Les cardinaux ne délibérèrent pas longtemps pour choisir le successeur de Célestin III. Le jour même de la mort du pape défunt[1], le 8 janvier 1198, au second tour de scrutin, la majorité des suffrages se porta sur un des plus jeunes membres du Sacré-Collège, le cardinal Lothaire de Segni, de la famille des Conti, qui avait déjà donné à l'Italie des hommes d'épée, et qui devait, dans la suite, donner plusieurs papes à l'Eglise. Le nouvel élu était âgé de trente-sept ans seulement, il prit le nom d'INNOCENT III. Formé aux écoles de Rome, de Paris et de Bologne, il s'y était montré d'une égale aptitude dans l'étude des lettres, de la théologie, de la législation civile et canonique. Dans les différentes affaires que lui avait confiées son oncle, le pape Clément III, il avait fait preuve d'une habileté ferme et pleine de tact. Sous le pontificat de Célestin III, il avait employé ses loisirs à composer deux traités fort estimés : De contemplu mundi et De sacrificio missæ. Au physique, les témoignages des contemporains nous le dépeignent comme étant de taille petite, de physionomie agréable, avec de grands yeux, un nez droit, une bouche petite, une voix sonore et si bien timbrée qu'on l'entendait même quand il parlait à voix basse. Au moral, l'énergie belliqueuse de ses ancêtres était tempérée en lui par les vertus et les habitudes de sa vocation cléricale. La pureté de sa foi, l'austérité de ses mœurs, la parfaite correction de sa vie, défiaient les critiques de l'envie. La jeunesse du nouveau pape et ses éminentes qualités justifiaient les plus belles espérances. Lui-même, dès le moment de son élection, eut pleine conscience de l'immense tâche qui lui incombait. Libérer la ville de Rome et l'État pontifical du joug des factions, achever de soustraire l'Italie à la domination allemande, poursuivre la croisade contre les infidèles, purifier l'Europe de l'hérésie, maintenir les victoires de ses prédécesseurs sur les empiétements des pouvoirs temporels : telles furent les œuvres qui apparurent au pape Innocent III comme les plus urgentes à accomplir ; mais il semble bien que, dans la pensée du jeune, pontife, elles n'aient été que les conditions indispensables d'une autre mission plus haute, dont l'heure providentielle semblait venue : à savoir, organiser la chrétienté, dans ses institutions publiques comme dans la vie privée de chacun, parmi les laïques comme parmi les clercs, et réaliser cette organisation à la fois par l'établissement d'une puissante hiérarchie et par les inspirations d'une piété profonde dans les âmes. Il fut donné au pape Innocent III de remplir son programme, autant qu'un idéal de perfection pouvait être réalisé dans les conditions où se trouvait alors le monde. Son pontificat fut à la fois le point culminant de la primauté pontificale et de la civilisation au Moyen Age. Il y rencontra, plus d'une fois, de formidables oppositions, qu'il fallut vaincre. Il dut souvent, comme les Israélites dont parle le Livre d'Esdras, défendre de sa main gauche par l'épée la construction qu'édifiait sa main droite[2] ; mais nul n'était mieux préparé à remplir cette double mission que ce fils de guerriers si profondément prêtre, que ce brillant élève des universités si pénétré du sens des réalités vivantes, que ce jeune pontife dont toute l'ambition était de continuer l'œuvre de ses devanciers. I Toutes ces qualités d'Innocent III se manifestèrent dans les premiers actes de son pontificat. Le premier de ses soins fut de restaurer la puissance pontificale dans la ville de Rome et dans l'Etat romain. L'entreprise était ardue. L'autorité du pape rencontrait à Rome trois puissances rivales : celle du préfet, qui relevait officiellement de l'empereur et prenait son mot d'ordre en Allemagne ; celle du Sénat, qui représentait le peuple et s'appuyait parfois sur la populace ; celle des grands seigneurs, qui travaillaient surtout pour eux-mêmes, et qui, au premier mécontentement, se barricadaient dans leurs maisons transformées en forteresses. Quand ces trois pouvoirs se liguaient contre le pape, celui-ci n'avait plus qu'à quitter la ville ; quand ils se battaient entre eux, l'expédition régulière des affaires ecclésiastiques devenait bien difficile. Or ces trois pouvoirs étaient rarement en paix. Par des mesures politiques, où la fermeté et la souplesse furent habilement combinées, Innocent III parvint à se les soumettre. Le peuple lui ayant donné de grandes marques de sympathie à l'occasion de son couronnement et des largesses qu'il lui avait faites à cette occasion, le pape profita de ce mouvement populaire pour obtenir du sénateur qui gouvernait la ville au nom du peuple, un serment de vassalité à l'égard du Saint-Siège, Des représentants des villes voisines, des seigneurs, suivirent le mouvement, et firent hommage au souverain pontife. Le préfet de Rome lui-même ne voulut pas rester en retard, et prêta le serment avec d'autant plus de facilité, que l'Empire était vacant et qu'il n'aurait su auquel des deux prétendants il devait rendre compte de son administration[3]. Certes, il était impossible d'empêcher les agitations de renaître à des heures critiques ; elles se renouvelèrent en 1203 et 1204, au point d'obliger Innocent à quitter momentanément la ville. Mais le pontife ne se découragea point. Au temps même de son exil, il vint au secours de la bourgeoisie romaine par des avances d'argent faites aux commerçants[4], et, à son retour, il fonda pour les pauvres un grand hôpital, dont il confia la direction aux Frères Hospitaliers du Saint-Esprit, récemment fondés à Montpellier par le comte Guy[5]. C'est l'hôpital depuis connu sous le nom de San-Spirito. Des quêtes, organisées par l'ordre du pape en Italie, en Sicile, en Hongrie, pour venir en aide aux pauvres de Rome menacés par la famine, des œuvres d'assistance pour les vieillards et pour les enfants, une œuvre de refuge pour les pécheresses, achevèrent de conquérir à Innocent III l'affection du peuple Les tournées que fit ensuite le pape dans le Patrimoine de saint Pierre, les bienfaits qu'il y prodigua, les réformes économiques qu'il y réalisa[6], achevèrent d'affermir à la fois sa popularité et son pouvoir. Il se montra d'ailleurs aussi terrible aux puissants insoumis, que charitable et bon envers les faibles. Un ancien favori d'Henri VI, Markwald, sénéchal d'empire, se vit forcé par l'excommunication à abandonner les biens qu'il possédait indûment dans l'Italie centrale[7]. De même Conrad de Uerslingen, chevalier souabe, dut renoncer au duché de Spolète, que l'empereur lui avait donné[8]. Celui qui se montrait un si redoutable justicier à l'égard des seigneurs laïques, n'était pas moins impitoyable à l'égard des abus de sa propre cour. Il en renvoya les pages nobles. Il supprima les officines clandestines où se fabriquaient de fausses bulles[9]. Défense fut faite à tout membre de la curie d'exiger ou de solliciter une rétribution, à l'exception des scribes ou expéditionnaires des bulles, qui étaient payés à un taux fixe[10]. On vit le pape donner lui-même l'exemple d'une austère simplicité à sa table, dans son service, dans toute sa vie, et, afin que ses ordres ne restassent point lettre morte, donner trois fois par semaine une audience publique, pour entendre les réclamations de son peuple ou de ses officiers[11]. La soustraction complète de l'Italie à la domination allemande fut la seconde préoccupation d'Innocent III. Il fut soutenu dans cette entreprise par l'impératrice Constance, la veuve d'Henri VI, qui, sicilienne de naissance, s'était retirée, après la mort de son mari, dans le royaume des Deux-Siciles, et avait associé à son gouvernement son fils Frédéric. Pour affermir sa situation, elle renouvela le serment de vassalité qui reliait ce royaume au Saint-Siège, en renonçant aux privilèges que le roi Guillaume avait, en juin 1156, extorqués à Adrien IV par le traité de Bénévent. Puis, d'accord avec le pape, elle travailla à éloigner du royaume les Allemands détestés. Mais l'un et l'autre rencontrèrent bientôt un terrible adversaire dans ce Markwald qui, chassé de l'Italie centrale, se prétendait autorisé par un testament d'Henri VI à prendre la tutelle du prince Frédéric et la régence du royaume de Sicile. Le péril fut d'autant plus grand que le chancelier du royaume, Walter, conspirait avec Markwald. Une seconde excommunication, lancée par Innocent III contre l'imposteur, un pressant appel adressé à la population italienne et lui rappelant les atrocités commises par les troupes allemandes au temps d'Henri VI, la levée d'une troupe aux frais du Saint-Siège, le secours apporté par un chevalier français apparenté à la famille de Guiscard, Gautier de Brienne[12], enfin la mort de Markwald, ramenèrent la paix en Sicile, laquelle fut confirmée en 1208 par la diète de San-Germano[13]. L'anéantissement de la puissance impériale dans l'Italie du nord fut plus facilement réalisé, grâce à la reconstitution de la Ligue lombarde et à la création d'une Ligue des villes toscanes sous la protection du pape[14]. Les rivalités des deux prétendants qui se disputaient le pouvoir en Allemagne avaient favorisé le succès de l'œuvre d'indépendance entreprise par le pape en Italie. Elles firent plus encore ; elles contribuèrent à l'exaltation de ce pouvoir de juridiction suprême de la papauté dans les conflits politiques, que les chefs de l'Eglise avaient déjà exercé et qu'il était utile au monde de les voir exercer encore, parce que, de toutes les puissances sociales susceptibles d'intervenir pour assurer la paix du monde, la papauté était la seule qui offrît les garanties indispensables à cette mission. Les deux candidats à l'Empire l'avaient compris d'instinct. L'un et l'autre écrivirent au pape pour lui demander de confirmer son élection[15]. Innocent répondit que c'était aux seigneurs allemands de s'entendre sur une seule candidature ; qu'il leur offrait son concours à cet effet, mais que, s'ils n'aboutissaient pas à un accord, il prendrait lui-même l'affaire en mains[16]. Il écrivit en ce sens une circulaire à tous les princes de l'Empire[17]. Innocent appuyait son droit d'intervention dans l'élection impériale sur deux raisons, l'une d'ordre historique. et l'autre d'ordre logique : 1° c'est le Siège apostolique qui a transféré l'empire des Grecs aux Allemands en la personne de Charlemagne : il est donc juste qu'il intervienne dans le fonctionnement d'une institution qui lui doit son origine ; 2° c'est au pape qu'appartient le privilège de couronner l'empereur : il est logique qu'il ait le droit d'examiner la personne dont il doit être le consécrateur[18]. Une assemblée de la noblesse allemande, tenue à Bamberg, essaya de répondre à ces arguments, ou plutôt d'en esquiver la force, en se plaçant sur le terrain du pur droit romain et de l'indépendance nationale. Le pape répliqua au manifeste de Bamberg par une lettre qu'il envoya, en mars 1202, au duc de Zähringen, et dans laquelle il précisa, d'une manière très nette, la nature et les limites du droit d'intervention qu'il réclamait pour le Saint-Siège. Il ne se reconnaît pas le droit d'être juge des circonstances et de la validité de l'élection impériale ; c'est affaire d'Etat, qui ne concerne que la nation ; mais il maintient son droit d'apprécier la capacité de l'élu. L'empereur est le défenseur-né du Saint-Siège ; le Saint-Siège ale droit de repousser un défenseur incapable ou indigne. Par application de ce principe, Innocent III, dans sa célèbre Deliberatio[19], examina les titres des prétendants, et, se plaçant au point de vie de leurs qualités respectives, se prononça pour Otton IV. Mais le parti de Philippe de Souabe ne se soumit point, et Otton ne régna sans contestation qu'après la mort de Philippe, assassiné, le 21 juin 1208, par Otton de Wittelsbach. Le 4 octobre 1209, le pape, après avoir reçu de lui le serment de respecter les droits et la liberté de l'Eglise, le couronna empereur. Mais Otton ne réalisa pas les espérances que le pontife avait fondées sur lui. Par un parjure et une ingratitude dont l'histoire offre peu d'exemples, il se retourna avec insolence contre son bienfaiteur, s'empara des biens de la comtesse Mathilde, des comtés d'Ancône et de Spolète, ne tint aucun compte du concordat de Worms, et tenta de s'emparer de la Sicile. En novembre 1210, le pape prononça contre lui l'excommunication. Les seigneurs, qui avaient aussi lieu de se plaindre de sa tyrannie, élurent à sa place, en 1212, le pupille d'Innocent III. Frédéric II. Otton continua sa lutte pour le pouvoir, jusqu'à sa mort, qui advint en 1218. En fait, le candidat d'Innocent III avait trahi la confiance du pape, comme il avait trahi la confiance de ses sujets ; mais le principe de l'intervention pontificale, dans les limites où Innocent venait de le défendre, triomphait dans l'esprit de tous les juges impartiaux. II Indépendant dans son domaine, dégagé de l'étreinte germanique en Italie, arbitre reconnu des princes chrétiens, Innocent III pouvait désormais exercer une action plus décisive contre l'hérésie ; tenter une offensive plus vigoureuse contre l'Islam ; parler avec plus d'autorité aux souverains pour leur rappeler leurs devoirs envers l'Eglise et envers les peuples ; reprendre, sur un plan plus vaste, l'œuvre traditionnelle de la papauté pour la réforme des mœurs dans l'Eglise et l'organisation chrétienne du monde ; réaliser, en un mot, dans sa partie positive, le programme qu'il s'était tracé, ou plutôt que les circonstances lui avaient imposé au début de son pontificat. Dès la première année de son règne, sur les terres mêmes du domaine de saint Pierre, le pape s'était trouvé en face de l'hérésie manichéenne. Les consuls de Viterbe en avaient favorisé l'établissement dans cette ville. Le pape Innocent III écrivit, à ce propos, la lettre la plus violente qui soit sortie de sa chancellerie. Vous ne craignez ni Dieu ni les hommes, s'écriait-il. Vautrés dans votre péché, comme la bête de somme dans son fumier, vous êtes plus perfides que les Juifs, plus cruels que les païens. Les Juifs n'ont crucifié qu'une fois le Fils de Dieu ; vous, vous le crucifiez tous les jours dans ses membres[20]. Le biographe d'Innocent III explique ainsi une pareille indignation. Il ne voulait pas, dit-il, qu'on pût reprocher à l'Eglise romaine de tolérer l'hérésie dans son domaine propre ; qu'on pût lui dire : Médecin, commence par te guérir toi-même ou bien : Ôte d'abord la poutre de ton œil. Aussi prit-il des mesures sévères. Tout hérétique découvert fut arrêté et traduit devant les- tribunaux séculiers, pour y être jugé. Les biens des coupables furent confisqués. En cas de récidive, ils furent chassés de la ville. Ce statut rigoureux, appliqué à tout le Patrimoine pontifical, eut pour effet d'en faire disparaître toute trace d'hérésie[21]. Les Etats de l'Eglise ne connurent plus, à partir de ce moment, ces mystérieux patarins qui, combattant à la fois le mariage, la famille et les liens les plus solides de la société, avaient, comme on l'a justement écrit, toute l'apparence de vrais anarchistes[22]. Dispersée en diverses contrées de la France et de l'Italie, l'hérésie néo-manichéenne s'était surtout propagée en Provence. Sur cette terre ensoleillée, où les passions sont ardentes et fortes, où la foi elle-même se manifeste tout