Quand, au concile de Latran, le pape Innocent III organisait, avec tant d'activité, les forces de la chrétienté, pour les précipiter toutes ensemble contre les infidèles, une pensée entre toutes le rassurait sur l'avenir. Celui qui partageait avec lui le gouvernement du monde occidental, l'empereur, lui paraissait tout à fait gagné à sa cause. Jamais, depuis saint Henri, prince allemand n'avait donné de tels gages de fidélité à l'Eglise. Pupille d'Innocent III, élevé par lui à la royauté des Deux-Siciles, puis à la dignité impériale, Frédéric II ne paraissait pas moins dévoué aux principes du pontife qu'à sa personne. Mais l'avenir préparait aux successeurs d'Innocent III des déceptions amères. L'ancien protégé du Saint-Siège va devenir son plus terrible ennemi. En lui, se rencontreront, pour se soutenir mutuellement, les rêves politiques les plus ambitieux de ses prédécesseurs et les spéculations philosophiques les plus audacieuses de ses contemporains. Avec lui, l'idée impériale s'érigera en un système complet de civilisation antichrétienne. Mettant tout en question, dans l'ordre de la pensée, même les dogmes de l'Eglise et la divinité de Jésus-Christ ; sapant tout, dans l'ordre des institutions, hormis son droit divin, à lui, qu'il exaltera jusqu'à se regarder comme une émanation de l'Esprit Saint, il fera aux prêtres et aux moines une guerre sans merci, il contrecarrera sans trêve la politique du Saint-Siège, il n'hésitera pas à faire alliance avec les Sarrasins eux-mêmes, qu'il jugera plus rapprochés de son idéal de civilisation ; et, pour parvenir à son but, tous les moyens lui seront bons, surtout la ruse et la perfidie, jusqu'à ce qu'il soit vivement démasqué par Grégoire IX et définitivement brisé par Innocent IV[1]. I Le 18 juillet 1216, trois jours après la mort d'Innocent III, le cardinal-prêtre Cencius Savelli fut élu pape sous le nom d'HONORIUS III. C'était un vieillard réputé pour sa connaissance des affaires et pour l'aménité de son caractère. C'est à lui que l'on doit le Liber censuum, dans lequel sont catalogués et décrits les biens patrimoniaux et les cens de l'Eglise romaine[2]. Le pape Innocent III, qui avait pour lui une grande estime, l'avait initié à ses projets, et l'on savait qu'il n'aurait rien de plus à cœur que de faire triompher les idées du grand pontife défunt. Ces idées, on les trouvait nettement exprimées dans les décisions du dernier grand concile, et elles se résumaient en trois points : anéantir l'hérésie, réformer les mœurs et reprendre la croisade. Ce fut le programme que se proposa Honorius en acceptant la charge de gouverner l'Eglise. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que ce programme serait irréalisable tant que l'Italie ne serait pas complètement libérée de la domination impériale. Or la réalisation de cette quatrième partie du programme pontifical rencontrait des obstacles formidables. Ces obstacles venaient tous de l'empereur Frédéric. Autant le nouveau chef de l'Eglise était doux, loyal et pacifique, autant le nouveau chef de l'Empire était méchant, hypocrite et brouillon. Né en Italie, pétri de sang germanique et de sang normand, Frédéric II réunissait en lui un mélange étonnant de qualités brillantes et de vices grossiers. Sa culture intellectuelle le mettait bien au-dessus de sa nation ; sa valeur à la guerre et son habileté dans les conseils l'élevaient au niveau de son grand-père Barberousse ; mais nul ne l'égala peut-être jamais dans le mensonge éhonté et dans le parjure. Il est le seul, dans toute la lignée des empereurs, que Dante, cet admirateur passionné de l'Empire, se soit vu contraint de livrer aux tortures de son Enfer[3]. Durant toute la vie d'Innocent III, il avait protesté de son attachement à l'Eglise et au Saint-Siège ; mais au fond, il se sentait humilié d'être vassal de la papauté pour la Sicile, et il rêvait déjà, comme Henri V et Barberousse, d'enserrer le domaine pontifical dans un cercle de possessions impériales. Que l'Eglise le laissât réaliser peu à peu ce dessein, et il promettrait tout, même de se faire le cham-Son attitude hypocrite. pion des canons du concile, de combattre l'hérésie, de travailler à la réforme de l'Eglise et de marcher en tête de la croisade. Dans de pareilles conditions, demander l'abandon de la Sicile au fils de l'empereur allemand Henri VI et de la princesse sicilienne Constance, c'était se heurter à une résistance invincible. Le bon et doux pontife devait y échouer. Frédéric ne négligea rien pour tromper le pape sur ses vraies dispositions. Non content de renouveler son vœu de partir pour la croisade, il engagea vivement le pape à prononcer l'excommunication contre les princes qui ajournaient leur départ sous différents prétextes. Les tenanciers du domaine de la comtesse Mathilde furent relevés de leurs engagements envers l'Empire. Il confirma les droits du pape sur le duché de Spolète et la marche d'Ancône, reconnut toutes les libertés de l'Eglise, poursuivit les hérétiques, mit au ban de l'Empire tous ceux que le pape avait excommuniés pour attentat à ses droits ou à ses biens, et promulgua une paix perpétuelle en faveur des gens de la campagne. En même temps, il est vrai, il intervenait en Lombardie et essayait de faire reconnaître empereur d'Allemagne son fils Henri, déjà couronné roi de Sicile, c'est-à-dire qu'il tentait d'étreindre, par le nord et par le sud, le domaine pontifical ; mais son intervention en Lombardie n'avait, prétendait-il, d'autre objet que de casser des lois rendues par les communes contre la liberté de l'Eglise ; quant à l'élection de son fils Henri à l'Empire, elle s'était faite, disait-il, inopinément, pendant son absence, et il protestait qu'il n'y donnerait son assentiment qu'avec l'approbation du chef de la chrétienté. Le pape pouvait-il se méfier d'un collaborateur si dévoué et si soumis ? Pour calmer les derniers scrupules de conscience du souverain pontife, Frédéric II déclara qu'en toute hypothèse la Sicile et l'Allemagne seraient administrées à part. On éviterait ainsi l'apparence même d'une menace d'empiétement de l'Etat sur le domaine de l'Eglise. Si l'hypothèse d'une hypocrisie se présenta à l'esprit d'Honorius III, cette hypothèse lui parut sans doute, en l'espèce, trop révoltante pour être vraie. Le pacifique pontife conféra, le 22 septembre 1220, la couronne impériale à Frédéric II, qui, prenant vivement la croix des mains du cardinal Ugolin, évêque d'Ostie, jura de nouveau qu'il partirait pour la Terre Sainte pendant l'été de 1221. Le perfide empereur avait obtenu tout ce qu'il ambitionnait : la mainmise de son autorité sur l'Italie du nord et sur le royaume des Deux-Siciles, et la confirmation de sa dignité impériale. De ses serments et de ses promesses, on le vit alors faire bon marché. Honorius, pressé de voir aboutir l'expédition en Terre Sainte, avait beau le supplier de partir, le menacer des censures de l'Eglise ; Frédéric alléguait des nécessités pressantes, des empêchements inattendus, renouvelait ses promesses, et ne les exécutait jamais. En 1222, son mariage, en secondes noces, avec la princesse Isabelle, fille unique de Jean de Brienne et seule héritière du royaume de Jérusalem, sembla l'engager dans la guerre sainte. Il n'en fut rien. Frédéric se fit donner le titre de roi de Jérusalem, et s'en servit pour mettre de nouveaux obstacles à la croisade. Un délai s'imposait, prétendait-il, pour faire la campagne d'une manière sûre. Entre temps, il opprimait les Siciliens, molestait les Lombards, traitait les sujets du pape comme s'ils avaient été les siens, et allait jusqu'à fonder, au nord de Naples, à Lucera, une colonie de mahométans siciliens, qui terrorisèrent les chrétiens des environs. Honorius, que de graves soucis d'administration et de réforme absorbaient alors, hésitait à prendre, contre le redoutable souverain, des mesures de rigueur. Vers la fin de l'année 1226, il fut sur le point de s'y résoudre pourtant. Les communes lombardes, fatiguées du joug impérial, venaient de former une nouvelle ligue pour défendre leur indépendance. Frédéric vit le coup qui le menaçait : une excommunication du pape, en ce moment, pouvait soulever contre lui le sud de l'Italie, détacher de l'Empire plusieurs nations chrétiennes, favoriser en Allemagne des rébellions. Il paya d'audace et de fourberie. Revenant tout à coup sur les mesures violentes qu'il avait prises en Lombardie, rappelant les évêques qu'il avait expulsés, il pria humblement le chef de l'Eglise de vouloir bien être l'arbitre de son différend avec les Lombards. Ceux-ci ayant accepté l'arbitrage. Honorius essaya, dans la sentence qu'il rendit, de faire calai ibuer les événements au succès de la croisade qu'il avait tant à cœur. Après la réparation des injustices commises de part et d'autre, l'empereur et les Lombards iraient ensemble combattre les Sarrasins