s'épuisa à trouver des distinctions subtiles : on argumenta plus qu'on ne raisonna ; on compta les autorités plus qu'on ne pesa les arguments ; on fut thomiste, scotiste ou augustinien, suivant qu'on appartenait à l'ordre de saint Dominique ou à celui de saint François, à l'université de Paris ou à celle d'Oxford[48]. Capreolus, de Rodez, le prince des thomistes, comme on le surnomma, (1380-1444) essayait en vain de faire admettre dans l'enseignement la Somme de saint Thomas comme manuel classique. Dans son monumental ouvrage Liber defensionum theologiœ divi doctoris Thomœ, il donna une sorte d'encyclopédie des doctrines thomistes ; mais certains défauts de méthode, empruntés à la scolastique décadente[49] empêchèrent son œuvre d'obtenir la faveur que méritait sa valeur intrinsèque.

Gabriel Biel, de Tubingue (1430-1495), surnommé le dernier des scolastiques[50], exerça, par le caractère plus actuel des questions qu'il agitait, une action plus sensible sur le mouvement des idées. Son grand ouvrage, Collectorium circa quatuor sententiarum libros, d'une ordonnance savante et systématique, contient des vues originales sur la morale individuelle et sociale. Ses idées sur le droit de propriété, sur la théorie de la monnaie, sur le prêt à intérêt, le juste salaire, les droits de la guerre, les conditions du commerce, l'origine du pouvoir, etc. attirèrent l'attention[51] ; malheureusement ses hardiesses dogmatiques troublèrent les esprits. Il fut franchement nominaliste, de l'école d'Occam[52]. Il enseigna que le sacrement de pénitence ne remet pas les péchés par lui-même, mais est simplement un gage que les péchés ont été pardonnés par l'acte intérieur de la vertu de pénitence[53] ; que la causalité des sacrements est purement morale, en ce sens qu'au moment où le rite est conféré Dieu produit la grâce[54] ; que l'indépendance de la volonté divine est absolue, capable de créer la moralité, de faire juste ce qui serait injuste[55], que le Pape, ne pouvant rien contre l'Ecriture, le droit naturel et le droit divin positif, n'a droit à l'obéissance qu'autant qu'il se maintient dans les limites de sa compétence[56]. Luther, qui étudiera Biel dans son couvent, ne manquera pas d'exploiter ces idées du théologien de Tubingue en faveur de ses propres doctrines.

Vers la fin du XVe siècle, un jeune docteur de l'Ordre de saint Dominique, Thomas de Vio, dit Cajétan, professeur à Padoue, puis à Pavie, allait donner au thomisme le puissant renouveau dont il avait besoin. Mais la période de décadence de la scolastique avait trop duré. Des écoles divergentes venaient de naître. A côté du thomisme traditionnel, et trop souvent en lutte avec lui, s'étaient développés l'aristotélisme hétérodoxe de Pomponace, le néoplatonisme semi-païen de Marsile Ficin, une philosophie indépendante qui se réclamait de Nicolas de Cuse, un mysticisme équivoque qui se rattachait à Maître Eckart.

 

VI

La connaissance plus approfondie que l'on avait alors de la langue grecque avait porté les savants à lire dans le texte original les œuvres d'Aristote. Ils y découvrirent, ou du moins prétendirent y découvrir, entre l'interprétation traditionnelle que le Moyen Age avait donné du Stagyrite et le sens littéral de ses ouvrages, des différences profondes. Que pouvait avoir de commun le dogme chrétien d'un Dieu personnel, créateur et Providence du monde, avec la théorie aristotélicienne de l'acte pur, pensée de la pensée ; coexistant éternellement avec une matière indépendante de lui, et se désintéressant des êtres contingents qui gravitent autour de son être absolu ? Comment concilier le dogme de l'immortalité de l'âme avec la doctrine du double intellect, passif et actif, le premier s'évanouissant avec le corps de l'homme et le second ne lui survivant que dans une éternelle impersonnalité ?

Un docteur de l'université de Paris, dont nous avons étudié plus haut le rôle politique, Jean de Jandun, se prononça nettement pour ces dernières doctrines, qu'il opposa hardiment à celles de saint Thomas. Il enseignait l'éternité du monde, l'impersonnalité de l'intellect actif (intellectus agens), l'impossibilité pour Dieu de créer des êtres et de connaître autre chose que lui : même. Au surplus, il semblait admettre la coexistence de deux vérités indépendantes et parfois opposées, l'une rationnelle et l'autre révélée. Jean de Jandun eut des disciples ; il parle dans ses ouvrages de ses socii. On conjecture qu'il fut à la tête d'une véritable école[57].

Les renseignements sont plus abondants et plus précis sur la personne de Pietro Pomponazzi ou Pomponace, professeur laïque de l'université de Padoue, qui poussa plus loin que Jean de Jandun la témérité des doctrines philosophiques. Ce petit homme laid, presque nain, érudit, spirituel, bouffon même à ses heures, qui déridait et désarmait les cardinaux par ses saillies, enseignait nettement qu'une vérité philosophique peut être une erreur religieuse et vice versa[58]. Un tel principe le mettait à l'aise pour soutenir, sous le couvert d'Aristote, les doctrines les plus erronées, comme celle de la mortalité de l'âme. Son livre De imrnortalitate animæ, qui contenait cette thèse, n'échappa à la condamnation du Saint-Office que grâce à la protection du cardinal Bembo ; il devait être plus tard mis au nombre des livres défendus par le concile de Trente.