ensemble d'une façon plus austère et plus éclatante, et où se divinisent facilement toutes choses, le bien comme le mal, cette doctrine du Double Dieu, si audacieuse dans ses prétentions et si licencieuse dans sa pratique, qui, huit siècles plus tôt, avait séduit la jeunesse inquiète de saint Augustin, trouva un facile accès. La jeune poésie des troubadours, qui préludait alors, en Provence, au réveil littéraire de l'Europe, s'en fit le porte-voix harmonieux. Les fils des chevaliers qui, lors de la première croisade, à la suite de Raymond IV de Toulouse, n'avaient voulu céder à personne l'honneur de monter les premiers à l'assaut de Jérusalem, suivirent le nouveau mouvement. Un propre descendant de cet austère chevalier du Christ, Raymond VI de Toulouse, se prononça pour l'hérésie. Non point qu'il affectât de renier la foi de ses pères. On le voyait, au contraire, combler de ses bienfaits des congrégations religieuses, assister pieusement aux offices, et, lorsqu'il rencontrait sur son chemin un prêtre portant l'Eucharistie à un malade, descendre de cheval pour adorer Dieu présent dans l'hostie. Mais il permettait aux prédicateurs de la secte de prêcher la nuit dans son palais, leur prodiguait son argent et ses faveurs, et faisait élever son fils dans les doctrines nouvelles. Ce grand seigneur avait, au surplus, la vie la plus libertine ; les compagnons de ses débauches et les fruits de ses désordres emplissaient sa cour. Quelle était, au fond, sa pensée ? La réponse qu'il fit un jour à l'abbé de Grandselve, Arnaud Amalric, nous la révèle peut-être. Ce dernier lui dénonçait un hérétique coupable d'avoir souillé un autel et blasphémé en public. À Dieu ne plaise, répondit Raymond, que, pour un fait de ce genre, je sévisse jamais contre un compatriote ! Chevaliers et troubadours, justement fiers d'avoir, sans cesser d'être Français, leur langue, leur littérature et leur civilisation spéciale, n'auraient pas été fâchés sans doute d'avoir, sans quitter la grande Eglise, leur religion à part. Telle aurait été, du moins, la pensée de la grande majorité d'entre eux ; car un certain nombre de nobles et de poètes refusèrent toujours de partager les nouvelles erreurs, ou s'en séparèrent avec éclat dès qu'ils en aperçurent le danger. Tel fut cet Arnaud Amalric, troubadour converti, qui devint, dans la suite, un des plus ardents adversaires des hérétiques. Quoi qu'il eu soit, les chants des troubadours provençaux, qui devaient éveiller plus tard le génie lyrique de saint François d'Assise[23], furent de puissants instruments de propagande pour l'hérésie ; car le jongleur, qui s'en allait, de château en château, de village en village, redire ses sirventes et ses cantilènes, ses chants de guerre et ses chants de plaisir, jouait, au XIIe siècle, à peu près le rôle que le tribun, le journaliste ou le pamphlétaire remplissent de nos jours. C'est par ses chansons, cent fois répétées, aussi bien que par les sermons des prédicateurs attitrés de la secte, que le peuple accepta la doctrine du Double Dieu[24]. Au commencement du XIIe siècle, l'hérésie néo-manichéenne ou cathare se trouvait répandue dans toute la France méridionale, de Marseille aux Pyrénées. Avignon, Marseille, Montpellier, Béziers, Albi, Carcassonne, en étaient les principaux foyers. Comme ses adeptes étaient particulièrement nombreux à Albi, où ils étaient ouvertement protégés par Roger II Trencavel, vicomte de Béziers, ils reçurent le nom d'Albigeois. La tolérance qui régnait d'une manière toute spéciale dans le midi de la France[25], leur permit de s'organiser plus complètement que partout ailleurs. Ils opposèrent leur hiérarchie à la hiérarchie catholique. Toulouse et Carcassonne eurent leurs évêques albigeois. Ces évêques étaient assistés par des diacres, qui, ayant une résidence fixe dans un village central, rayonnaient tout autour, prêchant la doctrine et présidant aux rites d'initiation. Au-dessous du clergé, on distinguait deux catégories de fidèles : les Parfaits, qui avaient reçu le consolamentum et à qui toute la doctrine avait été révélée, et les Croyants, qui étaient des adhérents plutôt que des initiés. A côté de l'hérésie cathare ou albigeoise proprement dite, était venue s'installer l'hérésie vaudoise, qu'il importe de ne pas confondre avec elle, et qui même, dans les débuts, se posa comme son adversaire. Les Vaudois, connus d'abord sous le nom de Pauvres de Lyon, devaient leur origine à un riche marchand lyonnais, Pierre Valdo, qui, vers 1170, pris du désir de réformer l'Eglise, se mit à prêcher la pauvreté et la lecture de l'Evangile. Peu à peu les tendances radicales de leur doctrine s'accentuèrent. À force de simplifier le catholicisme, ils allèrent presque jusqu'à le supprimer. Ils devaient finir par nier le culte des saints, le purgatoire, la transsubstantiation, le sacerdoce, la hiérarchie[26]. Le pape Lucius III les ayant excommuniés, ils quittèrent le pays de Lyon, et se répandirent en Franche-Comté, en Bourgogne, en Dauphiné, du côté du Nord, et, du côté du Midi, jusqu'en Provence et en Narbonnaise. Les progrès de l'hérésie la rendirent audacieuse. On vit des Albigeois envahir les églises de Castelnaudary pour y chanter leurs cantiques, spolier de ses dîmes l'évêque de Toulouse, menacer dans sa cathédrale le chapitre de Béziers et le forcer à s'y fortifier[27]. Dans une sorte de concile tenu par les Albigeois à Saint-Félix de Caraman, on avait vu apparaître un évêque hérétique de Constantinople, Nicétas, venu, semble-t-il, pour établir un lien permanent entre les cathares de la France méridionale et ceux de l'empire grec[28]. Le péril d'une telle organisation à l'appui d'une doctrine si ruineuse du catholicisme, et même de tout ordre social, ne pouvait laisser indifférente la papauté. Celle-ci toutefois, avant de faire appel aux mesures rigoureuses, voulut épuiser les moyens de persuasion. Le décret de Lucius III sur la recherche et la répression des hérétiques était resté à peu près lettre morte. L'Eglise, toujours prompte à proclamer les droits de la vérité, parce que sa charité envers Dieu l'y pousse, est toujours lente à les faire prévaloir par la rigueur, parce que sa charité envers les hommes la retient. Au milieu du XIIe siècle, saint Bernard avait essayé de convaincre les néo-manichéens du Midi en prêchant à Bordeaux, à Périgueux, à Cahors, à Toulouse, la vraie doctrine. Il y avait recueilli surtout des injures[29]. En 1178, Alexandre III, à la demande de Raymond V, comte de Toulouse, et des rois de France et d'Angleterre, avait envoyé en Languedoc un cardinal légat, muni de pleins pouvoirs pour réprimer l'hérésie. La soumission de quelques hérétiques, à qui furent imposées des pénitences publiques, des pèlerinages et des amendes, fut le seul résultat de cette mission, dont l'influence sur le mouvement général de l'hérésie fut à peu près nulle[30]. En 1198, Innocent III donnait à des religieux cisterciens, envoyés comme légats dans le comté de Toulouse, le pouvoir d'y appliquer toutes les sanctions jusque-là édictées par les conciles contre les hérétiques[31] ; mais leur rappelait aussitôt qu'il voulait la conversion des pécheurs et non leur extermination. Nous vous ordonnons, leur écrivit-il, de choisir des hommes d'une vertu éprouvée. Prenant pour modèle la pauvreté du Christ, vêtus humblement, mais pleins d'ardeur pour leur cause, ils iront trouver les hérétiques, et, par l'exemple de leur vie comme par leur enseignement, ils tâcheront, avec la grâce de Dieu, de les arracher à l'erreur[32]. Peu de temps après, c'est-à-dire au cours de l'année 1207, deux Espagnols, arrivant de nome, l'évêque d'Osma, Diego de Acebes, et le sous-prieur de son chapitre, Dominique de Gusman, se rendirent en Languedoc pour y réaliser ce programme. L'évêque Diego dut retourner en Espagne après quelques mois de son ministère en France, et y mourut presque aussitôt. Dominique continua seul l'œuvre entreprise. Né en 1170, le nouveau missionnaire était dans la force de l'âge. Sa stature, dit un témoin de sa vie, était médiocre, mais son visage était beau. Ses cheveux et sa barbe étaient d'un blond vif. Il était toujours radieux et agréable, excepté quand il se trouvait ému de compassion par quelque affliction du prochain[33]. Il marchait pieds nus, mendiant son pain, prêchant sur les chemins et dans les carrefours des villes et des villages, à la manière du divin Maitre. Les hérétiques, d'abord, se moquèrent de lui, lui firent les pires menaces, tentèrent de les réaliser. La calme sérénité de son âme, sou imperturbable intrépidité au milieu des dangers, des grâces spéciales de Dieu, qui confirma plus d'une fois sa parole par des miracles, le préservèrent de tout mal. Mais, dans les premiers jours de 1208, un tragique événement, l'assassinat d'un des légats du pape, le moine cistercien Pierre de Castelnau, amena Innocent III à modifier son attitude. III Le plan d'Innocent III, tel qu'on le trouve nettement formulé dans sa correspondance avec ses légats, était de ne pas s'attaquer directement au puissant comte de Toulouse, mais de gagner successivement les barons du midi et les bourgeoisies locales, afin que Raymond, se voyant abandonné, se convertît, ou qu'on eût plus facilement raison de lui[34]. Mais, d'une part, la plupart des seigneurs à qui des appels furent adressés, se montrèrent réfractaires ou indolents ; d'autre part, le comte de Toulouse répondit à cette tactique en se montrant plus irréductible que jamais. Le pape eut alors recours aux sanctions spirituelles. Il fit prononcer par son légat Pierre de Castelnau une sentence d'excommunication, qu'il confirma par une lettre énergique adressée au comte le 29 mai 1207[35]. Le pape voulait l'épouvanter, et parut d'abord y réussir[36]. Raymond promit de s'amender, et entra en négociations avec le légat ; mais sa promesse cachait des projets de vengeance. Un jour que Pierre de Castelnau, las de ses tergiversations, menaçait de rompre les pourparlers, le comte ne put retenir sa colère : Prenez garde, s'écria-t-il à haute voix devant ses gens ; partout où vous irez, par terre ou par eau, j'aurai l'œil sur vous. Quelques jours plus tard, le 16 février 1203, comme Pierre de Castelnau, après avoir célébré la sainte messe, se disposait à passer le Rhône, à Saint-Gilles, un écuyer de Raymond le frappa à l'improviste, d'un violent coup de lance au bas des côtes. La blessure était mortelle. Puisse Dieu te pardonner comme je te pardonne ! s'écria le martyr avant d'expirer. L'attentat était d'une gravité exceptionnelle. Le meurtre d'un ambassadeur a toujours été considéré, chez tous les peuples, comme un casus belli au premier chef ; il était, de plus, dans la circonstance présente, la consommation d'une série d'attentats accumulés contre les catholiques depuis un siècle ; il se produisait au moment où la papauté venait d'employer sans succès tous les moyens pacifiques de réduire l'hérésie. Raymond de Toulouse se trouvait, par ailleurs, au point de vue de la responsabilité, dans une situation analogue à celle d'Henri II, roi d'Angleterre, après le meurtre de Thomas Becket. La voie normale de la répression eût consisté dans une action commune du pape et du roi de France, suzerain du comte de Toulouse. Mais Philippe Auguste, plusieurs fois déjà invité à faire dans le Midi une démonstration militaire[37], s'y était refusé, alléguant sa guerre avec Jean sans Terre. Innocent III se décida donc à écrire, non seulement au roi de France, mais à tous les barons et évêques du royaume, la lettre suivante : Quoique le comte de Toulouse soit déjà excommunié depuis longtemps pour plusieurs crimes énormes, cependant, comme certains indices font penser qu'il est coupable de la mort de notre saint légat Pierre de Castelnau, comme il l'a menacé publiquement de le faire mourir, comme il a admis le meurtrier dans son intimité, nous le déclarons, une fois de plus, excommunié. Et, comme les saints canons ne veulent plus qu'on garde la foi à celui qui ne la garde pas à Dieu, nous délivrons de leur serment, par l'autorité apostolique, tous ceux qui lui ont promis féauté, société ou alliance. Tous les catholiques, sauf le droit du seigneur principal, ont la permission, non seulement de poursuivre sa personne, mais encore d'occuper ses domaines[38]. Dans ce grave document, tous les faits qui vont suivre étaient en germe. Les historiens ont émis des opinions très divergentes sur le caractère de la croisade entreprise contre les Albigeois. Il semble bien que ces divergences se trouveraient fort atténuées, si l'on distinguait attentivement dans cette expédition trois périodes. Au début, le point de vue religieux prédomine : c'est l'hérésie qu'ou veut abattre pour obéir au pape. Puis, peu à peu, l'intérêt politique, la rivalité de race, se mêlent à la préoccupation religieuse. Finalement, cet intérêt politique devient prépondérant ; la croisade se transforme en une guerre dynastique, qui profite surtout à la France et compromet les résultats obtenus en faveur de l'Eglise. D'un bout de la France à l'autre, dans toutes les régions du nord et du centre, et, fait digne de remarque, dans plusieurs régions du midi, l'appel du pape fut entendu. L'ost fut merveilleuse, chante le poète de la croisade. Quant à dire le nombre des chevaux et des cavaliers, ou les sommes d'argent que coûtèrent les croix de soie et d'orfroi qu'on se mettait au côté droit de la poitrine, jamais Dieu ne fit clerc assez bon comptable pour en supputer la moitié ni le tiers[39]. Raymond de Toulouse, effrayé, demanda à se réconcilier avec l'Eglise. En costume de pénitent, nu jusqu'à la ceinture, il vint s'agenouiller sur le seuil de l'église de Saint-Gilles, où reposaient les restes de Pierre de Castelnau, et jura, la main sur les saintes reliques, d'obéir au pape et à ses légats. Dix jours plus tard, ayant reçu de la part du nouveau légat pontifical, Milon, l'absolution de son excommunication, le comte entra dans l'église même, et promit, sur les saints Evangiles, que lorsque les princes croisés arriveraient dans ses terres, il exécuterait toutes leurs injonctions[40]. Cette scène se passait le 30 juin 1209. De tels engagements étaient trop absolus pour être exécutés. Il était permis de douter qu'ils fussent sincères. A la fin de ce même mois, la grande armée des croisés,
bannières déployées, arrivait en Provence, et se dirigeait vers la vicomté de
Béziers, dont le chef, Raymond Roger, s'était déclaré ouvertement le
protecteur de l'hérésie. Le but des légats, qui, au début, furent les vrais
chefs de l'expédition, était d'imposer tout d'abord aux hérétiques une
terreur salutaire, par un exemple exercé sur le plus insolent de leurs
défenseurs. Le choc des croisés sur les hautes murailles de la ville fut
irrésistible. Au premier assaut, le 21 juillet 1209, la cité fut prise. Mais
il fut bientôt visible que les chefs n'étaient pas maîtres de leurs troupes.
Le pillage, le massacre et l'incendie souillèrent cette première victoire. Il y a dans l'armée, écrivaient les légats, trop de gens qui sont de corps avec nous, mais non
d'esprit[41].
De Béziers, l'armée marcha sur Carcassonne, où le vicomte Raymond Roger
s'était réfugié. La ville se rendit ; mais cette fois les légats réussirent à
contenir l'impétuosité des troupes. Les personnes et les biens furent
respectés[42].