de Terre Sainte. En même temps, par ses légats, il travaillait à soulever l'opinion, en Allemagne et en Hongrie. Mais la mort le surprit, le 18 mars 1227, avant que rien n'eût été entrepris en Palestine[4]. II La bonté pacifique d'Honorius III avait été impuissante à désarmer l'ambition agressive de Frédéric II. Après la mort du pontife, les cardinaux, d'une voix unanime, fixèrent leur choix sur un prélat dont le caractère énergique et militant était connu de tous, le cardinal-évêque d'Ostie, Ugolin. Il comptait près de quatre-vingts ans ; mais son âge avancé ne lui avait rien enlevé de l'inlassable activité et du mâle courage dont il avait fait preuve, sous les papes précédents, dans d'importantes missions. Issu de la noble famille des Segni, parent d'Innocent III, il promettait de défendre et de continuer l'œuvre de ce pontife avec l'intrépidité d'un Grégoire VII. Le nom de GRÉGOIRE IX, qu'il choisit, parut un programme. Comme Hildebrand, il avait toujours cherché son plus ferme appui parmi les moines. Son pontificat de dix-huit ans réalisa les espérances de ses électeurs. Non content de résister victorieusement à son terrible adversaire, Frédéric II, dans une lutte presque sans trêve, simultanément soutenue en Orient et en Occident, il déploya, au point de vue théologique, canonique et disciplinaire, une activité organisatrice qui fit de son règne une des étapes importantes du mouvement intellectuel au Moyen Age. Un traité, conclu entre Honorius III et Frédéric II, avait fixé au mois d'août 1227 le départ de l'empereur pour la croisade. Dans la première lettre qu'il écrivit au souverain, le nouveau pape lui enjoignit d'accomplir son vœu sans retard[5]. Une deuxième lettre, écrite le 8 juin 1227, fut plus pressante encore. Le 8 septembre, Frédéric II s'embarqua. Mais, à peine avait-il fait quelques milles en mer, que, sous prétexte de maladie, il rebroussa chemin. Alors, le 29 septembre, à Anagni, le pape lança contre lui l'excommunication. La querelle du Sacerdoce et de l'Empire recommençait : Frédéric allait la transporter en Orient[6]. Frédéric se remit, en effet, en marche l'année suivante, le 28 juin 1228, mais à la tête d'une flotte de cinquante navires qui n'offrait guère l'aspect d'une expédition religieuse. Les Sarrasins de Lucera s'y trouvaient mêlés aux chevaliers de la Germanie. La croisade de Frédéric II fut une expédition purement politique. Héritier des traditions de son père Henri VI, il résolut de revendiquer pour l'autorité impériale les Etats chrétiens d'Orient, qui avaient été regardés jusque-là comme une conquête de l'Eglise. Imbu des nouvelles doctrines politiques qui étaient la conséquence de la renaissance des études de droit romain, c'était aux Césars de l'ancienne Rome que, par delà Otton et Charlemagne, il rattachait les racines de son pouvoir. Il regardait donc comme son droit absolu d'exercer la souveraineté sur l'Orient comme sur l'Occident, sur l'Eglise comme sur l'Etat[7]. L'audace et la ruse, servies par un concours singulier de circonstances, semblèrent d'abord assurer à cette politique un plein succès. La mort récente de l'impératrice Isabelle, en transmettant à son jeune fils Conrad ses droits éventuels à la couronne de Jérusalem, créait à Frédéric II un titre, ou du moins un prétexte à une intervention en Orient, pour y sauvegarder les droits du prince. Aussi le vit-on aussitôt parler et agir partout en maître. À Chypre, où régnait, sous la tutelle de sa mère, Alix de Champagne, le jeune roi Henri, Frédéric s'attribua la suzeraineté du royaume et la garde du jeune souverain. Quelques barons résistèrent. Une armée débarqua dans l'ile et s'en empara au nom de l'empereur. A son arrivée en Palestine, la situation de Frédéric se présenta d'abord comme fort critique. Il était excommunié. Les grands maîtres du Temple et de l'Hôpital refusaient de communiquer avec lui ; les franciscains et les dominicains prêchaient contre lui ; beaucoup de croisés retournaient en Europe. Mais les circonstances le favorisèrent ; ou plutôt sa conscience sans scrupule lui fit utiliser au profit de sa politique un conflit qui venait d'éclater entre le soudan d'Egypte, Mélek-el-Kharnil, et le prince de Damas. En s'engageant à combattre ce dernier, en promettant d'empêcher les princes d'Occident d'attaquer l'Egypte et en garantissant aux musulmans le libre exercice de leur culte et la propriété de la mosquée d'Omar, il obtint, en retour, du soudan, la restitution de Jérusalem, de Bethléem et de Nazareth, avec les routes et hameaux qui reliaient ces villes à Saint-Jean-d'Acre. Tel fut l'objet du traité signé à Jaffa le 4 février 1229. Le 17 mars, Frédéric II fit son entrée solennelle dans la Ville sainte, revêtu du manteau impérial et suivi de ses chevaliers. Il ne lui restait plus qu'à se réconcilier avec le pape. Il le fit en jurant de faire évacuer les Etats de l'Eglise par ses troupes, de restituer à tous clercs et laïques ce qui leur avait été confisqué pour leur attachement à l'Eglise, de réintégrer tous les évêques exilés. Ces engagements furent souscrits par lui, le 23 juillet 1230, à San Germano ; et le pape, ayant reçu satisfaction sur tous les points qui avaient provoqué l'excommunication de l'empereur, le réconcilia avec l'Eglise le 28 août[8]. Mais Grégoire IX se méfiait toujours de ce succès précaire et équivoque. L'attitude de Frédéric II en Orient était malveillante à l'égard de l'Empire latin. Il ne secourait ni Jean de Brienne, son beau-père, ni Baudouin II, son beau-frère. Une coalition se forma contre lui, et, en 1243, la Haute-Cour de Jérusalem, prenant pour prétexte la majorité du prince Conrad, fils de Frédéric II, déclara celui-ci déchu de la régence, et confia le gouvernement de Jérusalem à la reine de Chypre, Alix de Champagne, comme à la plus proche parente d'Isabelle de Brienne, puis à son fils Henri de Lusignan, roi de Chypre. D'ailleurs, les pouvoirs de ce dernier eurent peu de durée, car un nouveau désastre enleva bientôt la Ville sainte à la domination des chrétiens. III Pour combattre l'infidèle, la Providence, heureusement, avait préparé à l'Eglise d'autres secours. Pendant que l'empereur allemand bouleversait le monde, sous le prétexte de délivrer le tombeau de Jésus-Christ, saint Ferdinand et ses Espagnols, saint Louis et ses Français, saint François d'Assise et ses Frères mineurs, accomplissaient, avec moins d'éclat, des œuvres plus utiles. La victoire remportée, le 16 juillet 1212, à Navas de Tolosa, avait brisé l'élan de l'invasion musulmane en Espagne, mais n'avait pas écarté tout péril. Les quatre ordres militaires d'Avis, de Saint-Jacques, d'Alcantara et de Calatrava, durent continuer à former, dans la péninsule, comme un rempart vivant, contenant les flots des musulmans almohades[9]. L'avènement au trône de Castille du roi Ferdinand III, le 31 août 1217, donna une nouvelle sécurité à l'Espagne et à l'Eglise. Le nouveau souverain était âgé de dix-neuf ans à peine ; mais son esprit sérieux et ferme, son intelligence ouverte, et surtout sa foi profonde, promettaient à son peuple une ère de justice et de prospérité. Cette promesse fut tenue. Partant de ce principe, que la première condition d'une action extérieure puissante, pour un Etat, est une organisation intérieure solidement établie sur l'observation de la justice entre les hommes et sur le respect des droits de Dieu, il s'appliqua d'abord à améliorer la législation, entreprenant cette refonte du code wisigoth que son fils Alphonse X acheva et publia sous le nom d'El Selenario[10]. Il veilla, en même temps, à faire appliquer exactement, sans passion ni faiblesse, les lois qu'il s'efforçait de rajeunir. Lui-même, dans tous les lieux où il passait, se plaisait à écouter et à trancher les différends, prenant volontiers le parti des pauvres et des humbles. Je crains plus, disait-il, les malédictions d'une pauvre femme que toutes les armées des Maures[11]. Le pape Grégoire IX ayant, en 3229, chargé son légat, Jean
d'Abbeville, évêque de Sabine, de susciter en Espagne une croisade contre la
domination des musulmans, Ferdinand III fut le premier prince qui répondit à
cet appel. Tandis que Jacques Pr d'Aragon prenait Majorque et Valence, le roi
de Castille, devenu également roi de Léon par la mort de son père Alphonse IX
en 1230, emportait d'assaut les places fortes de Cordoue, de Séville et de
Cadix. Bref, à sa mort, en 1252, les Maures ne possédaient plus dans la
péninsule que la ville de Grenade, et le grand roi, qui portait un cilice sur
sa chair, qui passait en prières la nuit entière précédant une prise d'armes,
et qui s'écriait Seigneur, vous m'êtes témoin que je
ne cherche que le développement de la foi en vous et non des conquêtes
périssables[12], laissait à