Les témérités de ce néo-aristotélisme favorisaient par réaction le développement du néo-platonisme, qui, depuis la fondation de l'académie de Florence par Laurent le Magnifique, gagna de plus en plus les beaux esprits. Les théories de Guillaume d'Occam, sa théodicée agnostique et sa psychologie conceptualisa, le déterminisme de Jean Buridan, le mysticisme de Pierre d'Ailly et de Jean Gerson avaient préparé les voies, ne fut-ce que par leurs attaques contre la scolastique[59], à l'idéalisme platonicien. La Renaissance littéraire avait disposé les esprits à goûter les poétiques dialogues du chef de l'Académie. D'ailleurs, la doctrine que professait Marsile Ficin (1433-1199) avec tant d'éclat dans sa Theologia platonica, n'était autre que la doctrine de Platon interprétée par Plotin, poétique mysticisme qui faisait concevoir dans l'ensemble des êtres, depuis le Dieu éternel jusqu'à la pure matière, comme une dégradation insensible de l'Etre, où tout irait en se hiérarchisant harmonieusement et en se liant sans discontinuité. Tandis qu'en étudiant Aristote, on aimait à marquer les points qui le séparaient de la doctrine chrétienne, on se plaisait à noter au contraire ce qui rapprochait de l'Evangile le divin Platon. Ne pourrait-on pas, d'ailleurs, concevoir la doctrine du Christ et de l'Eglise comme un vaste syncrétisme où seraient venues providentiellement aboutir toutes les religions de l'antiquité[60] ? Marsile Ficin semble le soutenir dans son traité De religione christiania, où, sans abandonner le dogme et les preuves traditionnelles de l'Eglise, il semble trop fondre le christianisme dans une sorte de paganisme élargi[61].

A côté de Marcile Ficin, le célèbre cardinal Bessarion († 1472) se faisait aussi le défenseur des doctrines platoniciennes et publiait, sous le titre de Contra calumnatiores Platonis, un manifeste plein d'idées modérées. Tout en admirant Platon comme son maître, il récusait ce qu'il y a d'idées païennes dans ses Dialogues et faisait un grand éloge d'Aristote.

Ce n'est ni de Platon ni d'Aristote que prétendait relever Nicolas Chrypffs, plus connu sous le nom de Nicolas de Cuse (1401-1464). On raconte que ce fut au cours d'une longue traversée, en retournant de son ambassade à Constantinople, vers 1438, que le puissant génie de Nicolas de Cuse conçut le vaste système philosophique qu'il devait développer dans ses ouvrages, De conjecturis temporum, De docta ignorantia, De possest, De visione Dei. Si dans son traité, où il compare Aristote et Platon, Nicolas de Cuse semble pencher vers ce dernier, c'est que dans la théorie platonicienne, toujours contemplée à travers Plotin, il croit découvrir un souci plus grand de la vie concrète et du mouvement des êtres. C'est le point de vue auquel ses études de sciences naturelles, sa carrière d'administrateur et de diplomate, ses méditations mystiques l'ont plus habitué. Il se méfiera toujours des essences abstraites aux contours bien dessinés : il les croit artificiellement classées et enchaînées les unes aux autres par un pur jeu de dialectique ; et il s'écrie, croyant répéter un mot de saint Ambroise : A dialecticis libera me, Domine[62].

Sa conception du monde et de Dieu l'a fait regarder par plusieurs historiens de la philosophie comme un des plus grands initiateurs de la pensée philosophique moderne[63] ; il proteste contre toute forme du panthéisme ; mais plusieurs de ses vues semblent favoriser une compénétration de Dieu et du monde peu conciliable avec l'orthodoxie.

Il combat avec acharnement la théorie géocentrique et dualiste de l'univers, qui, plaçant la terre au centre de tout le créé, met une opposition radicale entre le monde terrestre, corruptible et mobile, et le monde céleste, incorruptible et immuable. En un sens cependant, selon lui, l'homme est le centre de l'univers, parce qu'il résume en lui tous les êtres par la représentation qu'il s'en fait, comme Dieu les résume par la réalité qu'il en possède. Dieu, en effet, n'est pas, dans la doctrine de Nicolas de Cuse, cet Etre séparé des créatures que la conception aristotélicienne nous présente ; Dieu, c'est l'Etre infini en qui tous les êtres se rencontrent, s'unissent et se concilient, même les contradictoires, omnium rerum complicatio... etiam contradictoriarum.

L'homme, dit-il, ne peut connaître les êtres finis que par leurs différentiations, alteritates, et l'Etre infini que par une intuition surnaturelle. Le principe de la connaissance, suivant notre philosophe, est une tendance à l'unification des divers êtres. Cette tendance unifie d'abord les connaissances sensibles, c'est le rôle du sensus, puis les perceptions totales de l'homme, c'est la fonction de la ratio, qui oppose le moi connaissant au monde connu. Mais si je veux concevoir, au delà du moi et du monde, de l'être et du possible, une unité suprême qui résume tout ; il me faut aller à Dieu ; et je ne le puis que par une vue directe de l'intellectus aidé de la grâce[64].

 

VII

L'Italien Savonarole n'a pas, lorsqu'il aborde le problème religieux, les vastes conceptions du penseur allemand ; mais son Triumphus crucis la première des apologies par sa date, dit Lacordaire, et non la dernière par le génie[65], relève d'une pensée très personnelle.

Le Triomphe de la croix, qui comprend quatre livres, a pour objet de démontrer la vérité du Christianisme, non par voie d'autorité[66] ni par démonstration purement rationnelle[67], mais par une inférence raisonnable de l'âme, s'élevant des faits qu'elle observe ou expérimente[68] dans le monde extérieur et dans les âmes, jusqu'à la foi en Dieu, en Jésus-Christ et en son Eglise. Savonarole établit la démonstration de la religion chrétienne, non seulement sur l'argument des miracles et des prophéties, mais sur le fait chrétien étudié dans l'histoire générale et dans chaque âme, sur les besoins du cœur humain, sur les effets du christianisme dans son culte, dans les œuvres du Christ, dans la vie extérieure et intérieure des chrétiens[69], et enfin sur l'étude comparée de toutes les religions non chrétiennes connues à cette époque[70]. Un tableau, où le génie oratoire du célèbre dominicain se révèle, résume l'ensemble de cette argumentation, c'est le triomphe de la croix, où l'on voit le Christ couronné d'épines, debout sur un char de victoire. Le char est traîné par les patriarches, les prophètes et les apôtres ; des deux côtés marchent les martyrs, les vierges et les confesseurs ; tandis que la troupe des infidèles, des impies, des méchants et des persécuteurs eux-mêmes, suit le cortège, forcée d'acclamer le Divin Triomphateur.