Le vicomte de Béziers, fait prisonnier, mourut peu de temps après. La terre conquise, il fallait la remettre en mains sûres. Les légats convoquèrent à cet effet les princes croisés. La suzeraineté du Languedoc fut successivement offerte au duc de Bourgogne, au comte de Nevers et au comte de Saint-Pol, qui refusèrent d'être investis de ce fief conquis par un massacre. Un petit seigneur de l'Ile-de-France, pourvu de domaines en Angleterre, Simon de Montfort, comte de Leicester, après avoir fait quelques difficultés, finit par accepter. Celui qui devait désormais incarner dans sa personne le
mouvement de la croisade, était un catholique ardent et sincère, un chef
d'armée de premier ordre, un diplomate plein de ressources. Ses contemporains
vantent sa foi vraie, quoique un peu fière, sa chasteté rigide, sa hardiesse
dans les combats, son opiniâtreté dans la lutte, sa prudence dans les
conseils ; mais une dureté excessive, un attachement 3on portrait. trop
prononcé à ses intérêts personnels, un dédain non dissimulé pour la race
méridionale, qu'il jugeait inférieure, et qui ne pouvait être régénérée,
selon lui, que par l'introduction des institutions du nord, loi firent
outrepasser les instructions du pape, et lui aliénèrent les sympathies des
populations qu'il était chargé de pacifier. La nature morale de Simon de
Montfort se révélait dans son extérieur. Le chroniqueur Pierre des Vaux de
Cernai le dépeint de haute taille, avec une
physionomie distinguée, de fortes épaules, un corps d'une vigueur et d'une
souplesse incroyables[43]. Un tel homme poussa quelquefois la rigueur jusqu'à la férocité ; mais il faut reconnaître, avec un grave historien, qu'en même temps, ses adversaires allaient jusqu'à la sauvagerie[44]. Sa tactique ne fut pas toujours d'accord avec celle de la papauté. Mais que de traits de bravoure et de foi dans ce vrai chevalier ! Au siège de Carcassonne, un croisé gisait au fond d'un fossé, avec une jambe cassée, sous la pluie de pierres qu'on jetait de la ville. Simon, suivi d'un seul écuyer, et risquant vingt fois sa vie, descend dans le fossé, emporte le malheureux, et le sauve ainsi d'une mort certaine... Un dimanche, après avoir entendu la messe et communié, il partait pour se battre à Castelnaudary, lorsqu'un moine cistercien crut bon de lui adresser quelques paroles d'encouragement. Pensez-vous donc que j'aie peur ? dit Simon. Il s'agit de l'affaire du Christ. L'Eglise entière prie pour moi. Je sais que nous ne pouvons pas avoir le dessous[45]. De 1209 à 1212, il fit tomber en son pouvoir presque toutes les places fortes du Languedoc. Raymond ne gardait plus que Toulouse et Montauban. Pendant ce temps-là, Innocent III essayait d'amener le comte de Toulouse à de meilleurs sentiments. En 1211, un concile, réuni à Narbonne, fit auprès de lui une nouvelle tentative de conciliation. On lui promit de lui faire rendre l'entière possession de ses biens, à la seule condition qu'il expulserait les hérétiques de ses Etats[46]. Raymond fit la sourde oreille. Les propositions faites à Narbonne furent renouvelées dans une assemblée tenue à Montpellier. Le comte de Toulouse parut accepter ce qu'on lui proposait. Mais le lendemain, au moment où l'on allait préciser les conditions exigées de lui, il quitta brusquement la ville. Pendant l'été de 1212, le pape, voulant lui donner une dernière preuve de son esprit de justice, déclara prendre sous sa protection le comte de Toulouse contre Simon de Montfort lui-même. Sa raison était que Raymond, bien qu'accusé d'hérésie, n'avait pas été convaincu et jugé : on devait donc se contenter de mettre ses biens sous séquestre, et ne pas les traiter comme des biens définitivement conquis. Mais Montfort, de son côté, ne se mettait guère en peine de se conformer à cette décision. Poursuivant sa marche en avant, il s'installait en maitre dans les villes et dans les châteaux forts, et faisait rédiger des statuts par des assemblées où les Méridionaux avaient leur place, mais où il faisait imposer aux contrées conquises la coutume de Paris, les usages du nord. Il se présentait comme le sauveur qui vient substituer l'ordre, la centralisation et la paix à l'anarchie féodale, dont les anciens comtes de Toulouse n'avaient pas su préserver le pays[47]. De telles mesures, si habilement qu'elles fussent présentées, exaspéraient les populations du Midi. Des seigneurs catholiques prenaient fait et cause pour Raymond. En 1212, le roi d'Aragon, Pierre II, ému des progrès de Simon de Montfort et du péril que couraient les provinces du Midi, intervint en faveur de son beau-frère Raymond VI. Les deux versants des Pyrénées n'étaient alors qu'une même patrie. Languedoc, Catalogne, Aragon, avaient les mêmes goûts pour la poésie et la même langue littéraire. Il se faisait, par-dessus les Pyrénées, un échange actif et continu de troubadours et de chevaliers, d'idées, de chansons et de marchandises[48]. Le pape lui-même intervint une fois encore. Il enjoignit au vainqueur du Languedoc de réparer les dommages qu'il avait causés dans plusieurs comtés qui dépendaient, comme fiefs, du royaume d'Aragon[49]. Innocent III fit plus encore. Il jugea que le comte de Toulouse était assez puni, et il enjoignit à Simon de mettre fin à son expédition, pour prendre part à une croisade contre les Sarrasins d'Espagne. Il écrivit à ce propos, le 15 janvier 1212, à l'archevêque de Narbonne : Entends-toi avec l'illustre roi d'Aragon, pour arrêter des conventions de paix. Applique-toi à pacifier tout le Languedoc. Cesse de provoquer le peuple chrétien à la guerre contre l'hérésie[50]. Cette lettre, a-t-on
écrit, est de la plus haute importance. Elle prouve
que, pour Innocent III, la croisade était terminée à la fin de 1212. Si elle
dura encore seize ans, ce fut malgré le Saint-Siège. Il en avait été de cette
expédition comme de la croisade de 1204, qui, au lieu de se diriger sur
Jérusalem, comme le voulait le pape, avait abouti à Constantinople. Les
intérêts politiques l'avaient emporté sur les intérêts religieux ; les
convoitises des princes, sur la défense de la chrétienté. La croisade, à
dater de 1213, n'était plus qu'une œuvre poursuivie par les seigneurs du Nord
pour déposséder les seigneurs du Midi ; par les rois de France, pour réunir à
la couronne la magnifique province qu'était le Languedoc[51]. Tout en désapprouvant la
continuation de la guerre, Innocent III continua à la surveiller, pour
défendre les opprimés et rappeler sans cesse les vainqueurs à la modération
et à la justice. En 1215, dépouillés de leurs terres par la victoire de Simon
de Montfort. Raymond VI et son fils demandèrent la protection du pape, dont
ils connaissaient la justice et la charité, et leur espoir ne fut pas trompé.
Garde-toi de désespérer, répondit Innocent III aux supplications du comte de
Toulouse. Si Dieu me laisse assez vivre
pour que je puisse gouverner selon la justice, je ferai monter ton droit si
haut, que tu n'auras plus cause de te plaindre ni à Dieu ni à moi.
En attendant, par un décret qui essaya de concilier
le droit de conquête de Simon de Montfort et les droits héréditaires de
Raymond VI, le pape partagea entre eux les anciennes possessions des comtes
de Toulouse. Qu'on examine de près la rédaction
de cet instrument, reconnaît loyalement
M. Luchaire, et l'on y verra qu'Innocent
III a encore fait ce qu'il a pu pour atténuer le gain des vainqueurs et
ménager l'autre parti. Enfin, le dernier
acte d'Innocent III dans le Languedoc, acte qu'il accomplit le 21 décembre
1215, six mois avant sa mort, — fut encore en
faveur des Albigeois vaincus contre les vainqueurs. Il donna mission à
l'évêque de Nîmes et à l'archidiacre de Conflans de reprendre au chef des croisés le château de Foix et de
faire une enquête pour savoir au juste dans quelles circonstances le domaine
du comte avait été annexé aux terres conquises. M. Luchaire, qui cite ce fait[52], le commente en faisant ressortir l'esprit de justice du
pape : N'ayant pu maintenir à la croisade son caractère religieux, il
voulait empêcher qu'elle aboutit dans l'ordre temporel à des conséquences extrêmes.
À plusieurs reprises, il avait défendu contre les violents la cause de la
modération et de la justice[53]. IV Pendant que, dans le Midi de la France, Simon de Montfort et Philippe Auguste faisaient dévier à leur profit personnel la croisade des Albigeois, un spectacle analogue se produisait sur un plus vaste théâtre, eu Orient, au cours de la quatrième croisade contre les Turcs. Dès ses premières encycliques, Innocent III avait manifesté son dessein de grouper toutes les forces de la chrétienté en vue d'une grande croisade[54]. Ce projet avait une place marquée dans le vaste plan de sa politique générale : l'organisation chrétienne du monde. Par une croisade universelle, bien conduite et bien maintenue dans son esprit surnaturel, les princes et les seigneurs, mus par le désir de délivrer le tombeau du Christ et d'assurer le salut de leurs âmes, s'arracheraient aux luttes privées et s'organiseraient entre eux dans une hiérarchie plus étroite et plus solide, sous une inspiration plus intime de l'Eglise et du pape. Innocent III ne désespérait pas de voir les deux empires d'Occident et d'Orient, ramenés, l'un aux justes limites de sa mission, l'autre à la communion avec le Saint-Siège, collaborer avec lui à la réalisation de sa grande œuvre. Ses premiers actes : l'expulsion de l'influence allemande hors des Etats de l'Eglise, puis des Deux-Siciles, de la Toscane et de la Lombardie, les efforts de sa diplomatie pour réconcilier Philippe Auguste avec Richard Cœur de Lion, pour pacifier la péninsule italique et la Hongrie, n'étaient que les préliminaires de son entreprise. Seulement, dès les premières ouvertures du pape aux
princes chrétiens, il fut visible que, si le projet de croisade était
volontiers accepté par tous, deux idées allaient se heurter au moment venu de
l'entrée en campagne. En face de la politique
traditionnelle des papes, qu'Innocent III voulait reprendre, se dressait le
plan de croisade du parti gibelin. Pour le pape, tous les efforts de la
chrétienté devaient être subordonnés à la conquête des Lieux Saints, et il
suffirait de la diplomatie pour modifier les dispositions de l'empereur de Constantinople
vis-à-vis de l'Occident et l'amener à coopérer à cette œuvre. Le plan
gibelin, au contraire, consistait à détruire l'empire byzantin et à lui
substituer un empire latin, qui serait le meilleur auxiliaire de la croisade,
Henri VI avait emprunté ce plan aux rois normands de Sicile ; son frère
Philippe de Souabe en était le dépositaire ; Boniface de Montferrat allait en
être l'exécuteur[55]. Trois faits
successifs, en effet, trois déviations imposées par les princes à l'idée
première d'Innocent III : l'expédition contre Zara, à la demande des
Vénitiens, une première prise de Constantinople à l'instigation du prince
Alexis, et une seconde prise de Constantinople au bénéfice des croisés pour
la constitution d'un empire latin, vont faire triompher le plan gibelin. En
présence des divers échecs de son plan primitif, le pape, conciliant la
fidélité aux principes avec une politique très souple, cherchera à tirer le
meilleur parti possible des événements. Sur l'invitation du pape, un grand nombre de prédicateurs se répandirent dans toutes les contrées de l'Europe, invitant les fidèles à prendre la croix. Le plus célèbre de ces prédicateurs populaires fut un curé de campagne, des environs de Paris, Foulques de Neuilly. Rompu aux travaux du saint ministère, initié aux sciences sacrées dans cette université de Paris où brillaient alors Pierre de Corbeil, le futur cardinal, Pierre le Chantre, Petrus Cantor, renommé pour l'éclat de son enseignement théologique, et Pierre le Vorace ou le mangeur de livres, Petrus Comestor, ainsi nommé à cause de son avidité à tout lire et à tout savoir, Foulques possédait les deux qualités essentielles de l'orateur chrétien : le zèle d'un apôtre et la science d'un docteur. Une voix puissante, capable de dominer le tumulte des foules, une santé de fer, une énergie si indomptable qu'elle allait parfois jusqu'à la rudesse, complétaient en lui les dons du missionnaire[56]. Pierre le Chantre, à qui le pape Innocent III avait demandé de se charger de la prédication de la croisade, et à qui ses forces ne permettaient plus une si lourde mission, demanda et obtint de s'en décharger sur le plus estimé de ses disciples, le curé de Neuilly-sur-Marne[57]. Dès la fin de l'année 1199, l'éloquence de Foulques avait gagné à sa cause le comte Thibaut de Champagne, le comte Louis de Blois, le comte Simon de Montfort, de nombreux vassaux de l'Île-de-France et de la Champagne, et le futur historien de la croisade, Geoffroi de Villehardouin. Au commencement de l'année suivante, Baudouin, comte de Flandre, Henri, son frère, et un grand nombre de seigneurs flamands prenaient aussi la croix. En 1201, la prédication du moine Martin, abbé de Pairis, près de Colmar, obtenait l'adhésion d'une grande partie des seigneurs allemands. Le Sénat de Venise consentit à transporter et à nourrir pendant un an une armée de 4.500 chevaliers, 9.000 écuyers et 20.000 fantassins, et à joindre à l'expédition 50 galères montées. Les croisés s'engagèrent à payer 85.000 marcs d'argent, soit 4.200.000 francs, et à partager par moitié avec les Vénitiens toutes les terres dont ils feraient la conquête[58]. Cette intervention des Vénitiens, rois de la mer, dont on ne pouvait se passer, mais commerçants âpres au gain, fut une première cause de souci pour Innocent III[59]. Une autre peine lui vint de l'abstention presque générale des souverains. Ni Philippe Auguste, excommunié après son divorce, ni Otton de Brunswick, en lutte avec Frédéric de Souabe, ni les princes dont le pape avait repoussé les prétentions en Italie, ne prirent part à la croisade. Mais jamais les seigneurs n'avaient été si nombreux, n'avaient paru si bien préparés, si disposés à marcher d'accord, sous la direction générale du pape et de ses légats[60]. La mort de Thibaut de Champagne, le chevalier poète, que les barons avaient d'abord acclamé comme leur chef, et le choix qui fut fait aussitôt pour le remplacer, du marquis Boniface de Montferrat, frère de l'ancien rival de Guy de Lusignan, furent deux événements de funeste augure. Peu de temps après, quand, à l'été de 1202, le légat pontifical, Pierre Capuano, se rendit à Venise, pour s'embarquer avec les croisés, il apprit avec stupéfaction que la flotte, au lieu d'appareiller sur l'Egypte ou la Syrie, se préparait à partir pour la Dalmatie. Le vieux Doge, Dandolo, lui signifia, d'ailleurs, qu'il pouvait suivre l'armée en qualité de prédicateur, si cela lui convenait, mais qu'il ne pouvait songer à y tenir le rang de légat, c'est-à-dire de représentant de l'autorité romaine. Cette rébellion déclarée de Venise à l'égard du pape était-elle le résultat d'un plan concerté avec Boniface de Montferrat, d'une entente conclue avec le prince Alexis, fils de l'empereur détrôné de l'Orient[61], ou même d'un complot tramé avec le soudan d'Egypte, qui aurait promis aux Vénitiens des avantages commerciaux s'ils parvenaient à détourner la campagne qui le menaçait[62] ? Toutes ces hypothèses ont été faites. Aucune d'elles n'est nécessaire pour expliquer la conduite des Vénitiens. Il suffit de remarquer que le port de Zara, sur la côte de la Dalmatie, gênait leur commerce dans l'Adriatique. Forts de leur traité avec les croisés, à qui leur flotte était indispensable, ils mirent en première ligne des conquêtes à réaliser, celle de Zara, et s'en emparèrent en effet. Le pape, qui avait défendu aux croisés, sous peine d'excommunication, d'attaquer une ville chrétienne, ne voulut pas, au début de l'expédition, se montrer impitoyable, et leva la censure encourue[63]. La bienveillance pontificale ne paraît pas avoir beaucoup touché les marchands de Venise. Au printemps de 1203, il fut manifeste qu'à l'affaire de Zara succédaient les préparatifs d'une nouvelle entreprise en dehors du plan tracé par le pape. Cette fois-ci, le doute n'était plus possible : un pacte avait été conclu, à Zara même, à l'instigation des Vénitiens et de Philippe de Souabe, entre Boniface de Montferrat, chef de la croisade, et les représentants du jeune prince Alexis, fils de l'empereur détrôné, Isaac l'Ange, pour reconquérir le pouvoir impérial contre l'usurpateur Alexis III. Le prétendant s'engageait à verser aux croisés une somme de 200.000 marcs d'argent, à prendre part en personne à la croisade, à entretenir perpétuellement en Terre Sainte un corps de 500 chevaliers, et à se soumettre à l'autorité religieuse de Rome[64]. Le pape, aussitôt qu'il eût appris la nouvelle du pacte de Zara, défendit formellement aux croisés d'attaquer l'empire byzantin[65]. Mais il était trop tard : quand la lettre pontificale arriva à destination, la flotte des croisés avait déjà fait voile pour Constantinople. Le premier assaut donné à la capitale de l'Orient eut lieu le 7 juillet 1203. Les mercenaires indisciplinés qui composaient l'armée d'Alexis III, ne purent pas résister plus de dix jours à l'armée des croisés. Le 17 juillet, le vieux doge Dandolo sauta