l'Espagne et à l'Eglise l'exemple d'un saint. Quand Grégoire IX souleva l'Espagne contre le joug des Sarrasins, c'était une propre tante du roi Ferdinand III, Blanche de Castille, qui gouvernait le royaume de France, comme tutrice de son fils Louis IX. Amenée en France à l'âge de douze ans, en 1200, elle y avait toujours donné l'exemple d'une vie très pieuse et très austère. Sa régence révéla de plus, en elle, une énergie virile, un dévouement absolu à la cause de l'Eglise. On lui a attribué l'inspiration de la croisade que Thibaut IV de Champagne, le chevalier-poète, conduisit en Terre Sainte en 1239 et 1240[13]. L'Eglise doit surtout vénérer en elle l'admirable mère qui forma saint Louis. De sa vie intime nous connaissons surtout ce que se plaisait à raconter son fils. Elle lui avait dit plusieurs fois qu'elle aimerait mieux le voir mort que coupable d'un péché mortel[14]. Cette parole frappa vivement le jeune prince, et inspira toute sa vie. Devenu majeur en 1235, Louis IX se trouva donc, grâce à sa mère, non seulement souverain d'un royaume relativement tranquille, mais profondément pénétré des devoirs d'un roi chrétien. Le saint roi avait sans doute déjà, dans sa physionomie et dans son attitude, cette noble beauté qui faisait dire plus tard à Joinville, dans sa narration de la bataille de Mansourah : Oncques si bel homme armé ne vis. Au moral, jamais, dit un historien, homme chargé de gouverner les hommes n'eut des intentions plus droites... Il se dirigeait à la lumière de deux idées : celle du droit, celle du salut... Il ne pensait pas que l'empiétement sur les droits acquis du prochain, la spoliation, le vol, interdits entre particuliers par la morale, fussent légitimés par la raison d'Etat... Si grand était, à ses yeux, le bienfait de la paix, qu'il consentit, à plusieurs reprises, des sacrifices pour le procurer à son pays et à ses voisins. Il avait pour principe de réconcilier ses adversaires, au lieu de profiter de leurs querelles[15]. Si j'agissais autrement, disait-il, je mériterais la haine de Dieu, qui a dit : Bénis soient les apaiseurs. Louis IX avait une autre raison de maintenir la paix dans son royaume et entre nations. Il rêva, dès sa première jeunesse, de réunir toutes les forces de la chrétienté contre les infidèles. Tout enfant, rien ne l'affligeait comme le récit de l'oppression qui pesait sur les chrétiens de Palestine. La perfidie dont Frédéric II fit preuve dans son expédition d'Orient, fut pour Louis IX l'occasion d'une grande peine. Guillaume de Nangis raconte qu'en 1237, l'empereur d'Allemagne ayant manifesté le désir de se concerter à Vaucouleurs[16] avec les rois d'Angleterre et de France, sur les intérêts de la chrétienté, ce dernier manifesta l'intention d'y aller avec deux mille chevaliers. L'empereur, devant cette marque de méfiance, allégua une maladie pour ne pas s'y rendre[17]. Trois ans plus tard, les dangers de l'invasion mongole, l'appel suprême du pape Grégoire IX à la chrétienté contre le nouveau péril de l'Eglise, émurent profondément le cœur du saint roi. La brusque diversion que firent les envahisseurs vers l'Extrême-Orient, arrêta son projet de prendre la croix ; mais cette idée ne le quitta plus. Il devait la réaliser plus tard, avec un éclat qui a fait de lui le modèle achevé des chevaliers du Christ. Comme son cousin saint Ferdinand de Castille, saint Louis,
en effet, pouvait dire : Ce que je désire, ce n'est
pas l'extension d'un royaume terrestre, c'est la propagation de la foi à
Jésus-Christ. Tel était le sentiment qui dominait aussi alors l'âme
d'un autre grand saint. Mourir pour le Christ, en prêchant son nom aux
infidèles, sur la terre arrosée de son sang : tel était, nous l'avons vu, le
rêve de François d'Assise. En 1219, dans l'église de Sainte-Marie-des-Anges, il
partagea le monde entre ses disciples, et se réserva la Syrie et la
Palestine. Au mois d'août, il avait rejoint, à Damiette, l'armée des croisés.
Il ne tarda pas à s'apercevoir que beaucoup de ces soldats du Christ avaient
besoin de la parole de Dieu ; il la leur prêcha avec fruit, détermina même
plusieurs d'entre eux à revêtir la robe de Frère mineur. Mais François n'eut
de repos qu'il n'eût prêché l'Evangile aux musulmans. Le soudan d'Egypte,
Mélek-el-Khamil, avait promis un besant d'or à qui lui apporterait la tête
d'un chrétien. François, prenant sans doute prétexte d'entamer des
préliminaires de paix au nom de l'armée chrétienne, se présente, accompagné
d'un Frère mineur, aux avant-postes sarrasins. Ils sont d'abord accablés de
coups par les sentinelles, mais à force de crier : Soldan !
Soldan ! François finit par être amené en présence du Commandeur
des croyants. Alors, à la stupéfaction de tous, il lui propose, en effet, la
paix, mais en l'invitant à embrasser la foi chrétienne, dont il lui expose les
dogmes avec simplicité. Le soudan se borne à lui répondre avec douceur : Prie Dieu, afin qu'il me révèle la religion qui lui est la
plus agréable[18]. Puis il le
renvoie, dit un vieux chroniqueur, en lui donnant,
ainsi qu'à son compagnon, un certain signe, afin qu'à sa vue, personne ne
leur fasse aucun mal[19]. De tels héroïsmes consolaient Grégoire IX des trahisons et des parjures de Frédéric II. Ceux-ci, d'ailleurs, n'avaient pas eu l'Orient pour seul théâtre. Au printemps de 1228, l'empereur, pour se venger de l'excommunication portée contre lui par le pape, avait soulevé la puissante maison des Frangipani et plusieurs autres grandes maisons romaines, gagnées à prix d'argent ou par des promesses d'honneurs. Grégoire IX avait dû quitter Rome, s'enfuir à Rieti, puis à Pérouse. Durant l'été de la même année, l'empereur, en partant pour la Palestine, avait laissé derrière lui, pour inquiéter les Etats de l'Eglise, une forte troupe, mêlée d'Allemands et de Sarrasins, dont le pape eut bientôt à se plaindre. Il fallut, pour se mettre à l'abri de ses vexations, avoir recours à deux expéditions. L'une, commandée par Jean de Brienne, l'expulsa des Etats de l'Eglise ; l'autre pénétra jusqu'en Sicile, où les sujets du royaume furent déliés de leur serment de fidélité à l'empereur. Le traité de San Germano, conclu en 1230, amena six années de paix relative. Mais en 1236, la guerre éclata de nouveau. L'empereur, sous prétexte de combattre les hérétiques, exigeait que le pape servît d'instrument à sa politique en excommuniant et en combattant les Lombards. Loin d'accéder à cette demande, Grégoire IX crut le moment venu de condamner une fois de plus les crimes de l'empereur, qui, à tous ses attentats publics contre le Saint-Siège, l'épiscopat et les ordres religieux, ajoutait les désordres d'une vie privée livrée à la plus grossière débauche. Frédéric répondit par des lettres envoyées à tous les princes chrétiens, pour les gagner à sa cause. Le pape, pour conjurer l'orage, fit un dernier effort pour lancer l'empereur sur l'Orient. Mais une nouvelle fourberie de Frédéric précipita les événements. Pendant que ses envoyés promettaient au pape toutes les satisfactions demandées, il envahissait la Sardaigne et s'emparait de Massa, dans le diocèse de Lucques. Le pape, à son tour, adressa, le 20 juin 1239, une encyclique à tous les princes chrétiens et à tous les évêques[20], répondant point par point aux calomnies de l'empereur, et démasquant son impiété scandaleuse. Ne l'avait-on pas entendu dire que trois imposteurs, le Christ, Moïse et Mahomet, avaient conduit le monde à sa ruine ? Ne l'avait-on pas entendu s'écrier, en voyant un prêtre porter le Saint-Sacrement à un malade : Combien de temps encore durera donc cette comédie ?[21] Dans deux lettres écrites peu de temps après, le 21 octobre 1239, le pape chercha à convaincre le roi de France de la culpabilité de Frédéric et de la nécessité de le combattre[22]. La situation du saint roi était délicate. Son dévouement au Saint-Siège ne pouvait le laisser indifférent à ce grand débat. Son intérêt particulier l'aurait porté à prendre les armes contre l'empereur. Frédéric se prétendait toujours, en effet, le souverain de tous les pays situés à l'est de la Meuse, de la Saône et du Rhône[23]. En prenant le parti de Grégoire IX, saint Louis pouvait chasser des frontières de France cette ombre de souveraineté impériale[24]. Mais son père Louis VIII, et, plus tard, sa mère Blanche de Castille avaient conclu des traités de bonne entente avec l'Empire. Nul ne poussa si loin le respect des traités que le roi Louis IX. Il laissa les évêques publier, selon l'ordre du pape, l'excommunication de Frédéric. Il laissa le pape lever de l'argent sur les ecclésiastiques ; mais lui-même refusa de s'engager, et déclina, au nom de sou frère, la dignité impériale que le pape offrait à ce dernier[25]. Le roi d'Espagne, saint Ferdinand de Castille, garda, pour des raisons semblables, la même attitude[26]. Appuyé sur les villes gibelines, Frédéric avait jeté ses troupes sur les campagnes des Guelfes ; mais les Romains s'étaient enfin décidés à prendre en main la cause