Dans cette œuvre du moine de Saint-Marc, la pensée philosophique se mêle à une inspiration mystique, qui, depuis un siècle venait de se manifester avec une vivacité parfois troublante. A quoi bon tant nous occuper des genres et des espèces ? s'était écrié le pieux auteur de l'Imitation. Que les docteurs se taisent ! Seigneur parlez-moi, vous tout seul ! Par sainte Catherine de Sienne en Italie, par sainte Brigitte en Suède, par Jean Gerson en France, par les disciples de Gérard de Groot et de Thomas a Kempis en Allemagne et en Hollande, la Mystique, c'est-à-dire, suivant la définition de celui qui en était considéré comme le grand docteur, l'étude et l'expérience des choses divines[71], s'était propagée dans des voies sûres, nettement dégagée des bizarres conceptions des Spirituels. Tandis que le corps de l'Eglise, en la personne des représentants les plus éminents de sa hiérarchie, semblait trop se complaire dans le domaine d'un naturalisme demi-païen et d'une politique humaine, on eût dit que l'âme de l'Eglise s'élançait, comme d'un bond vigoureux, vers les plus hautes régions de la mysticité. Mais la propagation des doctrines profondes et obscures des nouveaux mystiques et surtout de Maître Eckart, devait donner lieu à plus d'un mouvement suspect.

La vie de Frère Eckart de Hocheim, de l'ordre de saint Dominique (1260 (?) -1327), plus connu sous le nom de Maitre Eckart, est à peu près ignorée. Après avoir suivi les cours des universités de Cologne et de Paris, il compléta l'étude de saint Thomas d'Aquin par celle de Denys l'Aréopagite ou de l'auteur qui a pris son nom. Appelé à donner des entretiens spirituels à ses frères en religion, puis à des religieuses dominicaines et à des communautés de béguines, il inaugura dans la prédication l'emploi habituel de la langue vulgaire et s'affranchit de la méthode, sinon de la doctrine des scolastiques[72].

Maître Eckart cherche avant tout à toucher le cœur de ses auditeurs en leur révélant le fond de leurs pensées, de leurs aspirations intimes les plus vraies, de leurs besoins religieux les plus profonds. Puis, dans un langage enflammé d'amour, il leur parle de la rencontre de l'âme avec Dieu, des fiançailles divines, de la transformation totale de l'être créé dans l'Incréé[73]. Il trouve alors, pour exprimer ses pensées, des formules saisissantes, des analogies sublimes. Le mouvement de l'âme vers Dieu est comparé par lui au vol de l'aigle, qui monte à perte de vue dans l'espace sans borne. Ainsi l'âme, successivement illuminée et soulevée par la révélation prophétique, par la pratique de la vie chrétienne et par l'extase[74], se perd dans le fond sans fond, en ce Dieu infini, qu'il appelle tour à tour le Rien sublime, en faisant allusion à l'impuissance où nous sommes de parler de Lui comme il faut, et l'inépuisable Tout, en pensant à l'indigence essentielle de tout ce qui n'est pas Dieu[75].

Le Maître n'avait publié aucun écrit ; mais des disciples enthousiastes propagèrent ses maximes et les exagérèrent souvent. En 1326, dans l'année qui précéda la mort du docteur, l'évêque de Cologne s'émut et ouvrit une enquête sur sa doctrine. Trois ans plus tard, en 1329, le Pape Jean XXII condamna vingt-huit propositions attribuées à Maître Eckart par ses disciples, notamment celles qui proclament en des termes trop absolus l'inefficacité des œuvres extérieures pour notre sanctification et l'impuissance de nos formules et de nos concepts pour exprimer les attributs de la Divinité[76].

Malgré tout, l'influence d'Eckart de Hocheim fut immense. Ruysbrock, Tauler et le Bienheureux Suso, qui furent sa postérité orthodoxe, ne l'appellent que le Maître, et ont pour lui une sorte de culte admiratif.

Ruysbrock (1294-1381), l'ardent contemplatif de la Divinité, sait allier dans ses écrits à une extrême prudence, qui le met en garde contre l'illuminisme des béghards, un élan vigoureux qui lui suggère les plus brillantes images. Pour lui le mouvement des âmes vers Dieu est comme une chasse à courre, dirigée par le Saint-Esprit, lequel, agissant dans les âmes par des excitations intérieures, leur donne le sens et comme le flair du divin. Lessius l'a loué sans réserves, et Bossuet a constaté, après Bellarmin, que sa doctrine est demeurée sans atteinte, car on n'a pu rien conclure de précis de ses exagérations[77].

Jean Tauler le maître profond de la vie intérieure († 1361), exprime sa doctrine spirituelle dans ses Institutions et dans ses Sermons. Partant de ce principe, que la perfection consiste à se détacher du monde pour s'attacher à Dieu, il enseigne que cette œuvre s'accomplit en nous par un travail intérieur. Celui-ci consiste à détruire le fond mauvais de notre âme, pour y laisser toute liberté aux inspirations de Dieu. On y parvient en renonçant à tout ce qui est éphémère et accidentel, en mortifiant sa volonté propre, en se dépouillant de toutes les images trompeuses et en s'abandonnant à l'Esprit-Saint[78].

Dans certains passages, dont Luther devait abuser, Tauler semble faire peu de cas des œuvres extérieures ; mais il a des correctifs qui ne laissent aucun doute sur l'orthodoxie de sa doctrine[79]. Saint François de Sales conseillait vivement la lecture de Tauler à sainte Jeanne de Chantal[80].

Henri Suso, le chantre inspiré de la souffrance et de l'amour, raconté lui-même, dans la première partie de son Exemplaire, les épouvantables épreuves intérieures et extérieures par lesquelles Dieu le fit passer. Mais par ces souffrances mêmes il était parvenu à un amour joyeux, débordant de lyrisme et de générosité. Il exprime cet amour dans la seconde partie de son Exemplaire, qu'il intitule Le Livre de la Sagesse éternelle. Ce Livre a été, dit le P. Thiriot, l'ouvrage le plus répandu en Allemagne pendant les XIVe et XVe siècles[81].

Luther s'efforcera en vain d'invoquer à l'appui de ses thèses les grands théologiens mystiques de cette époque[82] ; il ne pourra considérer comme vrais précurseurs que quelques esprits aventureux, dont il nous reste à parler pour compléter cette esquisse du mouvement intellectuel à l'époque de la Renaissance.