le premier, le gonfanon de Saint-Marc à la main, sur l'une des passerelles volantes que la flotte jeta sur le rivage. Alexis III s'enfuit. Isaac l'Ange, tiré de la prison où son compétiteur l'avait fait enfermer, fut proclamé empereur avec son fils Alexis IV. Allait-on maintenant, avec l'aide des nouveaux souverains d'Orient, marcher vers la Syrie, réaliser enfin le plan de la croisade En attaquant Constantinople, ville schismatique mais chrétienne, les croisés avaient, une fois de plus, encouru l'excommunication. Il était naturel qu'avant d'entrer à Jérusalem en libérateurs du tombeau du Christ, ils voulussent se réconcilier avec l'Eglise. Le pape, cette fois encore, voulut pousser jusqu'aux extrêmes limites sa paternelle indulgence. Que l'empereur Alexis IV se ralliât nettement à Rome, comme il l'avait promis, qu'il reconnût, lui et son patriarche, la primauté de l'Eglise fondée par saint Pierre ; à cette condition, toute censure serait levée. Mais l'empereur n'était pas plus capable d'exécuter cette clause du traité de Zara que de payer les sommes promises. En vain les Vénitiens parvinrent-ils à obtenir, par ruse, une lettre d'absolution, que le légat pontifical, outrepassant les instructions du pape, leur fit parvenir. Cette immunité spirituelle ne réalisait pas tous les désirs du doge Dandolo et de ses soldats. Alexis IV avait beau vendre les chandeliers et les vases sacrés des églises ; il était à bout de ressources, et ne pouvait acquitter sa dette. L'accord qui avait duré quelque temps entre les empereurs et les croisés, ne tarda pas à se rompre, et fit place à l'hostilité ouverte. Des rixes, de vrais combats entre Grecs et Vénitiens, ensanglantèrent la ville. Un aventurier, Alexis Ducas, surnommé Murzuphle (sourcils joints) à cause de la jonction de ses sourcils, profita de ces troubles pour soulever le peuple en sa faveur. Le 5 janvier 1204, il fut proclamé empereur sous le nom d'Alexis V. Ses premiers actes furent d'emprisonner Isaac l'Ange, qui mourut bientôt après, de faire étrangler Alexis IV, et de sommer les croisés de quitter la ville. La situation de ces derniers, en présence d'une population surexcitée, n'était plus tenable à Constantinople. Ils se retirèrent dans leurs vaisseaux, mais résolus à tenter le plus tôt possible un nouveau siège. Il ne s'agissait plus, cette fois-ci, de conquérir la ville au profit d'un candidat oriental, mais d'y fonder un empire latin. D'après un traité, signé en mars 1204, entre les Vénitiens et les barons, il fut convenu qu'après la prise de la ville, un conseil composé de six Vénitiens et de six croisés élirait un empereur, à qui serait attribué le quart de l'empire oriental. Des trois autres quarts, Venise prendrait la moitié ; le reste serait distribué à l'armée des chevaliers, sous forme de fiefs. Le siège de Constantinople fut rude. Murzuphle, sentant que toute sa fortune était engagée dans cette lutte, dirigea lui-même la défense avec une grande activité. Mais les croisés multiplièrent les traits d'audace. La pénurie des vivres et l'impossibilité de retourner en arrière, car les Grecs les auraient massacrés dans leur retraite, l'appât des immenses richesses que recelait la capitale de l'Orient, furent pour eux les plus puissants stimulants. Poussant leurs navires contre les remparts, les accrochant aux murs avec des cordes sous des grêles de traits, grimpant aux tours, brisant les portes à coups de hache, luttant corps à corps, ils parvinrent enfin à pénétrer dans la ville par divers endroits à la fois. La nuit du 12 au 13 avril permit Murzuphle de s'enfuir avec son armée. Mais les chefs furent impuissants à retenir l'impétuosité des troupes, qui se ruèrent sur les trésors amassés depuis tant de siècles à Constantinople. Le pillage fut général et sans merci. Les églises elles-mêmes ne furent pas respectées. Villehardouin évalue à un million et demi de marcs, c'est-à-dire à 56 millions de francs, la valeur du butin. Le partage des terres fut fait comme il avait été conclu. Le 16 mai 1204, le comte Baudouin de Flandre, élu selon les formes déterminées par le traité, parut dans Sainte-Sophie, revêtu du manteau impérial, de sandales de pourpre couvertes de pierreries, et de la chlamyde brodée d'aigles. Le 1er octobre, il arma 600 chevaliers et leur distribua des fiefs. Comme en Palestine après la prise de Jérusalem en 1099, une domination féodale et latine était fondée à Constantinople. Innocent III, mis, une fois de plus, en présence de faits acquis, ressentit, à la nouvelle de ces événements, une grande tristesse. Il ne la cacha point. Mais Baudouin lui ayant écrit qu'il allait désormais consacrer tous ses efforts à mettre fin au schisme des Grecs, le pape ne voulut pas contrarier un dessein qui avait toujours été très cher a son cœur. Il se dit que les événements qui venaient de contrarier ses prévisions et ses ordres, étaient peut-être des faits providentiels ; qu'en tout cas une sage politique consiste à chercher dans les faits irréparables l'élément qui peut encore être utilisé pour le triomphe du bien. La constitution d'un empire latin à Constantinople ne pouvait-elle pas favoriser à la fois l'union des Eglises et la conquête des Lieux Saints ? Les événements ne tardèrent pas à détromper ces espérances. Dans cet empire latin, où la grande majorité numérique de la population avait une civilisation si différente de celle des vainqueurs, aucune cohésion stable ne put s'établir. Le féodalisme des croisés et le fonctionnarisme byzantin se montrèrent irréductibles ; l'orgueil oriental ne consentit pas à s'incliner devant ceux qu'il appelait des barbares. Le patriarche de Constantinople et son clergé n'abandonnèrent rien de leurs prétentions à une autonomie absolue à l'égard de Rome. Les conflits nationaux ou privés qui avaient divisé les princes chrétiens en Occident, se renouvelèrent en Orient. Il suffit d'une attaque violente du tsar des Vlaques et Bulgares, Johannitza, pour mettre l'empire de Baudouin à deux doigts de sa perte. Son jeune frère, Henri de Flandre, qui lui succéda, le 20 août 1206, parut sauver la situation par son énergie et par l'habileté de sa politique ; mais il ne put empêcher les Grecs de reconnaître comme leur légitime souverain, l'empereur Lascaris, gendre d'Alexis IV, qui, après la prise de Constantinople par les croisés, était allé former dans l'Asie Mineure un nouvel Etat, comprenant la Bithynie, la Lydie et la Phrygie, avec Nicée comme capitale. Dans de telles conditions, les deux buts qu'Innocent III avait poursuivis jusque-là avec une énergie infatigable : l'union de l'Eglise grecque et la délivrance des Lieux Saints, semblaient devenir irréalisables. Le pape cependant ne se découragea point. En 1213, il fit recommencer des prédications dans toute l'Europe. Il chargea, en même temps, le cardinal Pélage de négocier une union avec Lascaris, à la condition qu'il se reconnût vassal de l'empire latin. Par là, il espérait mettre une limite à l'extension de cet empire, empêcher les croisés de faire une nouvelle diversion de conquêtes en Orient. Le 25 juillet 1215, l'empereur Frédéric II, à la suite de son couronnement, jura, de son propre mouvement, et à l'étonnement de tous, de prendre la croix, et lorsque, le 11 novembre de cette même année, en ouvrant le concile de Latran, le pape renouvela son appel à la croisade, il put croire que le désir de tout son règne allait enfin se réaliser. Il n'en fut rien. Les déviations successives du plan pontifical, dont le pape avait eu tant à souffrir, provenaient moins de caprices passagers, que d'une tendance générale des nations à agir pour leur propre compte, à s'organiser à part, à faire prévaloir sur les intérêts de la religion, an du moins à y mêler dans une trop grande proportion, ceux de leur commerce, de leur industrie et de leur extension territoriale[66]. V Nous venons de voir les trois œuvres principales du pontificat d'Innocent III. Mais ces trois grands desseins : la libération de Rome et de l'Italie de toute influence étrangère, la répression de l'hérésie, la restauration de l'ordre chrétien par le refoulement de l'Islam, par l'extinction du schisme oriental et par l'élan religieux des croisades, n'avaient pas absorbé l'activité du pontife. Sur chacun des Etats, il n'avait cessé de porter un regard attentif, prêt à en réformer les abus, à y promouvoir les réformes, à y faire prévaloir le respect des lois chrétiennes et de sa légitime autorité. Grâce aux efforts constants de la papauté, efforts dont le
génie d'Innocent III achevait et consacrait l'œuvre séculaire, les divers
Etats de l'Europe s'étageaient, pour ainsi dire, en une hiérarchie fortement
organisée autour du Saint-Siège. Au sommet, le pape.
Au-dessous, tout d'abord, un certain nombre d'Etats liés envers lui par des
titres spéciaux de dépendance, variés comme la féodalité. En première ligne,
l'Empire, embrassant l'Allemagne et le nord de l'Italie, et dont le chef
électif, défenseur officiel du Saint-Siège, devait par là même être agréé de
lui. Ensuite, divers vassaux proprement dits, à commencer par le royaume des
Deux-Siciles, autre épée de secours, que la papauté, par une sage politique,
avait eu soin de tenir séparée de l'Empire. Puis plusieurs autres Etats
feudataires et, par là même, protégés spéciaux du Saint-Siège : ainsi,
l'Angleterre, l'Aragon, la Hongrie et autres royaumes de l'est et du nord.
Enfin certains Etats, comme la France, qui n'avaient aucun de ces titres
spéciaux de dépendance temporelle envers le Saint-Siège, mais qui restaient
néanmoins toujours soumis à son pouvoir de déclaration en tout ce qui pouvait
intéresser la conscience à raison du péché et du serment, ratione peccati
ac juramenti ; ces derniers Etats acceptaient également, soit en vertu
d'un droit divin, soit en vertu d'un droit humain — la question est
controversée parmi les historiens et les canonistes[67] —, un pouvoir de détermination arbitrale de la part du
Saint-Siège dans le règlement de leurs conflits[68]. Si ce n'était
pas là la République chrétienne avec ses
éléments complets, c'en était du moins une puissante ébauche. Jamais, quoi qu'on en ait dit, en abusant de certaines paroles dégagées de leur contexte ou des circonstances qui les ont provoquées, le pape Innocent III ne manifesta l'intention d'absorber dans son autorité souveraine la puissance des Etats séculiers. Nous ne voulons pas, disait-il dans une lettre écrite au comte Guillaume VIII, seigneur de Montpellier, nous ne voulons pas préjudicier au droit d'autrui, ni usurper une puissance qui ne nous appartient pas ; car nous n'ignorons pas cette parole de Jésus-Christ dans l'Evangile : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu[69]. Est-ce à dire que le pape admit une égalité complète entre les deux pouvoirs ? Nullement. Le pouvoir des princes, écrivait-il, s'exerce sur la terre ; celui des prêtres, dans le ciel. Ceux-là ne gouvernent que les corps ; ceux-ci, les âmes. Ainsi le sacerdoce est autant au-dessus de la royauté que l'âme est au-dessus du corps[70]. Innocent III semble même penser qu'en temps de croisade, par le fait même que les princes et les peuples s'en sont remis à Li pour diriger l'expédition, des pouvoirs exceptionnels d'intervention lui ont été implicitement conférés. Tels sont les principes que nous allons le voir appliquer dans ses rapports avec les diverses puissances. Les événements que nous avons racontés plus haut ont suffisamment défini l'attitude prise par le pape à l'égard de l'Empire et de la Sicile. Plusieurs auteurs anciens ont qualifié la situation respective de la Papauté et de l'Empire en disant que celui-ci était un fief du Saint-Siège. Mais il s'agit de préciser le sens de cette expression équivoque[71]. Plusieurs paraissent l'entendre d'un fief proprement dit, c'est-à-dire d'un domaine que le propriétaire ou feudataire tenait de la cession ou de l'investiture d'un seigneur suzerain. Ce n'est pas ainsi que les papes et les empereurs entendaient la dépendance de l'Empire à l'égard du Saint-Siège. Dans leur sentiment, l'empereur ne tenait pas proprement du pape le domaine ou le territoire de l'Empire, mais seulement son titre d'empereur. Son domaine, comme celui des autres souverains, lui venait de la libre disposition des peuples qui l'avaient choisi, de la constitution de l'Etat ou de ses justes conquêtes. Tout le droit du Saint-Siège sur l'Empire se réduisait donc à choisir l'empereur, soit par lui-même, soit par les princes électeurs, à lui conférer son titre et à juger des cas où il devait être déposé. Il suffirait, pour établir cette explication, de remarquer la différence qui existait entre le serment de fidélité, prêté au pape par les empereurs, et celui que lui prêtaient les princes feudataires du Saint-Siège. Le serment de ces derniers (les rois de Sicile étaient de ceux-là) supposait clairement qu'ils tenaient leurs domaines de la cession ou de l'investiture du pape, tandis que le serment des empereurs supposait seulement l'obligation de protéger et de défendre les intérêts du Saint-Siège contre ses ennemis[72]. Pendant les dernières années de sa vie, Innocent III eut, de nouveau, l'occasion d'appliquer ces principes. L'empereur guelfe Otton IV, à qui il s'était rallié, s'étant conduit comme le plus acharné des gibelins, ayant violé ses serments les plus solennels, le pape n'avait pas hésité à prononcer contre lui une sentence d'excommunication, à délier par là même ses sujets de leur serment de fidélité et à reconnaître pour empereur le jeune roi de Sicile, Frédéric II. On sait, par l'histoire générale de l'Europe, comment Otton, abandonné par le clergé de l'Empire, en guerre avec un grand nombre de ses vassaux, chercha dans une ligue contre la France le moyen de restaurer tout à la fois sa fortune politique, militaire et religieuse. Soutenu par son oncle Jean sans Terre, qui, par sa rivalité avec Philippe Auguste et par sa révolte contre Rome, était deux fois son allié ; appuyé par Ferrand de Portugal, comte de Flandre, qui avait à se plaindre du roi de France, Otton leva une armée, qui comptait, à côté des troupes fournies par l'Allemagne, l'Angleterre et la Flandre, celles que lui amenèrent le Brabant, la Hollande, la Lorraine, le Limbourg, un certain nombre de seigneurs féodaux irrités contre Philippe Auguste, notamment toute la noblesse d'Aquitaine. Le roi de France avait pour lui ses deux alliées héréditaires, toujours présentes au moment difficile : l'Eglise et les communes. Les confédérés se croyaient tellement sûrs du succès qu'ils avaient arrêté d'avance le partage du royaume de France. Les deux armées se rencontrèrent le dimanche, 27 juillet, dans la plaine de Bouvines, sur la Marque, à peu de distance de Lille. Les troupes de la coalition comptaient 80.000 hommes ; la France ne pouvait leur opposer que 25.000 soldats. Les Français allaient se battre dans la proportion d'un contre trois. Mais ils avaient conscience de la grandeur de la lutte qui allait se livrer, de la justice de leur cause. Presque toutes les provinces de la vieille France étaient représentées. Les milices bourgeoises ne faisaient qu'un avec Philippe Auguste et ses chevaliers fidèles. Tous les historiens de ce temps ont parlé du souffle chevaleresque qui, dans la bataille de Bouvines, transporta les âmes et décupla les forces. Tous aussi ont parlé du rôle joué, à côté du roi de France, incarnation vivante de la nation, par l'évêque Garin de Senlis, représentant de l'Eglise, qu'on vit, durant toute l'action, parcourir le champ de bataille, exhortant les soldats et les chefs, communiquant à tous le feu sacré dont il était animé. La défaite d'Otton fut complète. Jamais on ne vit se manifester avec plus d'éclat la supériorité d'une poignée de héros, guidés par l'amour de Dieu et de la patrie, sur une masse de guerriers n'ayant pour lien qu'une communauté d'intérêts et de rancunes ; et lorsque, vers le soir, on vit l'empereur s'enfuir honteusement, avec les débris de son armée, on put se dire que la victoire qui venait d'être remportée était à la fois la victoire de la France et celle de l'Eglise[73]. Dès que le désastre d'Otton fut connu, les villes du Rhin se soumirent à Philippe-Auguste. Le royaume d'Arles, celui de Danemark, la féodalité de Lorraine, abandonnèrent une cause perdue. Le soir même de la bataille, le roi de France envoya à l'heureux rival d'Otton les débris du dragon de l'empire, pris et brisé dans la mêlée. Frédéric de Hohenstaufen était désormais le maître incontesté de l'Allemagne. Il renouvela les engagements pris envers le pape l'année précédente, lui promit la liberté des élections ecclésiastiques et des appels au Saint-Siège, l'aide contre les hérétiques, en un mot l'obéissance la plus entière. Ces promesses, qu'il prit soin de faire ratifier par la féodalité allemande, dépassaient toutes celles qu'avaient pu faire Otton et Philippe. Mais cette répudiation de tout le programme de la race par un Hohenstaufen, était trop radicale pour être durable. On peut se demander si elle était sincère. Frédéric II, l'empereur polyglotte et lettré, l'ami des Sarrasins, le despote énigmatique[74], allait bientôt se révéler, et se conduire