de leur vieux pontife. En 1237, Grégoire IX, soutenu par les Orsini et les Conti, avait repris possession de Rome. Très habilement, il accepta la lutte sur un terrain où l'empereur le provoquait depuis quelque temps : il déclara faire appel à un concile. De tous les points du monde chrétien, les évêques furent convoqués à se rendre à Rome. Frédéric, alors, s'effraya. Ce n'était plus seulement le pape, c'était la chrétienté tout entière qui allait peut-être s'élever contre lui. D'ailleurs, âgé alors de plus de quatre-vingt-dix-huit ans, Grégoire IX montrait une énergie infatigable. L'empereur, gardant en personne les passages de l'Italie, confia à son fils naturel Enzio une flotte, qui devait arrêter tout vaisseau porteur de prélats. Nombre d'évêques et d'abbés anglais et français furent ainsi mis dans l'impossibilité de répondre à l'appel du pape. Quelques-uns furent arrêtés par l'empereur. Louis IX intervint alors, et écrivit à Frédéric, sur un ton qui ne comportait plus d'autre débat que par les armes[27]. Frédéric, ne voulant point rompre avec le roi de France, mit en liberté les prisonniers. La mort du pape, intervenue peu de temps après, et l'élection d'Innocent IV, allaient compliquer davantage encore le grave conflit. IV Tant de préoccupations eussent usé un tempérament moins robuste que celui de Grégoire IX. Mais ce qui est vraiment prodigieux, c'est que ce pape, parvenu au gouvernement de l'Eglise à l'âge de quatre-vingts ans, ait su donner, pendant près de vingt ans, aux sciences canoniques, philosophiques et théologiques, une impulsion forte et féconde, qui le place, près de Sylvestre II, parmi les grands promoteurs du mouvement intellectuel dans l'Eglise. Canoniste de valeur, il avait constaté par lui-même, dans les diverses collections juridiques de son temps, deux défauts, qu'il a exprimés d'une manière concise. Ces recueils, dit-il, étaient à la fois trop semblables et trop divers : trop semblables par l'accumulation de plusieurs textes de signification identique, et trop divers par l'insertion de textes contradictoires. Grégoire IX fait allusion par là aux cinq compilations célèbres, composées sous les pontificats de ses trois prédécesseurs, Célestin III, Innocent III, Honorius III, et que les docteurs de Bologne avaient adoptées, sous le nom de Quinque Compilationes[28], pour servir de textes à leurs leçons. La réussite partielle de cette innovation n'avait pas échappé à Grégoire IX ; mais il voulut la réforme plus complète et irrévocable. Remplacer les cinq recueils par un livre unique, plus maniable, sans contradictions apparentes et sans redites, où les textes seraient réduits à la concision exigée pour des documents législatifs, d'où les parties tombées en désuétude seraient impitoyablement éliminées, où tout aurait une valeur juridique officielle au-dessus de toute discussion ; en faire un texte obligatoire d'enseignement dans les écoles, un code unique devant les tribunaux ecclésiastiques, indépendant de toutes les relations civiles : tel était son objectif. C'était plus qu'un changement de méthode scolaire ; c'était une réforme juridique complète qu'il méditait, comparable à celle qu'avait réalisée l'empereur Justinien en codifiant et harmonisant les lois de l'empire romain. Pour faire aboutir un tel projet, il fallait un canoniste capable d'en saisir la grande idée par un puissant esprit de synthèse et de la réaliser par un esprit d'analyse critique et de judicieux bon sens. Raymond de Pennafort fut cet homme. Né, vers 1175, en Espagne, au château de Pennafort, dont les ruines se voient encore aujourd'hui aux environs de Barcelone, âme de savant et d'apôtre, Raymond avait eu, dès sa jeunesse, deux ambitions : acquérir une science consommée, pour la distribuer gratuitement autour de lui ; réunir le plus de ressources possibles, pour aller racheter les chrétiens captifs des musulmans. Il réalisa son second dessein par la fondation de l'ordre de la Merci. Il croyait suffisamment réaliser le premier en donnant des leçons gratuites de droit canonique, quand le pape Grégoire IX l'appela auprès de lui pour lui servir de chapelain et de pénitencier, puis lui confia l'exécution de son grand projet[29]. Commencée en 1230, la rédaction des Décrétales, — car tel fut le nom donné au nouveau recueil — fut achevée en 1234. Par sa bulle Rex pacificus, du 5 septembre 1234, le pape imposa la collection aux facultés comme le seul texte officiel d'enseignement, aux tribunaux ecclésiastiques comme la règle authentique du droit. Tous les textes qu'elle contenait, quelle qu'en fût l'origine ou l'authenticité historique, avaient désormais, par la volonté du pape, une authenticité juridique, et nul ne pourrait à l'avenir composer une autre collection sans une autorisation spéciale du Saint-Siège. L'enseignement des sciences philosophiques et théologiques n'avait pas moins besoin d'être réglementé au commencement du XIIIe siècle. Les relations qui s'étaient établies, à l'occasion des croisades, entre l'Occident et l'Orient, avaient fait pénétrer en Europe de nombreux monuments, jusque-là inconnus, de la philosophie grecque et de philosophie arabe. Le maître le plus souvent cité par l'une et par l'autre était Aristote ; et sans doute l'étude du grand philosophe devait, par la précision scientifique de sa méthode et par la profondeur de ses aperçus, donner un grand essor à la philosophie du XIIIe siècle ; mais sa doctrine était trop interprétée dans le sens de ses commentateurs rationalistes[30]. Sa philosophie de Dieu et de l'âme se trouvait ainsi en désaccord, sur bien des points, avec le dogme chrétien. Comment concilier, par exemple, sa théorie de la matière et du mouvement éternel avec le dogme de la création ? sa doctrine sur l'acte pur, qui ne connaît pas l'univers, avec la foi en la Providence ? son système des deux intellects, l'un passif et périssable, l'autre actif et impersonnel, avec l'immortalité de l'âme humaine[31] ? Le danger était grand, d'autant plus grand que des hérétiques notoires de cette époque, Amaury de Bènes et David de Dinant, se réclamaient de l'autorité du philosophe. Nous verrons bientôt comment Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin et les scolastiques surent parer au péril. Mais on comprend que le premier mouvement d'inquiétude des chefs de l'Eglise se soit produit sous la forme d'une prohibition de lire ses écrits. Un concile de Paris, convoqué en 1210 par Pierre de Corbeil, interdit l'enseignement public ou privé des écrits d'Aristote sur la philosophie naturelle et des commentaires d'Averroès[32]. Cinq années plus tard, le légat Robert de Courçon renouvela les mêmes défenses, en les étendant aux écrits de métaphysique. Dans ces deux actes de l'autorité, Aristote fut mis en compagnie des pires hérétiques de l'époque. C'est, dit un historien de la philosophie[33], qu'il était facile de défigurer quelques textes obscurs du Stagirite ou de s'emparer des erreurs que contiennent ses grands traités, pour mettre en circulation des doctrines dangereuses sous le couvert de sa grande autorité[34]. Mais, en 1231, quand la première panique fut passée, Grégoire IX s'aperçut que, pour éviter un écueil, on était en voie de courir un autre danger. Interdire absolument aux chrétiens l'étude du premier philosophe de la Grèce, c'était les priver de ressources intellectuelles d'une inestimable valeur ; laisser aux Arabes le privilège de le commenter, de l'adapter à leurs doctrines, c'était leur abandonner peut-être la direction du mouvement intellectuel, leur permettre de reconquérir, par leur influence sur les esprits, le terrain que les croisades leur avaient fait perdre. D'ailleurs les erreurs d'Amaury et de David de Dinant n'avaient plus de partisans. Il semblait qu'on eût brûlé leurs hérésies avec leurs livres 3. Grégoire IX confia à trois théologiens le soin de corriger les livres prohibés, et permit d'inscrire les éditions ainsi amendées au programme de la Faculté des arts de Paris[35]. À partir de ce moment, l'autorité ecclésiastique se contentera de frapper, après coup, ceux qui abuseront d'Aristote pour enseigner l'erreur, et l'autorité du philosophe de Stagyre ira grandissant dans les écoles. La maxime de ce grand pape était qu'il convient de combattre les erreurs d'une fausse science, non point par l'ignorance, mais par les clartés de la vraie science. Telle est la pensée qui lui inspira, en 1231, la célèbre bulle Parens scientiarum, qui est regardée comme la charte de fondation de l'Université de Paris. Grégoire était un ancien élève des écoles parisiennes. Il y avait même conquis le grade le plus élevé[36]. En 1229, les professeurs, pour protester contre la violation de certains privilèges de leur corporation, n'avaient pas hésité à entrer en conflit avec le gouvernement royal, et même, à cesser leurs cours en signe de mécontentement. Le