 

VIII

Nous avons déjà vu une forme populaire du faux mysticisme se propager sous le nom de Société des Frères du Libre Esprit. La secte, née en Allemagne vers la fin du XIIIe siècle, se composait de communautés diverses, dirigées les unes par des prêtres, d'autres par des laïques. On y professait la coexistence de deux religions : l'une pour l'ignorant, c'était celle de l'obéissance et de l'observance littérale ; l'autre pour l'inspiré, c'était celle de la liberté et de l'esprit[83].

Les Frères du Libre Esprit avaient fait pénétrer leurs dangereuses doctrines parmi les confréries de béghards et de béguines, associations singulières, mi-religieuses, mi-laïques, fondées à la fin du mie siècle par Lambert le Bègue et qui pullulaient au XIVe siècle dans les Flandres, en Allemagne et en France. Le concile de Vienne, en 1311, avait intimé aux associations de béghards et de béguines l'ordre de se disperser, mais le Pape Jean XXII en publiant, cinq ans plus tard cette décision, n'en pressa pas l'exécution ; et les béguinages, foyers de propagation de la doctrine du Libre Esprit, devinrent souvent les théâtres des excès les plus honteux. Les évêques de Strasbourg et de Cologne et le Pape Urbain V lui-même, en 1387, furent obligés de recourir aux tribunaux de l'Inquisition pour réprimer ces scandales.

Cependant le faux mysticisme avait trouvé son expression savante dans l'enseignement de trois hommes d'une grande culture, Berthold de Rohrbach, Jean Wessel de Groningue et Jean Wesel d'Erfurt.

Pour se faire une idée de l'influence exercée par les docteurs allemands des XIVe et XVe siècle, il faut se les représenter dans tout le prestige que les mœurs du temps attachaient à leurs hautes fondations. Vrais pontifes de la science, on les voyait débiter leurs maximes solennelles comme des oracles, du haut d'une espèce de trône surmonté d'une sorte de dais. Quand ils passaient dans les rues, revêtus de leur longue et large houppelande, la tête couverte du béret traditionnel[84], les étudiants se rangeaient avec respect devant le Maître. Plusieurs furent couronnés de lauriers au milieu d'ovations triomphales.

Berthold de Rohrbach, qui fut brûlé à Spire, à la fin du XIVe siècle, comme hérétique, avait enseigné, du haut de sa chaire, que l'homme arrivé à la perfection n'a plus que faire de jeûnes et de prières. C'était déjà la doctrine de l'inefficacité des bonnes œuvres, au moins pour les parfaits. Il disait aussi que pour l'homme pieux toute nourriture prise en esprit de foi produit le même effet que l'Eucharistie, et que le laïque poussé par l'Esprit de Dieu est plus utile que le prêtre. C'était la négation implicite de l'efficacité propre, de l'opus operatum des sacrements et de la hiérarchie ecclésiastique[85].

L'érudition et l'habileté dialectique de Jean Wessel (1419-1489) lui avaient valu dans les écoles les surnoms de Lux mundi et de Magister contradictionum. Thomas a Kempis avait été son maître : Bessarion, Reuchlin, Agricola et le futur Sixte IV, François de la Rovère, furent tes amis. Wessel n'eut jamais l'intention de se séparer de l'Eglise romaine, mais une grande vivacité de caractère le portrait à des invectives violentes contre les abus de son temps et une excessive indépendance d'esprit lui suggérait parfois des formules nouvelles d'une allure très équivoque. Il aimait à dire qu' être relevé du péché n'était autre chose que posséder l'amour justifiant, que l'amour est plus que toute obéissance, que le Christ, pour nous laver du péché, nous communique la justice[86].

Il n'est aucune de ces propositions qui ne soit susceptible d'une interprétation orthodoxe. Mais des esprits chagrins et révoltés affectèrent de les entendre eu un sens hérétique. On ne recula pas même devant la falsification de ses écrits[87]. Je tiens Wessel pour un théodidacte, disait Luther. Parce que je l'ai lu, mes contradicteurs se sont imaginé que Luther a tout pris à Wessel, tant nos idées concordent[88]. Mais il paraît bien que Luther n'a mais lu les œuvres de Wessel et n'a fait que s'en rapporter, touchant leur contenu, aux dires d'autrui[89].

S'il ignorait les écrits du professeur de Groningue, Luther devait connaître les doctrines du professeur d'Erfurt Jean Wesel. Cet esprit audacieux et turbulent avait, soit comme prédicateur, soit comme vice-recteur de l'université d'Erfurt, gravement scandalisé l'Eglise par la témérité de ses opinions. En 1479, il avait été censuré par le tribunal de l'Inquisition pour avoir soutenu les propositions suivantes : que la seule autorité en matière de foi est l'Ecriture, que le Christ n'a confié ni à ses apôtres ai à leurs successeurs des droits de juridiction sur les fidèles, que ceux-là seuls sont sauvés, qui sont prédestinés à la grâce, que le Christ ne veut pas d'autre prière que le Pater noster et ne demande ni fêtes solennelles, ni jeûnes, ni pèlerinages, etc. Condamné à être brûlé s'il ne rétractait pas ces doctrines, Wesel fit amende honorable et fut enfermé dans le couvent des Augustins de Mayence, où il mourut en 1481, deux ans avant la naissance de Luther[90].

De pareilles doctrines, enseignées à Erfurt même, y avaient produit une agitation extrême, laquelle n'était pas encore calmée quand Luther vint dans cette ville y faire ses études.

D'ailleurs, à cette même époque, en Angleterre, les disciples de Thomas Bradwardine (1290-1319), sous prétexte de combattre un prétendu pélagianisme, soutenaient presque la doctrine de la prédestination absolue[91], et en Suisse Thomas Wyttenbach (1556), enseignait à Bâle que les indulgences n'étaient qu'illusions et fourberies[92]. Ce n'était pas seulement le luthéranisme allemand, c'étaient aussi le calvinisme français, le puritanisme anglais et le zwinglianisme suisse qui s'élaboraient ainsi dans quelques cerveaux de cette époque.