pendant trente ans comme un des adversaires les plus redoutables de la papauté et de l'Eglise. VI Après le Saint-Empire, que sa constitution même — si mal comprise, hélas ! de beaucoup de ses souverains — avait établi le protecteur officiel des droits de l'Eglise ; après le royaume normand des deux Siciles, dont l'épée, souvent indocile, savait du moins, aux jours de crise, donner de grands coups pour la défense de la papauté, trois nations se faisaient gloire de mettre leurs forces au service de la chrétienté. L'Espagne, en contact perpétuel avec le monde musulman, était comme le chevalier toujours debout sur la frontière ; l'Angleterre, si étroitement attachée au Siège de Rome par ses premières origines et par ses plus anciennes traditions, tenait à honneur d'y rester fidèle ; et la France, toujours généreuse, avait montré, dans bien des circonstances, qu'elle ne voulait se laisser devancer par personne lorsqu'il s'agissait d'accomplir les Gestes de Dieu[75]. C'est grâce à l'Espagne qu'en 1212 l'Europe fut enfin délivrée du péril d'une invasion musulmane par le sud. En effet, tandis que les croisés guerroyaient en Orient, les infidèles ne cessaient de s'étendre dans l'Afrique septentrionale et dans l'Espagne. Depuis la mort du Cid Campéador, à travers des alternatives de succès et de revers, ils s'étaient fortifiés au Maroc, avaient pris possession de l'Andalousie, et menaçaient la Castille. Le vaillant roi de Castille, Alphonse VII, par des courses aventureuses, des razzias terribles, des algarades, comme disaient les Espagnols, les maintenait avec peine. En janvier 1212, Innocent III, voyant le péril, invita les Français du nord et du midi, les Italiens et les Allez-lands à se joindre aux Espagnols, pour refouler le Croissant. En même temps il ordonna dans toute la chrétienté des processions et des jeûnes, pour attirer la bénédiction de Dieu sur l'entreprise. Suivant les usages de la chevalerie, le roi d'Espagne envoya à l'émir En-Nasir un défi pour la Pentecôte prochaine. L'armée du Christ et l'armée du Prophète se rencontrèrent à Muradal, dans la plaine connue sous le nom de Navas de Tolosa. La disproportion des troupes était énorme. Les musulmans étaient cinq fois plus nombreux que les chrétiens. Malgré l'appel du pape, les contingents étrangers, accourus au secours du roi de Castille, étaient peu considérables. Trois rois espagnols sur cinq étaient présents : Alphonse VII de Castille, Sanche VII de Navarre et Pierre II d'Aragon. Alphonse II de Portugal, retenu par la guerre civile, s'était contenté d'envoyer des renforts, et Alphonse IX de Léon, ami des musulmans, s'était abstenu. L'Espagne était à peu près seule, et ne disposait pas même de toutes ses forces. En-Nasir ne doutait pas de la victoire. Dans un manifeste insolent qu'il adressa au roi d'Aragon, il se promettait, après avoir subjugué l'Espagne, d'aller jusqu'à la basilique de Saint-Pierre de Rome, pour la purifier par le sang. Aux approches du jour fixé par le roi Alphonse, Innocent III invita la chrétienté à se mettre en prière. Deux mois plus tard, le 16 juillet 1212, l'armée chrétienne se trouvait en face de l'armée infidèle. Les Espagnols, après s'être préparés au combat par la confession et par la communion, s'élancèrent, pleins :le confiance, contre les ennemis du Christ. Il y eut d'abord un moment de confusion ; mais une charge vigoureuse d'Alphonse VII ranima l'élan de l'armée chrétienne, qui fut irrésistible. La déroute des infidèles fut générale. En-Nasir n'échappa à la mort que par une fuite rapide. Il laissait sur le champ de bataille plus de 100.000 soldats ; l'action avait été si vigoureusement menée que les vainqueurs perdirent à peine quelques centaines d'hommes[76]. L'Europe parut désormais à l'abri d'une invasion musulmane. Cette grande victoire eut un autre résultat important. Elle contribua à faire l'unité parmi les cinq royaumes de l'Espagne et à les rattacher au Saint-Siège. Comme les autres pays de l'Europe, la péninsule espagnole était travaillée par des idées d'indépendance nationale. Nous avons vu, en racontant la croisade contre les Albigeois, comment Pierre d'Aragon, l'ami dévoué d'Innocent III, l'homme du pape par excellence, n'avait pas hésité à prendre les armes en voyant une province de sa race menacée. En Castille, c'est à l'égard du Saint-Siège et du clergé que le roi Alphonse manifestait ses prétentions à l'autonomie. Innocent III fut même sur le point de le frapper de peines ecclésiastiques pour ses empiétements sur les biens d'Eglise ; mais les services rendus par le prince à la chrétienté arrêtèrent l'excommunication dont il avait été menacé. En Navarre, le roi Sanche avait été excommunié par le légat pontifical pour avoir rompu une trêve, et ses complaisances envers le sultan du Maroc lui avaient attiré des observations sévères. Mais la brillante part qu'il prit à la bataille de Navas de Tolosa lui valut le pardon généreux du pape. Le royaume de Portugal, que les liens de vassalité avaient rattaché dès son origine au Saint-Siège, avait donné, lui aussi, des sujets de tristesse au souverain pontife. Sanche I" avait eu une attitude nettement hostile à l'Eglise. On l'avait vu empiéter sur les droits des évêques et refuser au pape le cens annuel qui lui était dû. Innocent III s'était gardé de rompre avec un prince qui pouvait efficacement combattre les Sarrasins, et s'était contenté de lui faire de sévères réprimandes. Le roi lui fut reconnaissant de cette indulgence. Sur son lit de mort, il se repentit publiquement de ses fautes, et renouvela le serment de vassalité qui unissait son royaume au Siège apostolique. La dynastie de Léon, seule, se montra réfractaire à toutes les avances de la papauté. Alphonse IX, à la suite de deux mariages contractés malgré des empêchements de parenté, dut subir l'excommunication, et vit son royaume mis en interdit. Il fut le seul prince d'Espagne qui ne se rendit pas à l'appel d'Innocent III pour combattre les musulmans. VII L'Angleterre ne permettait pas qu'on oubliât qu'elle avait reçu la foi chrétienne par des moines venus directement de Rome, et que l'institution du denier de saint Pierre devait son origine à trois rois anglo-saxons, Ina de Wessex, Offa de Mercie et Ethelwulf. Guillaume le Conquérant, cependant, avait refusé de prêter un serment que le pape considérait comme un corollaire des liens qui rattachaient son royaume au Saint-Siège, et la politique de Richard Cœur de Lion avait été pleine de contradictions. Conseillé par le puissant et habile archevêque de Cantorbéry, Hubert Walter, il avait porté contre le clergé des lois odieuses. Jean sans Terre eut aussi deux politiques, mais elles furent successives. Jean sans Terre avait les qualités de sa race : l'entente de l'administration et des affaires, et cet instinct du pouvoir personnel, actif et remuant, si remarquable chez fleuri II et Richard Cœur de Lion. Mais il est certain que les vices de son frère subsistèrent chez lui, exagérés jusqu'à la débauche brutale, ignominieuse. Il différa d'eux par une souplesse d'hypocrisie et une facilité à se dérober, même à s'aplatir devant le danger, qui expliquent et ses fréquentes reculades et son revirement définitif[77]. La première partie de son règne, de 1199 à 1213, fut marquée par des attentats de plus en plus odieux, auxquels répondirent, de la part du pape, des sanctions de plus eu plus sévères. En 1200, il répudie brusquement sa première femme, Halise, pour épouser Isabelle d'Angoulême, qu'il a enlevée à son fiancé le comte de la Marche. Innocent III lui adresse une admonestation pressante. En 1203, le roi d'Angleterre, pour se débarrasser des compétitions de son neveu Arthur de Bretagne, ne recule pas devant un assassinat ; en 1205, il fait élire, par ordre, son candidat, Jean de Gray, à l'archevêché de Cantorbéry ; et il disperse violemment les moines qui ont élu un autre candidat. Le pape s'adresse aux évêques d'Angleterre, dont trois prononcent l'interdit du royaume. La lutte devient de plus en plus ardente. Jean confisque tous les immeubles et tous les revenus de l'Eglise anglaise. Innocent ordonne alors aux évêques de Londres, d'Ely et de Worcester de prononcer l'excommunication personnelle du roi. Jean soumet les moines et le clergé séculier à un régime de terreur. Le pape excommunie Jean sans Terre, et demande à Philippe Auguste, roi de France, de préparer un débarquement en Angleterre. C'est à ce moment que Jean sans Terre, voyant sa cause perdue, recourt à une de ces évolutions qui ne coûtent rien à son hypocrisie. II fait une volte-face complète. Le 15 mai 1213, il résigne sa couronne entre les mains du légat pontifical, place son Etat dans le domaine de saint Pierre, et se déclare vassal et tributaire du Saint-Siège pour ses royaumes d'Angleterre et d'Irlande, au cens de mille livres sterling. Le 20 juillet, il est solennellement relevé de l'excommunication. En même temps, le pape interdit au roi de France toute attaque contre l'Angleterre. Le roi répond à cette mesure de clémence en abolissant un grand nombre d'ordonnances injustes et en remettant en vigueur, suivant le désir des barons de son royaume, les lois libérales d'Henri Ier. Mais les barons et le pape ne tardent pas à s'apercevoir que le roi vient de se livrer à un jeu hypocrite. Loin d'accorder les libertés promises dans la charte du roi Henri, Jean sans Terre revient à ses procédés de despotisme. Les seigneurs protestent. Une agitation se produit. Pris de peur devant ses barons, comme naguère devant le pape, Jean, une fois de plus, dément sa conduite passée, en souscrivant, le 15 juin 1215, l'acte célèbre, dans l'histoire d'Angleterre, sous le nom de Grande Charte. Cet important document, développé au XVe siècle dans la Pétition
des droits, en 1628 dans la loi d'Habeas corpus, et en 1688 dans la Déclaration
des droits, est considéré comme la base des libertés anglaises. Il
stipulait : relativement aux seigneurs, qu'ils seraient désormais affranchis
des entraves imposées à leurs droits fiscaux ; relativement au clergé, que
ses biens ne pourraient plus être taxés à titre d'amendes ou de réquisitions ;
relativement à la population entière, que dorénavant aucune personne ne
pourrait être emprisonnée, dépossédée de ses biens ou mise à mort que par les
jugements de ses pairs, c'est-à-dire du jury. Mais ce n'était encore point là
l'essentiel de la Grande Charte. Il consistait en ceci, qu'aucun impôt ne
pourrait être levé sans le consentement du Commun Conseil
du royaume, et que le gouvernement du roi serait soumis au contrôle de
vingt-cinq seigneurs. La science et la critique
contemporaine, dit un historien[78], ont, en examinant de plus près la Grande Charte, restreint
sa portée historique. Elles n'y voient plus dans la même mesure qu'autrefois
la source des libertés anglaises... Mais il
ne conviendrait pas non plus d'assimiler simplement la révolte de 1215 à une
vulgaire insurrection d'un groupe de nobles désireux de défendre contre une
royauté tracassière le droit féodal et les privilèges seigneuriaux. Comment
nier que la présence, dans la coalition, des trois éléments du corps social
anglais ne soit l'indice d'une manifestation nationale dirigée non seulement
contre les abus de l'absolutisme, mais aussi contre le régime de gouvernement
théocratique que Jean sans Terre avait accepté en 1213, pour échapper à
Philippe Auguste ? Innocent III s'aperçut bientôt que la Grande Charte
n'était pas un terrain d'entente ; que les barons, sous prétexte de défendre
leurs droits, avaient pour but d'affaiblir le pouvoir du Saint-Siège en même
temps que celui du souverain. Le 24 août 1215, par une bulle datée d'Anagni,
le pape cassa et annula la Grande Charte. Cette
Charte, dit-il, arrachée au roi par la force,
constitue un manque de respect à l'égard du Siège apostolique, en même temps
qu'un détriment grave porté au pouvoir royal. Mais cet acte pontifical ne mettait pas fin à tout conflit. D'une part, Jean sans Terre, après avoir souscrit la Grande Charte, la violait ouvertement, et entrait en lutte déclarée avec les Vingt-Cinq. D'autre part, le fils du roi de France, le futur Louis VIII, malgré les défenses du pape, s'apprêtait à débarquer en Angleterre pour y prendre possession de la couronne. VIII En provoquant la mobilisation des armées du roi de France contre le roi d'Angleterre, Innocent III avait-il le dessein de transférer à Philippe Auguste la couronne de Jean sans Terre, ou voulait-il seulement intimider ce dernier pour l'amener à se soumettre ? Nous n'aurons peut-être jamais une réponse précise à cette question, un ordre du Saint-Siège ayant, après la réconciliation, ordonné la destruction complète des papiers concernant cette affaire[79]. S'il faut en croire le chroniqueur anglais Wendover, le pape, même après avoir invité Philippe Auguste à débarquer en Angleterre, ne cessa jamais de négocier avec Jean sans Terre : et ceci donnerait à penser qu'il n'avait pas pris de décision définitive relative au transfert de la dignité royale. La disparition totale du dossier relatif à l'expédition de Philippe Auguste nous empêche, par là même, de porter un jugement sur le conflit qui s'éleva, entre le roi de France et Innocent III, après que celui-ci lui eut intimé l'ordre de renoncer à sa descente en Angleterre. À Philippe Auguste, qui se plaignait amèrement de l'intervention du pape dans un différend d'ordre temporel, Innocent répondit qu'il n'entendait nullement s'attribuer le droit de se prononcer sur une question de fief, laquelle ressortissait uniquement au roi de France, mais qu'il prétendait uniquement juger sur le péché[80]. Par ces mots, le Saint-Père voulait dire sans doute qu'il avait compétence pour juger si, dans telle circonstance grave, c'était un devoir moral pour un prince de faire trêve à toute querelle ; or, en 1213, la préoccupation de la croisade, qu'il voulait reprendre avec énergie, en lui restituant son vrai caractère d'expédition religieuse, semblait dicter au pape l'obligation de faire suspendre toute guerre intérieure dans la chrétienté. Telle est, du moins, l'hypothèse qu'on peut faire, dans cette question très obscure, pour mettre en harmonie la conduite du pape avec des principes qu'il avait constamment proclamés. Telle est l'interprétation à laquelle s'arrête l'historien protestant Hurter : Innocent III, dit-il, tenait, avant tout, au maintien de la paix entre deux monarques dont la puissance pouvait contribuer d'une manière efficace à la délivrance de la Terre Sainte[81]. La mort de Jean sans Terre, en 1216, et le ralliement qui se fit alors de tous les barons autour de son fils Henri, mirent fin au conflit. Le prince Louis, voyant lui échapper toute chance de réussite, abandonna la lutte. Le roi qui discutait si vivement pour la défense de ses droits, vrais ou prétendus tels, contre le pape, n'était ni un incroyant ni un révolté. Philippe Auguste donna au cours de sou règne de nombreux témoignages de foi sincère et de vrai dévouement au Siège apostolique. Mais les intérêts de sa politique et la vivacité de ses passions le détournèrent plus d'une fois de la voie droite. Nous en avons -vu des exemples dans sa conduite au milieu de la guerre des Albigeois et dans l'affaire de son divorce avec Ingeburge. Cette dernière affaire était restée pendante à la mort de Célestin III. À peine élu, Innocent III songea à faire cesser sans retard le scandale donné par le roi de France. Le Saint-Siège, lui écrivit-il, ne peut laisser sans défense les femmes persécutées... La dignité royale ne peut vous mettre au-dessus des devoirs d'un chrétien[82]. Ni cette lettre, ni plusieurs autres, ni les observations que le pape chargea ses légats de faire à Philippe Auguste, n'ayant pu vaincre l'obstination du roi, Innocent eut recours à la sanction suprême : la mise en interdit du royaume de France. Elle fut prononcée le 14 janvier 1200 par le légat pontifical Pierre de Capoue[83], et fut l'occasion de grands troubles dans le royaume. Les premiers évêques qui exécutèrent la censure furent maltraités par le roi. Les évêques de Paris et de Senlis eurent leurs biens confisqués. Des paysans eux-mêmes furent traqués pour s'être conformés aux ordres de leurs supérieurs ecclésiastiques. Mais Philippe fut bientôt convaincu qu'il ne viendrait pas à bout, par la terreur, d'imposer ses volontés. Au contraire, un murmure de plus en plus général montait vers lui, de toutes les régions privées du service religieux. Que Saladin était heureux, s'écriait Philippe, de n'avoir affaire à aucun pape ! Bref, il jugea plus sûr, pour sa tranquillité, de se soumettre, ou plutôt de le feindre. Il promit tout ce qu'on lui demanda : le renvoi d'Agnès de Méranie, la réintégration d'Ingeburge, le jugement du procès du divorce par un concile. Le 7 septembre 1200, l'interdit fut levé[84]. Le concile appelé à se prononcer sur le fond du procès se réunit à Soissons le 2 mars 1201. Le roi Philippe Auguste, la reine Ingeburge, le roi Canut de Danemark, y assistèrent. Pendant quatorze jours on délibéra sur la valeur du mariage du roi. L'issue n'était pas douteuse. Philippe le comprit, et joua de ruse. Sans attendre le prononcé du jugement, il