pape leur confirma le droit qu'ils s'attribuaient de se voter des statuts, et les autorisa expressément à employer, comme arme défensive, la cessation, c'est-à-dire la suspension de l'enseignement. Il régla en même temps ses rapports avec le chancelier de l'Eglise de Paris. Ainsi fortement organisée, l'Université de Paris ne tarda pas à prendre une rapide extension et à devenir le modèle de toutes les autres Université du Moyen Age. Mais plus il favorisait le progrès des études, plus Grégoire IX se montrait sévère envers ceux qui se servaient d'une instruction si largement dispensée pour propager l'hérésie, et, par l'hérésie, le trouble dans l'Eglise et dans la société. Grégoire IX, grand protecteur des études, fut un des organisateurs les plus actifs de l'Inquisition. De 1229 à 1240, par une série de mesures méthodiquement combinées, il poursuit la répression des hérésies dans toute l'Europe par l'établissement d'un accord entre le Saint-Siège d'une part, l'épiscopat et les princes chrétiens de l'autre. On a dit que l'Inquisition romaine avait été créée en novembre 1229, au concile de Toulouse, par le cardinal Romain, légat de Grégoire IX. Cette assertion n'est pas exacte. Le concile de Toulouse a seulement édicté un règlement très complet pour la recherche et la punition des hérétiques. Ce règlement[37], en codifiant et en complétant les usages et prescriptions suivis depuis un demi-siècle, dans la répression de l'hérésie, est devenu ensuite la base de la procédure suivie par les tribunaux fixes d'inquisition établis au cours du XIIIe siècle, et, à ce titre, il a une grande importance historique. Ces tribunaux fixes furent établis successivement en France où saint Louis se mit à la disposition des clercs chargés de la poursuite des hérétiques[38] ; en Castille, où saint Ferdinand prit la même attitude[39] ; en Aragon où le roi don Jayme, sur le conseil de son confesseur Raymond de Pennafort, pria lui-même le pape de lui envoyer des inquisiteurs[40] ; en Italie, où les cathares déchaînaient la guerre civile en s'unissant aux gibelins coutre les guelfes[41] ; en Allemagne, où le dominicain Conrad de Marbourg fut chargé spécialement par le pape de faire exécuter les règlements inquisitoriaux[42] ; à Rome enfin, où Grégoire IX fit insérer ces mêmes règlements dans les lois municipales[43]. Cette organisation fut établie par Grégoire IX de 1225 à 1240. À partir de cette date, il y eut à Rome un tribunal de l'inquisition exerçant des pouvoirs directement émanés du pape. Ce tribunal eut ses prisons spéciales. Seuls, les hérétiques obstinés et les relaps furent remis au bras séculier, pour subir la peine édictée par le droit civil, à savoir la peine du bûcher. Une importante bulle de Grégoire IX fut celle qui, le 20 avril 1232, donna commission au provincial des dominicains de Provence d'organiser une prédication générale dans le midi de la France contre l'hérésie. Cette bulle ne donnait pas à l'ordre de saint Dominique le monopole de l'Inquisition dans le Midi, comme on l'a prétendu ; mais Bernard Guy vit avec raison dans cette lettre le premier titre de son ordre à exercer l'Inquisition[44]. Grégoire IX fut un grand protecteur de la famille religieuse de saint Dominique, dont il avait vu les débuts et dont il connaissait le zèle pour la défense de l'orthodoxie. Ce fut sous son pontificat que furent rédigées d'une manière logique, par l'ordre de Raymond de Pennafort, puis approuvées parles chapitres de 1239, 1240 et 1241, les règles qui sont restées depuis lors la base de la législation des Prêcheurs. Les modifications qui y ont été ajoutées dans la suite n'en sont que le commentaire authentique et séculaire. C'est pourquoi saint Raymond est appelé l'auteur de ces constitutions[45]. Grégoire témoigna également beaucoup de sollicitude à l'égard de l'ordre de saint François, dont, n'étant que cardinal, il avait contribué à faire approuver la règle. Mais, en 1230, il eut à intervenir dans des discussions qui divisaient les membres de l'ordre. En dehors de sa règle, approuvée par Honorius III, saint François avait laissé à sa famille religieuse un testament spirituel, dans lequel il insistait beaucoup sur la pratique d'une parfaite pauvreté. Parmi les Frères mineurs, les uns voulaient mettre ce testament sur la même ligne que la règle ; les autres, soutenus par le nouveau général de l'ordre, Frère Elie, déclaraient que, tout en respectant les derniers avis de leur Père, ils ne leur reconnaissaient aucune force de loi. Par sa bulle Quo elongali, du 28 septembre 1230, Grégoire IX donna raison au Frère Elie et à ses partisans, déclara que le testament de saint François d'Assise n'obligeait pas en conscience, et que la pauvreté pouvait et devait se concilier avec l'usage de l'argent par l'intermédiaire de délégués des bienfaiteurs et avec la construction de monastères adaptés aux besoins d'une grande communauté[46]. Sans aucun doute, dit un historien de l'ordre[47], c'était s'éloigner de l'idéal de saint François, mais c'était un moindre mal que de compromettre l'existence de l'ordre en imposant à la multitude des religieux des obligations que beaucoup étaient impuissants à observer. Ajoutons que, parmi ceux qui réclamaient ardemment l'observation d'une règle plus stricte, plusieurs paraissent avoir été animés de cet esprit d'exagération qui devait produire, dans l'ordre franciscain et dans l'Eglise, le schisme des Spirituels. L'esprit de mesure en toutes choses accompagna le pieux pontife jusqu'à ses derniers moments. Il venait d'en donner de nouvelles preuves à l'égard de Frédéric II en entamant avec lui, en 1241, des négociations en vue de la paix[48]. L'empereur, mal conseillé par son orgueil, refusa ces avances, et décida de recourir aux armes. Il s'avançait à la tête d'une armée et ravageait déjà les environs de Rome, quand le pape, presque centenaire, mourut, le 21 août 1241. V La mort du digne pontife fut l'occasion pour l'empereur d'un triomphe insolent et grossier. Il n'a donc pas franchi les limites du mois d'Auguste (du mois d'août), écrivit-il aux princes de la chrétienté, celui qui avait osé s'attaquer à Auguste ! Il est mort, celui qui avait jeté tant d'hommes en péril de mort ![49] Les intrigues et les tracasseries de Frédéric devaient prolonger la vacance du siège pontifical pendant environ deux ans, car le cardinal Gottfried, de Milan, évêque de Sabine, vieillard infirme, qui fut élu au mois d'octobre sous le nom de CÉLESTIN IV, mourut seize jours après son élection, sans avoir signalé son rapide passage sur le Siège apostolique par aucun acte important[50]. L'empereur craignit cependant qu'une prolongation indéfinie de cet état de choses, dont personnellement il s'accommodait, ne soulevât contre lui la chrétienté[51]. En mai 1243, saisissant le moment où le cardinal Romain de Porto, son adversaire le plus redouté, venait de mourir, il permit aux cardinaux de se réunir en conclave[52]. Il parait même avoir exprimé le désir que l'élu des cardinaux fût le cardinal-prêtre de Saint-Laurent-in-Lucina, Sinibaldo Fieschi, qui, par les fiefs impériaux que possédait sa famille, appartenait à la noblesse de l'Empire, et avec qui il avait eu des rapports empreints de cordialité. Les cardinaux n'eurent pas de peine à le satisfaire. Ils connaissaient leur collègue comme un homme de foi très sûre. Les hautes fonctions dont l'avait chargé la confiance des papes Honorius III et Grégoire IX, avaient révélé son attachement inébranlable à l'Eglise romaine. Les leçons de droit canonique qu'il avait données à l'université de Bologne, avaient témoigné de sa haute science. Il était dans la force de l'âge. Le 24 juin 1243, il fut élu à l'unanimité des voix. Il choisit aussitôt, pour bien montrer qu'il entendait continuer les traditions du pape Innocent III, le nom d'INNOCENT IV, et déclara, en notifiant son avènement aux princes, le 2 juillet, qu'il maintiendrait tous les droits de la papauté. Frédéric lui écrivit une lettre de félicitations pleine de bons souhaits[53], mais on dit que, pressentant l'avenir, il s'écria : Je crains que cette élection ne m'ait enlevé un ami parmi les cardinaux, en me donnant, pour toute compensation, un pape ennemi. Si, par ennemi, l'empereur désignait seulement un défenseur énergique des droits dont il était l'injuste agresseur, ses pressentiments devaient se réaliser au delà de toute attente. Le pontificat d'Innocent IV, qui devait durer onze ans, est caractérisé par une unité et une continuité parfaites de vue : la libération de l'Eglise, opprimée en Occident par l'empereur, en Orient par les infidèles. Les trois principaux événements de son règne : le concile de Lyon, la lutte contre Frédéric II et la croisade, ne sont que les divers moments de l'exécution de ce programme. Quelques mois suffirent au nouveau pape pour se convaincre que le séjour de Rome n'était