Presque toutes ces idées se trouvaient vaguement indiquées ou habilement insinuées dans un traité anonyme de spiritualité, probablement composé vers la fin du XIVe siècle, que Luther édita en partie en 1516, en totalité en 1518, sous le titre de Théologie Germanique, Deutsch Theologia. Il le fit précéder d'une préface qui contenait les lignes suivantes : Cet excellent petit livre, qui est si peu orné de belles paroles de la sagesse mondaine, est d'autant plus riche de la sagesse de Dieu. Je ne crains pas de le mettre à côté de la Bible et des œuvres de saint Augustin, car il m'a appris plus que tout autre ce que sont Dieu, le Christ, l'homme et toutes choses. En réalité les spéculations les plus hasardées des penseurs de ce temps s'y mêlaient aux tendances les plus équivoques des mystiques.

Rien de plus orthodoxe que l'idée mère de ce livre qui s'inspire beaucoup de la spiritualité de Maître Eckart. L'auteur, après avoir posé en principe que Dieu est, sinon immanent à tout, du moins présent en tout, et que toute activité venant de Lui doit retourner à Lui (chap. I, II et III), en déduit cette conclusion pratique, c'est à savoir que nous devons quitter toutes choses et nous quitter nous-mêmes, pour nous unir à Dieu seul, lequel se trouve au fond même de notre âme.

Mais la Théologie Germanique exprime ces idées avec tant de force qu'elle semble parfois les exagérer : elle exalte si haut la puissance exclusive de Dieu, qu'elle paraît méconnaître toute initiative et tout mérite de la part de l'homme ; elle insiste tant sur la valeur de la vie intérieure, qu'elle a l'air de nier celle des œuvres extérieures, et par là les théories protestantes de la prédestination et de l'inutilité des bonnes œuvres semblent ébauchées.

C'est en ce livre que Luther crut trouver le point d'appui de sa doctrine lorsque, en 1516, un an avant la fameuse querelle des indulgences, il l'édita en le faisant précéder d'une préface qui était un manifeste[93].

Le mouvement artistique, littéraire, philosophique et mystique de la Renaissance pouvait en effet devenir le point de départ de la Révolution protestante, comme il pouvait être le prélude de la Réforme catholique. Tout dépendait de l'esprit qui allait prévaloir dans ce mouvement, et des hommes qui allaient en prendre la direction[94].

 

 

 



[1] Jean GUIRAUD, L'Eglise romaine et les origines de la Renaissance, 2e édition, p. 59.

[2] Jean GUIRAUD, p. 41-42. Cf. FAUCON, Les artistes d la cour d'Avignon. Raphaël et Michel Ange passent pour s'être inspirés de Memmi, le premier dans sa Transfiguration, le second dans son Jugement dernier.

[3] Jean GUIRAUD, p. 52.

[4] Jean GUIRAUD, p. 55, 58.

[5] F. BRUNETIÈRE, Histoire de la littérature française, t. Ier, p. 11.

[6] Ch. V. LANGLOIS, Manuel de bibliographie historique, p. 247.

[7] Ch. V. LANGLOIS, Manuel de bibliographie historique, p. 247.

[8] Jean GUIRAUD, L'Eglise romaine et les origines de la Renaissance, p. 68-71. Cf. Pierre DE NOLHAC, Pétrarque et l'humanisme, p. 199.

[9] A. MÉZIÈRES, Pétrarque d'après de nouveaux documents.

[10] Henry COCHIN, Le Frère de Pétrarque, dans Rev. d'hist. et de litt. rel., année 1901, p. 43.

[11] PETRARCA, Le rime, éd. SCAVE, t. I, p. 192.

[12] Sur Pétrarque, voir Pierre DE NOLHAC, Pétrarque et l'humanisme, Paris, 1892 ; Alfred MÉZIÈRES, Pétrarque d'après les documents inédits, Paris, 1868 ; FUZET, Pétrarque, ses erreurs, ses voyages, sa vie chrétienne, Paris, 1883.

[13] Sur Fra Angelico voir RIO, De l'art chrétien, t. II, p. 283-344 ; H. COCHIN, Fra Angelico ; SORTAIS, Fra Angelico ; J. GUIRAUD, L'Eglise romaine et les origines de la Renaissance, 123, 201 et s.

[14] Le mot Angelico n'est qu'un surnom donné au Frère Santi Torini, pour exprimer le caractère angélique qu'il a su donner à ses personnages.

[15] Le cabinet de travail ou Studio de Nicolas V est devenu la chapelle de Saint-Laurent ; on y voit encore les peintures de Fra Angelico représentant les principales scènes de la vie de saint Étienne.

[16] Alors appelées portes d'argent, à cause des lames d'argent qui les recouvrait.

[17] Sur les portes de la Basilique de Saint-Pierre avaient été représentés des sujets empruntés aux fables les plus immorales de la mythologie païenne : Jupiter et Ganymède, Héro et Léandre, la Nymphe et le Centaure, Léda et le Cygne. — Il est bon de remarquer cependant, avec M. l'abbé BROUSSOLLE, L'art, la Renaissance et la Religion, Paris, 1910, p. 46, que les sujets païens ci-dessus énumérés ne se trouvent que parmi les rinceaux des montants des portes et assez dissimulés à la vue par conséquent.

[18] J. GUIRAUD, op. cit., p. 237.

[19] J. GUIRAUD, op. cit., p. 308.

[20] PASTOR, I, 266 et s.