déclara spontanément qu'il se décidait à reprendre pour femme la fille du roi de Danemark, et aussitôt, montant à cheval, et prenant Ingeburge en croupe, il partit au galop de Soissons. Le concile fut dissous. C'est tout ce que voulait Philippe. Aucune décision juridique n'ayant été prise, au bout de quelque temps il fit enfermer de nouveau Ingeburge. La mort d'Agnès de Méranie, survenue en août 1201, parut cependant amener dans ses sentiments un mouvement sérieux de retour. Il témoigna de nouveau le désir de se réconcilier avec Rome. Le pape, poussant la condescendance à l'extrême, se décida, pour lui montrer son amour de la paix, à légitimer, sur sa demande, les deux enfants qu'il avait eus d'Agnès, par la raison qu'après la sentence de dissolution prononcée par l'archevêque de Reims, le roi avait conclu de bonne foi un nouveau mariage. Mais cette concession, loin de désarmer Philippe, sembla le rendre plus audacieux dans ses prétentions. De 1202 à 1213, la condition d'Ingeburge, éloignée du roi et captive, fut misérable. On lui refusait toutes les commodités de la vie, des habits et une nourriture convenables, et jusqu'aux consolations de la religion. A. diverses reprises, par ses lettres, par ses légats, Innocent renouvela auprès du roi ses instances[85]. Philippe, loin de répondre à ces paternelles démarches, essayait encore, en 1210, de se marier avec une fille du landgrave de Thuringe. Enfin, en 1213, il se décida à reprendre Ingeburge, et la reprit, en effet, définitivement. Un intérêt politique avait déterminé primitivement ce mariage, un intérêt politique paraît avoir amené Philippe Auguste à le ratifier. Dans l'expédition qu'il méditait de faire en Angleterre, le roi de France avait besoin de l'appui du pape et de l'alliance du roi de Danemark. Quoi qu'il en soit, la joie fut grande à Rome et en France. Ingeburge garda officiellement sa situation de reine jusqu'à la mort du roi son époux en 1223. Elle lui survécut même plus de quinze ans, traitée en reine par son fils Louis VIII et par son petit-fils Louis IX. IX La condescendance témoignée par Innocent III à Philippe Auguste, a paru excessive à quelques historiens ; elle s'explique par la politique générale de ce pape, qu'on a trop souvent représenté comme un farouche intransigeant, et surtout par les espérances qu'il fondait à juste titre sur cette nation française, que Philippe Auguste, politique habile et clairvoyant, venait d'organiser sur des bases solides. Le règne de saint Louis allait bientôt réaliser ces espérances. Vers l'est de l'Europe, deux autres puissances avaient retenu la sollicitude d'Innocent III : la Hongrie et le groupe des peuples slaves. Née sous les auspices de la papauté, quand le premier roi de la race des Arpads, saint Etienne, reçut la couronne des mains du pape Sylvestre II, le royaume de Hongrie était alors agité par le mouvement d'indépendance nationale qui allait aboutir, en 1222, à la fameuse Bulle d'or, grande charte des libertés de la Hongrie. Innocent III avait trois raisons d'y maintenir et d'y consolider le plus possible l'influence de la papauté. Il voulait : i° l'opposer à l'Allemagne ; 2° en faire un chemin pour les croisades ; 3° l'employer à la conversion des Slaves. La politique d'Innocent III en Hongrie fut, en conséquence, dominée par ces deux règles : affirmer nettement les droits du Saint-Siège, mais se montrer tolérant et libéral dans leur application. En arrivant au pouvoir, Innocent III trouva la Hongrie en guerre civile. Les deux fils du roi Béla III : Emeri, roi légitime, et son frère André, injuste compétiteur, étaient aux prises. En donnant à l'archevêque de Gran le droit de couronner le roi, le pape eut bien soin d'ajouter : Sauf l'autorité du Saint-Siège, dont relève la couronne de Hongrie. Mais, quoiqu'Emeri, par la mobilité de son caractère, lui donnât plus d'une fois de justes sujets de plainte, il se montra toujours bienveillant envers lui. Ce roi ayant un jour, sous un prétexte futile, fort malmené un légat pontifical, qu'il fit garder militairement dans sa demeure, Innocent se contenta de lui écrire : Cher fils, que sont devenus votre bonté royale et vos sentiments chrétiens ! Et, sur un billet particulier, il ajouta : Nous vous avons écrit sur un ton très doux, afin que personne ne puisse croire, dans le cas où notre lettre serait interceptée, que vous avez perdu la faveur apostolique[86]. Il lui rappelait en même temps que bien des choses s'étaient passées, dans son royaume, qui, examinées de près, mériteraient d'être redressées, telles que la captivité de son frère, les élections des prélats et bien d'autres choses encore[87]. La prise de Zara par l'armée des croisés fut, pour Emeri, l'occasion d'une protestation véhémente. Innocent parvint à l'apaiser par l'excommunication qu'il lança contre les Vénitiens et par l'empressement qu'il montra à couronner le fils du roi, Ladislas, encore mineur. Les relations entre le pape et le roi André, devenu maître du royaume après la mort de son frère Emeri et de son neveu Ladislas, en 1205, furent plus délicates. Faible, indécis, et, par intermittences, violent à l'extrême, le roi André se trouva dominé tour à tour par des partis irréconciliables. L'aristocratie des magnats luttait contre celle des évêques ; les Magyars indigènes ne pouvaient supporter les Allemands, et si parfois une coalition passagère se faisait entre ces diverses factions, c'était presque toujours contre le roi. L'intervention d'Innocent III dans les affaires de la Hongrie devint alors presque ininterrompue. Nous n'avons pas à en donner le détail, qui a fait l'objet de publications spéciales[88]. On peut dire, d'une manière générale, que si le maintien de l'unité de la Hongrie pendant le XIIIe siècle peut être attribué à un homme, la gloire en revient au pape Innocent III. Quant au groupe des peuples slaves, il était sollicité, au début du XIIe siècle, par deux tendances. L'une les portait vers l'Eglise latine, l'autre vers le schisme oriental. La Bosnie, la Croatie et la Dalmatie suivaient la première ; la Bulgarie, la Serbie, la Galicie, l'Herzégovine et le Monténégro s'abandonnaient à la seconde. Innocent III, par une politique sage et ferme, qui sut habilement profiter des circonstances, parvint à rattacher à l'Eglise latine la Bulgarie, la Serbie et la Galicie. Le chef des Bulgares, Johannitza, appelé aussi Caloïan, rêvait de faire revivre le grand empire du Xe siècle, comprenant presque toute la presqu'île des Balkans et une partie de la Hongrie. Mais, pour atteindre ce but, il lui fallait l'indépendance religieuse de Constantinople. Il se tourna vers Rome. Innocent III, sans se rendre solidaire des plans politiques du souverain, profita de ses dispositions favorables pour envoyer en Bulgarie un légat, Jean de Casamari, qui réorganisa l'Eglise bulgare et donna officiellement à Johannitza le titre de roi. Celui-ci, en retour, reconnut au pape le droit de constituer et de sacrer le haut clergé de la Bulgarie, et promit que son royaume ne se séparerait jamais du Saint-Siège[89]. Le rattachement des tribus serbes à l'Eglise de Rome se fit dans des circonstances analogues. Leur chef suprême, qui les gouvernait avec le titre de grand joupan ou de grand comte, était, à la fin du XIIe siècle, le célèbre Nemanja, que les Serbes vénèrent comme un saint. Sa piété profonde en faisait le protecteur des moines et du clergé, mais, entraîné dans l'orbite politique de Constantinople, il n'avait pas contracté, comme chef national, de lien diplomatique avec le Saint-Siège. Après sa mort, la compétition qui s'éleva entre ses deux fils, Vouk et Etienne, les porta l'un et l'autre à demander l'appui d'Innocent III, qui profita de cet appel pour envoyer des légats en Serbie, y opérer une réforme ecclésiastique et rattacher le royaume à l'Eglise romaine par des relations permanentes. Ce fut au lendemain de la terrible défaite de Zawichoft, en 1205, où le prince de Galicie, Romain, fut tué, que sa veuve appela le roi de Hongrie, André, à son secours, pour délivrer son pays de l'invasion russe et polonaise. André répondit à cet appel, fit proclamer roi le jeune fils de Romain, Daniel, régna effectivement sous son nom, et plus tard même fit passer le pouvoir à son fils Coloman. Innocent III, dont les relations étaient, nous l'avons déjà vu, très étroites avec le roi André de Hongrie, profita de cette transformation politique. Il envoya en Galicie des légats, qui décidèrent les Galiciens à abandonner les rites grecs, pour adopter les rites de l'Eglise latine et se soumettre aux directions de Rome. X Dans les négociations engagées par Innocent III pour rattacher à Rome une nouvelle nation, l'idée de la réforme des mœurs chrétiennes et ecclésiastiques fut toujours déterminante. Elle ne fut pas moins prépondérante dans le gouvernement des vieilles Eglises. Du grand épanouissement de vie chrétienne qui remplit de son éclat le XIIIe siècle, le grand pape ne vit pas tous les fruits, mais il en sema presque tous les germes. C'est sous son pontificat que la vie monastique prit, avec saint François et saint Dominique, un élan tout à fait nouveau, que la hiérarchie du clergé séculier se fixa dans un ordre plus stable, que la transformation des écoles en universités s'opéra. C'est sous le règne d'Innocent III que se formèrent les architectes qui devaient, au lendemain de sa mort, concevoir le plan des grandes cathédrales gothiques du XIIIe siècle, les peintres qui devaient orner de si étonnantes miniatures le Missel de saint Louis et concevoir le plan du Campo Santo de Pise ; c'est alors que la prose de Villehardouin prépara celle de Joinville, que les vers des trouvères, des troubadours et des Minnesinger préludèrent aux poèmes de Dante, et que s'élabora la science dont saint Thomas d'Aquin donna la synthèse immortelle. Nous exposerons, avec plus d'utilité, au moment même de son apogée ce mouvement religieux, artistique, littéraire et scientifique ; mais nous devons raconter ici, parce qu'elles appartiennent tout entières au pontificat d'Innocent III, les origines de deux ordres religieux auxquels on peut rattacher presque toutes les gloires de cette époque, l'ordre de saint François d'Assise et l'ordre de saint Dominique. L'Eglise, dans une de ses oraisons liturgiques, bénit Dieu d'avoir donné au monde, en voie de se refroidir, l'ardente charité de saint François[90]. Au chant onzième de son Paradis, Dante montre le saint d'Assise se levant comme un soleil, au-dessus des montagnes ombriennes, pour donner à la terre lumière et chaleur[91]. Ces métaphores n'ont rien d'exagéré. Elles représentent l'impression produite sur la société du XIIIe siècle, à l'heure où troubadours provençaux et marchands vénitiens semblaient l'entraîner vers une vie de plaisir et d'opulence, par l'apparition rayonnante, au milieu d'elle, de celui que Bossuet n'a pas craint d'appeler le plus ardent, le plus transporté, et, si l'on ose parler de la sorte, le plus désespéré amateur de la pauvreté qui ait peut-être été dans l'Eglise[92]. Il était né en 1182, dans cette riche et belle terre d'Ombrie, qu'on a si justement appelée l'Eden de la péninsule italique[93]. Fils d'un riche marchand d'Assise, Pierre de Bernardone, il avait grandi au milieu de cette abondance des biens de ce monde que donne une grande fortune. Bien fait de sa personne, d'un esprit vif et délicat, il avait tenu le sceptre de l'élégance, au milieu d'une remuante jeunesse, qui partageait son temps entre le jeu des tournois chevaleresques et les subtiles jouissances du gai savoir des troubadours[94]. Or, un jour de février de l'année 1209, tandis que le pape Innocent III gémissait encore du scandaleux spectacle de la quatrième croisade, où le démon des richesses et de l'ambition avait si complètement détourné de leur but des chevaliers armés pour la délivrance du tombeau du Christ, le jeune fils du riche marchand d'Assise, entendant à la messe ces paroles du Sauveur : N'ayez ni or, ni argent dans votre bourse, ni sac pour le voyage, ni soulier, ni bâton, s'était senti intérieurement transformé. Sortant vivement de l'église, il avait jeté, avec une sorte d'horreur, sa bourse, son bâton, ses chaussures ; il avait revêtu le costume des plus pauvres habitants de l'Apennin, la tunique de lourde étoffe grise, avec une corde pour ceinture, et, rayonnant de joie, il avait prêché à tout venant, le long des routes et sur les places des villages, la perfection évangélique, la pénitence et la paix[95]. D'autres hommes, en d'autres lieux, sous le nom de cathares, de vaudois, d'albigeois, de pauvres de Lyon, avaient fait aussi profession de pénitence et de pauvreté, mais d'un ton amer et chagrin, en maudissant les riches, en désobéissant au pape, en soulevant le peuple, parfois en le scandalisant par de surprenants contrastes entre leur doctrine et leur vie. François, lui, n'avait que des paroles de paix et de joie. Il croyait que c'était assez blâmer la richesse que de glorifier la pauvreté, que de la chérir et de la faire chérir autour de lui comme une épouse. Il aimait tous les hommes comme ses frères, et la nature elle-même lui était amie. Il chantait son frère le soleil et sa sœur la lune, le vent, l'air, le nuage et toute créature de Dieu, en des strophes harmonieuses que le peuple répétait avec ravissement[96]. Mais, quand le nom du Sauveur Jésus venait sur ses lèvres, sa voix s'altérait, suivant l'expression de saint Bonaventure, comme s'il eût entendu une mélodie intérieure dont il aurait voulu ressaisir les notes[97]. A la fin de l'année 1209, douze compagnons étaient groupés autour de François d'Assise. Tout d'abord il n'y eut, dans la petite communauté, ni exercices communs, ni office ecclésiastique, ni rien de ce qui, à proprement parler, constitue un ordre religieux[98]. Chacun suivait en liberté les inspirations de sa piété. De bonne heure cependant, François rédigea, pour l'usage de l'humble société, une règle, très simple et très courte, qu'il fit approuver, vers 1209 ou 1210, par le pape Innocent III[99]. Cette règle subit d'ailleurs de fréquentes retouches, dans les chapitres que le saint fondateur réunit chaque année, et fit place, en 1221, à une législation plus complète et plus précise. Les caractères distinctifs de cette règle furent l'esprit de pauvreté et l'esprit d'humilité. La pauvreté devait être absolue parmi les disciples de François, tant pour la communauté que pour les individus qui la composeraient, et ceux-ci ne pouvaient recevoir de l'argent ni par eux-mêmes ni par personnes interposées[100]. On rapporte qu'Innocent III, quand François eut exposé ses idées sur ce point, lui aurait dit : Le genre de vie que tu proposes me semble bien difficile. De fait, c'est à propos de la pratique de la pauvreté que naîtront les controverses qui amèneront des divisions, et occasionneront des réformes dans l'ordre. L'esprit d'humilité faisait aussi l'objet des recommandations les plus pressantes du saint. Un jour, écrit Thomas de Celano, tandis qu'on lisait la règle, en entendant ces paroles qui y étaient écrites : Et sint minores et subditi omnibus, je veux, dit François, que cette fraternité soit désormais appelée l'ordre des Frères Mineurs[101]. En 1212, une jeune fille noble de la ville d'Assise, Claire, bientôt suivie de quelques compagnes, vint se mettre sous la direction de François, et l'ordre des Pauvres Clarisses fut fondé. Plus tard, en 1219, un troisième ordre, ou tiers ordre, sera institué pour ceux qui ne pourront quitter le monde. Il est difficile de dépeindre l'enthousiasme joyeux, naïf, débordant, que le fils de Pierre de Bernadone sut faire passer dans l'âme de ses disciples, et que ceux-ci répandirent parmi le peuple, partout où ils passèrent, en prêchant la pénitence et l'amour de Dieu. Les hommes et les femmes, dit Thomas de Celano, accouraient pour l'entendre. Les religieux eux-mêmes descendirent des monastères de la montagne. Les hommes les plus versés dans la culture des lettres humaines étaient dans l'admiration. On eût dit qu'une lumière nouvelle rayonnait du ciel sur la terre[102]. Cet ascendant s'accrut encore lorsqu'on apprit l'accueil que le pape Innocent III avait fait, à Rome, à la petite troupe des Frères Mineurs, venus pour lui demander sa bénédiction. En vérité, s'était écrié le pontife en regardant le Pauvre d'Assise[103], c'est bien cet homme qui est appelé à soutenir et à réparer l'Eglise de Dieu. Et, pour expliquer ces paroles, le pape avait raconté que, quelque temps auparavant, après une journée où les malheurs de l'Eglise l'avaient jeté dans l'anxiété, il avait vu, pendant son sommeil, un mendiant soutenir la basilique de Latran, qui chancelait sur sa base et menaçait de tomber[104]. De l'influence exercée, dès ces premières années, par François d'Assise, il nous reste deux monuments authentiques. L'un est une charte communale, signée, au mois de novembre 1210, par l'unanimité des citoyens d'Assise. Un souffle de paix et de charité surnaturelle inspire cette charte, où, entre les majeurs et les mineurs de la ville, sont contractés des engagements réciproques de fraternité chrétienne et de coopération, où la liberté est offerte