pas sûr pour lui. L'attitude de l'empereur était de plus en plus équivoque. Pendant qu'il négociait, tergiversait, multipliait les promesses et n'en tenait aucune, il achetait des forteresses aux Frangipani, faisait molester par son fils Conrad les évêques qui venaient de Rome ou qui s'y rendaient, et lui-même ne quittait pas l'Italie, comme prêt à y jouer un rôle décisif. Certaines traditions ont prêté à l'empereur le projet de faire enlever le pape. Il était du moins à craindre qu'Innocent ne vît tout à coup ses communications rompues avec le monde chrétien. Quand le danger lui parut bien clair, il se hâta de créer douze nouveaux cardinaux, pour compléter le Sacré Collège, réduit à sept membres, confia au cardinal Otton de Porto les pouvoirs nécessaires pour le suppléer à Rome, puis, le 10 juin. 1244, déguisé en chevalier, il quitta la Ville éternelle, se rendit à Civita-Vecchia, où un de ses parents avait fait préparer une flotte pour l'escorter, et, rejoint par douze de ses cardinaux, nommément désignés par lui, il se rendit à Lyon, alors ville libre, située aux frontières de la France et de l'Empire, non loin du prince qui pouvait, en cas de danger, lui donner la plus efficace protection. L'abbaye de Saint-Just, située sur la colline de Fourvières et entourée d'une solide fortification, lui parut un asile sûr. Il devait y demeurer plus de six ans, et, de là, gouverner, en toute liberté, le monde chrétien[54]. Le premier de ses soins fut de réunir autour de lui le grand concile qu'avait projeté son prédécesseur. Les tristes nouvelles qui arrivaient de l'Orient en rendaient la tenue plus urgente. Au mois de septembre de 1244, l'armée du soudan d'Egypte, soutenue par dix mille Khovaresmiens[55], s'emparait de Jérusalem. Un corps de Mongols menaçait Antioche. Les chrétiens d'Orient étaient dans le plus grand péril et réclamaient le secours de leurs frères d'Europe Le 4 janvier 1245, Innocent IV convoqua à Lyon, pour le 28 juin de la même année, tous les évêques et tous les princes des pays catholiques, pour y traiter les questions concernant la Terre Sainte, les rapports du Saint-Siège avec l'empereur et la réforme de l'Eglise. Il n'était pas au pouvoir de l'empereur d'empêcher cette assemblée. Il convoqua, de son côté, une diète à Vérone, et envoya, pour le représenter à Lyon et y défendre sa cause, plusieurs de ses conseillers les plus dévoués, entre autres, Pierre de la Vigne et Thaddée de Suessa. Au jour fixé, 28 juin 1245, plus de deux cents prélats[56], venus de diverses contrées de la chrétienté, se réunirent dans la cathédrale Saint-Jean de Lyon. L'empereur latin de Constantinople, Baudouin [I, prit place à côté du pape. Les trois patriarches de Constantinople, d'Antioche et d'Aquilée et les ambassadeurs de plusieurs princes occupaient des places d'honneur. Malgré une défense très habile de l'empereur, présentée par Thaddée de Suessa, le concile, considérant que l'empereur Frédéric II avait violé les serments plusieurs fois prêtés aux souverains pontifes, qu'il avait méprisé les censures ecclésiastiques, occupé les terres de l'Eglise, et incarcéré arbitrairement des prélats, qu'il n'avait pas payé depuis neuf ans le tribut dû au Saint-Siège pour le royaume de Sicile, et qu'il s'était rendu suspect d'hérésie par ses relations avec les Sarrasins, le déclara déchu de la dignité impériale. On prit ensuite diverses mesures en vue de secourir Constantinople et la Terre Sainte, et une croisade fut décidée à bref délai. Entre autres mesures de réforme, on proscrivit sévèrement les duels et les tournois[57]. VI En apprenant la sentence de déposition prononcée contre lui par le concile, Frédéric II éclata de colère. Il plaça sur sa tête une de ses couronnes, et s'écria : J'ai encore ma couronne, et ni pape ni concile ne pourront me l'enlever sans une lutte sanglante. Il envoya ensuite aux princes européens une circulaire violente contre le pape, leur disant que leurs couronnes étaient menacées, et ajoutant que ce serait faire œuvre pie que d'enlever au clergé des richesses nuisibles, pour le ramener à la vie apostolique de la primitive Eglise. Tous les princes étaient invités à lui prêter leur concours à cette fin[58]. C'était se mettre en révolte ouverte, non seulement contre le pape, mais contre l'Eglise ; c'était leur déclarer la guerre. Entre le Sacerdoce et l'Empire, ce fut désormais, jusqu'à la mort de Frédéric II, une lutte sans trêve, qui prit toutes les formes. Tantôt l'empereur multipliait les mémoires juridiques où, par des sophismes habilement présentés, il s'efforçait de montrer le bon droit de son côté ; tantôt des gens à sa solde répandaient à profusion des pamphlets contre le pape et ses amis. À prix d'argent, il essayait de gagner à sa cause les alliés du Saint-Siège. Par un système de terreur méthodiquement appliqué, il tentait d'effrayer les populations soumises au pape. Des moines, coupables d'avoir obéi aux décisions du concile de Lyon, furent attachés deux à deux, et, par ordre de l'empereur, brûlés vifs comme des renards. Des troupes mercenaires faisaient des incursions fréquentes sur le patrimoine de saint Pierre, pillant et brûlant tout sans pitié. Innocent était obligé de faire face à toutes ces attaques. Pour se conformer au décret de déchéance prononcé par le concile de Lyon, une importante fraction des princes allemands élut, au printemps de 1246, un nouveau roi de Germanie, Henri Raspon de Thuringe, puis, après la mort de ce nouveau chef, l'année suivante, le jeune comte Guillaume de Hollande. Le pape, sous peine de paraître reculer devant son ennemi et abandonner ses fidèles défenseurs, était obligé, pour les soutenir, de faire des dépenses énormes. Frédéric avait des armées et beaucoup d'argent. La possession de la Sicile faisait de lui le prince le plus riche de l'Europe. Pour lui résister, Innocent avait été obligé de recourir à des procédés fiscaux extraordinaires : à des prélèvements sur les revenus des églises et sur ceux qui étaient attachés de quelque manière aux dignités ecclésiastiques. La multiplication des expectatives[59], la restriction de la liberté des élections, en vue de multiplier les interventions du Saint-Siège dans les nominations aux bénéfices, furent aussi des conséquences fâcheuses des besoins financiers du Saint-Siège. De là, des récriminations très vives, dont la papauté eut beaucoup à souffrir, mais dont, il faut bien en convenir, l'empereur Frédéric, en acculant le Saint-Siège en détresse à ces regrettables expédients, était le premier responsable[60]. Ces malheureuses suites de la guerre déchaînée par
l'ambitieux souverain, n'en furent pas les seuls déplorables résultats. La
reprise, à l'état aigu, de la lutte du Sacerdoce et de l'Empire détourna les
esprits de la croisade. Comment songer à Jérusalem,
quand il s'agissait de savoir si l'Empire demeurerait à Frédéric ou Rome au
pape ? L'Italie et l'Allemagne étaient trop intéressées à la question, pour
avoir le loisir de s'occuper d'autre chose. Restaient l'Angleterre et la
France. Mais, saint Louis ayant pris la croix, Henri III en fut d'autant
moins disposé à le faire. La trêve entre la France et l'Angleterre était près
de finir, et le roi d'Angleterre espérait peut-être trouver dans
l'éloignement du roi de France quelque occasion d'en profiter[61]. Louis IX fut
clone seul à supporter le poids de cette 'expédition. II n'en fut pas
ébranlé. Pour la politique du roi de France, la croisade, sous son apparence offensive, n'était autre chose que la continuation de la grande œuvre de défense chrétienne et européenne, énergiquement menée à bien, contre l'assaut de la barbarie païenne et musulmane, par Charles Martel et Charlemagne[62]. Pour sa piété, c'était la plus grande manifestation de dévouement et d'amour qu'un chevalier pût donner à sou Dieu. En 1244, pendant une grave maladie qui mit ses jours en danger, le pieux roi, s'étant fait apporter les reliques de la Passion, qu'il avait, trois ans auparavant, achetées à l'empereur latin de Constantinople, s'était trouvé subitement guéri. Il avait mandé aussitôt auprès de lui l'évêque de Paris, Guillaume d'Auvergne : Monsieur l'évêque, lui avait-il dit, je vous prie de mettre sur mon épaule la croix du voyage d'outre-mer. À partir de ce moment, il s'était considéré comme lié par un engagement sacré à entreprendre l'expédition de Terre Sainte. Pendant près de quatre années, il mûrit et prépara son
entreprise. Le vendredi 12 juin 1248, après avoir reçu à Saint-Denis
l'oriflamme de la main du légat, le saint roi sortit de Paris, en habit de
pèlerin, nu-pieds, escorté par les processions de toutes les églises, et,
après avoir pris congé de son peuple, monta à cheval et partit. Le 18 août,
il mit à la voile à Aigues-Mortes. Dans la nuit du 17 au 18 septembre, il
débarqua dans l'île de Chypre, choisie comme point de concentration.