[21] J. GUIRAUD, 98, 152 et s., 295-307. On se demande naturellement comment des Papes tels que Martin V, dont la vie a été d'une austérité irréprochable, Eugène IV, qui a donné l'exemple de vertus monacales, et Nicolas V, qui malgré son goût exagéré pour l'humanisme, a été sincèrement pieux, ont pu supporter autour d'eux de tels personnages. Mais il est juste de remarquer que la profonde immoralité de Pogge et de ses amis n'a été connue qu'après leur mort, par la publication de leur correspondance. Les Souverains Pontifes pouvaient, du vivant de ces hommes, se faire illusion sur leurs vrais sentiments, prendre les formules de quelques-uns de leurs écrits pour des fantaisies littéraires. C'est bien l'impression qu'ils donnent. Les Papes, dit M. Jean Guiraud, semblaient ne pas s'apercevoir de cette résurrection du paganisme, ou, s'ils la constataient, ils ne la prenaient pas au sérieux. (L'Eglise romaine et les origines de la Renaissance, p. 308). L'érudition de ces personnages était d'ailleurs considérable. On doit à Pogge des découvertes inestimables ; il a retrouvé Quintilien, Silius Italicus, Lucrèce, Ammien Marcellin et une partie de Cicéron. Laurent Valla est le premier qui ait contesté scientifiquement l'authenticité de la Lettre à Abgar, de l'acte de donation de Constantin, de la rédaction du symbole des Apôtres par les douze apôtres, etc. A côté des Papes, des personnages de la plus haute dignité de vie, tel que le cardinal Albergati, le Bienheureux cardinal Aleman, le Bienheureux Traversari, le cardinal Bessarion et le cardinal Nicolas de Cuse, furent en relation avec Pogge, Valla et Filelfe. La science de ces humanistes et l'utilité de leurs services ont pu couvrir leurs défauts aux yeux de la cour romaine, qui avait besoin de leur concours pour donner aux actes de la chancellerie la correction littéraire si appréciée à cette époque. Leur éloignement des affaires eût été généralement blâmé et eût causé de grandes difficultés à ceux qui en eussent pris l'initiative. Enfin les troubles de ces temps détournaient ailleurs l'attention des Papes. Un Grégoire VII, un Pie V, un saint en un mot, eut sans doute bravé tous ces obstacles. Mais les Papes de cette époque n'eurent, il faut le reconnaître, ni la clairvoyance nécessaire pour prévoir la funeste influence que pouvaient exercer ces hommes lettrés et licencieux, ni peut-être, lorsqu'ils eurent quelque soupçon du danger, le courage de les démasquer, la force de les écarter avant le temps des grands scandales. C'est le propre des autorités faibles de fermer les yeux sur les abus dont la révélation leur susciterait des embarras, en les obligeant à sévir.

[22] J. GUIRAUD, L'Eglise romaine et les origines de la Renaissance, 3e édition, préface, p. XIII.

[23] Les abréviateurs, distingués en abréviateurs du parc majeur et abréviateurs du pare mineur à cause des enceintes entourées de barrières dans lesquelles ils travaillaient, étaient chargés de résumer les brefs et actes divers des Papes. An fond, la fonction était presque une sinécure, destinée à fournir des pensions honorables aux lettrés. Le collège des abréviateurs, réorganisé par Léon. X, a été définitivement supprimé, le 29 juin 1908, par la bulle Sapienti consilio de Pie X.

[24] DANTE, Div. Comédie, trad. Ratisbonne, Le Paradis, chant XV.

[25] MACCHIAVELLI, Storie, lib. VII.

[26] Il parait que les mots : De omni re seibili, lesquels ne pouvaient avoir que le sens de choses appartenant au programme des études universitaires, ne figuraient pas dans le titre de la thèse. En tout cas, les mots : et de quibusdam aliis sont de l'invention de Voltaire.

[27] TIRABOSCHI, Storia della lett. ital., VI, 1re part., 32 ; PASTOR, V, 333.

[28] Pic de la Mirandole, peu de temps avant sa mort, avait adressé au Pape, Alexandre VI un Mémoire contenant l'exposé de ses idées personnelles sur les propositions condamnées. Le Pape, par un bref spécial, l'assura qu'il n'avait jamais encouru la note d'hérésie formelle ou personnelle. On a quelquefois soutenu qu'Alexandre VI avait ainsi contredit son prédécesseur et approuvé les fameuses thèses (Revue Il Rosmini de 1889). Mais c'est à tort. Le bref d'Alexandre VI ne disculpe Pic que de l'hérésie formelle, c'est-à-dire personnelle et imputable, et n'approuve que les idées exposées dans le Mémoire. Cf. TRIPEPI, dans la Revue Il papato, XVIe année, t. XXI, p. 37 et s. et PASTOR, V, 334-335.

[29] BAYLE, Dict. histor., au mot Platina, t. XII, p. 164.

[30] Le professeur Vladimir ZABUGHIN dans une savante étude Giulo Pomponio Leto, Roma, 1903, affirme que dans l'œuvre de Pomponius Lœtus il n'y a pas de trace d'immoralité, comme on l'avait généralement enseigné jusqu'ici.

[31] Arat facie nequaquam ingenua et liberali, ab enormi nasu subluscoque collo. Paul JOVE, Elogia, c. XXXVIII.

[32] Un de ses auditeurs a dit en vers latins comment, en écoutant Politien expliquer Virgile, on croyait entendre la voix murmurante et douce du pin sonore, et le gazouillement de l'onde glissant sur les cailloux colorés, et les jeux de l'écho redisant les vers du poète :

Hic resonat blando tibi pinus ancata susurro ;

Pura coloratos intestrepit unda lapillos,

Hic ludit nostri captatriæ carminis Echo.

[33] Pic de la Mirandole converti essaya en vain de ramener Politien à l'esprit Chrétien. Un jour que le chanoine lettré lisait à son ami un poème composé à la gloire des lettres, Jean Pic, penchant sur l'épaule difforme de Politien sa tête charmante, lui murmura : Insensé Politien, qui te fatigues à chercher dans l'art des hommes, ce qui ne se trouve que dans l'amour de Dieu ! Le chanoine sourit, et continua sa lecture enthousiaste.

[34] P. VILLARI, Savonarole et son temps, trad. Gruyer, t. I, p. 93. Une anecdote recueillie par Tiraboschi, dans sa Storia della letteratura italiana, raconte qu'après deux ans passés à étudier les œuvres de Platon, Marsile Ficin présenta un de ses manuscrits au grand duc Côme, qui, helléniste exercé, feuilleta quelques pages et sourit en hochant la tête. Marsile comprit, étudia à fond la langue grecque sous le célèbre Platina, retoucha son œuvre, et la soumit à la critique du fameux hellénisant, Marcus Musurus. Pendant qu'il lui en faisait la lecture, on vit celui-ci prendre nonchalamment son écritoire comme il aurait fait d'un sablier de poudre d'or, et répandre l'encre sur le manuscrit de Ficin. Marsile, qui avait appris de Platon que le sage ne cède jamais à l'impatience, se remit de nouveau l'ouvrage, et, quelques années plus tard, remit à Laurent le Magnifique son chef d'œuvre, qui lui valut l'admiration du prince et devait mériter celle de la postérité.