à tous les serfs à des conditions très douces, où des garanties sont prises contre l'arbitraire des magistrats. Quoique le nom de François ne figure pas dans le document, tous les historiens en ont attribué l'inspiration à l'apôtre d'Assise[105]. D'ailleurs, un second monument, contemporain du premier, ne laisse aucun doute sur l'influence de François sur sa ville natale à cette époque. Sur une pierre de l'abside de l'église Sainte-Marie-Majeure, on lit ces simples mots, datés de 1216 : Au temps de l'évêque Guido et du frère François... Le Pauvre d'Assise est mis sur le même rang que l'évêque et que les personnages officiels de la commune[106]. Mais collaborer à l'œuvre d'évangélisation et de pacification populaire qu'avait entreprise la papauté de cette époque ; combattre l'hérésie manichéenne, en lui ôtant tous ses prétextes ; purifier l'idéal de la vie cléricale et monastique par la pratique de la pauvreté, de l'humilité et de la charité, tout cela ne suffisait pas au zèle du nouvel apôtre. Il voulut prendre part aux œuvres de conquête de l'Eglise en Orient, travailler à la conversion des Sarrasins et y mourir, s'il plaisait à Dieu, là où le Christ est mort pour nous. Dieu devait l'exaucer d'une certaine manière, car, s'il ne lui fut pas donné d'évangéliser la Terre Sainte[107], ses fils devaient y prendre une place d'honneur ; et s'il n'eut pas la joie de subir la mort pour son Dieu, il fut, pendant les deux dernières années de sa vie terrestre, qui furent pour lui un vrai martyre, marqué dans sa chair des douloureux stigmates du Christ. Dans les admirables tercets où l'auteur de la Divine Comédie a résumé la vie de saint François d'Assise, il n'a pas séparé le fondateur des Frères mineurs de celui des Frères prêcheurs. Le premier, consumé d'une ardeur séraphique, Le second, rayonnant de splendeur chérubique Par sa haute sagesse et son profond savoir[108]. En ces trois vers, le poète a parfaitement défini le caractère propre, non seulement des deux saints fondateurs, mais de leurs familles religieuses. Nous avons vu le rôle de Dominique de Gusman dans la lutte contre l'hérésie albigeoise. Lui aussi comprit que son œuvre ne pouvait être poursuivie d'une manière durable que par la constitution d'une société. Seulement le point de vue auquel il se plaça pour l'organiser et la développer, fut celui de la prédication et de l'enseignement. Un des articles fondamentaux de sa règle recommande l'étude appliquée et incessante. Que les frères se montrent appliqués à l'étude. De jour et de nuit, dans leur demeure comme en voyage, qu'ils soient sans cesse occupés à lire ou à méditer[109]. Dès le 17 novembre 1206, Innocent III avait établi, en faveur de Dominique, et pour la première fois au Moyen Age, le régime des prédicateurs apostoliques, et constitué ainsi, sous sa forme primitive, l'ordre des Prêcheurs[110]. Le 22 décembre 1216, Honorius III donna à la nouvelle fondation sa confirmation solennelle, en ajoutant à la vie canoniale de l'ordre la mission apostolique et doctrinale[111]. Les prêcheurs devenaient ainsi le premier ordre, au Moyen Age, qui eût posé l'étude à la base de sa constitution La fondation conventuelle dominicaine fut éventuellement une école. Il fut défendu d'établir un couvent, sans un docteur qui enseignât aux religieux et aux clercs séculiers, qui y eurent libre accès[112]. François d'Assise avait opposé son œuvre au faux mysticisme : Dominique de Gusman opposa la sienne à la fausse science. Ce second danger était tout aussi redoutable que le premier. Depuis Abailard et Gilbert de la Porrée, une fièvre intellectuelle agitait les esprits. Les écoles monastiques et épiscopales étaient nombreuses, mais elles manquaient de stabilité et d'organisation. On les voyait naître ou disparaître, suivant qu'elles étaient en possession d'un maître ou qu'elles en manquaient. Le fait d'une succession ininterrompue, comme à Chartres, est très probablement exceptionnel[113]. Dans ces conditions, un libre jeu était plus facilement donné aux opinions singulières, aventureuses. Parmi celles-ci, il faut mentionner la doctrine du célèbre Joachim de Flore, abbé du monastère de ce nom en Calabre, qui décomposait l'histoire du monde en trois âges, soumis à l'action distincte de chacune des trois Personnes divines : l'âge du Père, commençant à la création ; l'âge du Fils, s'établissant définitivement par la Rédemption ; et l'âge du Saint-Esprit, devant s'ouvrir au mire siècle. En même temps qu'il séparait l'action des Personnes divines dans l'histoire, Joachim, disciple en cela de Gilbert de la Porrée[114], les séparait dans le dogme. La sainteté personnelle de l'abbé de Flore est hors de doute. Il jouissait d'un grand crédit auprès des grands, des papes et des princes ; le peuple le vénérait comme un prophète ; et ses écrits dénotent une vive intelligence, une vie intérieure très profonde. Mais une imagination trop exaltée et une passion mal réglée pour l'étude, furent les deux écueils de sa pensée. Dès l'année 1183, il avait obtenu du pape Lucius III la dispense de plusieurs observances de sa règle pour se livrer plus complètement à l'étude ; Clément III lui avait permis, pour le même but, de renoncer à sa dignité abbatiale. Dès son vivant, mais surtout après sa mort, ses rêveries sur la prochaine révélation du Saint-Esprit égarèrent beaucoup d'imaginations. Elles devaient être exploitées par les Spirituels et les Fraticelles du XIIIe et du XIVe siècle. En partant d'un principe différent, un docteur chartrain, professeur à Paris, Amaury de Bènes, avait abouti à des résultats à peu près identiques. Il enseignait un panthéisme mêlé de rationalisme philosophique. Dieu, disait-il, est immanent dans ses créatures ; l'humanité est déifiée. À chacun de nous s'appliquent à la lettre les textes de nos livres saints sur la divinité. À partir de 1200, les idées d'Amaury firent du chemin. Des sectes mirent en pratique ses théories sur la déification, et l'on enseigna aux foules qu'à partir de l'an 1210 tout homme serait le Saint-Esprit[115]. Le trithéisme de Joachim de Flore et le panthéisme d'Amaury de Bènes devaient être condamnés par le concile de 1215, en même temps que le dithéisme des Albigeois. Le mysticisme et la culture intellectuelle n'étaient pas les seuls mouvements en voie de dévier au commencement du XIIIe siècle. La grande inspiration des croisades, si pure à ses débuts, avait souvent abouti à des scènes de désordre et de scandale. Deux hommes, Jean de Matha et Félix de Valois, l'un né dans un petit bourg de Provence, appelé Faucon, d'une famille noble, l'autre originaire de la partie de l'Ile-de-France qui porte son nom, résolurent, par une inspiration divine, de fonder un ordre religieux, qui se dirigerait aussi vers les pays infidèles, mais pour y donner le spectacle d'une vie simple, austère et dévouée. Le but plus spécial de l'ordre était de pratiquer les œuvres de miséricorde, en particulier de racheter les captifs pour les ramener dans leur patrie. Le nouvel institut, placé sous le vocable de la sainte Trinité, fut solennellement approuvé par le pape Innocent III[116]. Une blanche tunique de laine, ornée d'une croix rouge et bleue, fut le costume adopté par les nouveaux religieux, qui, au milieu du XIIIe siècle, comptèrent plus de six cents maisons, divisées en treize provinces. Le nombre des captifs qu'ils rachetèrent est incalculable. Mais leur zèle ne se borna pas à cette mission. Ils se livrèrent à la prédication dans les pays chrétiens, combattirent les hérétiques et pratiquèrent toutes sortes de bonnes œuvres[117]. XI Sans se dissimuler l'efficacité de tous ces efforts particuliers, Innocent III comptait surtout, pour réaliser le plan de son pontificat, sur un grand effort collectif, par la réunion d'un concile œcuménique. Le 19 avril 1213, dans une lettre adressée à l'épiscopat de l'Occident et de l'Orient, il disait : Deux choses me tiennent surtout à cœur : la réforme de l'Eglise universelle et la délivrance de la Terre Sainte. Le soin de ces deux affaires ne peut être différé plus longtemps. À l'exemple des anciens Pères, je me suis décidé à convoquer un concile général, qui réformera les mœurs, anéantira les hérésies, établira la paix, protégera la liberté, rendra de sages ordonnances pour le haut et bas clergé, gagnera enfin à la cause de la Terre Sainte les princes et les peuples chrétiens[118]. L'assemblée ne devait se réunir que deux ans plus tard ; elle était convoquée pour le 1er septembre 1215. Le pape employa cet intervalle à en préparer les travaux. Le concile ne s'ouvrit que le 11 novembre 1215. L'affluence fut énorme. Plus de quatre cents diocèses d'Occident et d'Orient furent représentés[119]. On y vit, en outre, plus de huit cents abbés, les procureurs de beaucoup d'autres, les ambassadeurs des empereurs d'Allemagne, de Constantinople, des rois de France, d'Angleterre, d'Espagne et de tous les Etats chrétiens. Nous possédons de ce concile, qui fut le douzième œcuménique et le quatrième de Latran, soixante-dix canons, qui ont été pour la plupart insérés dans le Corpus juris. Aucun dogme nouveau n'y fut promulgué, mais les décrets disciplinaires qui y furent portés forment la base de la discipline moderne. Le premier soin fut de faire condamner solennellement les trois erreurs capitales des Albigeois, de Joachim de Flore et d'Amaury de Bènes. Il fut déclaré que le ciel et la terre sont régis, non point par deux principes, l'un du bien, l'autre du mal, comme le disaient les hérétiques du pays d'Albi, ni par trois Etres divins se partageant les âges du monde, comme l'enseignait l'abbé de Flore, ni par un Dieu confondu dans le monde, comme le voulait le docteur chartrain, mais par une Trinité supérieure, incompréhensible, à la fois Père, Fils et Saint-Esprit[120]. Les Pères de l'assemblée renouvelèrent ensuite d'une manière très explicite les décrets du concile de Vérone relatifs à la recherche et à la punition des hérétiques[121]. La seconde préoccupation du concile fut de définir et d'établir fortement les divers degrés de l'autorité hiérarchique. Le 5e canon proclama le droit universel d'appel au pape, et établit, entre les quatre sièges patriarcaux, l'ordre suivant : après Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Les titulaires de ces quatre derniers sièges pourront donner le pallium à leurs suffragants, mais ils devront le recevoir eux-mêmes du pape. Les canons 6 et 7 définissent les droits et les devoirs des métropolitains, des conciles provinciaux, des évêques et des chapitres. L'organisation et le fonctionnement de la justice ecclésiastique attirèrent tout spécialement l'attention du concile réformateur. Les questions d'ordre judiciaire et de procédure étaient familières à Innocent III, qui était un juriste consommé. Le 8e canon, sur les jugements des tribunaux ecclésiastiques, était destiné à devenir la base de la procédure criminelle, même devant les tribunaux séculiers. On défendit l'accusé contre l'arbitraire du juge. Il fut décidé que la procédure serait écrite, que l'accusé ne serait jamais cité devant un juge trop éloigné. Bref la procédure accusatoire, déjà battue en brèche par plusieurs des décrétales, disparut définitivement, pour faire place à la procédure par enquête, per inquisitionem. En même temps que plus de justice, le pape voulut faire entrer dans le inonde clérical plus de lumières. Les écoles de théologie, au lien de s'ouvrir à l'arbitraire ou au hasard des circonstances, furent hiérarchisées à leur tour et sérieusement contrôlées. Le 11e canon décida qu'à l'avenir, non seulement dans chaque cathédrale, mais aussi dans toute église suffisamment riche, on désignerait un magister pour instruire les clercs de cette église et des églises voisines. Le 27e canon déclare que les évêques qui ordonneront des ignorants doivent s'attendre aux pires châtiments. Passant aux fidèles, le concile porte diverses décisions relatives aux empêchements de mariage et aux bans (canons 5 à 52), prescrit la confession annuelle au propre prêtre et la communion paschale (canon 21[122]), renouvelle l'interdiction du duel (canon 18), veille à ce que le peuple soit instruit de ses devoirs par une prédication régulière et fréquente (canons 11 et 27). Les quatre derniers canons ont trait aux Juifs et aux Sarrasins. Il y est prescrit : 1° que lorsqu'un Juif aura molesté un chrétien en exigeant des intérêts excessifs, tous les autres chrétiens devront s'abstenir de tout commerce avec lui ; 2° que, pour éviter les mariages ou relations entre les chrétiens d'une part, les Juifs et les Sarrasins de l'autre, ceux-ci devront porter des signes distinctifs sur leurs vêtements ; 3° que les Juifs ne pourront exercer aucun emploi public, et 4° que les Juifs qui se feront baptiser devront abandonner tous leurs anciens rites. Le décret concernant une nouvelle croisade est le dernier document du concile. Il fixe le départ de l'expédition à l'année 1217 et prescrit, à cet effet, une paix universelle dans toute la chrétienté. Innocent III ne devait pas voir l'exécution de son grand dessein. Au mois de juillet de l'année 1216, comme il se rendait dans la Haute Italie, pour y apaiser un différend entre Pise et Gênes, et y préparer la croisade, il fut pris de la fièvre, et mourut à Pérouse, le 6 juillet, presque subitement, dans la cinquante-sixième année de son âge et la dix-neuvième de son pontificat. On ne peut juger équitablement l'œuvre de ce grand pape qu'en la prenant dans tout son ensemble et en la considérant dans son milieu. On a été choqué de voir Innocent III s'assujettir, en qualité de vassaux, des princes et des rois, leur parler parfois comme un chef d'armée parlerait à ses capitaines. Mais il ne faut pas oublier que ces princes et ces rois, s'ils n'avaient pas gravité dans l'orbite de la papauté, auraient été entrainés, au grand détriment de la chrétienté, dans celui de l'empire d'Allemagne ou de l'empire de Constantinople ; que la vassalité était alors le moyen normal de s'assurer une autorité permanente sur les peuples[123], et que l'hégémonie du Saint-Siège paraissait, à ce moment précis de l'histoire, nécessaire au triomphe de la morale évangélique et de la vraie civilisation. Ajoutons que, bien souvent, le lien de vassalité à l'égard du Saint-Siège fut désiré par les princes eux-mêmes ; qu'ils y virent moins le signe d'un joug que la garantie d'une protection. On en vit même chercher à abriter sous ce vasselage leurs usurpations ou leurs injustes conquêtes : tant était grande alors l'autorité morale de la papauté, s'étendant au loin sur tout ce qu'elle prenait sous sa tutelle[124]. Innocent III, d'ailleurs, sut toujours tempérer, nous avons eu l'occasion de le constater plus d'une fois, l'énergie de son gouvernement par un rare esprit de bonté miséricordieuse, et la justice du suzerain s'effaça, en lui, presque toujours, devant la charité du pasteur et du père. |
[1] POTTHAST, Regesta..., t. III, p. 1 ; LUCHAIRE, Innocent III, Rome et l'Italie, p. 13. Pourtant, certains témoignages, cités par Potthast (ibid.), font élire Innocent III le lendemain de la mort de Célestin III ; d'autres disent simplement : le jour de l'inhumation.
[2] ESDRAS, II, cap. IV, 17.
[3] INNOCENT III, Epist., t. VIII, n.
228, P. L., t. CCXV.
[4] POTTHAST, Regesta pontificum romanorum,
t. I, n. 2149.
[5] HERMANT, Hist. des ordres de chevalerie, p. 177 et s. Voir surtout HURTER, Tableau des institutions, t. II, p. 495-502.
[6] Voir le détail de ces bienfaits et de ces réformes dans LUCHAIRE, Innocent III, Rome et l'Italie, p. 98-102.
[7] J. MAYR, Markwald von Anweiler, un
vol. in-8°, Innsbrück, 1876, cf. P. L., CCXV, 541.
[8] INNOCENT III, Epist., l. I, n. 356, P.
L., CCXIV, 331.
[9] POTTHAST, t. I, n. 235 ; P. L.,
CCXIV, 202, 921, 322, 430.
[10] P. L., CCXIV, 80.
[11] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Croisades, V, 1192.
[12] Sur l'enthousiasme suscité en Italie par l'arrivée de Gautier de Brienne, et sur la résolution prise par François d'Assise de s'enrôler sous les ordres du chevalier français, voir JŒRGENSEN, S. François d'Assise, p. 30-32.
[13] Sur ces événements de Sicile, voir P. L., t. CCXIV, col. 43, 46, 62, 67 et s., 781-786.
[14] INNOCENT III, Epist., l. I, n. 555, P.
L., t. CCXIV, col. 507.
[15] M. G., Leges, t. II, p. 201 ; Gesta Innocentii, n. 22, P. L., CCXIV, 36 ;
M. G., Leges, t. II, p. 20, n. 16 ; p. 203 et s.
[16] M. G., Leges, sect. IV, t. II, p. 4, n. 4.
[17] POTTHAST, p. 66.
[18] Registr. rom. imper., P. L., t. CCXVI, col. 997 et s. Cf. Ibid., col.
1012 et s.
[19] P. L., t. CCXVI, col. 1025-1033.
[20] POTTHAST, I, n. 981-982 ; THEINER, Vel.
monum. Slav. merid., I, 48, n. 24.
[21] POTTHAST, I, 3187.
[22] J. GUIRAUD, au mot Inquisition, dans le Dict. apol de la foi cath., t. I, col. 837-845. Le protestant Lea, dans son Hist. de l'Inquisition (t. I, p. 120), voit dans les doctrines manichéennes du XIIe siècle un retour à la barbarie.
[23] François allait si loin dans son admiration de la gaie science provençale, qu'il s'était fait faire un habit de jongleur, mi-parti, pour s'en vêtir dans le cercle de ses camarades. (JŒRGENSEN, S. François d'Assise, p. 19. Cf. Tres socii, I, 2.)