L'attente de renforts sur lesquels il comptait, et qui ne vinrent pas, l'y
retint huit mois. Enfin, le 4 juin 1249, il arriva en vue du rivage de
Damiette. Mes fidèles amis, s'écria-t-il, en
s'adressant aux chefs de son armée, tout est à nous,
quelque chose qui nous arrive. Si nous triomphons, la gloire du Seigneur en
sera célébrée dans toute la chrétienté ; si nous sommes vaincus, nous
monterons au ciel comme martyrs. Dieu ne réservait pas le triomphe aux
armes de son fidèle serviteur. Après la prise de Damiette, et une victoire
très meurtrière remportée à Mansourah, la peste, l'obligea à battre en
retraite. Son armée fut décimée par la maladie et par le glaive des
Sarrasins. Il tomba lui-même aux mains de ses ennemis ; mais en revenant en
Europe, quatre ans après, en 1254, avec les débris de ses troupes, il
laissait aux Francs comme aux infidèles l'exemple d'une valeur, d'un courage
dans les épreuves, d'une probité en toutes choses, qui relevait le prestige
du nom chrétien à l'égal des plus triomphantes victoires. Comme j'étais à pied avec mes chevaliers, raconte
Joinville, vint le roi avec son corps de bataille.
Oncques si bel homme armé ne vis. Il paraissait au-dessus de tousses gens,
les dépassant de l'épaule, un heaume doré sur la tête, une épée d'Allemagne à
la main. Le sire de Courtenay, dit-il
encore, me conta qu'un jour six Turcs étaient venus
saisir le cheval du roi par le frein, et l'emmenaient prisonnier. Et lui tout
seul s'en délivra, à grands coups qu'il leur donna de son épée. Et quand ses
gens virent la défense que faisait le roi, ils prirent courage. Il paraissait bien à son visage, dit un autre
témoin, qu'il n'avait en son cœur ni peur, ni
crainte, ni émoi. Le comte Charles d'Anjou, son frère, le voyant
malade, le suppliait de sauver ses jours eu entrant dans un navire. Comte d'Anjou, comte d'Anjou ! répondit
gravement le roi, si je vous suis à charge,
débarrassez-vous de moi ; mais je ne me débarrasserai jamais de mon peuple.
Captif, il étonna les Sarrasins et les frappa d'admiration, délibérant et se déterminant sous leur main avec une aussi
mûre réflexion et une aussi parfaite liberté d'esprit qu'il l'aurait pu faire
dans son palais de la cité de Paris, paisiblement entouré de ses chevaliers
et de ses clercs[63]. Son esprit de
foi dominait en lui tout autre sentiment. Oh !
disait-il, en parlant d'un émir qui semblait vouloir se faire chrétien, si je pouvais devenir le parrain d'un tel filleul !
Mais la piété ne lui enleva jamais rien de la noble fierté qui sied à un chef
de nation. Généreux sur les questions d'argent, il accorda tout ce que ses
ennemis lui demandèrent pour la rançon de ses soldats, mais, comme on lui
demandait à quel prix il mettait son propre rachat, il répondit, rapporte
Joinville, qu'il n'était pas tel qu'il se dût
racheter à prix d'argent. Quand le soudan
ouït cela, ajoute le chroniqueur, il dit : Par
ma foi ! Il est large, le Franc, de n'avoir pas marchandé sur une si
grande somme de deniers. Vainqueurs du roi de France, les Sarrasins se
sentirent petits devant ce chrétien prisonnier. Quand saint Louis rentra dans son royaume, l'empereur Frédéric II et le pape Innocent IV étaient morts. Les dernières années de l'empereur d'Allemagne avaient été pleines d'amertume. Ses barbaries, son humeur vindicative, l'avaient rendu odieux. Le parti guelfe s'était fortifié en Italie. Le 28 février 1248, Frédéric avait essuyé devant Parme une défaite décisive, où son fidèle conseiller Thaddée de Suessa avait péri. L'année suivante, son propre fils, Enzio, avait été battu et fait prisonnier par les Bolonais. Son protonotaire et confident intime, Pierre de la Vigne, se retourna lui-même contre lui, et tenta, dit-on, de l'empoisonner. Frédéric lui fit crever les yeux, et le jeta dans un cachot, où il mourut, étranglé, dit-on, par les ordres de l'empereur[64]. Durant l'été de 1250, Frédéric tomba malade de la dysenterie à Fiorentino, dans l'Apulie. Il y mourut le 13 décembre, âgé de cinquante-six ans, après avoir essayé de racheter par son testament les injustices de sa vie. Il choisit pour lui succéder son fils Conrad IV. L'empereur se confessa à l'évêque de Palerme, en reçut l'absolution, et choisit pour sa sépulture la cathédrale de cette ville, où son corps repose encore dans un superbe monument de porphyre. A la nouvelle de la mort de Frédéric II, Innocent IV chargea un dominicain de prêcher en Allemagne une croisade contre le roi Conrad IV, et confirma le titre de roi à Guillaume de Hollande. Quant à la Sicile, il l'offrit successivement au frère de saint Louis, Charles d'Anjou, qui la refusa, au prince Edmond, fils d'Henri III, roi d'Angleterre, qui ne remplit pas les conditions exigées, et enfin l'accorda à un fils naturel de Frédéric II, Manfred, qui déclara se soumettre pleinement au pape. Mais Manfred se montra trop semblable à son père, en violant peu de temps après ses engagements. À la tête d'une armée de Sarrasins, il attaqua les troupes pontificales. La mort de Conrad, survenue le 29 mai 1254, n'apporta aucune amélioration notable à la situation. Peu de temps après, Innocent IV, qui avait quitté Lyon sur ces entrefaites, mourait de douleur à Naples, le 7 décembre de la même année. |
[1] BRUGÈRE, Tableau de l'hist. et de la littér. de l'Eglise, p. 284.
[2] Voir P. FABRE et L. DUCHESNE, Liber censuum Ecclesiæ romanæ, 1885.
[3] DANTE, Inferno, canto X.
Quà entro è lo secondo
Federico.
[4] HERGENRÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, l. II, part. III. ch. Ier, traduction Belet, t. III, p. 662-666. Sur Honorius III, voir POTTHAST, n. 5317-7862 ; Liber Pontificalis, II, 453 ; PRESSUTI, Regesta Honorii pape III, 2 vol. in-4°, Rome, 1888-1895 ; WATTERICH, Pontif. roman. vitæ, 1862, t. I, p. 71-84 ; HUILLARD-BRÉHOLLES, Historia diplomatica Frederici II, l. I, p. 503 et s. ; HÉFÉLÉ-LECLERCQ, t. V, p. 1409-1466.
[5] HUILLARD-BRÉHOLLES, Histor. diplom., III, 6.
[6] BRÉHIER, l'Eglise et l'Orient au Moyen Age, p. 200.
[7] BRÉHIER, l'Eglise et l'Orient au Moyen Age, p. 200.
[8] M. G., SS., XIX, 362 ; M. G., Leges, sect. IV, t. II, p. 170-183, n.
126-149.
[9] Les Almohades (de l'arabe al monahedyn), secte et dynastie de princes maures, ainsi nommés parce qu'ils prétendaient être les seuls à reconnaître l'unité de Dieu, avaient supplanté, depuis 1120, au Maroc, puis dans la régence d'Alger et sur les côtes méridionales d'Espagne, les Almoravides (de l'arabe al morabeth), ainsi appelés parce qu'ils se donnaient comme les plus religieux de leur race. (De morabeth, on a fait, par corruption, marabout.)
[10] J. LAURENTIN, Saint Ferdinand III, un vol. in-12, Paris, 1910, p. 47-48.
[11] J. LAURENTIN, Saint Ferdinand III, p. 51-59.
[12] LAURENTIN, p. 62.
[13] BRÉHIER, p. 206-207.
[14] JOINVILLE, Vie de saint Louis, édit Natalis de Wailly, 1871, § 71.
[15] LANGLOIS, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. III, 2e partie, p. 37-38.
[16] Vaucouleurs était le lieu ordinaire des conférences entre la France et l'Empire.
[17] GUILLAUME DE NANGIS, Gesta, dans les Historiens de la France, t. XX, p. 325. Cf. ibid., p. 548.
[18] CELANO, Vita prima, I, 19 ; S. BONAVENTURE, Vita S. Francisci, IX, 8 ; Acta sanctorum, 11 octobre.
[19] Actus Beati Francisci et sociorum ejus, édit. Sabatier, ch. XXVII. Ce signe aurait été, pense-t-on, un sauf-conduit, une sorte de firman. La préférence qu'ont toujours fait voir les papes à choisir un Frère mineur pour les représenter auprès des musulmans remonterait à ce fait. — Les Actus ne sont autre chose qu'un recueil de faits dont l'adaptation italienne a reçu le nom de Fioretti.