[35] Histoire générale de LAVISSE et RAMBAUD, IV, 588. Cf. Charles BLANC, Histoire des peintres, Ecole florentine, p. 3, 8.

[36] Charles BLANC, Histoire des peintres, Ecole florentine, p. 2.

[37] VILLARI, Savonarole et son temps, trad. franc., Introduction, p. XXVIII.

[38] Marino SANUDO, I Diarii, XXVII, 30 ; MOLMENTI, La Storia di Venesia, p. 279 ; CASTIL-BLATZ, La danse et les ballets, p. 15 ; RODOCANACHI, La danse en Italie du XVe au XVIIIe siècle, dans la Revue des études historiques de novembre-décembre 1905.

[39] VILLARI, Savonarole et son temps, trad. française, Introduction, p. XXVIII.

[40] GUICHARDINI, Opere inedite, t. III, c. XIII.

[41] Ebbe in gran venerazione le opere scritte di Savonarola (Vasari).

[42] Villari a publié en 1893 une vie inédite de Savonarole, écrite par Filippi, frère du peintre Botticelli.

[43] J. C. BROUSSOLLE, L'art, la Renaissance et la Religion, Paris, 1910, p. 254.

[44] J. C. BROUSSOLLE, L'art, la Renaissance et la Religion, p. 340 et s., 395 et s., 388 et s., 112 et s.

[45] L'œuvre de Michel-Ange est significative entre toutes au point de vue du développement de l'art religieux à cette époque. On s'étonne souvent du contraste frappant qui se rencontre entre le mysticisme de l'homme et la brutale crudité de ses chefs-d'œuvre. On ne réfléchit pas assez sur ce fait, que les puissantes figures de la Sixtine et le formidable Moïse de Saint-Pierre-ès-liens ont été précédés par des chefs-d'œuvre d'une beauté sereine, comme la Pietà de Saint-Pierre, et suivis de scènes de la plus pure inspiration religieuse, telles que la Déposition du dénie de Florence. On dirait que le grand artiste, parti des plus douces émotions de la foi, a rencontré sur son chemin cette beauté païenne dont ses contemporains avaient fait leur idole, et qu'il en a triomphé par un effort génial dont son couvre parte la trace.

[46] RIC, De l'art. chrétien, t. II, p. 458.

[47] Georges LAFENESTRAS, Saint François d'Assise et Savonarole, inspirateurs de l'art italien, 1 vol. in-16, Paris, 1911.

[48] M. DE WULF, Histoire de la philosophie médiévale, p. 434-435.

[49] M. DE WULF, Histoire de la philosophie médiévale, p. 367.

[50] Ainsi appelé parce qu'il fut le dernier commentateur de Pierre Lombard.

[51] Cf. JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, t. I, p. 109, 476.

[52] Le nominalisme du XIVe siècle fut une réaction contre le formalisme de Duns Scot, qui multipliait à l'excès des formes ou entités métaphysiques. Les nominalistes tombèrent dans un autre excès : ils nièrent les réalités métaphysiques, du moins ne virent dans les mots que des symboles de réalités inconnaissables. Voir DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 346.

[53] Collectorium, l. IV, dist. XIV, XVI, XVII, XVIII.

[54] Collectorium, l. IV, dist. VI, qu. 2.

[55] Collectorium, l. I, dist. II, qu. 11 ; dist. V, qu. 1 ; dist. X, qu. 1 ; dist. XI, qu. 1, dist. XXXIV.

[56] Collectorium, l. III, dist. XXXIV ; l. IV, dist XV, qu. 8.

[57] Sur Jean de Jandun, voir Noël VALOIS dans l'Histoire littéraire, t. XXXIII, p. 528-633 ; M. DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 372-374 ; FÉRET, La Faculté de théologie de Paris au Moyen Age, t. III, p. 272-275.

[58] HÖFFDING, Hist. de la philosophie moderne, I, 19-20.

[59] Parmi les adversaires de la scolastique au XIVe siècle, on doit mentionner un génie solitaire, inquiet et singulièrement audacieux, Nicolas d'Autrecourt, dont le subjectivisme radical n'a pas été dépassé par la critique de Kant. Voir DE WULF, Hist. de la phil. médiévale, p. 377-381, et HAURÉAU, Not. et extr. de man. lat. de la bibl. nation., t. XXXIV, 2e p.

[60] M Charles Huit a montré la vivacité de la loi dans l'âme de Ficin. Mais pour Ficin, étudier Platon, c'est faire œuvre de chrétien ; de là sa formule : qui te ad Platonem, ad Ecclesiam vocat. Annales de philosophie chrétienne, 1896, p. 370-372.

[61] Le traité De religione christiana, à part cette vague tendance, est un très remarquable et très original essai d'apologétique, dans lequel les preuves extrinsèques de la religion sont complétées par les preuves intrinsèques. Cf. BRUGÈRE, De vera religione, Præfatio, p. XIV.

[62] Sur l'origine de ce mot de Nicolas de Cuse, voir Bulletin de littérature ecclés. de l'Inst. cath. de Toulouse, janvier 1906. Cf. P. L., t. XVI, col. 536.

[63] FIORENTINO, Il risorgimento filosofico del Quattrocento, Napoli, 1885 ; HÖFFDING, Hist. de la phil. moderne ; Cf. DUHEU, Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, avril-juin 1907.

[64] De conjecturis temporum. Cf. HÖFFDING, t. I, p 91 ; WULF, p. 388-391. Nicolas de Cuse est cité à bon droit comme un précurseur de Galilée. Il faut remarquer cependant qu'il ne combat pas la théorie géocentrique au nom de la science, mais seulement au nom de la philosophie. Ce qu'il attaque d'ailleurs, c'est aussi bien l'héliocentrisme que le géocentrisme, c'est toute théorie topocentrique.