[24] Le juron par le Double Dieu est encore répété en Provence par des paysans qui n'en comprennent plus le sens. Cf. Frédéric MISTRAL, Dict. provençal-français, au mot Double, t. I, p. 813.
[25] Sur la tolérance des populations et des autorités locales dans le Midi, voir A. LUCHAIRE, Innocent III, la croisade des Albigeois, p. 1-8.
[26] A. LUCHAIRE, op. cit., p. 10.
[27] Dom VAISSÈTE, Histoire de Languedoc, édition Molinier, t. VI, p. 154 et s.
[28] Histoire de France de LAVISSE, t. III, Ire partie, p. 261.
[29] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. II, p. 222.
[30] Parum profecerunt, dit le chroniqueur Robert de Torigni. Voir Histoire du Languedoc, t. VI, p. 79 et S.
[31] POTTHAST, n. 95.
[32] A. LUCHAIRE, Innocent III, la croisade contre les Albigeois, p. 89.
[33] Relation de Sœur Cécile, ap. Lacordaire, Vie de S. Dominique, p. 219.
[34] INNOCENT III, Epist., l. XI, n. 232. Cf.
LUCHAIRE, op. cit., p. 79-86.
[35] POTTHAST, n.
3114.
[36] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1279.
[37] Le pape avait écrit quatre fois à ce sujet à Philippe Auguste : le 31 mai 1204, le 16 janvier et le 7 février 1205, et le 17 novembre 1207. Innocent III n'entendait pas demander par là l'extermination des Méridionaux. Il pensait que l'apparition de l'ost royale sur les borda de la Garonne suffirait à faire rentrer les seigneurs dans le devoir et les hérétiques dans l'Eglise. (LUCHAIRE, Innocent III, la croisade des Albigeois, p. 116 ; VILLEMAGNE, Bullaire du B. Pierre de Castelnau, un vol. in-8°, Montpellier, 1917, p. 172-175, 176, 177-181, 183-186).
[38] INNOCENT III, Epist., l. XI, n. 26-33. — Sur les fondements juridiques de la croisade contre les Albigeois, voir H. PISSARO, La Guerre sainte en pays chrétien. Essai sur l'origine et le développement des théories canoniques. Un vol. in-12, Paris, 1912.
[39] Chanson de la croisade, édition Paul MEYER, 2 vol. in-8°, Paris, 1875-1879, p. 9, t. II, p. 10-11.
E nom mete en plah cornent fors armatz,
Ni com foren garnitz, ni co encavalgatz,
Ni lor cavais vestitz de fer, ni entresenhatz,
Qu'anc Dieus no fetz gramazi ni clergue tant letrat
Que vos pognes retraire le ters ni la mitat.
[40] MANSI, XXII, 771, 774-784.
[41] Cité par LUCHAIRE, p. 141.
[42] Le sac de Béziers fut un très regrettable fait de guerre, dont la responsabilité remonte en partie aux seigneurs placés à la tête de l'armée du nord, qui voulurent frapper l'imagination des populations méridionales par un exemple terrible, et en partie aux masses de ribauds, que ces seigneurs avaient enrôlées trop facilement dans leurs troupes. Pour en rendre responsable l'Église, ses ennemis ont trop facilement accepté l'authenticité d'un mot barbare attribué au légat Arnaud de Cîteaux. On lui demandait, écrivent MM. AULARD et DEBIDOUR (Hist. de France, cours moyen, p. 33), comment on pourrait distinguer des hérétiques ceux qui ne l'étaient pas. — Tuez-les tous, dit-il, Dieu reconnaitra les siens. M. TAMISEY DE LARROQUE, dans les Annales de philosophie chrétienne de 1861, t. VI, p, 115-128, a démontré la non-authenticité de ce mot, qui n'est rapporté par aucun des témoins oculaires et contemporains dignes de foi, et qui n'est cité que par le moine allemand Césaire de Heisterbach, écrivain sans valeur historique, dont l'œuvre a été écrite d'après les racontars les plus fantaisistes. L'argumentation de Tamisey de Larroque a été admise par tous les historiens que n'aveugle pas le parti pris, notamment par M. MOLINIER, dans son édition de l'Histoire du Languedoc par dom VAISSÈTE.
[43]
PIERRE DES VAUX DE CERNAI, Hist. Albig., cap. XVIII, P. L., t. CCXIII, col.
570.
[44] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, V, 1283. Au concile de Latran, l'un des chefs des Albigeois, le comte de Foix, se vantait d'avoir mis à mort six mille croisés surpris dans une embuscade, et un autre chevalier du Midi, Arnaud de Villemur, déclarait regretter de n'avoir point assez fait couper de nez et d'oreilles à ses prisonniers. (Dom VAISSÈTE, Hist. du Languedoc, édit. MOLINIER, t. VI, p. 420.)
[45] LUCHAIRE, p. 185-187.
[46] MANSI, XXII, 813.
[47] LUCHAIRE, p. 190.
[48] Hist. de France de LAVISSE, t. III, Ire partie, p. 272.
[49] INNOCENT III, Epist., l. XV , n.
212-215.
[50] P. L., t. CCXVI, col. 744 ; POTTHAST, n. 4648.
[51] J. GUIRAUD, Hist.
partiale, hist. vraie, t. I, p. 283-284.
[52] LUCHAIRE, op.
cit., p. 258-259.
[53] J. GUIRAUD, Hist. partiale, hist. vraie, t. I, p. 284-285. Sur les sources de l'histoire de la croisade contre les Albigeois, voir le P. DE SMEDT, les Sources de l'hist. de la crois. contre les Albigeois, dans la Revue des quest. hist., 1874, t. XVI, p. 433-481.
[54] INNOCENT III, Epist.,
P. L., t. CCXIV, col. 9.
[55] BRÉHIER, l'Eglise et l'Orient au Moyen Age, p. 153.
[56] A. CHARASSON, Un curé plébéien au XIIe siècle, un vol, in-12, Paris, 1905, p. 9 et s., 37 et s., 164.
[57] Op. cit., p. 97 et s.
[58] VILLEHARDOUIN, Conquête de Constantinople, § XII, XIII.
[59] Ce souci perce dans une lettre d'Innocent III, P. L., t. CCXIX, col. 131. Voir BRÉHIER, op. cit., p. 152.
[60] Innocent III avait ratifié le traité conclu avec, le Sénat de Venise, à condition qu'un légat suivrait la croisade (P. L., CCXIV, 131).
[61] BRÉHIER, op. cit., p. 153-154.
[62] HANOTAUX, Revue historique, 1877, IV, p. 74-102.
[63] VILLEHARDOUIN, la Conquête de Constantinople, édit. NATALIS DE WAILLY, Paris, 1872, p. 58-60.
[64] VILLEHARDOUIN, op. cit., p. 54-58 ; D'ACHERY, Spicilegium, III, 21.
[65] INNOCENT III, Epist., VI, 101, P.
L., t. CCXV, col. 106.
[66] C'est à cette époque, vers 1212 et 1213, que des récits, dont le caractère historique est contesté, placent la croisade des enfants. Un jeune berger de Vendôme, nommé Etienne, aurait entraîné à sa suite trente mille enfants. Embarqués à Marseille sur cinq navires, les uns auraient péri par naufrage, les autres auraient été vendus comme esclaves en Egypte. Une autre expédition de vingt mille enfants aurait eu lieu en Allemagne, sous la direction d'un enfant de Cologne. La plupart seraient morts de faim et de fatigue. Voir les détails sur la croisade française des enfants dans ALBÉRIC DES TROIS-FONTAINES, Chronicon, ad ann. 1212, dans Historiens de la France, t. XVIII, p. 778. M. Auguste Monnier qualifie Albéric d'esprit plus curieux que critique. A. MOLINIER, les Sources de l'hist. de France, t. III, p. 91.
[67] Voir cette controverse amplement exposée dans M*** (GOSSELIN), Pouvoir de pape au Moyen Age, un vol. in-8°, nouvelle édition, Paris, 1845.
[68] F. BRUGÈRE, Tableau de l'hist. et de la litt. de l'Eglise, p. 283.
[69] BALUZE, Innocentii III Epistolæ, t.
I, p. 676.
[70] BALUZE, Innocentii III Epistolæ, t.
I, p. 548.
[71] DU CANGE, Glossarium, au mot Feudus.
[72] GOSSELIN, op. cit., p. 484-485.
[73] L. SALEMBIER, Bouvines, Lille, 1907. M. Lavisse a pu écrire (Journal des Débats de décembre 1888) qu'à Bouvines César et saint Pierre s'étaient rencontrés ; et un écrivain militaire, faisant allusion au rôle de Garin de Senlis pendant le combat, n'a pas craint d'affirmer que la bataille avait été littéralement gagnée par un évêque. (Henri DELPECH, la Tactique au XIIIe siècle, Paris, 1886, t. I, p. 11.)
[74] LUCHAIRE, Innocent III, la Papauté et l'Empire, p. 304.
[75] On sait que Guibert de Nogent, racontant l'histoire de la première croisade, avait intitulé son récit : Gesta Dei per Francos, les Gestes de Dieu par les Francs.
[76] J. H. MARIÉJOL, dans l'Hist. générale de LAVISSE et RAMBAUD, t. II, p. 691.
[77] LUCHAIRE, Innocent III, les Royautés vassales, p. 183.
[78] LUCHAIRE, Innocent III, les Royautés vassales, p. 238-239.
[79] Voir la lettre d'Innocent III à son légat Nicolas de Tusculum, ordonnant la destruction de ces papiers, dans Innocenta III Regesta, l. XVI, n. 532, P. L., t. CCXVI, col. 926.
[80] Decretal., lib. I, De judiciis, cap. XIII.
[81] Cité par GOSSELIN, Pouvoir du pape au Moyen Age, Paris, 1845, p. 566. Quand il serait vrai, dit M. Gosselin, qu'Innocent III se fût laissé entraîner au delà des bornes, par le désir de procurer la paix entre les deux souverains, qu'en pourrait-on conclure contre sa doctrine ? Tout au plus pourrait-on le taxer d'imprudence et de précipitation dans sa conduite. (Op. cit., p 563-564.)
[82] BALUZE, Miscellanea, I, 422 ; POTTHAST, n. 199.
[83] MANSI, XXII, 708, Supplem., II, 777.
[84] MANSI, XXII, 722 ; H. FROIDEVAUX, De regiis conciliis Philippo II regnante habitis, 1891, p. 98, n. 62.
[85] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1305-1308.
[86] HURTER, Hist. d'Innocent III, trad. Saint-Chéron, 3 vol. in-8°, 2e édit., Paris, 1855, t. II, p. 184-185.
[87] HURTER, Hist. d'Innocent III, t. II, p. 184-185.
[88] Mgr FRAKNOI, Relations ecclésiastiques et politiques de la Hongrie avec la cour de Rome, 1901 et s.
[89] Sur le détail de ces négociations, voir S. VAILHÉ, au mot Bulgarie, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. II, col. 1189-1191.
[90] Domine Jesu Christe, qui, frigescente mundo, in carne beatissimi Francisci passionis tuæ sacra stigmata renovasti (oraison de la fête des Stigmates de S. François, 17 septembre).
[91] DANTE, Paradiso, canto XI, 43 et s.
[92] BOSSUET, Œuvres oratoires, édit. LEBARQ-LEVESQUE, t. I, p. 202.
[93] LE MONNIER, Hist. de S. François d'Assise, 3e édit., t. I, p. 6.
[94] J. JŒRGENSEN, Saint François d'Assise, un vol. in-8°, Paris, 1909, p. 16-20.
[95] CELANO, Vita Prima, I, ch. XI, édition du P. EDOUARD D'ALENÇON, Rome, 1906.
[96] Le Cantique du soleil ou l'Hymne des créatures a bien été conçu par saint François dans sa langue native. C'est ce que démontre la critique des témoignages les plus anciens et les plus sûrs. Voir, sur ce point, J. JŒRGENSEN, Saint François d'Assise, introduction, p. XX.
[97] OZANAM, les Poètes franciscains en Italie, un vol. in-8°, 3e édition, Paris, 1859, p 70.
[98] LE MONNIER, Hist. de S. François d'Assise, t. I, I, 137.
[99] P. EDOUARD D'ALENÇON, au mot Frères mineurs, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. VI, col. 809.
[100] P. EDOUARD D'ALENÇON, op. cit., col. 812. Cf. Expositio Regulæ Fratrum Minorum, un vol. in-8°, Quaracchi, 1912 ; HOLZAPFEL, Monnale historiæ Fratrum Minorum, un vol. in-8°, Innsbruck, 1909.
[101] La vie de saint François par Thomas de Celano est la plus ancienne et la plus autorisée des sources pour l'histoire des origines des Frères Mineurs. Une première biographie, la Legenda prima, fut écrite aussitôt après la canonisation du saint. Une seconde composition du même auteur, la Legenda secunda, parut quelques années plus tard, vers 1246. Pour écrire cette dernière. Thomas de Celano avait entre les mains des documents réunis par l'ordre du général et écrits par les compagnons du saint. Parmi les autres sources historiques, on doit mentionner la légende des Tres Socii, le Speculum perfectionis et la Legenda minor de S. Bonaventure.
[102] THOMAS DE CELANO, édit. EDOUARD D'ALENÇON, p. 31. — Le R. P. UBALD D'ALENÇON a réédité les Opuscules de S. François d'Assise, nouvelle traduction française, 2 vol. in-12, Paris, 1905.
[103] Le Pauvre, Il Poverello, c'est le nom que se donnait souvent saint François.
[104] LE MONNIER, Hist. de S. François d'Assise, t. I, 155. — Ce fut, sans doute, à cette occasion, que l'ordre du diaconat fut conféré à saint François d'Assise, en même temps que la tonsure à ses compagnons (op. cit., p. 156).
[105] CRISTOFANI, Delle Storie d'Assisi, l. II, p. 130.
[106] CRISTOFANI, Delle Storie d'Assisi, l. II, p. 130, M. Cristofani avait lu la date 1210. M. Faloci a montré qu'il faut lire 1216. Cf. R. P. HILAIRE DE BARENTON, l'Action sociale de S. François d'Assise, une brochure s. d. (Extrait de l'Action franciscaine.)
[107] Saint François visita-t-il Bethléem, Nazareth, Jérusalem ? Voir, sur ce point, JŒRGENSEN, S. François d'Assise, p. 307-308.
[108] DANTE, Paradiso, canto XI, v. 37-39.
[109] Intenti sint in studio, ut de die, de nocte, in domo, in itinere legant aliquid vel meditentur (Ires constit., dist. I, ch. XIII).
[110] POTTHAST, n. 2912 ; VILLEMAGNE, op. cit., p. 68-72.
[111] POTTHAST, n. 5402, 5403. Cf. B. M. REICHERT, Monumenta ordinis Fratrum Prædicatorum, 3 vol. in-8°, Rome et Stuttgard, 1898-1900.
[112] P. MANDONNET, au mot Frères prêcheurs, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. VI, col. 865. Cf. C. DOUAIS, Essai sur l'organisation des études dans l'ordre des Frères prêcheurs au XIIIe et au XIVe siècle, un vol. in-8°, Paris. 1885.
[113] L. MAÎTRE, les Ecoles épiscopales et monastiques de l'Occident depuis Charlemagne jusqu'à Philippe Auguste, Paris, 1866.
[114] Les rapports de la doctrine de Joachim de Flore avec celle de Gilbert de la Porrée, ont été démontrés par P. FOURNIER, dans son étude sur Joachim de Flore, publiée par la Revue d'hist. et de litt. relig., 1889, t. IV, p. 37-66.
[115] M. DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 224.
[116] POTTHAST, n. 483.
[117] Les Trinitaires s'établirent à Paris, dans l'enclos où se trouvait une chapelle de saint Mathurin. De là le nom de Mathurins qui leur fut donné. Cf. Paul DESLANDRES, l'Ordre des Trinitaires pour la rédemption des captifs, 2 vol. in-8°, Paris, 1903.
[118] MANSI, XXII, 903 ; Supplem., II, 861.
[119] Voir la liste de ces diocèses dans le Journal des savants d'octobre 1905, p. 557 et s.
[120] Confitemur et credimus quod una quædam somma Res est, incomprehensibilis quidem et ineffabilis, quæ veraciter est Pater et Filius et Spiritus Sanctus, tres simul Personæ (Canon II).
[121] Canon III.
[122] Voici ce canon célèbre : Tout fidèle de l'un et de l'autre sexe qui a atteint l'âge de raison, devra confesser ses fautes à son propre prêtre au moins une fois chaque année, accomplir dans la mesure de ses moyens la pénitence qui lui aura été imposée, et recevoir dévotement, au moins à Pâques, le sacrement de l'Eucharistie.
[123] La France cependant se montra dévouée au Saint-Siège sans contracter jamais aucun lien de vassalité à son égard.
[124] Voir Mgr DUCHESNE et Paul FABRE, le Liber censuum de l'Eglise romaine, Paris, 1895.