[20] POTTHAST, n. 10766. L'exemplaire que nous possédons de cette lettre, mentionnée par Potthast, est adressé à l'archevêque de Cantorbéry et à ses suffragants.
[21] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1590-1591.
[22]
HUILLARD-BRÉHOLLES, Hist.
diplom. Frid. II, t. V, p. 457
; POTTHAST, n. 10798, 10799.
[23] HUILLARD-BRÉHOLLES, Hist.
diplom. Frid. II, t. V, introd., ch. III, p. CCLI et s.
[24] WALLON, Saint Louis et son temps, t. I, p. 124-125.
[25] WALLON, Saint Louis et son temps, t. I, p. 127, Cf. ALBÉRIC DES TROIS-FONTAINES, dans Historiens de Gaules, t. XXI, p. 623.
[26] Le P. DE LIGNY, la Vie de saint Ferdinand, Paris, 1759, p. 188-191 ; LAURENTIN, S. Ferdinand, p. 120-124.
[27] HUILLARD-BRÉHOLLES, t. VI, p. 18.
[28] Sur les Quinque compilationes, voir A. VILLIER, au mot Décrétales, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. IV, col. 208.
[29] Sur saint Raymond de Pennafort, qui fut, de 1238 à 1240, le troisième maître général des Frères prêcheurs, voir MORTIER, Hist. des maîtres généraux des Frères prêcheurs, t. I, Paris, 1903, p. 255-285.
[30] Plusieurs traités d'Aristote, successivement traduits du grec en syriaque, du syriaque en arabe, de l'arabe en hébreu, de l'hébreu en dialecte espagnol, ne sont parvenus à l'Europe du Moyen Age qu'après avoir subi les déformations de cinq langues différentes.
[31] Voir C. PIAT, Aristote (collection des Grands Philosophes), p. 111, 115 et passim.
[32] DENIFLE et CHATELAIN, Chart. Univ. Paris, t. I, p. 70.
[33] DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 242.
[34] R. SIMETERRE, Sur les condamnations d'Aristide et de saint Thomas, dans la Revue pratique d'apologétique, 1907-1908, t. V, p. 502-508. — D'ailleurs, au dehors de Paris, la prohibition n'existait pas. En 1229, les maîtres de Toulouse s'en vantent (Chartul., t. I, p. 131).
[35] Chartul. Univ. Paris., t. T, p. 158.
[36] DU BOULAY, Histor. Univers. Paris., t, III, p. 680 : Lauda summum in theologia apicem consecutus est.
[37] MANSI, XXIII, 191-198.
[38] Hist. de la France, XXII, 55 ; LAURIÈRE, Ordonnances des rois de France, I, 175, 211.
[39] RAYNALDI, Annales, ad ann. 1236, n.
61.
[40] LEA, Hist. de l'Inquisition, II, 193 et s.
[41] LEA, Hist. de l'Inquisition, II, 234.
[42] VACANDARD, l'Inquisition, p. 547.
[43] BŒHMER, Acta imperii selecta, XIII, 378. D'Allemagne, l'Inquisition s'étendit en Bohème, en Hongrie et dans les pays scandinaves. La Flandre et les Pays-Bas furent placés sous la juridiction du grand Inquisiteur de France. Grégoire IX, après avoir promu l'institution, en surveilla le fonctionnement. Il intervint notamment pour modérer et maintenir dans de justes limites le zèle excessif et parfois cruel du grand Inquisiteur de France, Robert le Boulgre, ainsi nommé parce qu'avant d'entrer dans l'ordre des dominicains, il avait été lui-même hérétique cathare, et que le peuple désignait sous les noms de Bulgari, Boulgres ou Bougres, les cathares. (Voir FRÉDÉRICQ, Robert le Bougre, premier Inquisiteur général de France, p. 13). Cf. VACANDARD, op. cit., p. 131 et s.
[44] Mgr DOUAIS, Documents pour servir à l'histoire de l'Inquisition dans le Languedoc, t. I, p. 6.
[45] MORTIER, Hist. des maîtres généraux..., t. I. p. 281.
[46] De vives discussions ont eu lieu récemment au sujet du rôle de Frère Elie de Cortone. Le Dr LEMPP, dans une étude très documentée, mais animée d'un esprit ouvertement hostile à l'Eglise, Frère Elie de Cortone, un vol. in-8°, Paris, 1901, avait prétendu montrer comment Elie avait réussi à greffer les desseins de la curie sur le tronc vigoureux de la jeune association franciscaine, pour étouffer en son germe l'œuvre à laquelle son maitre avait consacré sa vie. M. Ch. GUIGNEBERT, dans la Revue le Moyen Age, t. XVI (1903) p. 394-399, et M. E. LANDRY, dans le Bulletin italien, t. II (1902), p. 5-14, avaient reproduit cette allégation, en renchérissant encore sur son esprit anti-romain. Mais le P. EDOUARD D'ALENÇON, dans les Etudes franciscaines, t. VIII (1902), p. 643-653, a fait ressortir le caractère conjectural de la plupart des affirmations du Dr Lempp, et le P. VAN ORTROY, dans les Analecta Bollandiana, t. XXII (1903), p. 594-202, les a réfutées point par point.
[47] P. EDOUARD D'ALENÇON, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. VI, col. 812.
[48] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1605.
[49]
HUILLARD-BRÉHOLLES, Hist.
diplom. Frider., t. V, p. 1165-1167.
[50] Semex et infirmus, dit le Liber Pontificalis (t. II, p. 454), cito moritur.
[51] Fin août 1242, le roi de France, Louis IX, avait écrit aux cardinaux de ne rien négliger pour élire un pape et de ne pas se laisser effrayer par certain prince qui voulait cumuler l'Empire et le Sacerdoce n. C'était assez indiquer Frédéric. Saint Louis ajoutait qu'ils pouvaient compter sur l'appui de son royaume. (HUILLARD-BRÉHOLLES, t. VI, p. 68.)
[52] Le premier exemple d'un conclave, c'est-à dire de la pratique consistant à enfermer les cardinaux dans un local, d'où ils ne sortiront qu'après l'élection d'un pape, semble remonter à l'élection de Célestin IV, en 1241 (HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1613, note 2).
[53] HUILLARD-BRÉHOLLES, t. VI, p. 90-105 ; M. G., Leges,
t. II, p. 341.
[54] P. DESLANDRES, Innocent IV, Paris, 1907, p. 5-15.
[55] Khovaresm, région du Turkestan occidental, située au sud de la mer d'Aral.
[56] Sur le nombre de prélats, voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1636.
[57] Voir les canons du concile dans MANSI, t. XXIII, et dans HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1642-1648.
[58] HUILLARD-BRÉHOLLES, VI, 389-393.
[59] L'expectative était le droit conféré à un clerc d'être pourvu d'un bénéfice vacant ou qui viendrait à vaquer. Le concile de Trente a aboli les expectatives.
[60] Pendant sept ans, Innocent IV eut à dépenser plus de 200.000 marcs d'argent pour soutenir sa lutte contre Frédéric II. Sur les mesures de fiscalité qu'il employa, et sur les réclamations que ces mesures soulevèrent, voir E. BERGER, Saint Louis et Innocent IV, Paris, 1893 ; AOLINGER, la Nomination aux évêchés allemands sous Innocent IV ; P. FOURNIER, les Officialités au Moyen Age, Paris, 1880. Les plaintes des barons et du clergé de France furent appuyées par saint Louis lui même, dans un mémoire rédigé en 1247, et imprimé à la suite de la chronique de MATHIEU DE PARIS. Quelques historiens, il est vrai (SEPET, Saint Louis, p. 192), tiennent que l'authenticité de ce mémoire n'est pas incontestable. En toute hypothèse, c'est à tort qu'on a attribué, à ce propos, à saint Louis une soi-disant ordonnance, dite Pragmatique Sanction datée de mars 1269, qui aurait interdit les tributs onéreux mi, percevait la cour de Rome sur le clergé du royaume et pris d'autres mesures contre les prétendus empiétements de la papauté. Cet acte, qui a été considéré au VIIe et au VIIIe siècle comme le palladium des libertés de l'Eglise gallicane, est faux. Il a été fabriqué au XVe siècle, dit M. Langlois, par des gens qui n'étaient pas au courant des formules en usage dans la chancellerie des Capétiens directs, en vue de donner à la Pragmatique Sanction de Charles VII un précédent vénérable. (LANGLOIS, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. III, 2e partie, p. 63-64. Cf. WALLON, Saint Louis, t. II, p. 25-36 ; LECOT DE LA MARCHE, Saint Louis, son gouvernement et sa politique, un vol. in-4°, Tours, 1887, p. 187-215.)
[61] WALLON, Saint Louis, t. I, p. 212.
[62] SEPET, Saint Louis, p. 140.
[63] SEPET, Saint Louis, p. 156.
[64] HUILLARD-BRÉHOLLES, t. VI, p. 705, 706.