[65] Le Triumphus crucis, est de 1472. L'apologie composée en 1474 par Marsile Ficin, sous le titre de De religion christiana, n'a été publiée qu'après la mort de Ficin, arrivée en 1499.

[66] Triumphus crucis, Proœmium.

[67] Triumphus crucis, Proœmium.

[68] Triumphus crucis, Proœmium.

[69] Triumphus crucis, IIa pars, c. X-XI.

[70] Triumphus crucis, IVa pars.

[71] PSEUDO-DENYS L'ARÉOPAGITE, Des noms divins, c. II, § 9. P. G., t. III, col. 648.

[72] Sur la question de savoir dans quelle mesure Maître Eckart a suivi la méthode et la doctrine de saint Thomas, voir la discussion qui s'est élevée entre le P. Denifle et M. Delacroix. DELACROIX, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne, p. 156, 262 et s. ; DENIFLE, Archiv. fur Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, t. II, p. 421.

[73] Nos transformamur totaliter in Deum et convertimur in eum. DENZINGER-BANNWART, 510.

[74] DENIFLE, Archiv., t, V p 361.

[75] DENIFLE, La vie spirituelle d'après les mystiques allemands du XIVe siècle, trad. Flavigny, 1 vol. Paris, 1904, ch. XX et passim.

[76] DENZINGER-BANNWART, 516-519, 528. Les œuvres de Maitre Eckart ne sont bien connues que depuis un demi-siècle. C'est en 1857 que Franz Pfeffer a reconstitué les sermons allemands de Maitre Eckart, et en 1880 que le P. Denifle a commencé la publication de ses œuvres latines. PFEFFER, Deustsche Mystiker des viersehn-Jahchundertz, Leipzig, 1857.

[77] BOSSUET, Instruction sur les états d'oraison, 1er traité, l. Ier, 1.

[78] TAULER, Institutions, ch. III ; Sermons, trad. Charles Sainte-Foi, t. I, p. 111 et s.

[79] Par exemple les sermons pour le IVe dimanche de Carême, pour les VIIIe et XIIe dimanche après la Trinité.

[80] On sait peu de choses sur la vie de Tauler. Le P. Denifle a démontré que sa conversion par un laïque, qui serait devenu son directeur, est une pure légende. Historichpolitische Blätters.

[81] R. P. THIRIOT, O. P., Œuvres mystiques du Bienheureux Henri Suso, traduction nouvelle, 2 vol., in-12, Paris, 1889. Janssen attribue à Suso et Tauler une grande influence sur la formation de la prose allemande. Ces écrivains mystiques, dit-il, furent les premiers à nous révéler la propriété que possède la langue allemande d'exprimer heureusement les idées philosophiques. Ce sont eux qui découvrirent l'art de revêtir les pensées les plus abstraites et les plus subtiles d'un langage clair et plein de justesse. L'Allemagne et la Réforme, I, 258, 259.

[82] Comme le catholicisme du Moyen Age avait uni Aristote à la théologie des Pères, dit M. Boutroux, ainsi Luther combina Erasme et la conscience mystique. Science et religion, 1 vol., Paris, 1908, p. 13. Le simple exposé des faits montrera l'inexactitude de cette assertion.

[83] Pour plus de détails, voir DELACROIX, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne, p. 61-66.

[84] JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, I, 197.

[85] HERGENRÖTHER, Histoire de L'Eglise, t. V, p. 176.

[86] DŒLLINGER, La réforme et son développement intérieur, t. III, p. 4.

[87] HERGENRÖTHER, Histoire de l'Eglise, t. V, p. 178, 179.

[88] LUTHER, Œuvres, édit. Walch, t. XIV, p. 220 et s.

[89] DŒLLINGER, La Réforme, t. III, p. 4.

[90] HERGENRÖTHER, V, 177-178 ; Encyclopédie des sc. rel. au mot, Wesel.

[91] Dict. de théol. de WETZER et WELTER, au mot Bradwardine.

[92] Dict. de théol. de WETZER et WELTER, aux mots Wyttenbach et Zwingle.

[93] Le seul manuscrit que nous possédions de la Théologie Germanique est de 1494. La doctrine en est tellement équivoque, qu'aujourd'hui encore les catholiques et les protestants se la disputent. Tandis que Kraus en défend énergiquement l'orthodoxie (Hist. de l'Eglise, t. II, p. 487), Kuhn, dans sa Vie de Luther soutient que la doctrine en est protestante. Il existe deux anciennes traductions françaises de la Théologie Germanique. Ce sont celle de Castallion (Anvers, 1558, in-12) et celle du pasteur Poiret (Amsterdam, 1700, in-12).

[94] Le mouvement de la Renaissance a été si complexe, si ondoyant et divers suivant les temps et les lieux, que l'on comprend les opinions différentes émises par les historiens à son sujet. L'attitude générale de l'Eglise à son égard a aussi donné lieu à des appréciations divergentes. Tandis que Mgr Baudrillart reconnaît que les Papes ont bien fait de s'associer au mouvement qui entraînait alors l'esprit humain parce que ce mouvement était inévitable, irrésistible, qu'on ne l'eût point arrêté en s'y opposant, et qu'en s'y associant les Papes prouvaient qu'il n'était pas en lui même et radicalement contraire à l'esprit chrétien (Bulletin critique, 25 mars 1902, p. 161), M. Jean Guiraud ne saurait partager un semblable optimisme, parce qu'il resterait à prouver que ce naturalisme et cette émancipation de toute idée religieuse, qui ont fini par être les traits distinctifs de l'humanisme, ne se retrouvent pas, par une sorte de filiation légitime et directe, ni dans l'esprit irréligieux du XVIIIe siècle, ni dans la Révolution, ni même dans les négations antichrétiennes de nos contemporains. (L'Eglise romaine et les origines de la renaissance, 3e édition, préface, p. XV). Il ne parait pas d'ailleurs que la papauté ait eu, à l'égard de l'humanisme, une attitude uniforme et très nette. C'est un humanisme à tendances chrétiennes que les Papes d'Avignon ont favorisé ; et si l'humanisme épicurien et matérialiste triomphe à la cour d'Alexandre VI et de Léon X, les Papes Adrien V, Paul IV et Pie V s'en séparent nettement.